dimanche 15 février 2015

Propos sur la liberté (1 Corinthiens 10,23-11,1)

L'actualité n'est pas avare, une fois de plus, d'horreur commises sous le nom de Dieu. Combien de temps encore ? Et combien de noms, connus et inconnus, viendront encore s'inscrire sur cette liste dont Dieu lui-même, un jour, demandera compte à l'humanité ?

Je pense à notre frère Martin et à ses écrits terrifiants, au moment de la guerre des paysans (1525). Autre époque ? Je pense à lui aussi, autres écrits, sur la liberté du chrétien (1520). Appelé récemment à présider les funérailles d'un vieil homme qui était le dernier survivant de son maquis, je me suis dit, une fois de plus, que j'appartiens à une génération qui n'a entendu ni le bruit des bottes ni le bruit des armes. J'ai seulement vu pleurer des hommes qui chantaient le chant des partisans, la poitrine couverte de médailles, en accompagnant un vieil ami à sa dernière demeure. Je n'avais pas envie de rire... ils ne connaissaient pas bien les paroles, leurs lèvres, et le genoux, tremblaient, l'émotion, peut-être, ou le froid devant la porte du cimetière de Tréminis.

Passé ce moment, l'envie de rire me reprend.



1 Corinthiens 11 23 «Tout est permis», mais tout ne convient pas. «Tout est permis», mais tout n'édifie pas.
24 Que nul ne cherche sa propre satisfaction, mais celle d'autrui.

25 Tout ce qu'on vend au marché, mangez-le sans poser de question par motif de conscience;
26 car la terre et tout ce qu'elle contient sont au Seigneur.
27 Si un non-croyant vous invite et que vous acceptiez d'y aller, mangez de tout ce qui vous est offert, sans poser de question par motif de conscience.
28 Mais si quelqu'un vous dit: «C'est de la viande sacrifiée», n'en mangez pas, à cause de celui qui vous a avertis et par motif de conscience;
29 je parle ici, non de votre satisfaction, mais de sa satisfaction ; car pourquoi ma liberté serait-elle jugée par une autre conscience?
30 Si je prends de la nourriture en rendant grâce, pourquoi serais-je blâmé pour ce dont je rends grâce?
31 Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu.

32 Ne vous faites regarder avec dégoût, ni par les Juifs, ni par les Grecs, ni par l'Église de Dieu.
33 C'est ainsi que moi-même je contente chacun,  en toutes choses, en ne cherchant pas ma satisfaction, mais celle du plus grand nombre, afin qu'ils soient sauvés.

1 Corinthiens 11 1 Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ

Prédication :
            Pourquoi, demande Paul, ma liberté serait-elle jugée par une autre conscience ? Cette question est au beau milieu des quelques versets que nous avons lus. Et Paul, qui cherche, en écrivant au Corinthiens, à les aider à construire une communauté, une Eglise digne du nom d’Eglise de Dieu, invite à méditer sur la liberté. Nous répondons à son invitation. Voici donc trois remarques sur la liberté.        
Première remarque
            Paul fut, il le raconte aux Galates, un Juif zélé, le plus zélé, le plus brillant de sa génération. Au nom de ses convictions, il persécuta un temps la jeune Eglise de Dieu. Ces gens qui n’étaient pas conformes à sa propre pensée, ces gens qui ne faisaient pas ce que lui, Paul, considérait comme juste, ces gens qui prenaient des libertés avec la Loi et les traditions juives, il les pourchassa. Sans doute en contraint-il plusieurs à renoncer à leur originalité, à leurs choix… Peut-être même en envoya-t-il quelques-uns à la mort. Paul avait en sa faveur une Loi et des traditions, il avait en sa faveur ses propres croyances pour justifier ce qui était bel et bien une violence. Soyons bien certains que, si l’on avait demandé à Paul si c’était librement qu’il persécutait ces gens-là, il aurait répondu oui. L’exercice de la liberté de Paul s’opérait au détriment d’autrui.
Il existe ainsi, et c’est notre première remarque, un usage violent et dominateur de la liberté.
Nous pouvons méditer sur cet usage de la liberté, non pas en pensant à Paul seulement, mais en pensant à celles et ceux de nos ancêtres dans la foi que les puissances royales et ecclésiastiques ont envoyés en prison, aux galères ou à la potence. Nous pouvons méditer aussi sur ces peuples africains dont nos ancêtres protestants rochelais ont fait commerce négrier… Nous pouvons méditer aussi sur le sort de jeunes filles qu’on arrache à leurs écoles et qu’on marie de force.
Nous pouvons méditer là-dessus, et sur nous-mêmes : l’exercice de notre liberté est parfois au prix d’une violence, d’une injure, faite à autrui, notamment lorsqu’on veut conformer autrui à nos vues.
Si Paul, devenu apôtre, a l’ambition d’aider les Corinthiens à construire chez eux l’Eglise de Dieu, ça n’est pas cet usage de la liberté qu’il met en avant. Contraindre autrui à se conformer à une norme, cela ne construit rien qui puisse être reconnu comme Eglise de Dieu.
Deuxième remarque
On dit parfois que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». C’est un adage qui est fort intéressant et qui, correctement mis en œuvre, permet d’assurer à chacun, à chaque groupe, une cohabitation avec d’autres personnes, ou d’autres groupes, sans que chacun ne renonce à ses spécificités propres, et pourvu que nul ne cherche à imposer ses vues à tous.
Mais, si l’on y regarde de près, ça n’est pas là l’exercice de la liberté – au singulier – mais de deux libertés, lesquelles sont séparées par une frontière étanche. Alors, bien entendu, c’est moins grave déjà qu’une domination violente, mais chacun là-dedans n’est juge que de lui-même et ne répond de rien, ou seulement de fort peu de choses. Et puis, dans l’exercice de la liberté qui est la sienne, aucun ne donne pouvoir de le juger à une conscience différente de la sienne propre. Dans cette situation, on se fait face, on cohabite peut-être, mais on ne se dit rien.
Paul, qui avait l’ambition d’aider les Corinthiens à construire chez eux l’Eglise de Dieu, a fustigé les clans, des clans liés à tel ou tel prédicateur de l’Evangile, il a fustigé aussi la partition de la communauté entre riches et pauvres. C’est que ce second mode d’exercice de la liberté, celui qui énonce que la liberté des uns s’arrête là où commence la liberté des autres, ne crée pas une communauté, mais deux, ne crée pas une Eglise de Dieu, mais deux Eglises juxtaposées de deux dieux différents.
Troisième remarque
Il y a un troisième usage de la liberté : « Que nul ne cherche sa propre satisfaction, mais celle d’autrui. » Il faut préciser ce que Paul essaie de dire. Un jour,  Paul a tourné le dos, totalement, à la Loi et aux traditions juives, non pas en prétendant qu’elles étaient périmées, mais en questionnant radicalement l’usage qu’il en avait fait. Il a découvert ceci : on n’accède pas à Dieu, on ne s’attire pas les faveurs de Dieu par l’observance rituelle et traditionnelle juive ; ni par aucune autre d’ailleurs. Paul a découvert l’absolue liberté de Dieu : Dieu se donne à connaître quand il veut, comme il veut, et à qui il veut. Et lorsque Paul fait cette expérience, il fait l’expérience soudaine, inattendue, et définitive d’un plein épanouissement personnel. L’expérience de la grâce divine le rend parfaitement libre. C'est-à-dire qu’elle suspend en lui, pour toujours, ces exigences qu’il s’imposait et qu’il imposait aussi – et surtout – à autrui.
Le chrétien – Paul – libéré, s’exprime donc ainsi : « Que nul ne cherche sa propre satisfaction, mais celle d’autrui. » On pourrait tout aussi bien dire, et même mieux dire, en disant que celui qui est libéré ne cherche pas sa propre liberté, mais celle d’autrui, ou encore, que celui à qui Dieu a fait grâce ne cherche pas sa grâce propre, mais celle d’autrui. Cette recherche de la grâce, de la liberté, de la satisfaction… d’autrui, ne peut pas être une recherche aliénante, pesante et triste. Elle est liberté d’obéir, ou de ne pas obéir, à la Tradition, aux usages. Elle est liberté de respecter, ou de défier les conformismes, et de mépriser dans tous les cas le qu’en dira-t-on. Si c’est une obéissance qu’on choisit, c’est une obéissance délibérée. Si c’est une transgression, c’est une transgression réfléchie et responsable. Et si c’est une restriction qu’on s’impose, c’est une restriction joyeuse.

Le disciple du Christ, libéré par le Christ de toute servitude, est donc l’être humain le plus libre qui soit, et qui se fait librement serviteur de ses semblables (Luther, Traité de la liberté du chrétien, 1520). Ce troisième exercice de la liberté est le seul qui permette de construire une communauté, de construire l’Eglise de Dieu.

Que cette construction est difficile ! Et comme ils ont dû peiner, les contemporains de Paul, lorsqu’ils ont vu Paul être Grec avec les Grecs, Juif avec les Juifs, simple avec les simples et savant avec les savants ! Et comme il a dû peiner, Paul, lui-même, lorsqu’il a vu le peu de temps qu’il faut à ceux que Christ libère pour imaginer, mettre en œuvre et imposer de nouvelles servitudes. Mais Paul, qui se refusait à asservir qui que ce soit, ne pouvait qu’être imitateur de Christ. A l’image du Christ, il ne pouvait qu’inviter les Corinthiens, ses auditeurs, ses lecteurs, à aimer.

L’Eglise de Dieu est toujours à construire. L’exhortation de Paul à la liberté est toujours d’actualité. Celui qui aura aujourd’hui violemment usé de sa liberté, celui qui aura aujourd’hui méprisé, humilié, ou simplement ignoré… son semblable, pourra choisir, plus tard, Dieu le libérant, d’agir autrement. Cette possibilité est inscrite dans la vie de tout être humain, car Dieu fait grâce.





samedi 7 février 2015

Sur le blasphème - 2 méditations (Matthieu 26,59-66) (Marc 3,20-29)

Matthieu 26
59 Or les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire condamner à mort;
60 ils n'en trouvèrent pas, bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés. Finalement il s'en présenta deux qui
61 déclarèrent: «Cet homme a dit: ‹Je peux détruire le sanctuaire de Dieu et le rebâtir en trois jours.› »
62 Le Grand Prêtre se leva et lui dit: «Tu n'as rien à répondre? De quoi ces gens témoignent-ils contre toi?»
63 Mais Jésus gardait le silence. Le Grand Prêtre lui dit: «Je t'adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es, toi, le Messie, le Fils de Dieu.»
64 Jésus lui répond: «Tu le dis. Seulement, je vous le déclare, désormais vous verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite du Tout-Puissant et venant sur les nuées du ciel.»
65 Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements et dit: «Il a blasphémé. Qu'avons-nous encore besoin de témoins! Vous venez d'entendre le blasphème.
66 Quel est votre avis?» Ils répondirent: «Il mérite la mort.»
           
Méditation : 
C’est à cause de la présence du verbe blasphémer et du mot blasphème que j’ai retenu ce moment du récit de l’évangile de Matthieu. J’ai retenu Matthieu plutôt que Marc, qui fait dire à Jésus « Je le suis », lorsqu’il est interrogé sur sa qualité de Christ fils du Béni… le « je le suis » est trop évidemment blasphématoire… et j’ai retenu Matthieu plutôt que Luc, parce que Luc évacue totalement la notion de blasphème de son propos. Matthieu est celui des trois évangiles qui donne à réfléchir le plus aisément sur la notion de blasphème.

Je rends grâce à la personne qui a fait suivre jusque dans ma boîte à lettres l’adresse d’un site, et qui m’a permis d’entendre Jamel Debbouze, et de l’entendre dire bien des choses, assez convenues, assez nécessaires sur le moment, sur le fait d’être musulman et Français, et fier de l’être, qui m’a permis surtout d’entendre ceci : « Je n’ai pas la culture du blasphème… »[1]
            Je retiens tout particulièrement cette petite phrase, parce qu’elle permet, elle aussi, pour qui veut bien s’en emparer sérieusement, d’entrer valablement dans la question du blasphème. On a, ou pas, une culture du blasphème. Il est tout à fait intéressant que Jamel ne parle pas de blasphème, mais de culture du blasphème. Une culture du blasphème, « la » culture du blasphème, c’est la possibilité de jeux sémantiques polysémiques utilisant d’une manière infiniment variée les mots ordinairement réservés à des champs religieux. Lorsqu’on n’a pas la culture du blasphème, ces mots là ne peuvent être détournés de leur usage reçu sans que ce détournement ne suscite la violence. Et Jamel de poursuivre en rapportant que cette culture du blasphème ne lui a pas été apprise par ses parents. Ceci signifie qu’un certain usage des mots, un certain rapport à ces mots et aux choses religieuses est transmis dans l’apprentissage du langage, c’est à dire dans l’apprentissage de la manière d’être. Alors, parce que ce rapport particulier, il ne l’a pas appris, parce qu’il ne le possède pas, il confesse que, lorsqu’on lui montre « des curés qui s’enculent » (sic dixit), ou une caricature du prophète, ça le déstabilise. C’est dit avec une pudeur admirable. Pour autant, Jamel ne fait pas de ce qu’il éprouve toute une affaire. Il laisse cela sur le terrain de l’épreuve personnelle, ne réclame rien pour lui-même, et ne généralise en rien, n’objective en rien ce qui pourtant, pour lui, est manifestement  profond, intime et sérieux.

            Si je me borne à lire le plus simplement du monde le récit que Matthieu donne de la comparution du Jésus devant le Sanhédrin, j’y relève une opposition tout à fait intéressante. Jésus garde le silence, un silence tout personnel, alors qu’en face de lui il y a un accusateur qui condamne au titre d’une sorte de généralité, qu’il appelle blasphème. Or, Jésus blasphème-t-il ? Il ne fait que renvoyer son accusateur à la parole d’accusation. Quant à savoir si « …vous verrez le Fils de l’homme etc. » constitue un blasphème, ça n’est pour Jésus qu’une manière de prendre position quant au sort qu’on se prépare à lui faire. Toute parole responsable d’une pertinence et d’une profondeur suffisantes peut toujours être qualifiée de blasphème à l’encontre de celui qui la prononce. La parole personnelle et instantanée de Jésus se voit opposer une parole collective et sensément permanente... une définition objective du blasphème est opposée à la parole vivante de Jésus.  
            Ce que je veux dire par là, c’est que toute définition objective du blasphème est potentiellement un permis de tuer.

            Jamel, donc, ne réclame rien pour lui-même, ne souhaite en aucun cas que quoi que ce soit, en matière de blasphème, lui soit épargné. Il ne s’exprime pas au titre d’une foi qui serait une généralité morte, mais il professe sa foi sous la forme d’une proclamation sans déduction. La profession de foi qu’il donne concernant la liberté est une profession de foi blessée, et une profession de foi sans nuances, sans « mais… », elle est ainsi la véritable profession d’une véritable foi.

            Celui dont la foi est la foi seule, foi seule dont ont si définitivement parlé les Réformateurs, celui qui croit, ne réclame jamais rien pour lui-même. Et ce qu’il affirme, il l’affirme sans nuances, sans « mais… », et au bénéfice de ses semblables, sans exception. La miséricorde du Christ en croix, si elle excluait un seul de ses bourreaux, un seul de ses accusateurs, un seul de ses disciples, un seul être humain, serait nulle et non avenue.
            Tout comme le Christ, devant ses accusateurs, devant ceux qui ont délibéré de sa mort, et qui vont l’obtenir, ne réclame rien, rien pour lui-même et ne se réclame de rien, même pas d’être Christ. En cela il est pleinement et définitivement Christ. Et en cela, il peut réconcilier l’être humain qui le souhaite avec lui-même, avec ses semblables et avec Dieu.

Muath Safi Yousef Al-Kasasbeh
Requiescat in pace

Marc 3
20 Jésus vient à la maison (commune), et de nouveau la foule se rassemble, à tel point qu'ils ne pouvaient même pas prendre leur repas.
21 À cette nouvelle, les gens de sa parenté vinrent pour s'emparer de lui. Car ils disaient: «Il a perdu la tête.»
22 Et les scribes qui étaient descendus de Jérusalem disaient: «Il a Béelzéboul en lui» et: «C'est par le chef des démons qu'il chasse les démons.»
23 Il les fit venir et il leur disait en paraboles: «Comment Satan peut-il expulser Satan?
24 Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir.
25 Si une famille est divisée contre elle-même, cette famille ne pourra pas tenir.
26 Et si Satan s'est dressé contre lui-même et s'il est divisé, il ne peut pas tenir, c'en est fini de lui.
27 Mais personne ne peut entrer dans la maison de l'homme fort et piller ses biens, s'il n'a d'abord ligoté l'homme fort; alors il pillera sa maison.
28 En vérité, je vous déclare que tout sera pardonné aux fils des hommes, les péchés et les blasphèmes aussi nombreux qu'ils en auront proféré.
29 Mais si quelqu'un blasphème contre l'Esprit Saint, il reste sans pardon à jamais: il est coupable de péché pour toujours.»

Méditation :
            Sur un fond de couleur verte, un petit bonhomme barbu et enturbanné présente, tout en versant une larme, une pancarte sur laquelle est écrit : Je suis Charlie. Il est vêtu de blanc. Il évoque immanquablement ces hommes qu’on revêt en orange, auxquels on fait tenir une pancarte sur laquelle leur nom est écrit, et qu’on égorge comme des animaux. Il évoque aussi ceux qui ont trouvé la mort, soit qu’ils aient dessiné, soit qu’ils aient porté l’uniforme, soit qu’ils fussent nés juifs, soit de la faute à pas de chance… et qui n’ont pas de leur plein gré pris l’ascenseur pour le paradis d’Allah…
            Au-dessus du turban du petit bonhomme ceci, en lettres de couleur noire : tout est pardonné.

            Est-ce à dire que la conviction de celui qui a dessiné cette affiche, et de ceux qui ont décidé de la mettre en une, est que tout ce qui est évoqué par ce si simple dessin est effectivement pardonné ?

            A la suite de Marc, Matthieu et Luc affirment qu’il existe une sorte de propos, ou d’attitude, qui demeure à jamais impardonnable. L’impardonnable semble déborder, pour Matthieu, jusque dans le monde venir (Mt 12,32), mais Marc et Luc sont moins catégoriques (Lc 12,10 ; Mc 3,29). Le minimum biblique que nous puissions dire et que les auteurs de certaines fautes ne sauraient être absous, au moins leur vie durant. Au-delà de cette vie, Dieu seul sait.

            L’on peut être délié de tout, péchés et blasphèmes, lisons-nous… mais pas d’avoir blasphémé contre l’Esprit Saint. Reste à savoir de quoi il s’agit. Je me souviens d’avoir fréquenté dans ma jeunesse des prédicateurs pour lesquels l’affaire était fort simple : dire que c’est Béelzéboul lorsque c’est le Saint Esprit, c’est blasphémer contre le Saint Esprit. Même si, bibliquement s’entend, c’est inattaquable, la suite de leur propos était plus sujette à caution, car très capables de dire ce qui était de Béelzéboul et ce qui était du Saint Esprit : d’accord avec eux ça ne pouvait pas être autre chose que le Saint Esprit, et dans le cas contraire… Simplisme confondant qui revient de fait à établir une sorte de définition du blasphème. Or, comme l’actualité récente l’a établi, donner une définition du blasphème revient à récuser la modernité et l’héritage des Lumières, et revient parfois aussi à décerner un permis de tuer.

            Revenons à notre petit récit. Le jeune ministère de Jésus a produit déjà quelques fruits surabondants. Guérisons, exorcismes… L’ordre ordinaire du malheur et de la fatalité s’en trouve considérablement ébranlé. A l’échelle de la toute petite Galilée, plus encore qu’une espérance, ce ministère est un véritable futur. Nul malade, nul esprit agité qui ne puisse compter à court terme sur la bienveillante puissance de cet homme.
Mais le jeune ministère de Jésus a sans doute le mauvais goût de vider les lieux de culte ; il représente donc plus de bonheur, de liberté et de joie que n’en peuvent tolérer les « religieux » de ce temps.
            D’où cette attaque : « C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons. » Cette attaque emploie les moyens les plus vils de l’obscurantisme et de la superstition pour confiner, et confirmer, les gens simples dans leur soumission et dans leur malheur. Elle est une attaque contre la vie. Elle disqualifie la vie retrouvée et elle insulte d’avance les retrouvailles avec la vie. Blasphémer contre le Saint Esprit, c’est attenter ainsi à la puissance de la vie. C’est en cela que c’est inexpiable ; blesser ainsi une vie, ou la condamner, c’est la marquer pour le reste de son temps, c'est-à-dire, pour elle, à jamais.
Et de cela, même si l’on évoque le repentir, on demeure comptable, au moins devant la vie, tant que dure notre propre vie, et tant que dure aussi cette vie blessée. Car, même très en deçà de l’assassinat, il n’y a pas de réversibilité… « C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons. » Qui a dit cette phrase ne peut jamais la reprendre.

Qu’il s’en repente… c’est le meilleur qu’on puisse lui souhaiter. Et plaise à Dieu que Dieu lui en fasse rémission, au dernier jour. Quant à ceux qui, alors qu’ils attendaient leur propre consolation, ont entendu cette même phrase, puisse le jeune ministère de Jésus porter des fruits suffisamment abondants et pérennes pour que ces pauvres gens soient un jour consolés et rétablis.

Le petit bonhomme verse une larme. Ça n’est pas sur lui-même qu’il verse une larme. Mais sur l’insondable sottise des humains. Peut-être que, quelque part, tout de même, cette larme est une larme d’espérance.




[1] http://www.wat.tv/video/attentats-cri-alarme-jamel-76wrt_2flv7_.html

dimanche 1 février 2015

Du sacré au saint, du NOUS au JE (Marc 1,21-28)

Nous n'allons pas oublier Charlie ; c'est que l'émotion retombe et le moment de sidération cesse ; les conversations et les bassesses ordinaires vont reprendre leurs droits. Pour l'heure, pourtant, je laisse de côté caricatures et détournements de dessins. Le temps en reviendra. Haruna Yukawa et Kenji Goto ont, selon toute vraisemblance, été assassinés par le groupe terroriste et crapuleux qui s'est autoproclamé Etat Islamique.

Marc 1
21 Ils pénètrent dans Capharnaüm. Et dès le jour du sabbat, entré dans la synagogue, Jésus enseignait.
22 Ils étaient stupéfaits par son enseignement, car il leur enseignait en ayant autorité et non pas comme les scribes.

23 Or, justement, il y avait dans leur synagogue un homme d’esprit impur ; il s'écria :
24 «Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth? Tu es venu pour nous ruiner. Je sais qui tu es : le Saint de Dieu ! »
25 Jésus lui ordonna : « Tais-toi et sors de lui. »
26 L'esprit impur le secoua avec violence, et poussant un grand cri, il sortit de lui.

27 Ils furent tous tellement saisis qu'ils se demandaient les uns aux autres : « Qu'est-ce que cela ? Un enseignement nouveau ? Avec d'autorité ? Et il commande même aux esprits impurs ? Et ils lui obéissent ? »


28 Et sa renommée se répandit aussitôt partout, dans toute la région de Galilée.


Haruna Yukawa Kenji Goto

Prédication
            En lisant ce texte, il peut nous venir à l’idée que le monde n’est pas seulement ce que nous voyons, mais qu’il y a un monde des esprits, entités qui sont tout autant que nous créatures de Dieu, mais qui sont soumises ou pas à sa majesté, pures ou impures et qui peuvent prendre possession de telle ou telle personne. Lorsqu’un esprit impur prend possession d’une personne, cette personne ne s’appartient plus et s’oppose à tout ce que Dieu veut entreprendre et à tout ce que Jésus veut dire. Mais Jésus est le plus fort ; il commande aux esprits impurs et ceux-ci lui obéissent. Jésus chasse cet esprit impur, l’envoie à sa perte, au néant, et l’homme possédé s’apaise ; que l’homme s’apaise, c’est nous qui le supposons ; l’évangile de Marc, dans ce tout petit récit, ne le précise pas.
            Jésus commande aux esprits impurs et ils lui obéissent ; il est venu pour les chasser, pour les perdre, pour les renvoyer au chaos... Nous n’allons pas écarter cette lecture. C’est que, parfois, l’invocation du nom de Jésus est une invocation puissante et efficace. Le soulagement de certaines tensions, chez certaines personnes, peut venir de là. Gloire en soit rendue à Dieu.

            Pourtant, nous ne pouvons pas en rester là. Les quelques versets que nous avons lus nous exhortent à aller plus loin. Certes Jésus commande aux esprits impurs et ceux-ci lui obéissent. Mais à y regarder un peu finement, nous pouvons nous demander si c’est l’esprit impur qui est dans cet homme, ou si c’est cet homme qui est dans l’esprit impur, un peu comme on pourrait dire de cet homme qu’il fait du mauvais esprit. Cette question n’est pas tout à fait innocente parce qu’elle permet de mettre en jeu la responsabilité de cette homme ; et donc d’interroger les propos qu’il tient…
« Que NOUS veux-tu, Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour NOUS ruiner. Je sais qui tu es, le Saint de Dieu ! »

Insistons sur le NOUS. C’est étonnant, cet homme qui, en s’emportant, parle en employant le pluriel. Cette personne, il faut la prendre au mot, et demander qui est ce NOUS.
Ce n’est évidemment pas un pluriel de majesté. Ni non plus l’homme et son esprit impur ; nous avons évoqué déjà cela.
Ce peut être l’homme et ses habitudes. Se lever telle heure, toujours la même ; se rendre à la salle de culte, toujours la même, et y entendre un enseignement, toujours le même, avec les mêmes prières et les mêmes chants ; y occuper toujours la même place sur le même banc, etc. Un être humain et ses incontournables habitudes, c’est un NOUS. C’est un NOUS parce que ces habitudes, si on le regarde bien, sont extérieures à l’être humain ; et pourtant elles sont déclarées essentielles. Si ses habitudes sont mises en question, l’être humain en prendra la défense, énergiquement ! En disant NOUS, l’être humain prend la défense de ses habitudes personnelles, et considère en plus que d’autres que lui doivent défendre ses propres habitudes. Il charge donc autrui d’une défense qui n’est pas la sienne, et peut-être bien aussi d’une souffrance qui n’est pas la sienne.
Dans le texte que nous méditons, le NOUS peut désigner aussi une assemblée de personnes qui partagent les mêmes rites, le même enseignement, les mêmes manières de faire et qui n’est pas prête, pas du tout prête à entendre quoi que ce soit de nouveau. Il faut dire que le groupe protège bien l’individu. Le NOUS, c’est un édredon ; nul n’a à répondre vraiment de ses propres habitudes, surtout lorsqu’un groupe le couvre.

Alors, quel est ce NOUS que cet homme met en avant ? Domination de l’un sur tous les autres ? Domination de tous les autres sur chacun ? Les deux, peut-être. Cet homme, dans l’esprit impur, redoute la ruine de quelque chose à quoi un groupe s’est soumis et dont lui, entre autres, jouit. Il redoute la nouveauté de ce que Jésus représente et qui l’invite à dire JE, plutôt que NOUS. Il redoute d’avoir à questionner ses paroles et ses actes, d’avoir à interroger ses habitudes, ses complaisances peut-être, tout ce qu’il dit et fait, tout ce qu’on dit et fait sans vraiment le choisir et sans jamais en répondre.
Etre dans l’esprit impur, c’est ainsi dire NOUS à la place de JE. Etre dans l’esprit impur, c’est vouloir, penser et agir comme si ce que je veux, pense et fait était aussi sacré qu’un texte sacré. Et puisque nous en sommes là, être dans l’esprit impur c’est aussi envisager que le texte sacré justifie, excuse, voire exonère de sa responsabilité personnelle celui qui prétend le posséder, et qui pourtant ne fait que le manipuler. Ça n’est pas pour rien que les scribes, champions des textes sacrés, sont désignés par ce texte. Car l’enseignement des scribes, ainsi mentionné, est celui qui enseigne que ce qui est écrit est écrit. L’enseignement des scribes répète ce que les générations ont institué et que l’on s’évertue à défendre sans discernement aucun. L’enseignement des scribes, c’est ce qui ratifie que « Les parents ont mangé des raisins verts et les dents des enfants ont été gâtées. » et que c’est comme ça et NOUS n’y pouvons rien, et qu’il ne faut, ni ne se peut rien y changer.
Mais le prix d’aliénation, de mépris et de souffrance que tout cela apporte ? Est-ce que quelqu’un s’en soucie ? Est-ce que quelqu’un en répond ? Personne. Car lorsque les habitudes sont suffisamment bien en place, c’est avec une forme de complaisance fataliste qu’on s’y soumet et même, qu’on s’en fait les défenseurs. Ainsi, un homme ordinaire vocifère-t-il : « Tu es venu pour NOUS ruiner… »

Or, l’homme dans l’esprit impur ne s’en tient pas au NOUS. Il ajoute : « JE sais qui tu es … le Saint de Dieu. » Jésus est le Saint de Dieu en ce qu’il questionne radicalement le NOUS et qu’en sa présence, l’homme dans l’esprit impur se met soudain à dire JE. Jésus ne questionne pas seulement ; sa présence bouleverse. En cela Jésus enseigne en ayant autorité, et non pas comme les scribes.
Cet homme ordinaire, Jésus, le Saint de Dieu, l’invite à la sainteté. Là où les scribes s’en tiennent au sacré, Jésus invite à la sainteté. Il interpelle. Pourquoi ceci est-il sacré, indérogeable, pour toi ? Pourquoi le fais-tu ? Pourquoi te comportes-tu ainsi, et dans ta vie, et dans ton culte ? Quelle satisfaction cela t’apporte-t-il ? Et qu’est-ce que cela coûte à ton entourage ?
C’est que, déclarer que quelque chose est sacré, c’est toujours en faire porter le poids à autrui plutôt qu’à soi-même. Alors que répondre à l’invitation à la sainteté, c’est prendre en horreur ce qu’on a fait porter à autrui, et choisir de répondre de cette horreur ; c’est choisir aussi de mener une autre vie, nécessairement plus libre, nécessairement plus responsable, forcément moins aliénante, marquée du sceau de la grâce et de la nouveauté ; c’est choisir de recevoir la vie, plutôt que de l’abîmer en cherchant à en disposer…
Notre Seigneur Jésus-Christ, le Saint de Dieu, a fait, sa vie durant, le choix de la sainteté. Il l’a payé, de sa vie… et nous, chaque fois que nous nous soumettons à l’ordre sacré de nos habitudes, nous sommes en dette de cette vie-là. Pourtant cette dette, frères et sœurs, est puissance de vie pour nous lorsque nous la reconnaissons et que nous l’acceptons.
Que le Seigneur, le Saint de Dieu, nous vienne en aide et nous libère.