dimanche 26 novembre 2017

Se faire tout à tous (1 Corinthiens 9,13-22)

C'est Saint Paul, tel que Martin Scorcese le représente dans La dernière tentation du Christ (1988). Je pense à cette représentation de Saint Paul, dont les propos dans ce film sont - il me semble - l'objet essentiel du scandale qui eut lieu. Invitation, si vous le prenez ainsi, à  revoir le film. Non pas seulement pour découvrir ce que Saint Paul dit, et que je ne répéterai pas ici, mais aussi pour ce film entier, et, justement cette tentation du Christ, la dernière, et la première, être autre chose, quelqu'un d'autre que, seulement, un passant, un simple passant... Harry Dean Stanton, qui jouait ce Saint Paul, est aussi le comédien qui, dans Paris, Texas (1984), incarnait un homme perdu, un simple passant que, peut-être, quelqu'un allait racheter.
1 Corinthiens 9
13 Ne savez-vous pas que ceux qui assurent le service du culte sont nourris par le temple, que ceux qui servent à l'autel ont part à ce qui est offert sur l'autel?
14 De même, le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile.
15 Mais moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits et je n'écris pas ces lignes pour les réclamer. Plutôt mourir!... Personne ne me ravira ce motif d'orgueil!
16 Car annoncer l'Évangile n'est pas un motif d'orgueil pour moi, c'est une nécessité qui s'impose à moi: malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile!
17 Si je le faisais de moi-même, j'aurais droit à un salaire; mais si j'y suis contraint, c'est une charge qui m'est confiée.
18 Quel est donc mon salaire? C'est d'offrir gratuitement l'Évangile que j'annonce, sans user des droits que cet Évangile me confère.
19 Oui, libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre.
20 J'ai été avec les Juifs comme un Juif, pour gagner les Juifs, avec ceux qui sont assujettis à la loi, comme si je l'étais - alors que moi-même je ne le suis pas - , pour gagner ceux qui sont assujettis à la loi;
21 avec ceux qui sont sans loi, comme si j'étais sans loi - alors que je ne suis pas sans loi de Dieu, puisque Christ est ma loi - , pour gagner ceux qui sont sans loi.
22 J'ai partagé la faiblesse des faibles, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns.
23 Et tout cela, je le fais à cause de l'Évangile, afin d'y avoir part.

Prédication :
            « Je me suis fait tout à tous, pour en sauver sûrement quelques-uns », nous venons de lire ce verset, nous l’avons lu aussi d’ailleurs la semaine dernière – le même texte. Mais, parfois, les réflexions d’une semaine – et le sermon qui s’ensuit – laissent de côté quelque chose qui, plus tard, semble important. Nous sommes alors ramenés au texte… et le texte ne nous lâche plus, pas d’avantage que ne nous lâchent certains de nos interlocuteurs.
            « Se faire tout à tous… qu’est-ce que cela signifie ? »

Nous avons, quelques chapitres plus loin, dans la même épître de Paul, un verset qui présente presque la même expression – en langue grecque – et qui dit ceci : « Et quand toutes choses (auront été soumise au Fils), alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis, pour que Dieu soit tout en tous. » (1 Corinthiens 15,28)
C’est ainsi que Paul imagine la pleine manifestation de la royauté du Fils, lors du renouvellement de toutes choses : Dieu sera tout en tous. Ce sont, en grec, les mêmes mots, aux mêmes cas, que « se faire tout à tous ». Que Dieu soit un jour tout en tous est une intuition que le prophète Jérémie a eue bien longtemps avant Paul.
Jérémie le prophète constaté le désastre que les Babyloniens ont infligé à la Judée. Il a constaté aussi le désastre que les Judéens, les princes, les partis de Jérusalem, se sont infligé à eux-mêmes, chaque parti invoquant Dieu pour son propre compte, chaque parti haïssant, et mettant à mort parfois les prophètes de l’autre parti… Il a constaté un déliquescence, et a imaginé un renouvellement de l’Alliance. Le renouvellement de l’Alliance que Jérémie imagine est celui-ci : « 33 (…) - oracle du SEIGNEUR : je déposerai mes directives (ma Torah, ma Loi) au fond d'eux-mêmes, les inscrivant dans leur être ; je deviendrai Dieu-pour-eux, et eux, ils deviendront un peuple-pour-moi. 34 Ils ne s'instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant: «Apprenez à connaître le SEIGNEUR», car ils me connaîtront tous, petits et grands - oracle du SEIGNEUR. » (Jérémie 31).
Dieu donc, dans cette nouvelle Alliance que Jérémie imagine, se donne entièrement à chaque être humain, donne sa Loi, sa réalité humaine, sa vie, à chaque être humain. De sorte que la Loi de Dieu, amour de Dieu et l’amour du prochain, seront tout entiers pleinement intégrés, pleinement mis en œuvre, par chaque être humain. 

Sauf que, lorsque nous parlons de Jérémie, c’est Dieu qui sera tout en tous. Notre interrogation porte sur Paul. Paul écrit : « Je me suis fait tout à tous… » Après avoir médité sur Jérémie et la forme nouvelle de l’Alliance, nous pouvons maintenant méditer sur la relation de Paul avec les Corinthiens. Paul a tout donné de lui-même, ses certitudes, ses doutes, sa foi en Christ, son idée de liberté. Il a tout donné. A Corinthe, il y avait, dans la communauté chrétienne, des gens instruits et des gens sans instruction, des riches et des pauvres, des gens d’origine grecque ou païenne, et d’autres d’origine juive, des gens pétris de certitudes et d’autres rongés par le doute… Paul s’est adressé à chacune et chacun à son propre niveau, dans sa propre situation, avec ses propres mots, dans le plus profond respect pour dire…
Pour dire quoi ? Pour dire à chacun ce que chacun avait envie d’entendre ? Que Dieu l’aime tel qu’il est, etc. ? Certainement pas ! Pour dire à chacun l’Evangile. Mais quoi, l’Evangile ? La grâce divine que Dieu fait en Christ à l’humanité tout entière ? Soit… mais infiniment plus. L’annonce gratuite de cette grâce, qui n’appelle aucune rétribution de celui qui l’annonce, et qui appelle celui qui la reçoit à une gratuite mise à disposition de soi pour tous. Qui appelle à ne pas prendre sa propre parole pour la Parole divine, sa propre situation pour un exemple, son propre malaise pour un drame cosmique… qui appelle à ne pas prendre sa propre manière de célébrer pour la seule qui plaise à Dieu… qui appelle à écouter, et à interpeler s’il le faut, à consoler s’il le faut, toujours au nom de Dieu, jamais deux fois de la même manière, dans chaque situation.
Annoncer l’Evangile et se faire gratuitement serviteur non pas de tous, mais de chacune et chacun, c’est une seule et même chose pour Paul. Il se fait tout entier à tous, il se consacre, tout entier, chaque fois, à chacun et à tous.

Mais ça n’est pas tout. Lisons encore : « Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns. » Voilà… Paul annonce gratuitement l’Evangile, il n’exige aucune rétribution, il se fait tout à tous, mais il semble toutefois qu’il ait un but : en sauver quelques-uns.
C’est étonnant, d’ailleurs, que dans un premier temps, Paul espère en gagner le plus grand nombre (v.19), et qu’il espère un peu plus tard en sauver seulement quelques-uns (v.22). La prédication d’un prédicateur comme Paul devait effectivement, généreuse, gratuite, ouverte, peut-être, gagner des foules mais, sur le fond, s’agissant de l’exigence radicale du don total et gratuit de soi, qui – semble-t-il pour Paul – correspond au salut, c’est une toute autre affaire. Seuls quelques-uns se feront tout à tous, seuls quelques-uns suivront le chemin le plus aride, le plus difficile. Seuls quelques-uns se feront solitaires, voyageurs, écrivains de lettres. Rares sont ceux qui consentiront pour eux-mêmes totalement à l’extrême faiblesse de l’Evangile. Et je crois que même un serviteur de Dieu de la trempe de Paul aimerait bien être certain qu’il ne prêche pas totalement pour rien, totalement dans le désert…
Mais qu’en sait-il au fond, lui qui n’est qu’un écrivain qui ne sait même pas ce que ses lettres deviennent ? 

« Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns » Nous ne pouvons pas en vouloir à Paul de ce qui est, peut-être, un moment de faiblesse, un reste de prétention ou un léger manque de foi. Nous ne valons guère mieux que lui, nous sommes vis-à-vis de Paul dans une infinie reconnaissance. Il n’aurait exigé de nous aucune rétribution. Et il continue de nous tourmenter, d’interroger notre foi, de nous annoncer l’Evangile dans toute sa radicalité.
Nous revenons encore un instant au texte grec. Est-ce vraiment écrit « sûrement » ? Ce pourrait-être « du moins »… pour en sauver du moins quelques-uns. C'est-à-dire, peut-être quelques-uns… Voyez-vous, Paul n’est peut-être pas si certain que cela d’en sauver quelques-uns. Le traducteur, lui, semble plus certain que Paul. Alors, qui manque de foi ? Paul, son traducteur, ou nous-mêmes ?

Sœurs et frères, quoi qu’il en soit de Paul, souvenons-nous que Christ seul est notre salut. Aspirons à être gratuitement serviteurs les uns des autres. Demandons à notre Seigneur de faire grandir en nous la foi. Amen
Et que si c'est pas sûr c'est quand même peut-être...

dimanche 19 novembre 2017

Autant que j'y ai part j'annonce l'Evangile (1 Corinthiens 9,13-27)

Paul, apôtre, écrivant. Il ne faut jamais oublier que Paul nous est connu par ses lettres. Et qu'une lettre, on la reçoit, et on en fait ce qu'on veut... La lire, ou pas, la jeter au panier, et, parfois, l'ayant lue, chiffonnée, jetée... on va la rechercher dans le panier, et on la lit... pour de vrai, pour de sûr.
1 Corinthiens 9
13 Ne savez-vous pas que ceux qui assurent le service du culte sont nourris par le temple, que ceux qui servent à l'autel ont part à ce qui est offert sur l'autel?
14 De même, le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile.
15 Mais moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits et je n'écris pas ces lignes pour les réclamer. Plutôt mourir!... Personne ne me ravira ce motif d'orgueil!
16 Car annoncer l'Évangile n'est pas un motif d'orgueil pour moi, c'est une nécessité qui s'impose à moi: malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile!
17 Si je le faisais de moi-même, j'aurais droit à un salaire; mais si j'y suis contraint, c'est une charge qui m'est confiée.
18 Quel est donc mon salaire? C'est d'offrir gratuitement l'Évangile que j'annonce, sans user des droits que cet Évangile me confère.
19 Oui, libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre.
20 J'ai été avec les Juifs comme un Juif, pour gagner les Juifs, avec ceux qui sont assujettis à la loi, comme si je l'étais - alors que moi-même je ne le suis pas - , pour gagner ceux qui sont assujettis à la loi;
21 avec ceux qui sont sans loi, comme si j'étais sans loi - alors que je ne suis pas sans loi de Dieu, puisque Christ est ma loi - , pour gagner ceux qui sont sans loi.
22 J'ai partagé la faiblesse des faibles, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns.
23 Et tout cela, je le fais à cause de l'Évangile, afin d'y avoir part.
24 Ne savez-vous pas que les coureurs, dans le stade, courent tous, mais qu'un seul gagne le prix? Courez donc de manière à le remporter.
25 Tous les athlètes s'imposent une ascèse rigoureuse; eux, c'est pour une couronne périssable, nous, pour une couronne impérissable.
26 Moi donc, je cours ainsi: je ne vais pas à l'aveuglette; et je boxe ainsi: je ne frappe pas dans le vide.

27 Mais je traite durement mon corps et le tiens assujetti, de peur qu'après avoir proclamé le message aux autres, je ne sois moi-même éliminé.

Prédication :

                Dans ces quelques versets, il y a un petit mot qui ne cesse de revenir – un petit mot grec qui revient sous une forme ou sous une autre – et qui marque – le plus souvent – la finalité de ce qu’on fait. Précisons : je dois passer à la pompe pour que mon véhicule puisse continuer à rouler. Pour que… c’est assez simple, et c’est le commencement de notre méditation.
            Nous lisons, sous la plume de Paul : « Les athlètes s’imposent un entraînement – une ascèse rigoureuse – pour gagner la médaille. » ; la finalité  de l’entraînement des athlètes est clairement définie : gagner la médaille ; « je me suis fait l’esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre. », la finalité de l’action de Paul est d’en gagner le plus grand nombre ; « tout cela je le fais à cause de l’Evangile,  pour y avoir part », dit Paul… mais à ce moment, nous marquons un temps d’arrêt.

            Paul, donc, si nous lisons bien, fait tout ce qu’il fait, certes à cause de l’Evangile – il a été touché par l’Evangile – il entend vivre de l’Evangile – mais aussi pour y avoir part. Pour avoir part à quoi ? A l’Evangile ? Cela semble être le sens de la phrase. Mais avoir part à l’Evangile, qu’est-ce que cela signifie ?
            Puisqu’il apparaît l’image d’athlètes, de compétition, de prix et d’élimination, nous allons imaginer un instant qu’avoir part à l’Evangile, c’est, à la fin du parcours, remporter un prix, et qu’au contraire, ne pas avoir part à l’Evangile, c’est être éliminé... ou exclu. L’idée d’avoir part à l’Evangile et l’idée du salut comme récompense des mérites semblent ici se correspondre parfaitement. Nous annonçons l’Evangile pour – c'est-à-dire dans le but d’ – être sauvé… Mais ceci vient heurter une idée qui est très bien formulée dans l’épître aux Ephésiens – que Luther a redécouverte et magnifiquement défendue – qu’il n’en est pas ainsi. Le salut ne peut pas être un but à atteindre, car « c’est par grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi, cela ne vient pas de vous, c’est un don de Dieu » (Ephésiens 2,8). Nous ne pouvons donc pas maintenir bien longtemps d’idée que c’est pour obtenir une récompense – qui serait le salut – que Paul annonce l’Evangile, se fait tout à tous, etc..
            Paul le premier a protesté – avant Luther évidemment – contre une théologie des œuvres et des mérites, ce qui n’a pas empêché cette théologie d’avoir un grand succès. L’antiquité tardive, avec Pélage – et Saint Augustin pour le contredire – et le moyen âge européen sont pétris de théologie des œuvres et des mérites. Et il n’est pas discutable que notre temps le soit aussi. D’ailleurs, tant que le monde sera monde, les humains inventeront des dieux qui les sauveront selon leurs mérites, et ils croiront en eux, s’imagineront que par quelque action d’éclat qu’ils appelleront témoignage ou martyre, ils s’en mériteront les faveurs…
Au moyen âge, l’Eglise rassurait les fidèles avec les dévotions, les pèlerinages et les indulgences. Martin Luther et les Réformateurs ont contesté les indulgences et le pouvoir exorbitant de l’Eglise, ce qui a embêté beaucoup d’hommes d’Eglise : leur pouvoir a été considérablement amoindri. Mais cette contestation doit aussi embêter certains traducteurs d’aujourd’hui, dont celui dont nous lisons la traduction : presque toute sa traduction est marquée par le pour, par la finalité, et donc par un puissant fumet de rétribution…
Retenons à la suite de Paul – et de Martin Luther – que nous ne pouvons pas soutenir l’idée qu’avoir part à l’Evangile c’est être rétribué dans l’au-delà pour de bonnes actions.

            Mais qu’est-ce que Paul alors a voulu dire ? Le grec – car Paul s’exprime en langue grecque – connaît un même petit mot pour dire deux choses bien différentes : j’annonce l’Evangile pour (afin de) avoir part à l’Evangile et j’annonce l’Evangile tout autant que j’ai part à l’Evangile.

            Nous avons exploré le pour, explorons maintenant tout autant que. J’annonce l’Evangile, tout autant que j’y ai part. Avoir part à l’Evangile et annoncer l’Evangile se correspondraient donc ? Paul a reçu l’Evangile, et l’Evangile l’a transformé. Lorsque Paul dit « malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile » (v.17), il ne parle pas de l’Evangile comme d’un ensemble de convictions et d’opinions qu’il s’agirait de répandre partout. L’Evangile n’est pas un ensemble de convictions et d’opinions qu’il s’agit de répandre partout. Paul parle bien plutôt de lui-même, saisi et transformé, libéré de toute Loi, libre parce qu’il appartient à Christ, et qui se fait serviteur, se fait tout à tous, dans la perspective justement de leur libération, de leur transformation, avec l’espérance qu’un jour peut-être ils appartiennent eux aussi à Christ. Annoncer l’Evangile, dans ce sens, ce n’est pas une opinion qu’il défend, mais une manière d’être, de vivre et de parler qu’il pratique, qu’il cultive et qu’il promeut. « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile », cela signifie que si sa manière d’être n’est pas liberté personnelle et service de tous, ce n’est pas d’Evangile qu’il s’agit. Ainsi Paul annonce l’Evangile tout autant qu’il a part à l’Evangile : il l’a reçu, le partage et le reçoit. Annoncer l’Evangile n’est donc plus pour Paul quelque chose qu’il doit ou devrait faire, mais quelque chose qu’il ne peut pas ne pas faire, qui est pour lui presque comme une nature : sa vie et l’annonce de l’Evangile se correspondent, tout comme il dira, dans une formule limpide – et extraordinairement audacieuse – « ce n’est plus moi qui vit, c’est Christ qui vit en moi » (Galates 2,20)…           

Mais est-ce si facile et si simple ? Paul lui-même semble hésiter sur la portée de ce qu’il avance. Il semble même reprendre un peu ce qu’il a dit. « Moi-même, je tiens mon corps en bride, pour quede peur qu’après avoir proclamé aux autres je ne sois pas, moi-même, indigne » (v.27). Il laisse bien entendre que celui qui annonce l’Evangile pourrait, sous certaines conditions, en être éliminé. Comme si la grâce de Dieu, et le salut gratuit, une fois pour toutes donnés, pouvaient être repris par Dieu lui-même... Paul n’aurait-il pas foi en Dieu ?
Il faudrait beaucoup d’audace pour oser affirmer que Paul n’a pas foi en Dieu. Paul a foi en Dieu et Paul, qui vit de l’Evangile, annonce l’Evangile. Son unique salaire pour l’annonce de l’Evangile est encore l’Evangile. Il envoie une lettre, et il ne sait absolument pas si quelqu’un lira, entendra et répondra. La situation de Paul est celle-ci : à la gratuité absolue de l’annonce de l’Evangile correspond la solitude absolue de l’évangéliste. La foi de Paul est bien la foi seule. Mais vivre ainsi par la foi seule, est-ce supportable, est-ce même possible ? Paul croit, disons-le encore… et Paul aussi espère que sa foi sera une foi partagée. Ainsi pouvons-nous dire – de nouveau mais autrement – que s’il annonce l’Evangile, c’est afin d’y avoir part. Paul espère que d’autres que lui seront saisis et transformés par l’Evangile. Paul espère pour lui-même que sa foi devienne celle d’une communauté.

Mais imposera-t-il  sa foi ? Exigera-t-il – comme tant de gens maintenant – la reconnaissance, l’acquiescement, voire des applaudissements ? Paul n’exigera jamais rien. Paul – ne l’oublions jamais – n’est qu’un épistolier, un homme qui écrit des lettres. Sa lettre nous parvient et, même canonique, elle n’est qu’une lettre, à peine plus qu’un prospectus, elle est une faible proposition, une insistante invitation… Qu’on peut simplement jeter, justement comme un prospectus. Mais on peut aussi la lire, la méditer, et recevoir ce qu’elle enseigne, choisir d’y répondre et d’en répondre, choisir l’Evangile.

Puissions-nous répondre. Puissions-nous laisser l’Evangile nous saisir, puissions-nous avoir part à l’Evangile. Puissions-nous nous faire tout à tous. Que Dieu nous soit en aide.  Amen

dimanche 5 novembre 2017

Nous et les autres (Matthieu 23,1-11)


C'était le 7 janvier 2015. Ceci n'est donc pas un anniversaire... Je me demande parfois combien de temps il faut à un mouvement qui dure - comme la Réforme - pour avoir à la fin chaque jour un anniversaire à fêter et pour arriver à ne vivre que de commémorations étrangères à son véritable objet. Au train où vont les choses, nous aurons bientôt chaque jour à commémorer un attentat... Les menaces sur Charlie Hebdo sont de retour. 
Matthieu 23
1 Alors Jésus s'adressa aux foules et à ses disciples:
2 «Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse:
3 faites donc et gardez tout ce qu'ils peuvent vous dire, mais ne faites pas ce qu’ils font, car ils disent et ne font pas.
4 Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu'eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt.
5 Toutes leurs œuvres, ils les font pour se montrer aux hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges.
6 Ils aiment à occuper les premières places dans les dîners et les premiers sièges dans les synagogues,
7 à être salués sur les places publiques et à s'entendre appeler ‹Maître› par les hommes.
8 Pour vous, ne vous faites pas appeler ‹Maître›, car vous n'avez qu'un seul Maître et vous êtes tous frères.
9 N'appelez personne sur la terre votre ‹Père›, car vous n'en avez qu'un seul, le Père céleste.
10 Ne vous faites pas non plus appeler ‹Guides›, car vous n'avez qu'un seul Guide, le Christ.

11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur.
Prédication :
Dénoncer les agissements et les incohérences des scribes et des Pharisiens, c’est assurément ce que Jésus fait dans ce chapitre, et il ira jusqu’à les maudire. Mais pour autant, nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette simple perspective. L’objectif de Jésus n’est certainement pas de démontrer à quel point ses détracteurs, scribes et Pharisiens, sont de méchantes gens, ce que tout le monde sait, mais bien plutôt de faire s’interroger l’auditeur sur le croyant qu’il entend être, et ses disciples  sur cette communauté qu’ils entendent constituer. Ainsi, comme nous allons le voir, c’est un paysage assez complet qui est ici dressé.

Il y a une institution, c'est-à-dire des structures plutôt pérennes, et des gens qui habitent ces structures, mis en place par d’autres gens, depuis longtemps. Jésus le rappelle, ne le nie pas, ne cherche même pas à le contester. Il est un être humain auquel d’autres êtres humain, nés avant lui, ont enseigné ce qu’eux-mêmes avaient reçu de ceux qui étaient venus avant eux. Rien n’est jamais pour personne  directement tombé du ciel.
L’institution, du temps de Jésus, prend plusieurs visages. Il y a le Temple de Jérusalem et tout ce qui tourne autour du Temple, mais aussi, dans notre extrait, « la chaire de Moïse », c'est-à-dire un héritage fort ancien – qui remonte à Moïse, dira-t-on pour faire simple – que deux groupes de gens, scribes et Pharisiens, ont pour mission de transmettre. Les scribes ont pour mission de transmettre sans le transformer ce qui est écrit, on appelait cela Torah écrite ;  les Pharisiens ont pour mission de transmettre et d’enrichir un patrimoine non écrit à l’époque, mais tout aussi important, qu’on appelait Torah orale !
Notez bien que Jésus ne conteste en aucun cas la fonction institutionnelle des scribes et des Pharisiens ! 

Cette Torah, orale et écrite, il faut la mettre en œuvre, et il y a de multiples manières de le faire. Jésus ne se prononce aucunement sur telle ou telle manière de faire, c'est-à-dire qu’il ne se prononce aucunement sur la diversité du judaïsme de son temps (qui était fort diversifié !), pas d’avantage qu’il ne se prononce a priori sur la diversité des Eglises chrétienne d’aujourd’hui... Quelle pratique, quelle manière de faire est la bonne ? Il y a, pour un même texte, des milliers de pratiques possibles et toutes évidemment ne se valent pas.
Ce que Jésus reproche  aux scribes et aux Pharisiens n’est pas telle ou telle manière de faire qui leur serait propre ; il leur reproche de ne rien faire.
Tenons donc pour essentiel que l’auditeur, le disciple de Jésus, n’a pas à se demander si ce qu’il fait – ni si ce que font les ‘autres’ – est littéralement conforme au texte – Jésus lui-même ne le fait pas. Le disciple de Jésus a juste à se demander s’il fait quelque chose qui soit en relation avec le texte, avec la Bible.

Nous faisons quelque chose, ne serait-ce qu’en venant au culte ce matin, mais nous n’allons pas en rester à cela. Nous pouvons évaluer cette chose que nous faisons, et toutes les autres, ainsi que notre rapport avec ces choses, en examinant les trois interdictions que Jésus formule dans notre texte.

  1. « Ne vous faites pas appeler Rabbi… » – maître ou professeur
Bien sûr, le titre de Rabbi existe, ceux de professeur ou maître aussi. Ils sont en usage dans les synagogues et autres lieux d’enseignement, marque de politesse et de reconnaissance envers qui, d’un point de vue académique, vous a précédé. Et Jésus n’a rien contre cela… on est toujours à un moment de sa vie le maître, le professeur ou le rabbin de quelqu’un, ne serait-ce que lorsqu’on enseigne à ses propres enfants la bicyclette ou les tables de multiplication. Mais cela ne peut avoir qu’un temps, et cela ne consacre aucunement une dignité supérieure que tout le monde devrait reconnaître et devant laquelle chacun devrait s’incliner.
« Ne vous faites pas appeler Rabbi » pourrait tout aussi bien se dire « Tu n’exigeras pas qu’on se prosterne devant toi », ou encore « Tu ne regarderas pas les gens de haut ».
   
  1. « N’appelez personne sur terre votre ‘Père’ »
Le titre de Père existe aussi, et il n’y a pas de mal à appeler ‘Père’ un prêtre catholique romain. Il faut ici penser plutôt au père proche-oriental et à son autorité familiale et tribale, et aussi au Père du Notre Père, celui dont notre foi nous enseigne que nous dépendons radicalement de Lui pour toutes choses et que c’est de Lui que nous recevons ce qui est essentiel.
Aussi bien, ce que Jésus commande ici aux foules et à ses disciples est en rapport avec la 3ème tentation dans l’évangile de Matthieu : « Tout ce pouvoir et toute cette gloire, tu les auras si tu te prosternes et si tu m’adores… » Et bien ici, comme en écho, Jésus enseigne : « Tu ne te prosterneras devant personne, tu ne t’inclineras devant personne, tu ne regarderas personne de bas en haut avec pour idée d’obtenir un pouvoir ou une gratification... »

  1. « Ne vous faites pas appeler ‘guide’ »
Puisque Jésus n’a pas condamné a priori la diversité des Judaïsmes de son temps, et puisqu’il a enseigné à ne regarder personne de haut, et à ne regarder personne non plus ‘d’en-dessous’, cette dernière recommandation est comme une suite logique.
Qui, sur le chemin qui est le sien, peut prétendre que son propre chemin est le seul chemin ? Et qui peut se poser en guide de ses semblables pour dire à chacun ‘voici le chemin que tu dois suivre’ ? Personne… Il peut arriver que, cheminant, l’on soit appelé à donner une indication à quelqu’un qui sollicite, mais nul ne peut se prétendre guide de ses semblables.
Ainsi le conflit entre Jésus et les scribes et Pharisiens n’est pas intéressant en tant que tel ; il est intéressant parce qu’il permet une réflexion personnelle, une réflexion communautaire, une réflexion œcuménique, et peut-être même une réflexion interreligieuse… Cette réflexion dépasse totalement les questions doctrinales, les questions liées à la manière de faire propre à chaque dénomination, pour se concentrer sur la question de la foi en Dieu et de la fraternité.
Il n’y a pas de foi en Dieu sans une fraternelle et réciproque égalité de dignité, pas de foi en Dieu là où l’on cherche à dominer, pas de foi en Dieu là où l’obéissance est malsaine, pas de foi en Dieu là où l’on prétend qu’il n’y a qu’un seul et unique chemin...
Il y a foi en Dieu là où les uns et les autres sont au service les uns des autres, chacun suivant le Christ selon l’appel qu’il a personnellement reçu, et tous ensemble se reconnaissant enfants du même Père. Puissions choisir de vivre ainsi. Amen