dimanche 24 novembre 2019

Christ règne (Luc 23,32-47)

Luc 23

32 On en conduisait aussi d'autres, deux malfaiteurs, pour les exécuter avec lui.
33 Arrivés au lieu dit «le Crâne», ils l'y crucifièrent ainsi que les deux malfaiteurs, l'un à droite, et l'autre à gauche.
34 Jésus disait: «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font.» Et, pour partager ses vêtements, ils tirèrent au sort.
35 Le peuple restait là à regarder; les chefs, eux, ricanaient; ils disaient: «Il en a sauvé d'autres. Qu'il se sauve lui-même s'il est le Messie de Dieu, l'Élu!»
36 Les soldats aussi se moquèrent de lui: s'approchant pour lui présenter du vinaigre, ils dirent:
37 «Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même.»
38 Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui: «C'est le roi des Juifs.»
39 L'un des malfaiteurs crucifiés l'insultait: «N'es-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même et nous aussi!»
40 Mais l'autre le reprit en disant: «Tu n'as même pas la crainte de Dieu, toi qui subis la même peine!
41 Pour nous, c'est juste: nous recevons selon ce que nous avons fait; mais lui n'a rien fait qui fût seulement un désordre.»
42 Et il disait: «Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne.»
43 Jésus lui répondit: «En vérité, je te le dis aujourd'hui : tu seras avec moi dans le paradis.»
44 C'était déjà presque midi et il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu'à trois heures,
45 le soleil ayant disparu. Alors le voile du sanctuaire fut déchiré par le milieu;
46 Jésus ayant poussé un grand cri dit: «Père, entre tes mains, je remets mon esprit.» Et, sur ces mots, il expira.
47 Voyant ce qui s'était passé, le centurion rendait gloire à Dieu en disant: «Sûrement, cet homme était juste.»
Christ en gloire, Paris
Prédication
            Il faut d’abord que nous nous expliquions sur la présence dans nos lectures du dimanche, à ce moment de l’année, du récit que Luc donne de la mise à mort de Jésus et de deux malfaiteurs.

            C’est aujourd’hui selon la tradition le dernier dimanche de l’année liturgique. En ce dimanche, nous fêtons l’accomplissement de toutes choses en Christ : c’est le dimanche du Christ Roi : christus vincit, christus regnat, christus imperat, dit la liturgie latine. Et nous pourrions nous attendre à devoir lire de ces textes de révélation d’un Christ en gloire. Mais avec ce Christ, et avec ce Dieu, rien ne se passe jamais selon les vues humaines. En fait de Christ en gloire, voici un Christ en croix. Et si, pour rattraper cela, nous nous disons qu’à la fin de l’Avent il viendra enfin en gloire, au lieu d’un Christ en gloire, nous aurons un Christ en crèche.
            Notre méditation va se dérouler sous la forme de quatre remarques, à partir du point de départ que nous avons retenu ces derniers temps : le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Luc 19,10). Nous verrons à la fin ce qu’il en est.

            Tentation
            La répétition est patente, le rappel est évident ; il est ici question de tentation. Si tu es le Messie de Dieu… Si tu es le roi des Juifs… Nous nous souvenons que juste avant le commencement de son ministère public, Jésus, en tant que Fils de Dieu, avait été tenté trois fois, tenté d’avoir pouvoir sur les choses, tenté d’avoir pouvoir sur les gens, tenté d’avoir pouvoir sur Dieu lui-même. Le point commun entre ces trois premières tentations était le pouvoir. Le Fils de Dieu, ayant tout pouvoir, aurait pu accomplir toutes choses pour son propre profit, pour sa propre gloire. C’est vrai, Jésus a accompli bien des choses, il a dominé les éléments, il a dominé certaines personnes, et dominé certaines représentations de Dieu... ce qui l’a conduit, de son vivant, à une certaine gloire. Mais n’y avait-il pas comme un malentendu au sujet de cette gloire ?
A voir comment les disciples – Pierre en tête – ont réagi lorsque Jésus leur a annoncé sa passion, à voir comment ils ont réagi lorsque Jésus a été arrêté, nous pouvons nous dire que oui, il y avait un malentendu au sujet de cette gloire.
Or, avec l’épreuve et l’heure suprêmes, vient la tentation suprême. Jésus en tant que Messie, en tant qu’Élu, en tant que roi des Juifs… est tenté d’inverser son propre destin. Cette quatrième tentation apparaît à la croix : celle de se sauver soi-même. Avec la complexité du verbe sauver (les corps, les esprits, les peuples, les rois…), avec la violence de la scène, avec la proximité de la mort, cette tentation est vraiment l’ultime tentation, ultime tentation face à l’ultime insulte (l’assassinat du juste) et face à l’ultime faiblesse (en son Élu crucifié, Dieu lui-même est frappé d’impuissance).
            Le peuple regarde ça, sidéré, les puissants ricanent, les soldats se moquent, l’un des brigands l’insulte… Et lui, il répond et agit en souverain, en roi des Juifs, c'est-à-dire précisément en homme qui, plus et mieux que personne, donne tout pour Dieu, et reçoit tout de Dieu.
 
Responsabilité
Souvenons-nous maintenant de Jésus qui, après avoir nourri 5000 personnes avec 5 pains et deux poissons, interroge ses disciples sur ce qu’on dit de lui ; souvenons-nous de la réponse de foi de Pierre : « Le Christ de Dieu ! » Souvenons-nous aussi de la réaction de Jésus à cette réponse : il les rabroue, il les remballe (Luc 9,18 ss.) Il leur donne même – il nous donne – la raison de sa réaction : la qualité de Fils de l’homme – ou de Christ, ou de Roi des Juifs… – ne se voit pas seulement dans les actes de puissance qu’il accomplit mais aussi et surtout dans sa manière de répondre de ces actes de puissance : en apercevoir les conséquences, en accepter les suites, toutes les suites, et parmi ces suites, la mort.
Ce que nous venons de dire s’étend aussi à ses disciples : le témoin vivant du Christ vivant se reconnaît à ce qu’il confesse la seigneurie du Christ, non seulement dans de belles affirmations, mais aussi dans des actes réfléchis et conséquents, dont il aura à assumer toutes les conséquences, même les plus funestes. Pour le dire en très peu de mots, ce qui caractérise le témoin du Christ vivant, c’est la force de résistance qu’il oppose concrètement à ce qui pourrait être vu comme normal, et la soumission qui est la sienne lorsqu’il s’agit de rendre compte de son action devant ceux qui le condamnent.
A la croix donc, ce qui caractérise le Christ est qu’il répond par sa propre vie de son engagement pour ses semblables. C’est aussi ce qui caractérise celui des deux brigands qui, tout à la fois, reconnaît sa culpabilité, accepte la sentence ; c’est ce même brigand qui proclame l’innocence de Jésus.

Il règne en croix
Écoutons ce brigand dans sa dernière prière : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne.» Voici ce que Jésus répond : « Je te le dis : (deux points) aujourd’hui, (virgule) tu seras avec moi dans le paradis. » Nous pouvons évacuer la ponctuation de la réponse que fait Jésus – la ponctuation est le travail du traducteur… Voici de nouveau la réponse de Jésus, autrement ponctuée : « Je te le dis aujourd’hui ! Tu seras avec moi dans le paradis. » En donnant cette forme à la réponse de Jésus, nous voulons simplement essayer de signifier que, contrairement à ce qu’imagine le brigand, le règne de Jésus, règne du Fils de l’homme, a déjà commencé, est déjà advenu.
Conviction de l’auteur de l’évangile de Luc, Jésus ne règne, le Messie de Dieu, le Fils de l’homme… ne peut régner, que crucifié. Il règne en croix. Les humains l’ont crucifié et ils ont ainsi pleinement accompli ce que nous allons oser appeler le dessein de Dieu : il n’y a de règne de Dieu que le règne d’un Messie crucifié jusqu’à la fin des temps. Et ce n’est pas du tout pour parler paradoxalement du règne des faibles ou des petits, mais pour constituer un principe critique radical de tous les comportements ou actes de puissance par lesquels certains en asservissent d’autres et font de ces autres leurs obligés.
La déchirure
Le voile du sanctuaire fut déchiré par le milieu. Ce voile était la marque physique de la séparation entre le saint et le très-saint, séparation entre la demeure de Dieu et la demeure des humains. Ne pouvait pénétrer en ce lieu, une fois par an seulement, qu’un prêtre qualifié, purifié, et tiré au sort. Mais il semble qu’au temps de Jésus, cette fonction sacrée avait été confisquée par un petit nombre de personnes, maîtres du sanctuaire et donc, symboliquement, maîtres de Dieu. Que le voile du sanctuaire soit déchiré a une signification précise : le règne de Dieu n’est plus en ce lieu, n’est plus au cœur d’un temple, mais en tout lieu où l’humanité réside, en tout lieu où Jésus règne, et en tout lieu où des humains confessent, en parole et en actes, en intention et en responsabilité, que Jésus est le Seigneur...

Et maintenant, pour finir cette méditation – et tout une série de prédications qui a commencé il a plus d’un mois – revoici l’affirmation selon laquelle le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.
Dans cette scène de crucifixion, à la croix, ce que le Fils de l’homme sauve, c’est tout ensemble la divinité de Dieu, confisquée, et l’humanité de l’homme, bafouée.
Et il me semble que ce que fait Jésus à la croix a pour qualité essentielle d’être fait une fois pour toutes et pour toujours. Gloire lui soit rendue pour les siècles des siècles. Amen