lundi 26 octobre 2015

Bartimée, l'aveugle, et la Réformation (Marc 10,46-52)

Les aveugles

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules,
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,
Comme s'ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,
Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

Charles Baudelaire... Charles Baudelaire pour ouvrir une méditation sur la Réformation. Et sur la cécité. Bruegel pour nourrir cette méditation. Et puis j'en imagine certains, Bible ouverte, se réclamant d'elle, qui prétendent en guider d'autres et qui, aux fins d'être certains de ne jamais se tromper, exigent qu'il n'y ait d'autre lecture qui tienne que la leur, si tant est que ce qu'ils font puisse être appelé une lecture. On dit parfois, en théologie catholique, que le sacrement n'est efficace que s'il est reçu dans la foi. Reprenant l'intuition portée par ce dire, affirmons que Les Ecritures Saintes ne sont Parole de Dieu que si elles sont lues dans la foi. Dans la foi ? Comme on va le voir plus bas, dans la foi signifie sans aucunement se réclamer d'elles !

Cette prédication ainsi fait suite, et référence, à plusieurs de celles qui la précèdent dont une, au moins, sur le "reste"... enfin, les trois précédentes, au moins.


Marc 10
46 Ils arrivent à Jéricho. Comme Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une assez grande foule, l'aveugle Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin en train de mendier.
47 Apprenant que c'était Jésus de Nazareth, il se mit à crier: «Fils de David, Jésus, aie pitié de moi!»
48 Beaucoup le rabrouaient pour qu'il se taise, mais lui criait de plus belle: «Fils de David, aie pitié de moi!»
49 Jésus s'arrêta et dit: «Appelez-le.» On appelle l'aveugle, on lui dit: «Courage, debout, il t'appelle.»
50 Rejetant son manteau, il se leva d'un bond et il vint vers Jésus.
51 S'adressant à lui, Jésus dit: «Que veux-tu que je fasse pour toi?» L'aveugle lui répondit: «Rabbouni, que je retrouve la vue!»

52 Jésus dit: «Va, ta foi t'a sauvé.» Aussitôt il retrouva la vue et il suivait Jésus sur le chemin.
Prédication : 
            Va, ta foi t’a sauvé, dit Jésus à Bartimée. Et nous, nous nous posons une question simple. Quand la foi de Bartimée l’a-t-elle sauvé ? Car Bartimée a été sauvé par sa foi.
            Puisque la question posée commence par le mot « quand… », la réponse devra commencer par le mot « lorsque » : la foi de Bartimée l’a sauvé lorsque… Et nous suspendons la phrase jusqu’au moment où, peut-être, nous serons en mesure de la continuer.
            La phrase pourrait se continuer par quelque chose que nous lisons tout simplement dans le texte. Mais elle pourrait aussi se continuer par quelque chose que nous ne lirions pas dans le texte. C’est important de le distinguer, parce que dans le premier cas, la foi de Bartimée serait en toutes lettres exposée dans le texte, et peut-être que cela pourrait signifier que la foi qui le sauve pourrait être écrite, lue, voire expliquée, puis plus tard être transformée en doctrine et ensuite, qui sait, rendue nécessaire au salut, voire obligatoire. Mais dans cas contraire, la foi de Bartimée appartiendrait pour toujours à l’intimité de Bartimée, à son secret, peut-être serait-elle un secret pour lui-même, mais néanmoins agissant en lui-même et le sauvant... et l’on pourrait dire qu’elle est si secrète qu’elle est même une grâce que Dieu lui fait.

            La foi de Bartimée, sa foi personnelle, qui le sauve, est-elle écrite quelque part dans le texte ?

Considérons d’abord les paroles de Bartimée. Il y a bien cette petite connaissance qu’il a de l’importance, de la puissance de l’homme qui va passer pas loin de lui. Mais plein d’autres que lui pourraient avoir cette petite connaissance, et plein d’autres que lui pourrait bien interpeler cet homme, et lui servir des titres de noblesse pour en captiver l’attention. A cette enseigne, le titre de noblesse dont Bartimée affuble Jésus, « Fils de David », n’est pas une confession de foi, mais un instrument de la mendicité. Oui, il était là à mendier, nous dit-on. Et l’évangile de Marc n’a pas pour titre Jésus fils de David, mais Jésus Christ Fils de Dieu. Quant au fait qu’il crie de plus en plus fort, tout ceux d’entre nous qui ont un jour vu un mendiant insister bruyamment ont repéré que plus on le rabroue et plus il crie fort… Reste à lire explicitement que Bartimée demande à recouvrer la vue. Cela peut-il être l’expression de sa foi qui le sauve ? Tout au plus cela est-il l’expression de son désir de guérir, au titre duquel Jésus, qui est capable de guérir, le guérit effectivement. On ne peut pas assimiler la demande de Bartimée à la foi de Bartimée, pas d’avantage qu’on ne peut assimiler la guérison de Bartimée au salut de Bartimée… d’ailleurs, Jésus lui dit « ta foi t’a sauvé » avant même que la guérison n’ait eu lieu. La guérison vient ensuite, après le salut de Bartimée par sa foi.
Conclusion : l’effectuation par sa foi du salut de Bartimée, que Jésus proclame, est totalement indépendante des paroles de Bartimée. La foi de Bartimée ne peut donc être reliée à aucune des paroles qui soit sortie de la bouche de Bartimée, ni à aucune rétribution d’une de ces paroles, puisque c’est sa foi qui l’a sauvé.
           
            Nous avons exploré les paroles de Bartimée. Reste à explorer ses actes. Il y en a trois. Rejeter son manteau, se lever d’un bond et venir vers Jésus. De ces trois actes il faut se demander s’il en est un qui soit tout à fait original, personnel… Tout le chemin que fait l’aveugle Bartimée est son chemin, qu’il fait personnellement vers Jésus… mais qui ne ferait pas ce chemin après avoir crié et crié encore, et surtout après avoir été invité ? L’ambiance néanmoins est à la bousculade et ceux qui étaient hostiles ne sont devenus amicaux que sur ordre… Le corridor qui s’ouvre dans la foule entre Jésus et Bartimée pourrait bien se refermer aussitôt… et dans la bousculade, et comptant aussi sur la sauvagerie qui règne dans les milieux de grande misère, il resterait un aveugle bousculé, piétiné, et sans manteau.
            Or, ni l’aveugle, ni le lecteur ne savent comment cela va finir… S’il donc il est sous nos yeux une trace visible de la foi de Bartimée elle est dans le fait qu’il rejette son manteau, son seul bien. Nous avons à l’appui de cette suggestion tous les textes que nous avons médités ces dernières semaines. Que fait donc Bartimée que n’ont fait jusqu’à ce point du récit ni l’homme riche, ni Pierre, ni Jacques et Jean, ni aucun des autres disciples ? Bartimée laisse ce qui reste… A ce moment, il n’a plus rien, et même pas le fait d’avoir tout laissé. Bartimée, à ce moment, n’a strictement rien dont il puisse se prévaloir.
Ainsi, sa foi, sa foi qui le sauve, n’est-elle pas écrite dans le texte. Elle ne peut pas l’être. Elle est sienne, elle est profondément en lui et agit en lui entre le moment où il est appelé et le moment où il répond à l’appel en commençant par rejeter son manteau.

            Qu’est-ce que la foi de Bartimée, la foi qui le sauve ? La foi qui sauve Bartimée est la décision par laquelle il rejette tout ce qui lui reste, de sorte qu’il n’aura strictement rien à faire valoir, pas même cette décision, et de sorte aussi qu’il se mettra en chemin, sans aucunement savoir où cela va le mener.

Aujourd’hui, culte de fête de la Réformation. Pour évoquer la foi qui sauve, nous pouvons penser à Martin Luther, non pas celui qui a affiché les thèses qu’on sait le 30 octobre 1517, à Wittenberg, mais celui qui a dû répondre de ses engagements devant l’Empereur. Excommunié en janvier 1521, Martin Luther fut convoqué à Worms… une dernière chance pour lui de se rétracter. Sa mise au ban de l’Empire signifiait que quiconque le trouverait le livrerait à la justice pontificale. C’est sa vie qui était en jeu.
« Votre Majesté sérénissime et Vos Seigneuries m'ont demandé une réponse simple. La voici sans détour et sans artifice. À moins qu'on ne me convainque de mon erreur par des attestations de l'Écriture ou par des raisons évidentes — car je ne crois ni au pape ni aux conciles seuls puisqu'il est évident qu'ils se sont souvent trompés et contredits — je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr, ni honnête d'agir contre sa propre conscience. Me voici donc en ce jour. Je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide. »
La foi de Martin Luther est ici tout à fait semblable à celle de Bartimée. Ce qu’il fait l’engage totalement, lui seul, et est totalement irréversible. Pas d’avantage que Bartimée Martin ne sait où le chemin le mène. L’affirmation de sa foi le livre entièrement aux humains, et lui s’en remet totalement à Dieu sans se prévaloir de quoi que ce soit.

Chaque fois que l’on voit quelqu’un agir ainsi, on peut dire de lui « sa foi l’a sauvé ». Mais chaque fois qu’on s’en réclamera pour soi-même, chaque fois qu’on verra quelqu’un s’en réclamer pour lui-même, il sera certain qu’il reste encore du chemin à parcourir. Il en restera toujours… car jusqu’à notre dernier souffle, dans bien des circonstances, il nous faudra apprendre à ne nous prévaloir de rien, à tout recevoir de Dieu, et à tout rendre à Dieu.
C’est un bien beau chemin que celui de la foi. Puisse chacun d’entre nous décider de le prendre. Et que Dieu nous soit en aide. Amen




dimanche 18 octobre 2015

Quelques représentations de Dieu (Marc 10,35-45)

"Dieu est silence !" C'était pendant un cours du professeur G. qu'une étudiante avait énoncé cette phrase. Je ne parviens pas à me souvenir exactement des circonstances. Il me semble que c'était un cours portant sur la prédication, et peut-être même pendant un exercice oral, noté, de prédication. Le professeur, manifestement agacé par cette étudiante et son propos, lui avait répliqué que "Dieu est silence" est ce que disent ceux qui n'ont rien à dire de Dieu, et, avait-il ajouté, "ils feraient mieux de se taire". Effet de sidération, étudiante livide. Je n'ai même pas eu envie de rire. Mais la remarque est restée en moi.

Elle a pris diverses formes, dont celle d'une prière :

Devant toi, nous nous présentons, ayant entendu que grâce nous est faite, il nous est possible de le faire, sans crainte, tels que nous sommes.
Nous voici :
- lorsque nous partons en guerre, nous te nommons ‘homme de bataille’ ;
- lorsque nous sommes las de la guerre, nous te nommons ‘prince de paix’ ;
- lorsque nous voulons qu’on nous aime, nous affirmons que tu es ‘amour’ ;
- lorsque nous avons un compte à régler, nous te nommons ‘vengeance’ ;
- lorsque nous voulons rabaisser quelqu’un, nous t’appelons ‘le Très Haut’ ;
- lorsque nous voulons qu’on s’occupe de nous, nous t’appelons ‘justice’ ;
- lorsque nous voulons qu’on nous obéisse, nous t’appelons ‘Loi’ ;
- lorsque nous voulons des serviteurs, nous te nommons ‘Seigneur’
- lorsque nous n’avons rien à dire de toi, nous disons que tu es ‘silence’
- et pour tromper notre peur de mourir, nous te nommons ‘Eternel’…

Ainsi, pour que rien n’échappe à notre ambition, nous t’avons donné une multitude de noms, que nous savons utiliser à notre convenance.
Oubliant, bien volontiers ce qui nous fut depuis toujours commandé, « tu ne prononceras pas mon nom en vain, pour justifier ce que tu désires »…

Devant toi, nous le confessons, nous prononçons ton NOM à tort et à travers, pour l’illusion qu’il nous donne de te connaître et de te posséder.


Pardonne-nous tant de légèreté.

Ces noms de Dieu sont tous présents dans la Bible et d'aucuns affirmeront que oui, mais que la révélation de Dieu est progressive et que c'est en Jésus Christ qu'il se fait - enfin - parfaitement connaître, et qu'il est amour... Il me semble plutôt que la tradition biblique associée à l'apôtre Jean a éprouvé le besoin d'insister lourdement sur l'amour, dans un contexte de désamour flagrant. Et j'affirme que de ce que Jean a dit, lui et tous les autres auteurs bibliques, on ne peut rien déduire sur Dieu. Mais alors, Dieu, il est comment ?

Le romancier suédois Torgny LINDGREN (né en 1938) a posé cette question d'une belle manière dans son roman Bethsabée. Se prononcer sur Dieu ne peut être qu'une histoire qu'on raconte, un témoignage qu'on rend, et, si ça n'est pas cela, c'est un blasphème.

Dieu, il est comme ça ?

Marc 10
35 Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s'approchent de Jésus et lui disent: «Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander.»
36 Il leur dit: «Que voulez-vous que je fasse pour vous?»
37 Ils lui dirent: «Accorde-nous de siéger dans ta gloire l'un à ta droite et l'autre à ta gauche.»
38 Jésus leur dit: «Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé?»
39 Ils lui dirent: «Nous le pouvons.» Jésus leur dit: «La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés.
40 Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de l'accorder: ce sera donné à ceux pour qui cela est préparé.»
41 Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s'indigner contre Jacques et Jean.
42 Jésus les appela et leur dit: «Vous le savez, ceux qu'on regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination.
43 Il n'en est pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur.
44 Et si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il soit l'esclave de tous.
45 Car le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude.»

Ou bien comme ça ?

Prédication
            Dieu, il est comment ? Avez-vous remarqué que, dans le texte que nous venons de lire, il y a trois représentations de Dieu qui sont mises en place, en très très peu de mots ?
Celle d’un dieu qui rétribue les humains. Celle d’un dieu qui décide arbitrairement de leur sort. Celle d’un dieu totalement donné aux humains. Bien sûr, nous pouvons nous demander, de ces trois représentations, laquelle est la bonne… On pourrait poser cette question pour chacune des représentations de Dieu qui sont présentes dans la Bible.
            Nous allons commencer par préciser quelles sont ces trois représentations.

            La première représentation qui apparaît ici, c’est celle d’un dieu qui rétribue. En fait, cela fait un moment qu’elle apparaît. Car ils ne sont pas les premiers, Jacques, et Jean, à interroger Jésus sur la vie à venir, ou la vie éternelle. Ils ne sont pas les premiers à réclamer quelque chose pour eux-mêmes. Il y a eu l’homme riche et sa question : « Que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ? ». Il y a eu Pierre qui, entendant ce que Jésus prescrivait à l’homme riche,  a affirmé : « Et bien, nous, nous l’avons fait ! ». Et il y a maintenant Jacques et Jean. L’indignation des dix autres disciples masque fort mal que l’image qu’ils sont tous de Dieu est bien la représentation d’un dieu qui rétribue. Dieu comptabilise, Dieu récompense, Dieu punit… telle est cette première représentation. Quelle est la deuxième ?
            La deuxième représentation de Dieu que nous avons sous les yeux se manifeste lorsque Jésus, pour répondre à ceux qui lui réclament des places de choix, affirme que « Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m’appartient pas de l’accorder : ce sera donné à ceux pour qui cela a été préparé. » Il faut bien comprendre que cette préparation est du fait de Dieu, qu’elle est parfaite et perpétuelle. Autrement dit, cette seconde représentation de Dieu est celle d’un dieu qui sait parfaitement, depuis toujours, quel sera le sort de chaque être humain. Cela rend certes tout à fait vaine tout œuvre méritoire, mais cela rend aussi tout à fait vain tout travail qu’un être humain pourrait entreprendre sur lui-même ou sur le monde aux fins de le rendre meilleur. Tout est déjà joué ; alors à quoi bon ?
            La troisième représentation de Dieu que nous avons sous les yeux apparaît lorsque Jésus affirme que le Fils de l’homme est venu « pour donner sa vie en rançon pour la multitude. » Ce qui apparaît alors, c’est la représentation d’un dieu qui, abandonnant toute créance sur l’humanité, c'est-à-dire sur chaque être humain, sauve indistinctement les uns et les autres, sans considération aucune des immenses bontés et des affreuses horreurs dont ils auront été les auteurs. Et ainsi, selon cette représentation, au banquet des noces de l’agneau, bourreaux et victimes siègeront à la même table et revêtus de la même robe blanche de ceux qui auront été sauvés…
            Trois représentations de Dieu, celui qui sauve sous conditions, celui qui sauve arbitrairement, celui qui sauve inconditionnellement. Faut-il choisir entre ces trois représentations ? Faut-il décréter que l’une est la bonne et que les autres doivent être écartées ? Faut-il les invoquer selon l’intérêt du moment ? Toutes les trois figurent explicitement dans le texte que nous venons de lire, et on pourrait étayer chacune d’entre elles avec bien d’autres références bibliques. On pourrait aussi repérer sans grandes difficultés que telle représentation de Dieu a dominé telle période de l’histoire, ou encore qu’elle prédomine dans la prédication de telle Eglise… avec des fluctuations, selon les moments, les intérêts, ou l’humeur.
            Il semble bien que, selon les inquiétudes ou les intérêts qui sont les leurs, les humains choisissent telle ou telle vertu, et en habillent une sorte de figure qu’ils appellent Dieu. Ainsi Dieu est-il toujours à l’image de l’homme et des circonstances…
Il n’y a pas lieu, fondamentalement, de s’en offusquer, parce que nous n’avons que nos mots, que notre langage, et que nos traditions pour parler de Dieu. Mais s’il ne faut pas s’en offusquer, il ne faut pas non plus s’en contenter.
           
            Nous croyons en Dieu, et il nous faut parler de Dieu. Nous avons à parler de Dieu en connaissant les limites de notre parole, et en tâchant toujours d’évaluer ce que nous en disons. Ce n’est évidemment pas toujours simple. Mais nous avons au moins un guide, pour éprouver notre capacité à évaluer ce qui est dit sur Dieu, un très bon guide pourvu que nous consentions à le suivre. Or, jusqu’à présent, ce matin, nous ne l’avons pas encore suivi très sérieusement. Pas très sérieusement, parce que nous avons bien repéré trois représentations de Dieu, mais nous les avons présentées presque isolées les unes des autres, alors qu’elles sont finement articulées, et que la troisième vient bouleverser les deux précédentes.

            « Le Fils de l’homme est venu pour (…) donner sa vie en rançon pour la multitude. » Cette phrase, nous l’avons comprise comme la représentation d’un dieu qui renonce à toute créance sur les humains et qui sauve inconditionnellement chaque être humain.
Pour comprendre cela, il a fallu que nous imaginions que le Fils de l’homme, Jésus, est Dieu. Que l’évangile de Marc le dise d’emblée Fils de Dieu, et que nous, de part notre tradition, nous le fassions Dieu va totalement de soi. Mais cela mérite pourtant d’être interrogé… d’autant que la phrase complète suggère bien plus que cette identité.
« Le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude », cela fait référence d’abord, et sans doute essentiellement, au ministère de Jésus, à son activité, dans son monde. Le Fils de l’homme, Jésus, osons dire Dieu à travers lui, est au service des hommes ; il guérit, il nourrit, il enseigne, et dans son enseignement, il dénonce les dominations et les usages serviles et asservissants que les humains de son temps font de leur pouvoir et du nom de Dieu. Il paye par son enseignement, il paye par sa vie, la rançon, c'est-à-dire le prix de la liberté, une liberté par rapport justement à tout ce qu’on fait subir aux humains au nom des représentations de Dieu. Il paye la rançon en montrant comment on peut vivre avec Dieu, devant Dieu, mais sans se réclamer personnellement, en quelque manière que ce soit, d’une représentation particulière de Dieu. Il paye la rançon, le prix de la liberté, la sienne, en servant Dieu et les humains, sans aucunement se servir des humains ni de Dieu. Ainsi paye-t-il la rançon, la sienne, le prix de sa liberté.

Mais nous avons lu que cette rançon est pour la multitude. Comment peut-elle l’être pour la multitude, et comment peut-elle l’être sans devenir une représentation de plus de Dieu ? Comment la liberté  de Jésus peut-elle être la nôtre, et celle de tous les autres ? Elle ne le peut que pour une seule raison, et que d’une seule manière.
La seule raison pour laquelle la liberté de Jésus peut être la nôtre sans devenir une représentation de plus de Dieu est qu’elle est donnée. Tout en Jésus Christ Fils de Dieu n’est que donné, toujours et encore donné, sa liberté, sa vie, son enseignement, sa mort, et sa résurrection. La liberté de Jésus, sa vie, est donnée, en rançon, à la multitude, c'est-à-dire à chacune, à chacun. Et parce qu’elle est donné, par Lui, elle n’a jamais été ni ne sera jamais la propriété de personne. Elle peut ainsi devenir nôtre, mienne… chacun peut la faire sienne.
On peut évidemment préférer la servitude. Mais lorsque quelqu’un choisit de faire sienne la liberté de Jésus Christ, elle demeure néanmoins toujours donnée. De le savoir, de le recevoir, de ne jamais l’oublier est la seule manière qu’elle soit sienne,  et qu’elle demeure toujours donnée, sans jamais devenir une représentation de plus de Dieu.
Puissions désirer cela, et puisse cela nous advenir. Amen


dimanche 11 octobre 2015

Ce qui reste (Marc 10,17-31)

Marc 10
17 Comme il se mettait en route, quelqu'un vint en courant et se jeta à genoux devant lui; il lui demandait: «Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage?»
18 Jésus lui dit: «Pourquoi m'appelles-tu bon? Nul n'est bon que Dieu seul.
19 Tu connais les commandements: Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère.»
20 L'homme lui dit: «Maître, tout cela, je l'ai observé dès ma jeunesse.»
21 Jésus le regarda et se prit à l'aimer; il lui dit: «Une seule chose te manque; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi.»

22 Mais à cette parole, il s'assombrit et il s'en alla tout triste, car il avait de grands biens.

23 Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples: «Qu'il sera difficile à ceux qui ont les richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu!»
24 Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète: «Mes enfants, qu'il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu!
25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu.»
26 Ils étaient de plus en plus impressionnés; ils se disaient entre eux: «Alors qui peut être sauvé?»
27 Fixant sur eux son regard, Jésus dit: «Aux hommes, c'est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu.»

28 Pierre se mit à lui dire: «Eh bien! nous, nous avons tout laissé pour te suivre.»
29 Jésus lui dit: «En vérité, je vous le déclare, personne n'aura laissé maison, frères, soeurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l'Évangile,
30 sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, soeurs, mères, enfants et champs, avec bien des poursuites, et dans le monde à venir la vie éternelle.

31 Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers.»

Dialogue des Carmélites 
Opéra de Francis Poulenc ; livret d'après Georges Bernanos
(extrait)
(La Prieure et Blanche se parlent de part et d’autre de la double grille. Madame de Croissy, la Prieure, est une vieille femme, visiblement malade. Au lever du rideau, elle essaie maladroitement de rapprocher son fauteuil de la grille.)
LA PRIEURE
N’allez pas croire que ce fauteuil soit un privilège de ma charge, comme le tabouret des duchesses ! Hélas ! par charité pour mes chères filles qui en prennent si grand soin, je voudrais m’y sentir à mon aise. Mais il n’est pas facile de retrouver d’anciennes habitudes depuis trop longtemps perdues, et je vois bien que ce qui devrait être un agrément ne sera jamais plus pour moi qu’une humiliante nécessité.
BLANCHE
Il doit être doux, ma Mère, de se sentir si avancée dans la voie du détachement qu’on ne saurait plus retourner en arrière.
LA PRIEURE
Ma pauvre enfant, l’habitude finit par détacher de tout. Mais à quoi bon, pour une religieuse, être détachée de tout, si elle n’est pas détachée de soi-même, c’est-à-dire de son propre détachement ?

Prédication : 
         Pierre a tout quitté, et l’homme riche n’a rien quitté. De ce point de vue, ils semblent tout à fait différents l’un de l’autre. Pourtant, il y a quelque chose qui fait que l’un et l’autre sont extraordinairement ressemblants. Nous allons nous mettre en quête de cette chose.

Nous nous intéressons au 21ème verset. Jésus dévisagea l’homme qui était venu pour l’interroger, et l’aima ; il lui dit « Une seule chose te manque… » Sans doute avons-nous toujours lu que quelque chose manquait à cet homme ; presque tous les traducteurs le comprennent ainsi. Manquer, cela signifie qu’il y a quelque chose en moins, un vide, et une autre chose qu’on ajouterait viendrait combler ce vide. Et nous savons ce qu’il conviendrait que cet homme ajoute à sa vie.
            Si cet homme, dont la liste des bonnes actions est déjà considérablement longue, ajoutait à cette liste le fait de tout vendre, de tout donner aux pauvres, et de suivre Jésus, il atteindrait dès ici-bas cette forme de béatitude à laquelle il n’aspire pourtant que pour l’au-delà. Cet homme deviendrait alors le modèle parfait du disciple de Jésus Christ, un modèle qu’il nous faudrait suivre, qu’il nous faut suivre, pour notre bonheur, présent, et à venir.

            C’est assez tentant, n’est-ce pas, de le prendre ainsi. Mais cela pose deux problèmes.
Le premier, c’est que ce modèle de pauvreté volontaire n’est pas celui que nous avons suivi. Nous ne sommes pas devenus pauvres, pèlerins et vagabonds sur la terre à cause de Jésus Christ Fils de Dieu ; nous sommes restés propriétaires de nos maisons, de nos autos, nous touchons nos salaires et nos pensions et nous sommes sédentaires. Pour la vie éternelle, nous sommes déjà fichus…
Le second problème, c’est que les disciples de Jésus, et Pierre, l’ont fait, ils ont tout laissé et que, s’agissant au moins de Pierre, cela produit une sorte de « Nous nous l’avons fait-euh, nananère ! » qui est du plus mauvais aloi. Il laisse à présager un « nous nous l’avons fait » qui servira tôt ou tard de fondement à des exigences considérables, « vous, vous devez le faire, sinon vous ne serez jamais sauvés, ni estimés, ni reconnus… ».
L’homme qui interroge Jésus en a encore trop, c’est bien ce qu’on entend dire, mais rien ne dit que s’il laissait tout il n’en aurait pas encore de trop ; nous voyons bien que Pierre qui a tout laissé, en a manifestement encore beaucoup trop en trop. Pierre et l’homme riche en sont, de ce point de vue, exactement au même point.

            Est-il approprié de parler de manque lorsqu’on en a encore tant en trop ? Peut-on parler de manque, lorsque ceux qui accomplissent toutes les prescriptions, même les plus abrasives, ont encore manifestement quelque chose en trop ? Peut-on parler de manque si chaque bonne action accomplie charge son auteur d’un poids supplémentaire de satisfaction orgueilleuse ? Si l’homme qui interroge Jésus accomplissait ce que Jésus lui commande, vendre, donner, partir, il en aurait certes beaucoup moins, mais il en aurait encore de reste, de ce même reste qui encombre Pierre.

            Que faut-il conclure ? En nous appuyant sur ce qui précède, en nous appuyant aussi sur la langue grecque de l’évangile, nous relisons le 21ème verset, celui par lequel nous avons commencé. 

            Jésus le regarda et se prit à l'aimer; il lui dit : «Après (tout cela) il reste une chose ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi.» Il reste une chose. Et nous allons méditer sur ce reste.
Quel est ce reste, qui concerne finalement autant Pierre que l’homme qui interrogeait Jésus ? Quel est ce reste dont la disparition du bagage de cet homme, serait le commencement réel si ce n’est de la vie éternelle du moins d’une certaine félicité (celle que Jésus appelle Royaume de Dieu) ? S’agissant de cet homme, le reste est assez évident, et même colossal : ses biens ! Mais nous avons vu que, même après avoir laissé ses biens, s’agissant de Pierre, il y a encore du reste, un reste sans doute immatériel, puisque Pierre et les autres disciples ont déjà tout laissé, mais un reste tout de même.
Ce qui caractérise ce reste, c’est que Pierre se met en avant ; il se met en avant comme quelqu’un qui a fait quelque chose, commandé par Jésus, quelque chose que les autres, l’homme riche, les riches, auraient dû faire, et n’ont pas fait. Cette chose ? Souvenons-nous de l’appel des disciples… oui, sur un appel de Jésus, ils ont laissé leurs filets, tout ce qu’ils avaient, et l’ont suivi. Mais ce choix, et la manière de vivre qui va avec ce choix, peut-il être mis en avant, par celui qui l’a fait, comme un choix supérieur, voire le seul choix possible ? L’appel à une vie particulière, que Jésus adresse à tel ou tel, peut-il être mis en avant par celui qui l’entend et y répond, comme seul appel possible à la seule vie bénie possible ?
L’appel du Christ est adressé à chacun par le Christ, et il appartient à chacun d’y répondre, ou de ne pas y répondre. S’agissant de Pierre, c’est un appel au détachement, à un détachement radical. Jusqu’où ce détachement doit-il aller ? Lorsque Pierre met en avant son détachement, il rend évident qu’il est détaché de tout, sauf de son détachement. Son détachement est encore ce qu’on pourrait appeler une œuvre, quelque chose dont il se prévaut. Alors nous nous disons au sujet de Pierre : A quoi bon être détaché de tout, si l’on met ainsi en avant son propre détachement ? Oui, en reprenant Bernanos, « à quoi bon, pour un disciple de Jésus Christ, être détaché de tout, s’il n’est pas détaché de soi-même, c’est-à-dire de son propre détachement ? »
Ce qui apparaît clairement, c’est que ce détachement parfait porte, dans le texte que nous méditons, les superbes noms de « trésor dans le ciel »,  et de « vie ». Mais est-il possible aux êtres humains de gagner eux-mêmes ce trésor, d’atteindre ce détachement par leurs propres forces ? Pour Pierre, à l’évidence, ça n’est pas gagné. Pour Jacques et Jean, qui vont, quelques instants plus tard, réclamer à Jésus des places de faveur, ça n’est pas gagné non plus. Tant qu’un disciple de Jésus Christ accomplit quoi que ce soi, au titre de sa foi, en espérant de ce qu’il accomplit une quelconque rétribution personnelle, ça n’est pas gagné. Tant qu’il ne remet pas entièrement et totalement à Dieu le fruit de ses actes, ça n’est pas gagné.
Est-ce jamais gagné ? En a-t-on jamais fini avec ce reste ? Lorsque le crucifié crie son désespoir et son abandon vers le ciel, ça n’est pas gagné. Jésus Christ est un homme et, comme nous le lisons, aux hommes cela est impossible… aux hommes cela est impossible et pourtant cela est possible, car à Dieu cela est possible.

Qu’est-ce donc que ce reste dont nous parlons, qui reste à Pierre et qui semble bien devoir toujours rester ? C’est le contraire de la foi, ce que parfois les textes bibliques appellent la « non-foi », dont nous lisons ici que cela colle si fort à la pâte humaine qu’il est impossible à un être humain de s’en débarrasser par ses propres forces. « Aie pitié de ma non-foi ! », criera à Jésus l’homme dont le fils allait si mal, ce fils que nul n’avait pu soulager.
Nous n’allons pas dire que seule la mort délivrera un être humain de ce reste. L’on ne sait rien de la suite de la vie de l’homme riche. Et presque rien de la suite de la vie de Pierre. Qui un jour a refusé de suivre Jésus Christ choisira peut-être de le suivre demain. Qui a un jour mis en avant sa personne et ses mérites demain peut-être n’en fera plus aucun cas. Le Dieu qui peut tout ne laissera pas sans soutien un cœur qui, dans un élan, un moment, ne fut-ce qu’un instant, de foi, se tournera vers lui. Et il se peut, le Seigneur venant à notre secours, nous prenant en pitié, qu’il nous soit donné, de notre vivant, de nous en remettre totalement à lui.
Que le Seigneur nous fasse cette grâce. Amen


dimanche 4 octobre 2015

Ce qu'il y a dans les coeurs des humains (Marc 10,2-16) lorsqu'ils choisissent opportunément un verset biblique

Marc 10
1 Partant de là, il vient dans le territoire de la Judée et au-delà du Jourdain, et de nouveau les foules se rassemblent auprès de lui et, selon sa coutume, de nouveau il les enseignait.

2 Des Pharisiens s'avancèrent et, pour lui tendre un piège, (pour le tenter), ils lui demandèrent s'il est permis à un homme de renvoyer sa femme.
3 Il leur répondit: «Qu'est-ce que Moïse vous a commandé
4 Ils dirent: «Moïse a permis d'écrire un certificat de répudiation et de renvoyer sa femme.»
5 Jésus leur dit: «C'est à cause de la dureté de votre coeur qu'il a écrit pour vous ce commandement.
6 Mais au commencement du monde, Dieu les fit mâle et femelle;
7 c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme,
8 et les deux ne feront qu'une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair.
9 Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni.»

10 À la maison, les disciples l'interrogeaient de nouveau sur ce sujet.
11 Il leur dit: «Si quelqu'un renvoie sa femme et en prend une autre, il est adultère à l'égard de la première;
12 et si la femme renvoie son mari et en prend un autre, elle est adultère

13 Des gens lui amenaient des enfants pour qu'il les touche, mais les disciples les rabrouèrent.
14 En voyant cela, Jésus s'indigna et leur dit: «Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux.
15 En vérité, je vous le déclare, qui n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas.»

16 Et il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.

La Bible n'est pas une arme, imbéciles !

Prédication :
            Confidence : j’aurais bien laissé ce texte de côté, bien qu’il soit proposé pour notre méditation de ce jour – les raisons de la tentation de le laisser de côté apparaîtront chemin faisant – si deux événements ne s’étaient produits.
            Le premier, c’est que mon proche entourage m’a rappelé que ce texte, même s’il m’est désagréable, est un texte canonique et que s’il arrive sous mes yeux, je ne dois pas me dérober à une confrontation avec lui ; la Parole de Dieu nous est adressée même en s’attachant à des textes qui nous indisposent ; et peut-être surtout en s’attachant à des textes qui nous indisposent. Reste toujours à examiner les motifs de cette indisposition. Premier événement qui s’est produit.
            Voici le second événement : j’ai lu quelques commentaires faits par des théologiens sur le dossier préparatoire du prochain synode des Evêques catholiques romains, synode consacré à la famille (4-25 octobre – Nous prions pour ce synode) et au cours duquel apparaîtra, immanquablement, parmi bien d’autres questions, celle de l’accès à l’eucharistie des divorcés remariés. Au terme de ce synode, seront-ils admis à l’eucharistie ? Il faudrait, pour cela, changer la doctrine, ou la pratique, officiellement. Je ne suis pas catholique romain pour me prononcer sur des problèmes catholiques romains, dont celui-ci, très épineux, qui est de changer la pratique, la discipline, sans toucher aucunement à la doctrine. Dans le cas des divorcés remariés, exclus canoniquement de la communion, il s’agirait de mettre en avant la miséricorde et la compassion de Dieu qui, en Jésus Christ, a donné aux hommes le pouvoir de pardonner les péchés ; on pourrait peut-être donc, donc au titre de ce pardon, accueillir ceux qu’on n’accueillait pas… 
Dans ces commentaires, j’ai trouvé quelque part cette référence directe à la Bible : Dieu a donné aux hommes le pouvoir de pardonner (Matthieu 9,6). Ce pouvoir de pardonner, il l’a donné aux hommes, c’est clair, mais le commentateur ajoute, « c'est-à-dire qu’il l’a donné à l’Eglise ». A la lecture de ces mots, mon sang protestant s’est un instant glacé.
            Pour avoir longtemps travaillé avec des théologiens catholiques d’une certaine importance, j’ai bien fini par comprendre ce qu’ils voulaient dire en tant que théologiens catholiques, lorsqu’ils affirment qu’on n’a pas l’Eglise sans le Christ, et qu’on n’a pas non plus le Christ sans l’Eglise. J’ai bien fini par le comprendre, et par comprendre que cela sans doute nous sépare presque irrémédiablement – il faudra je le pense l’intervention du Tout Puissant pour que cela ne nous sépare plus.
            A-t-on l’Eglise sans le Christ ? Non. Il en est le chef, le principe, l’époux… A-t-on le Christ sans l’Eglise ? La question peut prendre bien des aspects, dont celui-ci : un lecteur particulier peut-il donner une interprétation inspirée d’un texte biblique, qui serait différente de l’interprétation que l’Eglise en donne ? Martin Luther, le 18 avril 1521, à Worms, devant l’empire, et au prix de sa vie, a répondu affirmativement. On peut avoir le Christ sans l’Eglise, mais pas sans un engagement personnel, et pas sans les Ecritures, ni sans l’aide de Dieu. Et c’est ainsi que ceux qui se réclament sérieusement du protestantisme reviennent sans cesse au texte biblique, en demandant l’aide de Dieu, non pour y chercher la justification de leurs propres choix – ces manières de faire n’ont rien à voir ni avec la Réforme, ni même avec la foi chrétienne – mais  pour, dans la foi, tâcher de discerner des chemins de vérité et de responsabilité qui soient dignes de l’Evangile.
Ainsi, lorsque le pouvoir de pardonner les péchés est donné aux hommes, c’est bien aux hommes, c'est-à-dire à chacune, à chacun, qu’il est donné… Comment donc les humains useront-ils du pouvoir de pardonner ? Telle est la question.
            A cause de ces deux événements, il m’a été impossible de me dérober. Le texte est là, il est là ce matin, maintenant, et il faut faire fi des agacements, des colères, des impressions de première lecture, faire fi de ce qu’il a servi à justifier ; il faut s’efforcer de lire ce texte, sérieusement, c'est-à-dire dans la cohérence de l’Evangile : Dieu fait grâce, sans que nous le méritions, et inconditionnellement. Pour celui qui accepte sérieusement cette grâce, la cohérence de l’Evangile est une exigence personnelle ; de la grâce qui m’est faite et que j’accepte, je dois toujours me demander quel usage j’en fais ; car cette grâce ne m’autorise pas à faire peser quoi que ce soit sur autrui ; elle appelle ainsi chacun à s’interroger sur soi-même et, s’il l’accepte, à se corriger.

            Ainsi donc, on vint tendre un piège à Jésus, on vint le tenter. Et n’allons pas tomber dans le piège qui lui était tendu, n’allons pas céder à la tentation, l’immense tentation de justifier les usages, les goûts et les dégoûts, par quelque verset biblique que ce soit. Que ce soit d’ailleurs la question de la répudiation, du divorce, de la rupture des couples qui soit abordée n’a strictement aucune importance. Cela signale seulement que, lorsque Jésus a parlé, et lorsque Marc a écrit, renvoyer, lourder, jeter sa femme à la rue, en s’autorisant d’un texte biblique (et pour les citoyennes romaines, rejeter son mari parce qu’il n’était plus assez influent, ou riche… en s’autorisant du droit romain, verset 15), en étant donc dans son bon droit, était chose banale, chose ordinaire. Oui, répond Jésus, il y a un texte biblique, c’est permis. Mais il n’y a pas un seul texte biblique, comme ça, qui vous autorise et vous dédouane de toute réflexion.
Pourquoi le faites-vous ? La possibilité biblique et juridique de mettre fin à une union n’est pas une permission de le faire selon sa fantaisie. Car la mise en œuvre d’un commandement ne dispense pas de l’observance de tous les autres. Ainsi le livre de la Genèse, que Jésus cite, n’est pas moins inspiré ni canonique que celui du Deutéronome. Ils ne sont pas, ils ne peuvent pas être mis en compétition l’un avec l’autre. Quant à nous autres lecteurs du Nouveau Testament, le « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni », que Jésus prononce alors, et qui pour certains interdit toute rupture du contrat, n’est pas moins inspiré que Deutéronome 24 qui permet de rompre les contrats, qui n’est pas moins inspiré que Genèse 1 et 2, etc.
C’est pour cela que la réponse de Jésus n’est pas une réponse sur l’interdiction du divorce, ni sur « l’indissolubilité du lien conjugal », comme l’affirment certains. Mais une réponse, ou plutôt une question brûlante sur ce qu’il y a dans le cœur de ceux qui viennent pour le piéger. Dans votre cœur, répond-il en substance, chaque fois que vous choisissez le verset qui vous arrange, quel que soit d’ailleurs ce verset et en particulier lorsque vous renvoyez, vous lourdez des femmes en vous abritant derrière le texte biblique, il y a du mépris, de la suffisance, du mensonge, de l’hypocrisie… Le choix opportun d’un verset biblique est le choix de l’hypocrisie, toujours ! Ceci, ceux qui interrogeaient Jésus, les Pharisiens, ont dû le comprendre instantanément. Fin de la discussion avec les Pharisiens.
Mais apparemment, les disciples de Jésus n’avaient pas saisi. Il faut donc enfoncer le clou. Et, pour enfoncer le clou, il faut traduire le texte pour ce dont il parle. Rompre un contrat est possible, mettre en place un nouveau contrat est possible, bibliquement et juridiquement s’entend, car il y a des commandements qui permettent tout cela. Mais, revenons-y, le respect de ces commandements ne dispense jamais de l’obéissance du cœur aux autres commandements, dont celui qui interdit l’adultère, c’est à dire la prédation dans les relations de couple, la fornication, c'est-à-dire coucher pour asseoir son statut, pour sa propre jouissance, sans aucunement se donner, pour y trouver un profit... En renvoyant ses disciples à cet autre commandement, le septième, Jésus leur adresse une question, encore la même : « Qu’y a-t-il dans votre cœur ? » Non pas seulement lorsque vous prenez femme, mais à chaque fois que la vie vous place en position de domination et de force, et que vous en abusez. Domination ? Ce peut être l’avantage d’être de sexe masculin dans le Proche-Orient ancien. Ce peut être de disposer d’une connaissance pointue des textes bibliques devant l’autorité desquels les petites gens s’inclinent. Ce peut être de disposer d’argent et d’influence… Et tous ces avantages immérités, comment en usez-vous devant des femmes, des enfants, de vieillards, des simples, ceux qui vous sont confiés, ceux qui se donnent à vous… Comment utilisez-vous votre force ? Qu’y a-t-il dans vos cœurs ? Dans vos cœurs, y a-t-il un esprit de domination, de possession, de consommation et de renvoi, ou un esprit d’ouverture, d’accueil et de service ?
Les disciples de Jésus n’ont manifestement pas compris. Ils n’ont pas compris que l’enseignement de Jésus ne rajoute pas des lois à des lois, et n’est pas un changement de domination. Mais accueil, service et bénédiction.
Ils ne l’ont pas, c'est-à-dire pas encore compris. Alors, ne pouvant définitivement plus lourder les femmes, ils s’en prennent aux enfants… Il y a toujours une personne différente qu’on peut haïr, et un plus faible sur qui l’on peut se défouler. Sauf que Jésus les bénit, des petits, ces moins que rien, ramassés dans la rue, sales, sans langage, sans droits et sans espérance...  Ont-ils enfin compris ?
S’il y avait eu des chiens dans le récit de Marc, est-ce qu’après s’être fait tancer par Jésus au sujet des femmes, rabrouer par Jésus au sujet des enfants, les disciples de Jésus auraient jeté des pierres aux chiens qui seraient venus quémander une caresse ? Que faut-il donc pour que les humains comprennent, que faut-il donc qu’il arrive dans leurs vies pour que leurs cœurs soient atteints et transformés ? Trois réponses sont possibles.
Voici la première : le malheur, car il arrive que des cœurs soient transformés par l’expérience du malheur, par l’expérience d’avoir été le petit, celui qui ne peut exister que par l’aide de ses semblables et la grâce de plus puissants que lui. Mais ça ne marche pas à tous les coups et on ne peut souhaiter le malheur de personne. 
Deuxième réponse : pour que des cœurs soient transformés, il faudrait que Dieu se fasse connaître à eux en Christ. Cette réponse laisse l’initiative à Dieu, certes, mais elle laisse la place à toutes sortes de dérobades et de dénis, du genre : il ne s’est pas encore fait connaître à moi.
Voici donc la troisième réponse : Dieu s’est fait connaître déjà en Christ et il appartient à chacune et chacun d’en prendre acte et d’entreprendre d’agir en conséquence. Car prendre acte de ce que Dieu s’est fait connaître déjà en Christ c’est aussi prendre acte de ce qu’on est, soi, tout comme étaient, eux, les disciples de Jésus. Les humains, nous, nous sommes responsables, en un mot, de notre propre conversion, de notre ouverture, de notre engagement… le chemin de toute la vie.
Que Dieu qui nous a fait grâce nous soit en aide. Amen

Je me demande quel genre de fusil d'assaut Jésus recommanderait qu'on achète ?