samedi 26 mars 2022

Un fils prodigue, un frère au cœur sec, un père au cœur ouvert (Luc 15)

 

Luc 15

1 Les collecteurs d'impôts et les pécheurs s'approchaient tous de lui pour l'écouter.

 2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient; ils disaient: «Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux!»

 3 Alors il leur dit cette parabole :

 (... une brebis perdue, une pièce perdue...)

11 Jésus dit encore: «Un homme avait deux fils.

 12 Le plus jeune dit à son père: ‹Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.› Et le père leur partagea son avoir.

 13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.

 14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence.

 15 Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs.

 16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.

 17 Rentrant alors en lui-même, il se dit: ‹Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!

 18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai: Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi.

 19 Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.›

 20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié: il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.

 21 Le fils lui dit: ‹Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils...›

 22 Mais le père dit à ses serviteurs: ‹Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.

 23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,

 24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.› «Et ils se mirent à festoyer.

 25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.

 26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était.

 27 Celui-ci lui dit: ‹C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.›

 28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier;

 29 mais il répliqua à son père: ‹Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.

 30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui!›

 31 Alors le père lui dit: ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

 32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.› »


Prédication

            De l’évangile de Luc, 15ème chapitre, nous avons lu les trois premiers versets, plus cette longue et célébrissime histoire dans laquelle apparaissent, en quelques tranches de vie, un père et ses deux fils.

            Ceux qui préparent nos lectures ont laissé de côté l’histoire d’un berger auquel manquait l’une de ses 100 brebis, qui laissa derrière lui tout son troupeau et s’en alla en quête de celle qui manquait.

            Ils ont laissé aussi de côté l’histoire de cette femme qui avait perdu l’une de ses dix pièces d’argent et qui remua toute sa maison pour la retrouver. Perdre, retrouver, cela doit être le sens de ce chapitre, s’agissant des gens comme des choses. On perd, on cherche, et on retrouve.

            Que signifie le re- lorsqu’il est dit qu’on re-trouve une pièce, ou une brebis ? Re-trouver, c’est trouver de nouveau ; le re- de retrouver pouvant signifier que la pièce perdue et l’animal perdu sont, une fois re-trouvés, identiques à eux-mêmes ; ils n’ont vécu aucune histoire, aucun drame. Mais par contre, ils ont manqué à quelqu’un. Re-trouver porte aussi ce sens : manquer à quelqu’un, quelqu’un est en quête…

            Tout cela qu’on vient de dire d’une brebis et d’une pièce d’argent s’applique-t-il à un être humain, à un fils ? Un fils en général, ou ce fils, celui de la parabole ? Le fils est-il identique au commencement et à la fin de la petite histoire que nous avons lue ? Avant même de méditer plus avant le texte dans sa langue d’origine, nous pouvons nous demander si ce qu’a vécu le fils cadet pendant son escapade est de nature à l’avoir transformé, ou pas. Revient-il tel qu’il est parti, ou pas ? Mener une vie totalement dissolue – rien à sauver là-dedans – et  tomber dans la misère noire – pire que les porcs – cela vous laisse-t-il indemne ?

            Bien entendu nous allons répondre que ça ne vous laisse pas indemne, que cela vous bouleverse, plus que sens dessus dessous, c’est le désordre intégral. Et donc le verbe retrouver, trouver de nouveau, qui suppose une sorte de continuité, n’est peut-être pas le plus adapté. Il l’est d’autant moins qu’il ne figure pas dans le texte dans sa langue d’origine. Qu’il s’agisse de la brebis, de la pièce d’argent, ou du fils, ils ne sont pas retrouvés mais trouvés, trouvés comme si c’était la première fois, trouvés comme s’ils étaient de parfaits inconnus.

            Mais alors qu’étaient-ils, avant cette nouvelle première trouvaille ? Et puis, que sont-ils après ?

 

            D’une brebis l’on n’imaginera pas qu’elle puisse être autre chose qu’une brebis. Les bergers ont peut être leurs favorites, mais le berger dont nous parlons a 100 brebis, et une manque. Manquer ainsi, et si simplement, ne constitue pas une caractérisation particulière. Cette brebis est, avant les événements, une brebis parfaitement quelconque.

            Quant à la pièce d’argent, elle est aussi une parmi 10, sans caractéristiques particulières, anonyme. Mais à partir du moment où la perte est constatée et où la quête est décidée et commence, la pièce – et la brebis – acquièrent le statut particulier de ce pour quoi l’on se mobilise d’une manière spéciale, d’une manière personnalisée. Cette brebis-là, et cette pièce-là, garderont-elles cette spécificité une fois retrouvées ?

            Non. La brebis est retrouvée, la pièce est retrouvée, il s’ensuit une petite réjouissance et la réflexion s’arrête là, la brebis dans l’enclot et la pièce dans la tirelire. Et que reste-t-il ?

            Le reste de ces deux petites histoires est la méditation que nous avons pu faire sur la différence entre re-trouver et trouver, et sur le destin d’une pièce et d’une brebis, destin qui fait que l’une comme l’autre peut être perdue, cherchée et trouvée, la trouvaille étant objet de joie.

            Et qu’en est-il de l’espèce humaine ?

 

            Qu’en est-il de cet homme qui avait deux fils et qui partagea son bien entre ces deux fils, sur la demande de son cadet. Possibilité juridique, sans doute, de partager la fortune avant la mort du père, nous pouvons bien l’entendre. Le cadet s’en va avec une sorte de soulte, l’aîné héritant de tout le foncier et de tout le bétail… C’est intéressant mais pas tellement important. Il y a une sorte d’espace juridique entre le père et le fils, cet espace est aussi un espace symbolique. Il permet au fils de revendiquer une indépendance, et de vivre cette indépendance. Bien entendu, le lecteur est, comme souvent, plus malin que tout le monde, parce qu’il sait déjà comme ça va mal tourner. Mais en fait, personne ne le sait, ni le père, ni le fils. Mais chaque lecteur voit que la relation du père et du fils est telle que le fils peut faire le projet de partir, réclamer et recevoir ce qui lui revient et partir. Et quelle qu’ai été ensuite le destin de l’enfant, cette possibilité de partir doit être mise au crédit du père.

            Et le fils cadet partit, et il mena au loin une vie dont il est dit qu’il n’y a rien à en sauver ; une vie de perdition, tout s’y perd ; une vie dissolue, tout y est dissous. Et la suite, et la fin, de cette vie, nous sont connues.

            Ce que nous découvrons aussi, c’est que le fils cadet peut délibérer sur son sort et sur sa propre personne, envisager et mettre en œuvre un trajet vers son père (ici, nous hésitons à appeler retour ce trajet ; notre hésitation vient de ce re- dont  nous avons déjà parlé ; car le fils ne se rend pas chez son père en faisant retour et retrouvailles, comme si rien ne s’était passé ; ce garçon qui vient vers son père est vraiment devenu un autre, un autre qui propose de servir, et qui n’exige plus rien). Toutes ces possibilités, celle de rentrer en soi-même, de délibérer, de décider et de prendre la route vers un lieu certain, sont à mettre, une fois encore, au crédit père de ce garçon, ce père qui a donné une fois déjà l’exemple d’un départ possible, un départ sans jugement, et qui, ayant donné cet exemple, ouvre aussi la possibilité d’un retour sans jugement.

            Et voilà que le fils cadet vient et que, contre toute attente, il reçoit de la part de son père le meilleur accueil possible. Le fils perdu est trouvé – et non pas retrouvé – et lorsque le fils aîné viendra récriminer au sujet de cet accueil, le père lui dira ceci : «  il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est trouvé.› », une véritable trouvaille, en fait, avec sa part essentielle d’inattendu. C’est son fils, bien sûr, mais habité par des raisons et des sentiments nouveaux, habité par un nouveau rapport à la vie, c'est-à-dire capable de recevoir une invitation paternelle comme juste une invitation, désintéressée, généreuse, et pleine de grâce. Heureuse fin ou, plutôt, comme nous l’avons dit déjà, heureux commencement.

 

            Et qu’en est-il du fils aîné ? Avant de le dire, repérons que les trois histoires que nous commentons se finissent chacune par une fête à laquelle s’associent toutes sortes de proches et de voisins. Trouvaille inattendue, fête inattendue, et qui dit fête inattendue dit, évidemment, invitation surprise, invitation hors emploi du temps, dérangement... Un dérangement accepté semble-t-il par tous, pour tous il existe de l’espace et du temps pour partager le bonheur d’autrui, pour tous sauf pour le fils aîné.

            Et pourquoi donc cette rebuffade ? Question de droit d’aînesse, question d’une conscience de soi un peu trop dilatée, ou encore question de se croire soi-même dans son bon droit et donc que les autres vous doivent ceci ou cela…

            Devons-nous condamner le fils aîné ? Nous devons méditer ce que lui dit son père. 31 ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.  32 Et il fallait être heureux et être en joie, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est trouvé.› La fin de cette petite histoire laisse alors au fils aîné, et au lecteur, l’espace et le temps de la méditation.

            Que Dieu les inspire. Amen  

samedi 19 mars 2022

Dieu en quelques questions (Exode 3)


Exode 3

1 Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l'Horeb.

 2 L'ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda: le buisson était en feu et le buisson n'était pas dévoré.

 3 Moïse dit: «Je vais faire un détour pour voir cette grande vision: pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas?»

 4 Le SEIGNEUR vit qu'il avait fait un détour pour voir, et Dieu l'appela du milieu du buisson: «Moïse! Moïse!» Il dit: «Me voici!»

 5 Il dit: «N'approche pas d'ici! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte.»

 6 Il dit: «Je suis le Dieu de ton père, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob.» Moïse se voila la face, car il craignait de regarder Dieu.

 7 Le SEIGNEUR dit: «J'ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l'ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances.

 8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu du Cananéen, du Hittite, de l'Amorite, du Perizzite, du Hivvite et du Jébusite.

 9 Et maintenant, puisque le cri des fils d'Israël est venu jusqu'à moi, puisque j'ai vu le poids que les Égyptiens font peser sur eux,

 10 va, maintenant; je t'envoie vers le Pharaon, fais sortir d'Égypte mon peuple, les fils d'Israël.»

 11 Moïse dit à Dieu: «Qui suis-je pour aller vers le Pharaon et faire sortir d'Égypte les fils d'Israël?» -

 12 «JE SUIS avec toi, dit-il. Et voici le signe que c'est moi qui t'ai envoyé: quand tu auras fait sortir le peuple d'Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne.»

 13 Moïse dit à Dieu: «Voici! Je vais aller vers les fils d'Israël et je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous. S'ils me disent: Quel est son nom? - que leur dirai-je?»

 14 Dieu dit à Moïse: «JE SUIS QUI JE SERAI.» Il dit: «Tu parleras ainsi aux fils d'Israël: JE SUIS m'a envoyé vers vous.»

 15 Dieu dit encore à Moïse: «Tu parleras ainsi aux fils d'Israël: Le SEIGNEUR, Dieu de vos pères, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, m'a envoyé vers vous. C'est là mon nom à jamais, c'est ainsi qu'on m'invoquera d'âge en âge.

Prédication

Je me souviens d’un homme qui, profondément croyant à sa manière, avait soutenu que le chrétien qui avait reçu son salut par pure grâce devait prendre garde à la vie qu’il menait, car ce salut, il pouvait éventuellement le perdre. Cette position était assez intenable. Une grâce retirée, ou épuisable, pourrait-elle être grâce, voire grâce divine ? Et s’il s’agit de prendre garde à la vie qu’on mène, une menace est-elle nécessaire et la volonté ne suffit-elle pas ?

            Cette interrogation, qui porte sur le salut, peut connaître une variante grave, variante pour temps d’épidémie, variante pour temps de guerre. Dieu s’est-il détourné de nous ? Pourquoi Dieu s’est-il détourné de nous ?

            Vous avez bien entendu le point de vue de Paul. C’est très étonnant d’entendre Paul sur ce thème, sur une pensée si nettement rétributive. Serait-ce un instant d’égarement de Paul ?

            Et vous avez entendu l’évangile de Luc, en complète opposition, qui ne spécule absolument pas sur le mal et qui annonce que la grâce divine sans limite temporelle.

            Il faut choisir… mais que faut-il choisir ? Avant de choisir, nous rejoignons le livre de l’Exode.

 

            Le troisième chapitre du livre de l’Exode est celui dans lequel Dieu se révèle à Moïse. Nous nous souvenons tous du buisson ardent et de Dieu faisant connaître son nom, « Je suis que je suis », mais il y a considérablement plus que cela.

            Il y a d’abord Jéthro qui est prêtre de Madian ; on ne sait pas vraiment de quel dieu, mais il semble bien que ce dieu ne soit pas tout à fait étranger à notre enquête.

            Ensuite, le dieu est un dieu des montagnes, et pas de n’importe quelle montagne, puisqu’on nous parle de l’Horeb, c'est-à-dire du Sinaï. Ces montagnes-là ont été appelées « montagne de Dieu » par toutes les cultures qui s’en sont approchées.

            Ensuite, c’est un dieu qui est capable de s’adresser directement aux humains qu’il choisit (bien sûr, il est écrit que c’est l’ange du Seigneur qui s’adresse à Moïse, le Seigneur étant la transcription des quatre lettres du nom de Dieu, mais n’allons pas trop vite). Restons-en au fait que c’est un dieu qui parle aux humains de son choix.

            C’est aussi un dieu qui maîtrise les végétaux et le feu. Nous sommes habitués à ce buisson qui brûle sans se consumer, mais nous ne le devrions pas, nous devrions rester curieux de ce phénomène. Sans la curiosité de Moïse, l’histoire n’a pas de commencement.

            C’est encore un dieu qui a le sens du sacré. On ne s’en approche pas comme ça, il s’agit d’ôter ses sandales, pour que l’espace du profane ne se mélange pas à l’espace du sacré.

            Ce dieu a aussi le sens du territoire.

            On notera qu’il utilise un vocabulaire qui est celui qui sera utilisé au temple de Jérusalem (le sacré, et le lieu).

            Cela fait bien des choses, et bien des dieux, mais ça n’est pas encore fini.

            Car c’est un dieu rassembleur. Il se proclame dieu du père de Moïse, et aussi dieu d’Abraham, dieu d’Isaac et dieu de Jacob. Pour nous, cela semble aller de soi, notamment parce que nous avons l’habitude de considérer que les trois patriarches sont grand-père, père et fils. Mais ça n’est vraiment pas si simple que cela. Certaines traditions bibliques conservent une autre filiation, c'est-à-dire pas de filiation du tout, Abraham étant l’ancêtre du sud, Isaac l’ancêtre du nord, et Jacob celui du centre du pays… l’unification généalogique des ethnies se réclamant chacune de son ancêtre et de son dieu serait venue plus tard, lorsqu’il fallut essayer de donner de la matière à la notion de peuple.

            Ajoutons que c’est un dieu qu’il ne fait pas bon de voir ; Moïse se voile la face.

            Et encore, puisque nous avons parlé de peuple, c’est un dieu qui a un peuple, qui voit ce peuple, qui délibère sur le sort de ce peuple et prend une décision. C’est un dieu qui a une intimité que parfois il montre. C’est un dieu qui a un projet et qui annonce ce projet (tout cela nous est familier, peut-être même trop familier…).

            Le projet de ce dieu c’est de libérer son peuple et de le faire monter dans un certain pays ; nous retrouvons le dieu territorial dont nous avons déjà parlé, et nous pouvons penser qu’il ne sera pas moins attaché à la pureté s’agissant du pays que s’agissant du culte.

            Ce certain pays sera ruisselant de lait et de miel, ce qui rappelle les cultes cananéens de la fécondité.

            Ce qui nous amène aux noms des peuples qui devront être évincés pour que les fils d’Israël prennent leur place. Et plus encore que les noms de ces peuples, il s’agit aussi de leur lieu (entendez bien lieu sacré, lieu saint). Quel territoire ? Peut-être bien au-delà de Canaan, car les noms des peuples évoquent ensemble un Israël allant du Nil à l’Euphrate…

            Toutes ces choses que nous venons d’esquisser, concernent-elles les mêmes gens, et avec ces mêmes gens le même et unique Dieu ? Nous avançons encore.

           

            Dieu énonce ce que doit être la mission de Moïse. Et nous découvrons de lui qu’il est un dieu qui, pour son projet, ne sait pas se passer d’une collaboration humaine. Il est un dieu pour l’homme, et surtout il est un dieu avec l’homme.

            Il est aussi un dieu qui veut avoir des serviteurs, qui veut être servi, et servi sur la montagne dont nous avons parlé déjà, l’Horeb - Sinaï.

           

            Tout ça pour un seul peuple et tout ça pour le même dieu ? Chaque ethnie, chaque famille, aurait-elle adoré le dieu qu’elle se serait choisi ? Oui, c’est possible… Alors ce texte est-il un portrait ? Un paysage ? Est-ce que tout ça au fond n’est pas plutôt un projet ?

            Ce serait le projet d’un seul peuple, avec une seule terre, avec un seul dieu, avec un seul lieu de culte, et avec une seule origine commune, la captivité égyptienne. Nous avons l’habitude de l’envisager ainsi. Et à ce projet il ne manque que le nom de dieu.

 

            Pour le nom unique de cet unique Dieu, nous avons le choix, entre JeSuisQueJeSuis, JeSuis, et Iahvé, nom utilisé depuis le début du texte (transcription des quatre lettres qu’on ne doit ni ne peut prononcer, avec l’ultime effort de ce texte, qui est de proclamer que Iahvé (les quatre lettres) est le même que le dieu d’Abraham, le même que le dieu d’Isaac et le même que dieu de Jacob…

            Mais, nous demandons-nous, ce nom imprononçable de quatre lettres, et qui est censé unifier les peuples et les dieux, d’où vient-il ? Nous ne savons pas trop. Il pourrait s’agir de transfuges du pays de Madian, qui se seraient installés en Canaan avec leur dieu, un dieu détaché, et portatif… Mais pourquoi ces transfuges auraient-ils reçu et choisi un tel nom ?

 

            Question d’espérance. Car tous les dieux dont nous avons fait mention jusqu’ici étaient liés au sol, à sa fertilité, liés au groupe, liés à l’ethnie, liés à des possibilités de combattre, et de l’emporter, liés à la possibilité d’un lieu de culte et d’un culte. Et il y avait des dieux pour tout cela, des dieux, une fierté et une espérance.

            Mais qu’advient-il des ces dieux et du reste lorsque vous avez tout perdu ? Perdu votre terre, perdu votre communauté, perdu vos lieux sacrés, et que vos frères se détournent de vous ?  Qu’advint-il des transfuges de Madian ? Et qu’advint-il de ceux des fils d’Israël qui connurent l’exil, et à qui il ne resta plus rien, juste leur foi pour croire et leur pensée pour penser ? Ils pensèrent un Dieu qui serait partout, au-dessus de tout, mais proche de tous. Ils pensèrent un Dieu qui pourrait ne pas avoir de lieu sacré, ou sinon une simple boite. Et quant au nom de ce Dieu, ils l’imaginèrent peut-être imprononçable. A cet imprononçable ils attribuèrent quatre lettres. Nous disons ici peut-être. Et ils opérèrent diverses synthèses de tout ce qui avait été dit sur Dieu et cru de Dieu, afin que, pour tous, chacun et tous ensemble – et l’on espère pour toujours – il y eût de la foi et de l’espérance.

 

            Nous voudrions bien, n’est-ce pas, prononcer ici un amen et que ce amen laisse devant lui un paysage fraternel et paisible. Mais voilà – nous l’avons vu – le dieu dont nous avons parlé est aussi un dieu conquérant… et conquête il y aura sous sa bannière.

            Que dire ? Il appartient à tout peuple de dieu, de penser et d’agir dans l’ordre de la fraternité. Il nous appartient de penser et d’agir dans l’ordre de la fraternité. Ce qui, dans notre tradition, revient à se tourner vers le Christ, à se tourner vers le Christ en croix.

samedi 12 mars 2022

Lorsque les images parlent (Luc 9,28-36) Méditation sur la Transfiguration

Luc 9

28 Or, environ huit jours après ces paroles, Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne pour prier.

 29 Pendant qu'il priait, l'aspect de son visage changea et son vêtement devint d'une blancheur éclatante.

 30 Et voici que deux hommes s'entretenaient avec lui; c'étaient Moïse et Elie;

 31 apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s'accomplir à Jérusalem.

 32 Pierre et ses compagnons étaient écrasés de sommeil; mais, s'étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus et les deux hommes qui se tenaient avec lui.

 33 Or, comme ceux-ci se séparaient de Jésus, Pierre lui dit: «Maître, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes: une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie.» Il ne savait pas ce qu'il disait.

 34 Comme il parlait ainsi, survint une nuée qui les recouvrait. La crainte les saisit au moment où ils y pénétraient.

 35 Et il y eut une voix venant de la nuée; elle disait: «Celui-ci est mon Fils, celui que j'ai élu entre tous les élus, écoutez-le!»

 36 Au moment où la voix retentit, il n'y eut plus que Jésus seul. Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu'ils avaient vu.

Prédication

            Je voudrais partager avec vous quelques éléments d’une conversation que j’ai pu avoir avec l’un de mes collègues, il y a quelques années. Rien dans ses origines ne l’avait préparé à embrasser la foi chrétienne. Ça aurait d’ailleurs plutôt été le contraire… Or, contre toute attente, il s’y était intéressé, avec insistance, avec moult réflexions, il s’était rapproché du protestantisme de l’Eglise réformée de France, au point d’envisager d’en devenir pasteur – ce qui arriva. Mais ce parcours que je résume en quelques lignes ne fut pas un parcours sans accidents. Il y eut des moments de doute dont l’un particulier. Il était à deux doigts de tout abandonner. Il entra dans une Eglise et vit devant lui un Christ en Gloire. Plus tard, il parla de cette expérience comme d’une conversion, avec des effets durables. Il raconta que la vision de ce Christ en Gloire avait fait plus pour son ministère que toutes ses études de théologie. Ce qui manque à ma mémoire, c’est le lieu où cela lui arriva. Marseille, me semble-t-il. Eglise Saint Nicolas de Myre. Mais est-il important pour la foi de connaître les circonstances, et le lieu de la conversion des gens ?

            Pour ma part, avoir grandi dans les temples dépouillés de l’Eglise réformée de France dans les années 60-80 – ce qui m’est arrivé – pourrait me porter à une certaine prudence, peut-être exagérée, s’agissant des images.

            Mais méditons, justement, sur certaines images, et aujourd’hui sur la Transfiguration.

 

            Et il arriva que Jésus prît Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne, pour prier. Et il arriva ce que, tous, nous savons. Pendant qu’il priait, le visage de Jésus changea d’aspect et son vêtement vira au blanc éclatant…

            Nous pourrions dire que ce qui se voit là c’est Christ en Gloire. Mais n’allons pas trop vite.

            Luc a mis un frein à notre enthousiasme, puis qu’il ne parle pas de méta-morphose – comme Marc et Matthieu – la métamorphose étant quasiment un changement de nature. Luc évoque simplement un visage changeant d’aspect et un vêtement blanchi. Pas de gloire pour Jésus à cette étape… Car il n’est question de gloire d’abord que s’agissant de Moïse et d’Elie.

            Mais apparaître en gloire, qu’est-ce que cela signifie ? Vêtements dorés, visage lumineux, et large auréole de lumière, avec, pour Moïse, son rayonnement tout particulier ? Certes, mais l’aspect n’est pas tout. Parler fait partie de la gloire : Moïse et Elie parlent avec Jésus de son prochain départ devant avoir lieu à Jérusalem. Et les traducteurs vous privent d’un petit trésor, voire d’une gloire : Pour Jésus, ça n’est pas un départ qui doit avoir lieu à Jérusalem, mais un exode. Or, un exode n’est pas un simple départ pour une destination connue, mais tout au contraire un départ pour une destination inconnue, et hors de tous les sentiers connus. Ainsi donc, tant Moïse qu’Elie arrivent au terme de leurs parcours en arrivant dans une perspective inconnue. Leur gloire n’est pas tant d’avoir parcouru un chemin réputé balisé – fut-ce par Dieu lui-même – que d’avoir continué à cheminer, jusqu’aux portes de la mort, dans une perspective dans laquelle le sens faisait défaut.

            Comment pourrait-on représenter cela ? Il faudrait peut-être que, dans ces vêtements royaux, dans ces visages lumineux et dans les divines auréoles, il soit représenté des accrocs, des sutures, ou, plus radicalement encore, que même auréolés de lumière, Moïse et Elie arborent des visages fatigués…

 

            Ainsi donc, Moïse et Elie apparaissent en gloire, et les disciples sont abasourdis : ils s’endorment. Mais, s’étant réveillés, ils voient la gloire de Jésus et les deux hommes qui sont avec lui. S’agissant de la gloire et de son aspect, nous pouvons conserver tout ce que nous avons déjà dit, mais à cette gloire, celle de Jésus, pour qu’elle soit entière, il faut ajouter Moïse et Elie.

            Pour l’évangile de Luc, Jésus est la gloire de Moïse et d’Elie. C'est-à-dire que Jésus est à l’aboutissement de ces deux traditions anciennes et essentielles, la tradition de la Loi (produire de l’ordre), et la tradition des Prophètes (produire de l’interpellation). Et nous ajoutons que Moïse et Elie sont la gloire de Jésus, en ce que Jésus renouvelle ces traditions anciennes… pendant tout le fil de l’évangile, il ne cesse d’interpeller ses contemporains, ceux de ses contemporains qui, disposant d’un savoir bien fondé, disposent aussi du pouvoir sur les gens, et ceux aussi de ses contemporains qui, disposant du contrôle sur les cultes, disposent du contrôle sur la tranquillité de l’âme des gens. Jésus dépasse les règles du sabbat et met le sabbat à portée de l’homme. Jésus dépasse la rigueur du culte et s’offre lui-même en sacrifice et surtout en nourriture pour les hommes, Plus encore qu’en réformateur, Jésus agit ici en libérateur. Telle est sa gloire, montrée par l’apparition en gloire de Moïse d’Elie et par leur conférence avec Jésus.

            Mais on ne passe pas sa vie au sommet des montagnes : il faut avancer.

           

            Avançons donc, il le faut car Pierre voudrait éterniser l’instant en dressant trois tentes, comme si Moïse, Elie, Jésus, et ce qu’ils représentent pouvaient être contenus, encadrés comme on encadre les tableaux, ici commence l’image, et ici elle finit. Mais s’opposant au projet de Pierre vient une nuée, Dieu ne se montre pas, Dieu parle. C’est par une divine parole que le sens de l’épisode va être révélé. « Celui-ci est mon Fils, élu entre tous les élus, écoutez-le ! »

            Quelle étrange injonction que ce écoutez-le ! La transfiguration est une superbe affaire visuelle qui ne se conclut pas par l’impératif visuel Regardez-le ! mais par l’impératif écoutez-le ! Faut-il vraiment que Moïse, Elie et Jésus aient été manifestés en gloire, si c’est pour conclure sur Y’a rien à voir ? Et tellement rien à voir que les grands hommes et la voix du ciel prennent congé.

            Si l’on ne s’en était pas douté, il ne reste que Jésus seul, et le silence entre Lui et ses trois disciples qui, si nous lisons bien l’évangile de Luc, gardèrent à jamais le silence sur cet épisode, un silence que pourtant personne, pas même Jésus, ne leur avait commandé. Maturité de Pierre, Jean et Jacques ? Peut-être. Car on ne doit jamais transformer en règle ou en  une dignité supérieure une révélation privée.

 

            Mais alors, si c’est pour récuser l’apparition comme chemin de la révélation, et si aussi c’est pour qu’ensuite le récit de la dite apparition s’abime dans le silence, pourquoi les rapporter ? Luc, nous le disons régulièrement, annonce l’évangile – il le fait bien, son texte est canonique, et canonique le récit de changement d’apparence de Jésus qu’il fait, récit qui est offert pour la joie de ceux d’entre nous qui sont les plus sensible à l’image en tant que telle – mais Luc enseigne aussi une sorte de prudence.

            Gageons que, dans monde dans lequel vivait Jésus, et plusieurs décennies après sa mort, il a fallu fort peu de temps pour que toutes sortes de manifestations divines se mettent à circuler. Nous évoquons souvent les textes apocryphes et leurs extravagances, et même si ces textes sont un peu tardifs, ils ont aussi des sources. Et c’est souvent visuel, extrêmement visuel. Vous verrez au jour de Pâques la pierre rouler sans que personne ne la touche, et vous verrez sortir du tombeau trois hommes deux dont la tête touche au ciel, soutenant un troisième homme, dont la tête touche au-delà du ciel, vous verrez aussi une croix capable de marcher (Évangile de Pierre ; attesté dès le IIe siècle)… Et nous pouvons imaginer Luc poser en quelque sorte une limite à toutes sortes d’apparitions possibles, la limite étant le récit que nous sommes en train de méditer.

            Si nous comprenons bien Luc, il nous donne aussi un chiffre intéressant. Pierre, Jean, Jacques, cela fait 3 hommes, et cela fait ¼ de l’effectif des 12 apôtres. Luc nous signale donc que même dans une population déjà bien évangélisée, seul ¼ de l’effectif pourra réagir comme il se doit à une divine visuelle manifestation. Et comme il se doit signifie édification personnelle et discrétion. On n’ose pas penser à ce que ça aurait donné si ladite manifestation, plus voix du ciel, s’était produite devant une foule. Ces manifestations, lorsqu’elles ont lieu, et si nous comprenons bien Luc, concernent un tout petit effectif, quelques hommes, et contribuent au mieux à leur édification personnelle, avant de les renvoyer, comme tous les autres hommes à la prédication, à la parole, aux Écritures, à la prière et à l’adoration…tous, sœurs et frères, égaux.

            Quel est, ceci dit, le mérite de ce ¼ de la population ? Aucun… Peut-être sont-ils juste des gens que leur psychisme porte à avoir des apparitions. Cela n’est ni une tare ni un mérite, ils ne sont ni supérieurs ni inférieurs. Mais doivent-ils se taire, comme semble le rapporter Luc ?

            Je reviens à mon collègue et au récit qu’il me fit de son illumination devant un Christ en gloire. Je donne foi au témoin qu’il fut. Et comme le dit le cantique « Chaque jour il dispose de quelque autre moyen. » Ainsi, si ça n’est pas le Christ de L’Église Saint Nicolas de Myre à Marseille, ce sera peut-être le Christ de la résurrection et de l’ascension du retable d’Issenheim (Colmar), ou l’immense mosaïque du Christ en gloire dans l’Eglise du Sacré Cœur (Paris), peut-être l’immense croix dépouillée du Temple de Vincennes, et bien d’autres lieux encore.

            Le Seigneur s’est montré et se montre, le Seigneur a parlé et il parle, béni soit le Seigneur.



samedi 5 mars 2022

Tentations (Luc 4,1-13)

 Luc 4

Jésus, rempli d'Esprit Saint, revint du Jourdain et il était dans le désert, conduit par l'Esprit,

2 pendant quarante jours, et il était tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim.

3 Alors le diable lui dit: «Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain.»

4 Jésus lui répondit: «Il est écrit: Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra.»

5 Le diable le conduisit plus haut, lui fit voir en un instant tous les royaumes de la terre

6 et lui dit: «Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c'est à moi qu'il a été remis et que je le donne à qui je veux.

7 Toi donc, si tu m'adores, tu l'auras tout entier.»

8 Jésus lui répondit: «Il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à lui seul que tu rendras un culte.»

9 Le diable le conduisit alors à Jérusalem; il le plaça sur le faîte du temple et lui dit: «Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas;

10 car il est écrit: Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder,

11 et encore: ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre.»

12 Jésus lui répondit: «Il est dit: Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu.»

13 Ayant alors épuisé toute tentation possible, le diable s'écarta de lui jusqu'au meilleur moment.

Prédication

            Après la lecture du dernier verset de cette page d’Évangile, deux questions nous sont posées. « Le diable ayant épuisé toute tentation possible… » Toutes les tentations possibles seraient en germe dans ces trois-là ? A voir. « … le Diable s’éloigna de Jésus jusqu’au meilleur moment ». Mais quel est donc ce meilleur moment ?

            TENTATIONS : parlons d’abord des tentations

            (les choses) Il eut faim, après quarante jours de jeûne. Rappelons l’énoncé de la première tentation : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » En tant que Fils de Dieu, et rempli d’Esprit Saint, Jésus est capable de tout, et donc, entre autres bien sûr, de transformer une pierre en pain. Et donc, d’une manière très générale, il est capable de transformer toute chose en ce qu’il veut selon sa propre envie. A la fin de ce jeûne, il pourrait bien se satisfaire lui-même, sans délai, sans rien devoir à personne, sans devoir à personne le bonheur simple de quelques bouchées de pain. Première tentation donc, considérer que les choses vous appartiennent, disposer des choses pour la satisfaction de vos propres besoins. A la proposition du Diable, de faire d’une pierre l’obligée du Fils de Dieu, Jésus répond non : il n’obligera pas les choses.

            (les gens) Seconde tentation, le pouvoir. Tout pouvoir a été donné au Diable et le Diable le distribue à qui se prosterne. Luc l’évangéliste a une conception très pessimiste du pouvoir. Il faut se prosterner pour l’obtenir, et on n’en partage d’éventuelles miettes qu’avec ceux qui se prosternent devant vous. Mais là n’est pas la question que nous nous posons. Quelle est la tentation ? Obtenir du pouvoir ? Les gens se couchent devant vous, et vous leur donnez, ou pas, ce qu’ils vous mendient. La tentation c’est d’obtenir du pouvoir pour dominer les gens, pour pouvoir disposer d’eux. La proposition du Diable, c’est que les gens deviennent les obligés du Fils de Dieu. La tentation, c’est de disposer des gens pour la satisfaction de vos propres envies. Et Jésus réponds non : il n’obligera pas les gens.

            (résumé) Première tentation donc, disposer des choses pour votre propre et immédiate satisfaction. Deuxième tentation, disposer des gens pour votre propre et immédiate satisfaction.

            (Dieu) Troisième tentation, Dieu ; monter au sommet du Temple de Jérusalem et se jeter en bas. Peut importe le jour et l’heure, peu importe la motivation, l’envie d’avoir du succès ou la flemme de prendre les escaliers. N’importe quel motif constitue ici un motif suffisant, car la question c’est ce qui est écrit, et il est écrit, citation du Diable : « Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder », et encore « ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de heurter du pied quelque pierre. » C’est choses sont écrites, c’est bien entendu, mais… ces choses écrites font-elles de Dieu l’obligé des humains ? Un Dieu qui serait l’obligé des humains par le biais des Écritures, serait-il encore Dieu ? Ne serait-il pas plutôt un pantin agité par des séides ? La tentation, la troisième, c’est de considérer que Dieu est l’obligé des humains. Et il ne l’est pas, il ne l’est jamais.

            (résumé) Première tentation donc, disposer des choses. Deuxième tentation, disposer des gens. Troisième tentation, disposer de Dieu.

            Il semble bien que, d’une manière générique, nous ayons balayé toutes les tentations possibles, et qu’avec celui qui est Fils de Dieu, nous soyons prêts à dire non au Diable et aux figures diaboliques qui viennent parfois nous tenter.

 

            Mais n’est-ce pas un peu trop simple. Tout interdit ne doit-il pas être envisagé pour lui-même, bien sûr, mais aussi selon certaines circonstances ? Ne faut-il pas, parfois, passer outre ? Revenons sur les trois tentations.

            (première tentation)

            Pouvons-nous cependant simplement nous refuser à disposer des choses ? Jésus, à la fin de son jeûne, refuse de disposer des pierres qui sont des choses. Mais il dispose bien des choses lorsqu’il se permet de multiplier les pains, et il dispose aussi des choses lorsqu’il calme les éléments. Et nous n’y voyons rien à redire. Jésus dispose des choses, pour le bien, pour la liberté et parfois pour la survie de ses semblables.

            (deuxième tentation)

            Pouvons-nous disposer des gens ? Nous voyons Jésus disposer des gens… Il en dispose de deux manières possibles parfois, pour les guérir, mais en même temps il dispose de ceux qui se font gardiens du sabbat, et du temple. Ceux-là, il en dispose jusqu’au point de les maudire, au risque de les mettre en fureur, au risque d’y laisser sa vie. Il dispose encore de tous ceux qu’il enseigne, ou qu’il appelle. Il dispose de ses disciples, et il en dispose beaucoup, comme d’élèves – pas forcément de très bons élèves, mais c’est une autre affaire – il les appelle, il les envoie, il leur parle en paraboles etc. Il n’en dispose jamais pour les asservir.

            (troisième tentation)

            Disposer de Dieu – ou tenter Dieu – c’est considérer que Dieu est tenu par les Écritures Saintes, et que Dieu, donc doit obéir à l’être humain, doit donner raison à l’être humain, dans toutes les circonstances pour lesquelles il existe un texte biblique qui va bien. Voit-on jamais Jésus tenter Dieu, c'est-à-dire disposer de Lui ? Nous disons non, ce qui signifie que tout ce que fait Jésus au nom de Dieu est fait exclusivement et uniquement par la foi. Guérisons, tempêtes, multiplication des pains… il s’engage dans tout cela sans disposer d’aucune ressource de puissance divine, il s’engage dans et par la foi, exclusivement. Ceci dit, nous le voyons aussi disposer – très souvent – de Dieu, disposer des images de Dieu qui ont cours en son temps, images au titre desquelles ont ne guérit pas les gens lorsque c’est le sabbat, images au titre desquelles on peut consacrer son bien à Dieu et laisser mourir ses propres parents dans le dénuement, images de Dieu au titre desquelles il faut payer – cher – les animaux à sacrifier en toutes sorte de circonstances. Jésus en somme dispose de Dieu, et il en fait un Dieu libre pour des humains libérés. Mais pour lui-même, il ne demande rien…

 

            Au point où nous en sommes, nous avons suffisamment parlé de ces trois tentations pour les reconnaître, et pour les repousser. Jésus, lui, a repoussé le diable, et le diable s’est éloigné jusqu’au meilleur moment. Quel est ce meilleur moment ? Cette question est une invitation à relire tout l’évangile de Luc, pour y chercher le retour du diable… on ne trouvera rien. Il faut alors relire l’évangile en se demandant si, à un moment particulier, Jésus, en tant que Fils de Dieu, réclame quelque chose pour lui-même.

            Et nous trouverons ceci : « Père, si tu veux écarter de moi cette coupe… » Ce qui ressemble bien à une demande tout à fait personnelle. C’est la demande que Jésus fait au Père, à Gethsémanée, dans la peur des souffrances à venir. Mais Jésus n’invoque aucun texte au titre duquel Dieu le Père serait son obligé. Et son hésitation semble ne durer que peu de temps. Jésus poursuit ainsi sa prière : « Pourtant, que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se réalise ! » (Luc 22:42).

            Nous sommes à des kilomètres de la troisième tentation. Il y a donc de la place pour une sorte d’exaucement de la prière : « Alors lui apparut un ange du ciel qui le fortifiait ». La suite, c’est la Passion Jésus Christ. Passion qui nous conduit sur un chemin d’engagement, d’espérance et de paix.