samedi 25 novembre 2023

Mais qui donc sera sauvé ? Et de quoi, et comment ? (Matthieu 25,31-46)

Matthieu 25 et d'autres textes au fil de la méditation

25:31 Lorsque le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, avec tous les anges, il s'assiéra sur le trône de sa gloire.

25:32 Toutes les nations seront assemblées devant lui. Il séparera les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs;

25:33 et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche.

25:34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite: Venez, vous qui êtes bénis de mon Père; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde.

25:35 Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli;

25:36 j'étais nu, et vous m'avez vêtu; j'étais malade, et vous m'avez visité; j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi.

25:37 Les justes lui répondront: Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim, et t'avons-nous donné à manger; ou avoir soif, et t'avons-nous donné à boire?

25:38 Quand t'avons-nous vu étranger, et t'avons-nous recueilli; ou nu, et t'avons-nous vêtu?

25:39 Quand t'avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes-nous allés vers toi?

25:40 Et le roi leur répondra: Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites.

25:41 Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche: Retirez-vous de moi, maudits; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges.

25:42 Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire;

25:43 j'étais étranger, et vous ne m'avez pas recueilli; j'étais nu, et vous ne m'avez pas vêtu; j'étais malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité.

25:44 Ils répondront aussi: Seigneur, quand t'avons-nous vu ayant faim, ou ayant soif, ou étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et ne t'avons-nous pas assisté?

25:45 Et il leur répondra: Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous n'avez pas fait ces choses à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous ne les avez pas faites.

25:46 Et ceux-ci iront au châtiment éternel, mais les justes à la vie éternelle.


Méditation : 

  • Je voudrais vous raconter une histoire qui date de l’époque où j’étais aumônier à l’hôpital. On m’appela un jour pour rendre visite à un homme très agressif, très en colère. Dans ces cas-là, si j’étais sur le site de l’hôpital, on m’appelait. L’aumônier arrivait, mesurait presque deux mètres ; et j’étais à l’époque bien plus baraqué qu’aujourd’hui… ça tranquillisait le patient. Le patient était furieux, et bien que furieux il commença à me raconter pourquoi : une personne qu’il avait aidée, des années plus tôt – c’était pendant la guerre – lorsque aider pouvait signifier « sauver la vie »… une personne donc à laquelle il avait sauvé la vie – il avait soustrait cette personne à une rafle, 16-17 juillet 1942 – et il n’était pas du tout resté en lien avec cette personne… or, des années plus tard, cette personne, ayant appris qu’il était gravement malade, était allée le voir à l’hôpital et l’avait remercié.
  • Vous vous dites que, pour une vie sauvée – la vôtre – vous remerciez votre sauveur. Et bien, là, le sauveur était furieux, dans une grande colère, dans une grande rage à cause de ces remerciements. Il avait renvoyé son visiteur, et renvoyé les soignants, et le médecin, et le plateau repas, et les perfusions… On appella l’aumônier…
  • Cet homme-là, l’aumônier baraqué, ça l’avait calmé juste quelques secondes, juste le temps de ne pas se faire jeter ; l’entretien qui suivit avait été fort difficile, très bruyant et long : apaisement à la fin, sous la forme d’une espèce de  match nul.
  • Le patient apostrophe l’aumônier : « Et vous, d’abord, pourquoi faites-vous ça ? »
  • L’aumônier demande au patient : « Pourquoi avez-vous fait ça ? »
  • Silence, et esquisse d’un vague sourire. « En tout cas pas pour le merci. » Et il avait fini ainsi : « Dites-leur de venir… Ils veulent me soigner. »

 

  • Dans notre unique entretien, il n’a jamais répondu à la question : « Pourquoi ? » Beaucoup de ses phrases commençaient par « Je ne l’ai pas fait pour… » Et il ne l’avait pas fait pour le merci, ni pour la gloire, ni pour la pension, ni pour la beauté du geste. Et il avait même osé me dire qu’il ne l’avait pas fait non plus pour sauver une vie. Mais dire jusqu’au bout qu’il ne l’avait pas fait pour ceci ou pour cela laissait entière la question du pourquoi il l’avait fait. Il y avait en lui une opacité fondatrice : son acte avait été sans pourquoi, totalement déraisonnable, un acte dangereux, un acte d’une pureté absolue et surtout son acte ne supportait aucune reconnaissance.

 

  • Je laisse là cette histoire, je laisse là cet entretien qui reste, des années après, comme une question pour moi-même. Cette question vient et revient toujours.  Via Matthieu 25, via le 7ème chapitre du prophète Jérémie, via le 1er chapitre d’Esaïe, etc. la forme d’une unique question : « Pourquoi faites-vous cela ? » Méditation sur le Diaconat aussi.

 

  • Est-ce parce qu’il y a une interpellation, un impératif et une malédiction ? C’est ce que suggèreraient les versets d’Esaïe. Il est nécessaire d’agir avec justice, avec générosité, en faveur des faibles et des pauvres, parce qu’il y a une interpellation : « Pourquoi aidez-vous le petit ? », parce qu’il y a un impératif : « Apprenez à faire le bien ! » et parce qu’il y a une malédiction : « Malheur à vous… » Autrement dit, l’agir juste, l’agir moral… est nécessaire à notre – à mon – salut.

 

  • Oui… très bien… mais nous appartenons à une tradition religieuse qui ne s’est jamais contentée de cela. Respectueux, voire pieux, justes et sauvés ? Notre tradition ne s’est jamais contentée d’une norme que Dieu aurait donnée à l’homme, que l’homme devrait respecter, et dont Dieu serait le comptable. Elle ne s’en est jamais contentée d’une telle norme parce qu’elle a depuis toujours repéré que cette comptabilité religieuse et morale est à la racine du tout meurtre. Caïn et Abel sont très pieux tous les deux, chacun à sa manière, irréprochables tous les deux, mais avec une réussite différente, et cette simple différence va engendrer un meurtre…
  • Cette tradition dont nous avons hérité a placé en son principe « Tu le serviras lui seul… ». Tu serviras Dieu seul, non pas la piété, non pas le pauvre, non pas la morale : Dieu seul tu serviras. Ce qui n’exclut naturellement ni la piété, ni le service du pauvre, ni la morale. Mais les pose comme relativité, et comme possibilité... Comme souhaitables, comme impossibles. L’unité de Dieu seul rend impossible le service de Dieu seul, car l’unité n’existe qu’en Dieu. Nous ne sommes pas un, ni entre nous, ni en nous.

 

  • Si bien que, lorsque le faible, le petit… est sur notre chemin, une fois nous passons sans nous arrêter, et une autre fois nous nous arrêtons. Ce dont Matthieu l’évangéliste parle lorsqu’il énonce « chaque fois que vous l’avez fait… » ou « chaque fois que vous ne l’avez pas fait… » Bien des fois nous le faisons. Tant mieux, nous sommes tous sauvés. Bien d’autres fois nous ne le faisons pas. Est-ce tant pis ? Sommes-nous tous condamnés ?
  • Le service de Dieu seul, et le service exclusif, total, absolu… du prochain sont également impossibles.

 

  • Alors, imposer aux croyants une damnation certaine du fait d’un devoir impossible ? Nyet !
  • Allons-nous au contraire supprimer tout engagement et ne conserver que la piété (nous sauverions au moins Dieu…) ? Non plus, une mystique sans engagement est seulement du baratin.
  • Allons-nous seulement supprimer toute référence à Dieu au profit d’un engagement strictement moral – au sens utilitaire ? Non. (L’humanité elle-même n’y trouve pas son compte ; et une société strictement égalitaire et strictement utilitaire n’est pas viable ; elle produit de la hiérarchie et elle produit de la violence.

 

  • Nous n’allons pouvoir maintenir que ceci, le maintenir, le proclamer et l’espérer : une attention agissante, pertinente, sans connaissance d’elle-même, sans pourquoi et sans calcul. Et, lorsqu’elle advient – parce que nous sommes capables qu’advienne ceci, nous la nommons « agir de Dieu en nous, par nous et pour le monde ». 

 

  • Et cet agir, parce qu’il advient, est si discret que seulement celui qui en est bénéficiaire le saura. Celui qui a agi ? Il ne le sait pas… il le découvrira « à la fin ». Et le texte nous signale que celui qui a agi est là dans l’insouciance, dans l’ignorance même de son acte.
  • Et ainsi, le texte n’a aucunement pour but de délivrer un savoir sur ce qui doit être fait et sur les raisons pour les quelles cela doit être fait. A la fin de la lecture, ni l’obligation ni la condamnation ne triomphent. Dieu seul sait… Pour nous, il suffit qu’advienne la vie, sans savoir, sans devoir.
  • Pour ce qui nous concerne, pour ce qui est à notre portée, ceci seulement : avec ce qu’il peut, l’un vient au secours d’un autre qui ne peut pas. Le Diaconat, bien entendu, et aussi en de multiples autres lieux. Une attention décisive qui fait le choix de la vie.

samedi 18 novembre 2023

Comment entrer dans le Royaume des cieux (Matthieu 25,14-30)

Matthieu 25

14 «En effet, il en va comme d'un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens.

 15 À l'un il remit cinq talents, à un autre deux, à un autre un seul, à chacun selon ses capacités; puis il partit. Aussitôt

 16 celui qui avait reçu les cinq talents s'en alla les faire valoir et en gagna cinq autres.

 17 De même celui des deux talents en gagna deux autres.

 18 Mais celui qui n'en avait reçu qu'un s'en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l'argent de son maître.

 19 Longtemps après, arrive le maître de ces serviteurs, et il règle ses comptes avec eux.

 20 Celui qui avait reçu les cinq talents s'avança et en présenta cinq autres, en disant: ‹Maître, tu m'avais confié cinq talents; voici cinq autres talents que j'ai gagnés.›

 21 Son maître lui dit: ‹C'est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t'établirai; viens te réjouir avec ton maître.›

 22 Celui des deux talents s'avança à son tour et dit: ‹Maître, tu m'avais confié deux talents; voici deux autres talents que j'ai gagnés.›

 23 Son maître lui dit: ‹C'est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t'établirai; viens te réjouir avec ton maître.›

 24 S'avançant à son tour, celui qui avait reçu un seul talent dit: ‹Maître, je savais que tu es un homme dur: tu moissonnes où tu n'as pas semé, tu ramasses où tu n'as pas répandu;

 25 par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre: le voici, tu as ton bien.›

 26 Mais son maître lui répondit: ‹Mauvais serviteur, timoré! Tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé et que je ramasse où je n'ai rien répandu.

 27 Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers: à mon retour, j'aurais recouvré mon bien avec un intérêt.

 28 Retirez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents.

 29 Car à tout homme qui a, l'on donnera et il sera dans la surabondance; mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré.

 30 Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres du dehors: là seront les pleurs et les grincements de dents.›

Prédication : 

            A ces quelques versets, nous allons rajouter ceci : « Veillez donc, puisque vous ne connaissez ni le jour, ni l’heure ». C’est aussi dans le 25ème chapitre de Matthieu, une histoire de 10 belles jeunes femmes qui attendaient un certain moment des noces, presque le plus important, l’arrivée du mari. Elles devaient, pendant ce temps, tenir chacune une lampe allumée. Faute de pouvoir présenter des lampes allumées, cinq de ces jeunes filles furent méchamment rejetées, les cinq autres furent admises, élues…

            Veillez, énonce Jésus, puisque vous ne connaissez ni le jour ni l’heure. Et il s’agit d’une parabole du règne des cieux. De ces paraboles nous avons pas mal parlé ces  derniers mois. Et il ne s’agit pas, il ne s’agit jamais de modes d’emploi comparatifs… faites ainsi, faites comme ça et vous gagnerez la médaille, et vous entrerez à coup sûr dans le royaume des cieux. Et d’ailleurs, la conclusion c’est 13 vous ne savez ni le jour ni l'heure. La première exploration de l’accès au royaume se solde donc par l’ignorance.

            Vous y accèderez peut-être mais sans savoir quand. Quant à savoir comment…Y entrer sera-t-il réservé exclusivement à des femmes jeunes, obéissantes, et méritantes ?

            Stop avec cette parabole. Car vous ne savez ni le jour, ni l’heure. En est-il de même pour la manière ?

            Parabole suivante, un Seigneur, trois esclaves, et une affaire de capitaux qui auraient dû fructifier.

            Déjà, nous retrouvons quelque chose de connu : nul ne sait ni le jour ni l’heure, ce ne sont pas des femmes qui attendent la noce, mais des esclaves que leur maître a considérablement enrichis, avant de partir en voyage, ne sait quand reviendra. Et si l’on veut bien le lire ainsi, le Seigneur n’a pas confié ses richesses aux trois esclaves, mais il les a données. Alors, puisque c’est donné, libre à ses esclaves d’agir chacun comme bon lui semble, selon la justice du commerce et de l’usure, ou selon la logique du petit bas de laine et de la peur de perdre. Au final,  vous le savez, c’est tout simple, avec 10 l’un gagnera 10, l’autre avec 5 gagnera 5, et le dernier, avec 1, ne gagnera rien du tout.

            Et il n’y a rien qui soit étonnant, vu qu’à chacun il avait été donné selon ses compétences… piège-t-on ainsi les gens pour faire valoir une certaine justice dite du royaume ? Et honore-t-on ainsi les gens réputés capables en leur assignant une tâche dont ils sont réputés capables, et ils le sont. L’incapable, le troisième, on vérifie qu’il est incapable. Mais pourquoi cette vérification conduit-elle à une exclusion brutale ? Et pourquoi d’ailleurs aussi la vérification des compétences des deux premiers conduit-elle à une belle récompense ? On leur donne à faire ce qu’ils savent faire.

 

            Reste la question du profit. S’enrichir n’était pas l’objectif du Seigneur…etc… Cette parabole est là comme une réflexion sur le Royaume et même plus précisément sur l’entrée dans le Royaume. Avec la parabole précédente – les dix jeunes filles – nous avions établi – bien aidés par le texte – que « vous ne savez ni le jour ni l’heure. »

            Et maintenant ? La manière. Vous pouvez y entrer par grâce, le Seigneur voulant, mais le Seigneur de cette parabole gâche cette grâce en rétribuant les deux premiers esclaves. Vous pourriez y entrer par mérite, commerce fructueux, mais le Seigneur n’a-t-il pas commencé autrement que par le mérite, commencé par le don ? Alors pourquoi soudainement le mérite ? Le Seigneur fait grâce, mais le Seigneur de cette parabole gâche tout en rabattant la grâce sur des opérations commerciales  juteuses. Vous pourriez y entrer par pure miséricorde, mais alors pourquoi le Seigneur a-t-il fait dépouiller le troisième esclave avant de le faire jeter dehors ? Et finalement, ce que nous venons d’explorer, ne constitue-t-il un mode d’emploi assez général, une liste assez complète de ce qui peut permette, ou empêcher, surtout empêcher qu’on entre dans le Royaume des cieux. C’est une liste générique assez complète, qui répond à la question : « Que faut-il faire pour entrer dans le royaume des cieux ? »

 

            Voilà la réponse. Tout comme nous avons déjà « Vous ne savez ni le jour ni l’heure ! »  Nous avons maintenant « Vous ne savez pas la manière. » Ni le jour, le l’heure, ni la manière. Et vu nos lectures, nous pouvons ajouter que  dès que le mode d’emploi est réputé connu, n’importe quel mode d’emploi, c’en est fini du royaume – et de la grâce. Et puis dès que quelqu’un affirme connaître le jour et l’heure, il n’y a plus de royaume des cieux.

 

            Ceci dit, il n’y a rien ici qui doive être regretté, ni redouté. Car l’être humain qui se défait des recettes du royaume, et de leurs horloges mystérieuses et mensongères, gagne en liberté, en pureté, en simplicité et en engagement. Quel engagement ? A ce moment-ci de l’année, nous nous préparons à ce moment de la foi, lorsque le fils de l’homme va venir dans le plus grand engagement, dans la plus grande simplicité, et pureté. Il s’apprête à venir dans la crèche. Là où est la crèche, là est le royaume. Amen         


samedi 4 novembre 2023

Lorsque Jésus revient à de vigoureuses critiques (Matthieu 23,1-12)

Matthieu 23

1 Alors Jésus s'adressa aux foules et à ses disciples:

2 «Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse:

3 faites donc et gardez tout ce qu'ils peuvent vous dire, mais ne faites pas ce qu’ils font, car ils disent et ne font pas.

4 Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu'eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt.

5 Toutes leurs œuvres, ils les font pour se montrer aux hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges.

6 Ils aiment à occuper les premières places dans les dîners et les premiers sièges dans les synagogues,

7 à être salués sur les places publiques et à s'entendre appeler ‹Maître› par les hommes.

8 Pour vous, ne vous faites pas appeler ‹Maître›, car vous n'avez qu'un seul Maître et vous êtes tous frères.

9 N'appelez personne sur la terre votre ‹Père›, car vous n'en avez qu'un seul, le Père céleste.

10 Ne vous faites pas non plus appeler ‹Guides›, car vous n'avez qu'un seul Guide, le Christ.

11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur.

Prédication :

Dénoncer les agissements et les incohérences des scribes et des Pharisiens, c’est assurément ce que Jésus fait dans ce chapitre, et il ira jusqu’à les maudire. Mais pour autant, nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette simple perspective. L’objectif de Jésus n’est certainement pas de démontrer à quel point ses détracteurs, scribes et Pharisiens, sont de méchantes gens, ce que tout le monde sait, mais bien plutôt de faire s’interroger l’auditeur sur le croyant qu’il entend être, et ses disciples  sur cette communauté qu’ils entendent constituer. Ainsi, comme nous allons le voir, c’est un paysage assez complet qui est ici dressé.

 

Il y a une institution, c'est-à-dire des structures plutôt pérennes, et des gens qui habitent ces structures, mis en place par d’autres gens, depuis longtemps. Jésus le rappelle, ne le nie pas, ne cherche même pas à le contester. Il est un être humain auquel d’autres êtres humain, nés avant lui, ont enseigné ce qu’eux-mêmes avaient reçu de ceux qui étaient venus avant eux. Rien n’est jamais pour personne  directement tombé du ciel.

L’institution, du temps de Jésus, prend plusieurs visages. Il y a le Temple de Jérusalem et tout ce qui tourne autour du Temple, mais aussi, dans notre extrait, « la chaire de Moïse », c'est-à-dire un héritage fort ancien – qui remonte à Moïse, dira-t-on pour faire simple – héritage que deux groupes de gens, scribes et Pharisiens, ont pour mission de transmettre. Pour faire très simple, les scribes ont pour mission de transmettre ce qui est écrit sans le transformer, appelé Torah écrite ; les Pharisiens ont pour mission de transmettre et d’enrichir un patrimoine non écrit à l’époque, mais tout aussi important, appelé Torah orale ! Et il semble bien qu’une personne donnée ne puisse pas faire l’un et l’autre… De grands et beaux développements pourraient prendre place ici, notamment sur l’inspiration.. Nous allons seulement noter que Jésus ne conteste en aucun cas la fonction institutionnelle des scribes et des Pharisiens !

 

Tout cet héritage, oral et écrit, il faut le mettre en œuvre, et il y a certainement de multiples manières de le faire. Jésus ne se prononce aucunement sur telle ou telle manière, c'est-à-dire qu’il ne se prononce aucunement sur la diversité du judaïsme de son temps (qui était fort diversifié), pas d’avantage qu’il ne se prononce a priori sur la diversité des Églises chrétienne d’hier et d’aujourd’hui... Quelle pratique, quelle manière de faire est la bonne ? Il y a, pour un même texte, quantité de pratiques possibles, de manières possibles, très dissemblables, plus ou moins fondées sur l’héritage, et qui toutes ne se valent pas.

Ce que Jésus reproche aux scribes et aux Pharisiens n’est pas telle ou telle manière de faire qui leur serait propre ; il leur reproche de ne rien faire, ou pire que rien faire.

Tenons donc pour essentiel que l’auditeur, le disciple de Jésus, n’a pas à se demander si ce qu’il fait – ni si ce que font les ‘autres’ – est littéralement conforme au texte – Jésus lui-même ne le fait pas. Le disciple de Jésus peut juste se demander s’il fait quelque chose qui soit en relation avec le texte, avec l’héritage. Mais ça n’est même pas essentiel. Ce qui va être essentiel tiendra à la présence du prochain.

 

Nous faisons quelque chose, ne serait-ce qu’en venant au culte ce matin, mais nous n’allons pas en rester à cela. Nous pouvons évaluer cette chose que nous faisons, et toutes les autres, ainsi que notre rapport avec ces choses, en examinant les trois interdictions que Jésus formule dans notre texte.

 

  1. « Ne vous faites pas appeler Rabbi… » – maître ou professeur

Bien sûr, le titre de Rabbi existe, ceux de professeur ou maître aussi. Ils sont en usage dans les synagogues et autres lieux d’enseignement, marque de politesse et de reconnaissance envers qui, d’un point de vue académique, vous a précédé. Et Jésus n’a rien contre cela… on est toujours à un moment de sa vie le maître, le professeur ou le rabbin de quelqu’un, ne serait-ce que lorsqu’on enseigne à ses propres enfants la bicyclette ou les tables de multiplication. Mais cela ne peut avoir qu’un temps, et cela ne consacre aucunement une dignité supérieure que tout le monde devrait reconnaître et devant laquelle chacun devrait s’incliner.

« Ne vous faites pas appeler Rabbi » pourrait tout aussi bien se dire « Tu n’exigeras pas qu’on se prosterne devant toi », ou encore « Tu ne regarderas pas les gens de haut ».   

  1. « N’appelez personne sur terre votre ‘Père’ »

Le titre de Père existe aussi, et il n’y a pas de mal à appeler ‘Père’ un prêtre catholique romain. Il faut ici penser plutôt au père proche-oriental et à son autorité familiale et tribale, et aussi au Père du Notre Père, celui dont notre foi nous enseigne que nous dépendons radicalement de Lui pour toutes choses et que c’est de Lui que nous recevons ce qui est essentiel.

Aussi bien, ce que Jésus commande ici aux foules et à ses disciples est en rapport avec la 3ème tentation dans l’évangile de Matthieu : « Tout ce pouvoir et toute cette gloire, tu les auras si tu te prosternes et si tu m’adores… » Et bien ici, comme en écho, Jésus enseigne : « Tu ne te prosterneras devant personne, tu ne t’inclineras devant personne, tu ne regarderas personne de bas en haut avec pour idée d’obtenir un pouvoir ou une gratification... »

  1. « Ne vous faites pas appeler ‘guide’ »

Puisque Jésus n’a pas condamné a priori la diversité des Judaïsmes de son temps, et puisqu’il a enseigné à ne regarder personne de haut, et à ne regarder personne non plus ‘d’en-dessous’, cette dernière recommandation est comme une suite logique.

Qui, sur le chemin qui est le sien, peut prétendre que son propre chemin est le seul chemin ? Et qui peut se poser en guide de ses semblables pour dire à chacun ‘voici le chemin que tu dois suivre’ ? Personne… Il peut arriver que, cheminant, l’on soit appelé à donner une indication à quelqu’un qui sollicite, mais nul ne peut se prétendre guide de ses semblables.

 

Ainsi le conflit entre Jésus et les scribes et Pharisiens n’est pas intéressant en tant que tel ; il est intéressant parce qu’il permet une réflexion personnelle, une réflexion communautaire, une réflexion œcuménique, et peut-être même une réflexion interreligieuse… Cette réflexion dépasse totalement les questions doctrinales, les questions liées à la manière de faire propre à chaque dénomination, pour se concentrer sur la question de la foi en Dieu et de la fraternité.

Il n’y a pas de foi en Dieu sans une fraternelle et réciproque égalité de dignité, pas de foi en Dieu là où l’on cherche à dominer, pas de foi en Dieu là où l’obéissance est malsaine, pas de foi en Dieu là où l’on prétend qu’il n’y a qu’un seul et unique chemin...

Il y a foi en Dieu là où les uns et les autres sont au service les uns des autres, chacun suivant le Christ selon l’appel qu’il a personnellement reçu, et tous ensemble se reconnaissant enfants du même Père. Puissions choisir de vivre ainsi. Amen

Rendez-vous le 19 novembre 2023 pour une nouvelle prédication