dimanche 24 juin 2018

Sur le radicalisme (Matthieu 6,24-34)


Matthieu 6
24 «Nul ne peut servir deux maîtres: ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent-Mammôn.
25 «Voilà pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement?
26 Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent point dans des greniers; et votre Père céleste les nourrit! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux?
27 Et qui d'entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence?
28 Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter? Observez les lis des champs, comme ils croissent: ils ne peinent ni ne filent,
29 et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux!
30 Si Dieu habille ainsi l'herbe des champs, qui est là aujourd'hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi!
31 Ne vous inquiétez donc pas, en disant: ‹Qu'allons-nous manger? qu'allons-nous boire? de quoi allons-nous nous vêtir?›
32 - tout cela, les païens le recherchent sans répit - , il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses.
33 Cherchez d'abord le Règne et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît.
34 Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain: le lendemain s'inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.


Prédication :
Le mot ‘radical’ a aujourd’hui bien mauvaise presse.  En matière de religion, et parfois aussi en matière de politique, il évoque l’arrogance, la violence, et parfois le meurtre. Radical, radicaux, cela nous rappelle les plus abominables événements de ces dernières décennies.
Etre radical, c’est une manière bien particulière de vivre un engagement personnel : un engagement radical est un engagement dont le prix le plus fort est volontairement imputé à autrui. Un engagement radical est un engagement que quelqu’un prend personnellement, mais qui oblige tous les autres. Un engagement radical, ou bien autrui le prend avec moi, ou bien il doit mourir. C’est à cause de l’engagement radical de certains que d’autres sont morts, frappés par les balles à la terrasse de cafés, ou pendant un concert, ou au cours d’une conférence de rédaction de Charlie Hebdo. C’est du fait d’engagements radicaux que de simples passants ont été déchiquetés par une bombe anonyme, anonyme mais conçue, fabriquée et posée là par la main de quelqu’un…
C’est du fait aussi d’un certain radicalisme, un radicalisme ‘iahviste’» que le prophète Elie commandita, et peut-être perpétra lui-même, le meurtre de plusieurs centaines de prêtres de Baal et d’Astarté. C’est du fait d’un radicalisme ‘élohiste’ qu’Abraham faillit mettre à mort son fils Isaac. Dans ces exemples, qui ne sont pas choisis au hasard, quelqu’un aussi paie au prix fort, du prix de sa vie, l’engagement d’un autre… Et le fait qu’on soit l’immense prophète Elie, ou Abraham le tout premier croyant ne change rien au fait qu’une vie est une vie, un mort un mort. Un assassinat, même perpétré sur ‘ordre divin’ par un grand serviteur de Dieu, reste toujours un assassinat.
Vous étendrez aisément ce propos à quelques faits peu glorieux de la Réforme, condamnations et exécutions capitales de ‘radicaux’, que nos Réformateurs préférés, Zwingli et Calvin n’ont pas été capables d’empêcher…
L’adjectif radical évoque donc assez spontanément tout cela, un paysage de violence, une sorte de saleté qui atteint certains noms parmi les plus illustres, et même le nom de Dieu…

Mais l’adjectif ‘radical’, et le nom commun ‘radical’, évoquent aussi autre chose : radical, c’est ce qui a trait à la racine, et à l’enracinement. Qu’y a-t-il à la racine de telle doctrine. Qu’y a-t-il à la racine de telle pratique ? Quelle est cette énergie puissante qui met en branle la machine humaine, et qui lui suggère et lui permet d’accomplir les abominations dont nous venons de parler ? Y a-t-il là une fatalité ? Nous laissons un instant ces questions en suspens.

Après ce que nous venons de dire, il ne nous vient pas spontanément à l’idée que Jésus était un radical, et ses disciples des radicaux. Jésus était un prédicateur errant, ses disciples erraient avec lui. Ils n’avaient pour leur subsistance que ce qu’on voulait bien leur donner. Et comme ils étaient au moins 13, plus sans doute d’autres personnes, des mères, des femmes, et des convertis anonymes, ce groupe de plusieurs dizaines ne pouvait pas demeurer longtemps en un même endroit, dans un même village pour lequel il représentait trop de bouches supplémentaire à nourrir.
Et c’est peut-être pour cette raison que Jésus envoya les Douze séparément, pour que leur prédication fût réellement gratuite pour ceux à qui ils s’adressaient, et pour que leur engagement fût le plus individuel possible, le plus absolu possible. Les ordres que Jésus donne à ses disciples en Matthieu 10 ne sont pas différents du texte que nous avons lu : ni or, ni argent, ni monnaie, ni sac, ni chaussures, ni bâton pour la marche ou pour se défendre…
Jésus donc était un radical, mais certainement pas à la manière que nous avons évoquée plus haut. Qui a payé le prix de l’engagement de Jésus ? Lui-même. Quel prix ? Nous le savons, à la fin, il a payé le prix de sa vie ; mais tout son ministère durant, il n’a rien exigé de personne. Lorsqu’il a appelé ses disciples, lorsqu’il a enseigné et nourri les foules, lorsqu’il a guéri des malades… il n’a rien réclamé pour lui-même. Son engagement a été total et il en a payé seul de prix. C’est à cette forme d’engagement qu’il tâche de former ses disciples.
Et voici donc une deuxième définition de la radicalité : un engagement radical est un engagement absolu dont celui qui le prend veille à en payer personnellement et intégralement le prix. Nous nous demandons, tout comme nous l’avons fait tout à l’heure, quelles sont les racines de cet engagement. Et puisque nous n’allons pas pouvoir dire qu’il y aurait là une fatalité, nous nous demanderons plus simplement s’il y a  une possibilité.

Avec le texte biblique que nous avons lu, il y a en tout cas un dualisme. Dieu, ou bien l’argent ; pour bien établir ce dualisme, Matthieu l’évangéliste personnifie l’ennemi : il l’appelle Mammon. Servir Dieu, ou bien servir Mammon ?
Mammon, peut être vu comme le nom du pouvoir d’acheter, du pouvoir d’aliéner, de posséder… C’est un pouvoir qui coûte à ceux qu’on achète, à ceux dont on dispose, ou à ceux qui se vendent. C’est ce pouvoir qui est proposé à Jésus dans les tentations (Matthieu 4) et qu’il rejette sans aucune ambiguïté.
Certains vouent un véritable culte à Mammon, parfois au point que toute leur vie y est consacrée, au point même que tout le sillage de leur existance est coloré du rouge du sang de leurs victimes, ou, parce que tous les adorateurs de Mammon ne sont pas des terroristes, coloré du gris profond du souci du lendemain… 
            Dieu ou bien Mammon ? Servor Mammon, c’estintriguer, prendre et posséder. Et servir Dieu ? C’est être oiseau du ciel ou lis des champs, c’est être la Rose d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit, N'a pas souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit ». Servir Dieu, c’est être si peu soucieux de soi que chaque jour, chaque heure, vous sourit, et que chaque rencontre est, pour qui vous rencontre, expérience de générosité et de grâce...
            Dieu ou bien Mammon, énonce Jésus, tout l’un, ou bien tout l’autre.

            Nous nous demandons alors – maintenant – chacun pour soi, où nous en sommes, si c’est tout l’un, ou si c’est tout l’autre. Nous nous demandons dans quelle profondeur de notre être nos comportements viennent s’enraciner, si nous sommes au fond oiseaux du ciel, ou épouvantail, si nous sommes au fond lis des champs ou bien glyphosate…
           
Combien il serait triste, combien il serait radical – dans le mauvais sens – cet enseignement de Jésus, s’il en restait à ce ‘ou bien’. Il ouvre une perspective, qui est une perspective réflexive autant que pratique. Cherchez – c’est le travail d’une vie d’apprendre à ne faire que le chercher – d’abord le Règne de Dieu et sa justice. Et le reste vient, donné, toujours comme un cadeau, par surcroît.
Jésus reste en cela un radical – en bonne part – qui s’adresse à des apprentis radicaux – en bonne part eux aussi. Il leur enseigne à puiser profondément en eux-mêmes, très profondément, à de ces profondeurs auxquelles ne subsistent que la vie, que la bonté, que Dieu. Et ses disciples apprennent, un jour après l’autre, une aventure après l’autre. Et ils regardent leur maître, avec étonnement, avec passion, comme nous lisons les saintes Ecritures. Ils grandissent dans la vie, ils grandissent dans la foi. Puissions-nous, nous aussi, nous placer dans le sillage de Jésus, oiseaux du ciel et lis des champs. Amen


dimanche 17 juin 2018

Le Règne de Dieu (Marc 1,14-15 et Marc 4, 26-34)


Marc 1
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l'Évangile de Dieu et disait:
15 «Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s'est approché: convertissez-vous et croyez à l'Évangile.»

Marc 4
26 Il disait: «Il en est du Règne de Dieu comme d'un homme qui jette la semence sur la terre:
27 qu'il dorme ou qu'il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment.
28 D'elle-même la terre produit d'abord l'herbe, puis l'épi, enfin du blé plein l'épi.
29 Et dès que le blé est mûr, on y met la faucille, car c'est le temps de la moisson.»

30 Il disait: «À quoi allons-nous comparer le Règne de Dieu, ou dans quelle parabole allons-nous le poser?
31 C'est comme une graine de moutarde: quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences du monde;
32 mais quand on l'a semée, elle monte et devient plus grande que toutes les plantes potagères, et elle pousse de grandes branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leurs nids à son ombre.»

33 Par de nombreuses paraboles de ce genre, il leur annonçait la Parole, dans la mesure où ils étaient capables de l'entendre.
34 Il ne leur parlait pas sans parabole, mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples.

Prédication

            Le Règne de Dieu s’est approché, proclame Jésus. Qu’est-ce que le Règne de Dieu ? Chaque groupe religieux existant en ce temps-là en Palestine avait sa propre idée du Règne de Dieu. Pour certains, le départ des Romains et la restauration d’une souveraineté autochtone sur Israël, avec un descendant de David sur un trône unifié. Pour d’autre, la conquête du Grand Israël, de la rive orientale du delta du Nil à la rive droite de l’Euphrate, pour d’autres encore le retour au Pays de tous les Juifs dispersés… Mais il y avait aussi ceux qui attendaient une nouvelle création, nouveaux cieux, nouvelle terre où il n’y aurait plus de sang, ni de sueur, ni de larmes, d’autres une paix universelle sous domination fraternelle – mais domination tout de même – d’Israël, pour d’autres ce pouvait être la purification de tout le peuple et la recentralisation au Temple de tous les cultes rendus à IHVH. Pour d’autre, une espèce de transport mystique obtenu à force de prière et de privations. Mais pour d’autres, c’était plutôt un jugement qui aurait condamné tout ce qui était impur et n’aurait laissé survivre qu’un petit groupe de champions de la pureté.
Cela nous fait une petite dizaine de Règnes de Dieu, tous différents entre eux, soutenus chacun par un groupe, soutenus et parfois déjà plus ou moins mis en œuvre chacun par son groupe.
Des Règnes de Dieu donc différents, des espérances différentes, et pas forcément compatibles les unes avec les autres ; dans le meilleur des cas, chaque groupe prône sa propre vision de la chose en ignorant les autres ; dans le pire des cas, il y a des affrontements qui ne sont pas que des affrontements verbaux.      
Or à tout cela, Jésus ajoute quelque chose, en quatre points : «(1) Le temps est accompli, et (2) le Règne de Dieu s'est approché : (3) convertissez-vous et (4) croyez à l'Évangile.» 
Avant d’explorer ces quatre points, une mise en garde : il y a un piège. Ce piège serait de considérer que ces énoncés sont l’énoncé d’une espérance de plus, de la vraie espérance vraie du vrai Règne de Dieu, le nôtre. Piège… tâchons de ne pas tomber dans ce piège. Que dit Jésus ?



  1. Le temps est accompli (temps)
Il y a une différence considérable entre les Règnes de Dieu par lesquels nous avons commencé et celui que Jésus annonce. Toutes ces Règnes doivent advenir un jour ; ils sont inscrits dans une histoire dont la durée n’est pas mesurable, mais qui est tout de même une durée : un jour, tout changera… Et même si des hommes mettent tout en œuvre, la force des armes ou celle de la piété, pour que cela advienne, c’est tout de même un accomplissement  pour un jour qui doit venir, ou encore, un jour viendra
Rien de cela dans le Règne de Dieu que Jésus annonce. Jésus dit le temps est accompli. Jésus ne parle pas du temps linéaire de l’histoire, mais du temps instantané des grandes décisions et des grands engagements. En substance, Jésus dit : c’est maintenant. Jésus ne parle pas d’une éventualité pour le futur, mais d’une possibilité tout de suite.

  1. Le Règne de Dieu s’est approché (espace)
Cela semble d’abord signifier que le Règne de Dieu était lointain et qu’il est désormais plus proche. Ça n’est pas faux, mais seulement très insuffisant. La langue grecque nous indique que le Règne de Dieu ne s’est pas approché de sorte qu’il soit plus proche maintenant que tout à l’heure et qu’il sera encore plus proche demain… Ce que signifie Jésus, c’est que le Règne de Dieu est proche, tout proche, tellement proche qu’il ne sera jamais encore plus proche.
En somme, si la première phrase qui dit le temps est accompli signifie que c’est maintenant, la seconde phrase dit que c’est ici.
Nous allons même nous montrer audacieux en énonçant que puisque le texte est porteur du message qui dit que le Règne de Dieu est maintenant et  ici, cela vaut non seulement pour les premiers auditeurs de la prédication chrétienne, mais aussi pour les auditeurs que nous sommes aujourd’hui.

  1. Convertissez-vous (disposition d’esprit)
Cela n’a plus grand-chose à voir avec ce que les gens attendaient. Nous avons fait tout à l’heure la liste de ce qui pouvait être attendu. Le monde que ces gens espéraient était pour un jour lointain, et supposait d’abord une disqualification du monde, puis sa transformation matérielle. Contrairement à tout cela, Jésus dit maintenant et ici. Pour ses contemporains – et pour nous aussi – il est extrêmement difficile de comprendre que le Règne de Dieu soit dans ce monde, celui exactement dans lequel nous vivons, et il n’y en a pas d’autre. Pour que cela soit compris, il faut un changement profond de compréhension, cela précisément que suggère la parole de Jésus, mot à mot, changez votre faculté de penser, il faut ce que Karl Barth appelait une illumination de la raison, cela qu’on appelle une conversion.
Mais si Karl Barth pour cela parle d’illumination de la raison, c’est qu’en bon calviniste, il ne peut guère penser que l’être humain soit capable par ses propres forces de changer sa faculté de penser. Or, cette capacité, dans l’évangile de Marc, Jésus la suppose. Alors l’impératif d’une conversion est adressé par Jésus à ses auditeurs, par l’évangile de Marc à ses lecteurs.
Puisque donc le Règne de Dieu n’a jamais été aussi proche, plus imminent, et ne le sera jamais d’avantage, c’est à l’être humain de faire le reste du chemin, maintenant et ici. Ce chemin, dans la bouche de Jésus, n’est pas un long chemin de changement personnel, mais plutôt une prise de décision soudaine et irréversible. Convertissez-vous ! Oui, mais à quoi ?

  1. Croyez à l’Evangile, ou, plus littéralement, croyez dans l’Evangile (action)
Prenons bien garde ici, car nous devons imaginer un règne de Dieu totalement différent de ceux que nous avons évoqués au début de notre méditation. Croyez à l’Evangile, c’est le moyen et le but de la conversion que l’être humain doit accomplir, et c’est l’ici et maintenant du Règne de Dieu. Qu’est-ce à dire ? Il nous faut revenir très attentivement à nos paraboles. Marc, le plus ancien des évangiles, ne donne que deux paraboles du Règne de Dieu. Le Règne de Dieu, il est comme quoi ?


Première parabole, une affaire de semence, un projet de moisson. Mais le Règne de Dieu, ce n’est pas l’accomplissement final de ce projet. Ce que nous avons lu, c’est que le Règne de Dieu est comme l’homme, l’être humain, l’être humain non pas du commencement à la fin du projet, mais l’être humain tout court, dans son ici et maintenant tout le temps d’une saison qui annonce une autre saison, qui sera meilleure, ou pire, il ne le sait pas, il ne sait ni comment ni pourquoi. Alors, qu’est-ce que croire à l’Evangile – ou, plus littéralement, croire dans l’Evangile ? Demeurer à chaque instant dans la disposition de ce semeur qui sème comme on apporte une offrande à la terre, comme on apporte une offrande au Culte, dans la beauté du geste, dans la gratuité du geste, et dans l’action de grâce et la confiante ignorance de la suite.
Deuxième parabole, une affaire de semence, encore. Mais le Règne de Dieu n’est pas l’accomplissement final du processus de croissance de ce végétal. Le Règne de Dieu, c’est la graine. La graine inconsciente d’elle-même, incapable même d’un projet, qui meurt en tant que graine et renait arbre, sans comment, sans pourquoi, et une fois encore sans projet, mue seulement par une considérable puissance de vie que vous pourrez bien, si vous le voulez, appeler grâce. Alors qu’est-ce que croire dans l’Evangile ? Demeurer obstinément en vie, pleinement dans l’activité, et en même temps dans une sorte d’infiniment confiante passivité, sans savoir ce qu’on deviendra.


Qu’en est-il donc finalement du Règne de Dieu pour Jésus ? Vivre, pleinement, vivre sans rien posséder et surtout sans un but qu’on s’assigne – autre que la plénitude. Cette vie en plénitude relève d’une décision de chaque instant, en somme, d’un apprentissage, ou, comme Jésus le dit, d’une conversion.
Jésus – et donc Marc – croit que c’est possible, que les forces d’un être humain lui permettent de mener cette vie, la vie du Règne de Dieu. Et nous pouvons dire oui… oui pour Jésus qui va et vient sans jamais rien posséder, oui pour ses disciples, oui pour eux qui ont choisi une vie de dépouillement presque absolu. A leur manière, Jésus et ses disciples sont des radicaux…
Mais pour nous qui sommes des sédentaires, qui possédons nos maisons, nos voitures, nos meubles, le Règne de Dieu est-il à notre portée ?
Oui, je le crois. Ce regard intérieur légèrement distant porté sur nous-mêmes, et ce regard extérieur plein d’étonnement, de reconnaissance et de joie peuvent être les nôtres. Vivons ainsi, que le Règne de Dieu soit la réalité de nos vies. Amen

dimanche 10 juin 2018

Le blasphème contre l'Esprit Saint (Marc 3,20-35)


Marc 3
20 Jésus vient à la maison, et de nouveau la foule se rassemble, à tel point qu'ils ne pouvaient même pas prendre leur repas.
21 À cette nouvelle, les gens de sa parenté vinrent pour s'emparer de lui. Car ils disaient: «Il a perdu la tête.»

22 Et les scribes qui étaient descendus de Jérusalem disaient: «Il a Béelzéboul en lui» et: «C'est par le chef des démons qu'il chasse les démons.»
23 Il les fit venir et il leur disait en paraboles: «Comment Satan peut-il expulser Satan?
24 Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir.
25 Si une famille est divisée contre elle-même, cette famille ne pourra pas tenir.
26 Et si Satan s'est dressé contre lui-même et s'il est divisé, il ne peut pas tenir, c'en est fini de lui.
27 Mais personne ne peut entrer dans la maison de l'homme fort et piller ses biens, s'il n'a d'abord ligoté l'homme fort; alors il pillera sa maison.
28 En vérité, je vous déclare que tout sera pardonné aux fils des hommes, les péchés et les blasphèmes aussi nombreux qu'ils en auront proféré.
29 Mais si quelqu'un blasphème contre l'Esprit Saint, il reste sans pardon à jamais: il est coupable de péché pour toujours.»
30 Cela parce qu'ils disaient: «Il a un esprit impur.»

31 Arrivent sa mère et ses frères. Restant dehors, ils le firent appeler.
32 La foule était assise autour de lui. On lui dit: «Voici que ta mère et tes frères sont dehors; ils te cherchent.»
33 Il leur répond: «Qui sont ma mère et mes frères?»
34 Et, parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit: «Voici ma mère et mes frères.
35 Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère.»

Prédication
            Lorsque nous commençons notre lecture, le jeune ministère de Jésus a déjà pris une certaine ampleur. Sa renommée a atteint toute la Galilée, et jusqu’en Judée on a entendu parler de lui. De nombreux miracles ont eu lieu, quelques scandales aussi, au sujet de la pratique du jeûne et du respect du sabbat. Le petit peuple de Galilée reconnaît sans hésiter en Jésus un homme puissant et libre devant les hommes et devant Dieu ; par contre ceux qui, de Jérusalem, veillent jalousement sur la stricte observance des rituels sont d’un tout autre avis. C’est dans ce contexte tendu que sont prononcés les mots que nous venons de lire, dont une phrase qui porte sur un péché impardonnable : le blasphème contre l’Esprit Saint.

            Quittons un instant ce contexte. Je voudrais partager avec vous le souvenir d’un homme – paix à son âme – qui affirmait savoir ce qu’était le blasphème contre l’Esprit Saint. Nous sommes là dans une tradition chrétienne qui accorde énormément d’importance aux “manifestations de l’Esprit Saint”. Question : toute manifestation gestuelle ou verbale originale, notamment dans une réunion de prière, mais  pas seulement, est-elle une manifestation de l’Esprit Saint ? Il y a un don de l’Esprit Saint (1 Corinthiens 12,10) qui est le don de discerner les esprits. Cet homme affirmait avoir ce don, et il l’exerçait. Il l’exerçait contre ses collègues pasteurs, contre ses paroissiens, contre ses catéchumènes… Dès qu’on n’était pas d’accord avec lui, dès qu’on manifestait, il évoquait le blasphème contre l’Esprit Saint, celui que Dieu ne pardonne ni dans ce temps ni dans l’éternité à venir…
            Ce que je veux vous faire toucher du doigt, c’est qu’au moment de la rédaction de l’évangile de Marc, le blasphème contre l’Esprit Saint est sans doute juste une sorte de superlatif de la malédiction, quelque chose que les gens se jettent à la figure lorsqu’ils sont incapables de gérer leurs différends, incapables d’accepter leurs différences. Il n’y a donc dans notre texte aucune révélation ni aucune théorie, mais juste ce qu’on appelle des noms d’oiseaux, des insultes… Tu es possédé par Béelzéboul, crie le premier ; tu blasphèmes contre l’Esprit Saint, lui répond le second ; et le combat qui s’engage entre les deux est un combat à mort.
Ne pensez surtout pas cependant que les deux positions, celle de Jésus et celle des Scribes,  sont équivalentes… Nous y reviendrons.

Repérons d’abord que cette affaire qui oppose Jésus et des Scribes descendus de Jérusalem est encadrée par une autre affaire, qui oppose Jésus à sa parenté : il a perdu la tête, disent-ils, et il ne prend même plus le temps de s’alimenter. Sa parenté vient donc pour se saisir de lui. Le propos est déjà d’une certaine violence, car se saisir de Jésus, c’est ce qui arrivera, plus tard, à Gethsémanée. Pour l’heure, c’est sa parenté veut se saisir de lui. Dans le Proche Orient, pays de tradition clanique, l’individu appartient à son clan et à sa famille. Il se doit à sa famille. Il se doit à sa famille avant même de se devoir à lui-même. Et sa parenté – la famille de Jésus – ne vient là rien faire d’autre que rappeler l’ordre et la tradition. Se détacher de sa famille pour aller prêcher des choses extravagantes est une rupture inacceptable pour le clan. Il a perdu la tête, disent-ils, il est, mot à mot, “hors de lui”. Il ne fait pas ce qu’il devrait faire, c’est grave, mais il fait en plus ce qu’il ne devrait pas faire : se disputer avec les Scribes venus de Jérusalem pour enquêter et se prononcer sur ce nouveau prédicateur et sa prédication.
Ces Scribes eux aussi vivent dans un pays de tradition clanique ; ils sont Scribes de père en fils. De père en fils ils ont pour mission de discerner ce qui est de Dieu et ce qui est de Béelzéboul. Leurs avis ont force de loi. Or, ils se trouvent, avec Jésus de  Nazareth, dans une situation fort délicate : cet homme ne respecte ni le sabbat ni le jeûne et pourtant il accomplit des miracles, et chasse des démons. Cet homme n’obéit pas aux commandements de Dieu et pourtant la puissance de Dieu est sur lui. Dieu donc se déjugerait-il ? Dieu donc exaucerait un homme qui  n’obéit pas aux commandements de Dieu ? Si les scribes reconnaissent que Jésus est de Dieu, ils se déjugent eux-mêmes. S’ils condamnent Jésus, ils ont à craindre le peuple car la renommée de Jésus est grande. Ne pouvant bénir au nom de Dieu, et ne pouvant pas non plus condamner au nom de Dieu, ils choisissent de se prononcent au nom de Béelzéboul chef des démons. Mais réfléchissons : que doit-on bénir au nom de Dieu ? L’observance littérale ? Non. L’observance littérale n’appelle aucune bénédiction. Ceux qui sont littéralement observants n’ont aucune bénédiction à attendre de Dieu, puisqu’ils ne font que ce qu’il est écrit de faire. Dieu ne serait pas Dieu s’il se contentait de bénir des gens strictement observants. Ce qui qualifie les actes accomplis au nom de Dieu n’est pas seulement – et peut-être jamais – leur correspondance littérale avec la Loi, mais leur correspondance avec Dieu vivant. Il n’y a aucune loi pour condamner un véritable acte de bonté, un acte gratuit qui soulage et réconforte, qui donne un supplément d’âme. Mais,  lorsqu’on est un champion héréditaire de la stricte observance, il est très difficile, voire même impossible, de penser que la bonté peut se dispenser de la règle. Les scribes condamnent donc violemment Jésus au nom de Béelzéboul, prince des démons.
Nous pouvons imaginer quel ravage produit dans une âme simple de s’entendre dire, avec autorité, que c’est par le démon que votre démon a été chassé. Confusion et effroi… peut-être même rechute. Ce que font les scribes chargés de se prononcer au nom de Dieu, c’est inoculer à de pauvres gens le nom de Béelzéboul prince des démons. Jésus n’allait pas répondre gentiment à ces grands Docteurs qui inoculaient à de pauvres gens le dangereux virus Béelzéboul. En matière de religion aussi il existe un primum non nocere, d’abord ne pas nuire. Pourtant, Jésus prend le temps d’une allégorie et d’une parabole, l’allégorie de la maison divisée, et la parabole de l’homme fort. Et bien, nous l’avons vu déjà, la maison des Scribes s’est divisée contre elle-même lorsque les Scribes se sont prononcés au nom de Béelzéboul. La famille de Jésus s’est elle aussi divisée contre elle-même lorsqu’elle a déclaré que Jésus était fou... Quant à l’homme fort, qui peut-il donc bien être ? Jésus serait-il l’homme fort ? C’est évidement tentant de l’affirmer, mais difficile à soutenir. A y réfléchir, le groupe familial et le groupe des Scribes arrivent vers Jésus en force, avec la force soit disant absolue des Saintes Ecritures et de la Tradition. Et que fait Jésus… son rapport au sabbat, au jeûne et nous allons le voir ensuite son rapport à sa propre famille ne s’apparente-t-il pas à du pillage, et ses propos n’entravent-ils pas toutes les vieilles bonnes raisons qu’on lui oppose ? Le bien que Jésus accomplit constitue autant d’entraves pour ces fidélités dues, fidélités qui empêchent l’engagement gratuit pour le bien…
L’allégorie de la famille divisée contre elle-même et la parabole de l’homme fort constituent des réponses cinglantes qui préparent l’insulte en retour. Béelzéboul, disent les Scribes, blasphème contre l’Esprit Saint réplique finalement Jésus… Et bien évidemment les options prises par les Scribes ne sont pas substantiellement équivalentes à celles prises par Jésus. La foi que Jésus entend propager n’entend évidemment pas se dispenser de rites, mais elle entend bien évaluer tout rite et tout acte à l’aune de l’imminence et la proximité du Royaume, et non à l’aune de la perpétuation des usages et habitudes. 
Volonté de Dieu...

Coupables de péché pour toujours… sur cette insulte, Jésus se sépare des Scribes. Il se sépare aussi brutalement de sa parenté. Il définit enfin les contours de la famille qu’il se choisit : famille de celles et ceux qui font la volonté de Dieu. Nous ne chercherons pas maintenant à définir d’avantage les contours de la volonté de Dieu. Nous les avons esquissés, au moins un peu. Négativement : ni les lois du clan ni le littéralisme biblique ne peuvent définir la volonté de Dieu. Positivement : ce qui est bon, au sens biblique, actes et paroles gratuits qui consolent, qui encouragent, qui réconfortent, qui guérissent… et contre lesquels il n’y a ni tradition ni Loi qui compte.
Puissions-nous vivre ainsi. Amen

dimanche 3 juin 2018

Il a livré notre Seigneur (Marc 14,10-26)


Marc 14
10 Judas Iscarioth, l'un des Douze, s'en alla chez les grands prêtres pour leur livrer Jésus.
11 À cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l'argent. Et Judas cherchait comment il le livrerait au bon moment.

12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent: «Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque?»
13 Et il envoie deux de ses disciples et leur dit: «Allez à la ville; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le
14 et, là où il entrera, dites au propriétaire: ‹Le Maître dit: Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples?›
15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous.»
16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.
17 Le soir venu, il arrive avec les Douze.
18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit: «En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi.»
19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre: «Serait-ce moi?»
20 Il leur dit: «C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat.
21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là!»
22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit: «Prenez, ceci est mon corps.»
23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous.
24 Et il leur dit: «Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude.
25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu.»
26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.
Prédication :

            Ainsi donc, Judas livra Jésus. Pour quelles raisons ? Un esprit mauvais, ou la cupidité ? D’autres auteurs que Marc avancent quelques explications. Mais Marc, le plus ancien des évangiles, ne dit rien de précis à ce sujet. Devant un acte aussi étonnant – livrer le Fils de Dieu – les raisons ne pèsent pas lourd. Et toutes celles qu’on inventera auront toujours une sorte d’arrière goût de prétention : « Je ne suis pas comme Judas, moi, je ne suis pas comme ça... » ; ou de malédiction : « Maudit celui qui a livré Jésus. » Or, Jésus lui-même, qui par trois fois annonce sa Passion, ne donne à cela chez Marc aucune raison. « Il faut que… », dit-il.
Pourquoi faut-il que… nous allons tâcher de le comprendre. Le point de départ, c’est que sur 12 disciples, il y a un traitre capable de livrer le meilleur des maîtres, le plus sûr de ses amis, comme ça, sans raison.
Avec une lucidité redoutable, Marc ne fait pas répondre aux Douze « Pas moi… », mais « Serait-ce moi ? » Comme si chacun trouvait en lui-même, dans la relation qu’il a avec Dieu, avec Jésus et avec les autres disciples, des motifs de trahir et de livrer. Un seul passera à l’acte… Judas. Mais cela ne dispense aucunement tous les autres disciples de regarder en eux-mêmes. Et nous, nous ne faisons rien d’autre lorsque, pendant notre liturgie, nous prononçons une prière de repentance.

Cette prière, nous l’avons prononcée déjà aujourd’hui, et nous avons aussi entendu les paroles de pardon. Aussi n’allons-nous pas plus longtemps nous interroger sur nous-mêmes. Et nous allons plutôt méditer sur un verbe qui est quatre fois répété dans le texte : le verbe livrer.
            Judas a livré Jésus. Mais qu’est-ce que cela signifie, livrer quelque chose, ou quelqu’un ? Livrer quelqu’un signifie le mettre au pouvoir d’un autre. Pour le mettre au pouvoir d’un autre, il faut d’abord qu’il soit en votre pouvoir… et que vous considériez de plus qu’il est en votre seul pouvoir. Pour que Jésus soit livré aux grands prêtres par Judas, il faut que Jésus soit d’abord au pouvoir de Judas. Et il l’est.
Mais Jésus n’est pas seulement au pouvoir de Judas ; il est au pouvoir aussi des onze autres disciples ; mais seul Judas exerce ce pouvoir. En exerçant seul ce pouvoir, Judas considère que son pouvoir de livrer Jésus l’emporte sur celui des Onze autres disciples. Judas se comporte ainsi comme si Jésus était en son seul pouvoir, comme si Jésus n’était qu’à lui, et que pour lui. Judas, de fait, en livrant Jésus, agit comme si les onze autres n’existaient pas, et agit comme si Jésus n’était pas le Christ des Douze, mais seulement son Christ à lui ; et il en dispose en le livrant à des gens qui veulent le mettre à mort.

            Pourquoi Judas agit-il ainsi ? Nous n’avons pas beaucoup avancé sur cette question. Mais nous avons quelque chose entre les mains : nous pouvons considérer que Judas n’a pas supporté que Jésus fût le Christ des autres, des onze autres, voire de tous les autres, et, à cause de cela, il a préféré que Jésus fût détruit, raison pour laquelle il l’a livré. Cette hypothèse fait de Judas un jaloux… piste intéressante, que nous pouvons tenter d’étendre à ceux à qui Judas livra Jésus.
Jésus n’est pas un concurrent pour les Hauts Dignitaires du Temple, pas un concurrent seulement. Quel concurrent serait-il ? Comment cet homme, Jésus, avec douze disciples, ses enseignements et quelques miracles pourrait-il concurrencer le Temple, ses centaines de fonctionnaires, ses milliers de pèlerins, et la perpétuelle tradition du culte sacrificiel ? Ce qui se joue, entre Jésus et le Temple, c’est, dans un monde qui s’ouvre de plus en plus, rien moins que le devenir de la foi en Dieu. Temple, ou pas Temple ? Rituel unique, ou diversifié ? Prêtres sacrificateurs, ou prêtres commentateurs ? Lieu unique, Jérusalem, ou d’autres lieux, voire tout lieu ? Peuple unique, ou toutes les nations ?
Et bien, les dignitaires du Temple sont des jaloux ; pour eux, Dieu ne peut, Dieu ne doit, passer que par eux ; et si Dieu ne passe pas exclusivement par eux, mais passe par un autre messager, ils complotent contre ce messager, le livrent, le font mettre à mort…
Vous êtes tous des lecteurs de la Bible et je ne vais pas vous raconter la Passion de notre Seigneur Jésus Christ. J’ai bien dit notre Seigneur Jésus Christ. En Jésus Christ Dieu est allé chercher l’humanité entière pour en faire son peuple. Mais pour ce faire, il a fallu qu’un décloisonnement considérable ait lieu, une grande ouverture : il a fallu en quelque manière que Jésus cesse manifestement d’être le Christ d’un seul peuple pour devenir le Christ de l’humanité entière. Oui, il a fallu – verbe falloir – le même verbe que Jésus lui-même emploie lorsque (Marc 8,31), il déclare : « Il faut que le fils de l'homme souffre beaucoup, et qu'il soit rejeté des anciens et des principaux sacrificateurs et des scribes, et qu'il soit mis à mort, et qu'il ressuscite après trois jours. » 

            Au fond, c’est le fait d’avoir été livré par Judas aux grands prêtres et d’avoir été livré par les grands prêtres à la mort romaine de la croix, qui rend à la fin Jésus disponible comme Christ pour l’humanité entière.

            Mais, une fois que ceci est advenu, qu’est-ce qui empêche les êtres humains, les groupes humains, les Eglises… de reproduire ce processus d’appropriation du Christ ? Qu’est-ce qui peut empêcher les Eglises chrétiennes de se prétendre seule authentique Eglise, à l’exclusion de toutes les autres ? Voici deux pistes :
            (1) Dans notre texte, il est évidemment question de livrer Jésus, mais ça n’est pas tout. Jésus est livré – il l’est déjà – et dans le temps qu’il lui reste à passer avec ses disciples, Jésus, devançant Judas, se livre aussi. Il se livre corps et sang, il se livre tout entier dans ce dernier repas. Nous devons entendre littéralement que c’est le corps et le sang qui sont donnés, corps et sang du Christ, de sorte que chacun en aura une part propre, une part qui n’est qu’une fraction du tout. Il est ainsi erroné d’affirmer que Christ est tout entier présent dans chaque miette de pain, ou chaque gorgée de vin. La vérité est que chacun, avec ce qu’il reçoit, dans sa tradition ecclésiale, n’a jamais pour lui qu’un fragment vivant du corps du Christ, et que ce sont tous les fragments qui, tous ensemble, sont l’unique corps du Christ. C’est par jalousie que certains rendent impossible la communion mutuelle. Il n’y a de communion au corps du Christ que dans la reconnaissance que Jésus est Christ de tous les autres, peut-être même Christ de tous les autres avant moi. Prendre conscience de cela devrait empêcher tous les croyants de considérer que Christ est exclusivement en eux.
            (2) Jésus a été livré par Judas ; il ne vous viendrait pas à l’idée de dire que Jésus a été transmis par Judas. Pourtant, le verbe livrer qui apparaît si souvent dans notre texte, peut avoir un tout autre sens, et ce sens, c’est, justement, transmettre. Quelle différence entre livrer et transmettre ? Livrer, c’est pour que ça cesse ; transmettre, c’est pour que ça continue. Livrer, c’est pour que tout soit toujours pareil ; transmettre, c’est pour que ça change. Livrer, c’est par jalousie, transmettre, c’est par amour. Livrer, ça ramène la foi à n’être que des formules ; transmettre, cela produit que la foi soit de la parole. Livrer, c’est pour que la captivité s’impose ; transmettre, c’est pour la liberté. Livrer, c’est pour que le temps s’arrête ; transmettre, c’est pour que le temps courre jusque dans l’éternité. 

            Judas, donc, livra Jésus et, le livrant, le rendit disponible pour tout homme. Tout être humain peut donc le recevoir, et tout être humain peut le transmettre en transmettant la foi en Lui. C’est notre tâche. Puissions-nous l’accomplir, résolument, et humblement. Amen