dimanche 22 juin 2014

Vers un bon usage du nom de l'Eternel (Osée 4,1)

Genèse 26
12 Isaac fit des semailles dans ce pays et moissonna au centuple cette année-là. Le SEIGNEUR le bénit
13 et il devint un grand personnage; il continua à s'élever jusqu'à atteindre une position éminente.
14 Il devint propriétaire d'un cheptel de petit et de gros bétail, et d'une nombreuse domesticité. Les Philistins en furent jaloux,
15 ils comblèrent tous les puits qu'avaient creusés les serviteurs de son père, au temps de son père Abraham, et les remplirent de terre.
16 Abimélek dit à Isaac: «Va-t'en loin de nous car tu es devenu beaucoup plus puissant que nous.»
17 Isaac partit de là et campa dans l'oued de Guérar et y habita.
18 Isaac creusa de nouveau les puits qu'on avait creusés au temps d'Abraham son père et que les Philistins avaient comblés après la mort d'Abraham. Il leur donna les mêmes noms que son père leur avait donnés.
19 Les serviteurs d'Isaac creusèrent dans l'oued et trouvèrent là un puits d'eaux vives.
20 Les bergers de Guérar se querellèrent avec les bergers d'Isaac en leur disant: «Ces eaux sont à nous.» Il appela ce puits Eseq parce qu'ils lui avaient fait échec.
21 Ils creusèrent un autre puits qui fut aussi objet de querelle ; il l'appela Sitna.
22 De là il se déplaça pour creuser un autre puits qui ne fut pas objet de querelle et qu'il appela Rehovoth en disant: «Maintenant en effet, le SEIGNEUR nous a laissé le champ libre et nous avons eu des fruits du pays.»
23 De là, il monta à Béer-Shéva.

Osée 4 (Louis Segond)
1 Écoutez la parole de l'Éternel, enfants d'Israël ! Car l'Éternel a un procès avec les habitants du pays, Parce qu'il n'y a point de vérité, point de miséricorde, Point de connaissance de Dieu dans le pays.

Osée 4 
1 Écoutez la parole de l'Éternel, enfants d'Israël ! Car [il y a querelle au sujet de  l’Eternel entre les habitants du pays] ; [c’est] qu'il n'y a ni amour de la vérité, ni amour de la vie, ni connaissance de dieu  dans le pays.


Prédication :


Quelque part au proche Orient, dans un coin de pays qui borde le désert, scène pastorale autour du puits. Au soir d’une longue journée qui a vu les troupeaux se déplacer sans cesse, parce que les pâturages sont maigres et qu’il faut éviter de les épuiser, les bergers et les bêtes se retrouvent autour du puits… On puise l’eau les uns pour les autres, on échange des nouvelles dans une ambiance joyeusement communautaire.
            Autour du puits cependant tous les bergers ne sont pas ne sont pas du même clan, voire pas de la même tribu ou, pire encore, ne sont pas de la même ethnie. "Les eaux sont à nous !" , vont crier les uns à la face des autres. Le ton va monter, la querelle va éclater, devenir une échauffourée, puis une rixe. C’est à coups de bâton, de pierres et de couteaux que ça va se finir. Les troupeaux vont être affolés, dispersés, et quelques-uns des bergers ne se relèveront pas. Il y aura ensuite vengeance et représailles, vous pouvez l’imaginer, tout comme dans le texte que nous avons lu, expéditions punitives, puits souillés, puits comblés…

Pourquoi ce préambule ? Vous avez repéré le mot querelle dans les quelques versets de la Genèse, une querelle qui peut aller jusqu’à la rixe. Et vous avez repéré aussi le mot querelle dans le verset du prophète Osée, tel que je l’ai traduit.
C’est le même mot, sauf que vous n’imaginez pas l’Eternel-Dieu en berger sale et pouilleux en train de hurler des insanités à la face d’autres bergers. Vous imaginez plutôt l’Eternel sous les traits du juge aimant qui siège : il examine, il délibère, il condamne et fait appliquer la peine, éducative évidemment, avec sévérité et miséricorde, parce qu’il est l’Eternel et aussi le Dieu d’Amour... Image propre et correcte de l’Eternel que celle-ci, tout comme le traduit Louis Segond : l’Eternel a un procès avec les habitants du pays... Pourtant, il n’est pas souhaitable de s’en tenir à une image si convenue. Nous savons tous que les humains sont capables du pire lorsqu’il s’agit de l’Eternel, lorsqu’il s’agit de Dieu.
Dans la déclaration du prophète Osée il y a quelque chose d’une grande brutalité. A y regarder de près, à scruter la langue hébraïque, ça n’est pas simplement Monsieur l’Eternel Dieu qui fait un procès aux habitants du pays. C’est aussi – et  c’est surtout – les habitants du pays qui ont entre eux querelles, altercations, et rixes… au sujet de l’Eternel. Ça se bagarre, ça s’entretue, au nom de l’Eternel. On fait de forts mauvais usages du nom de l’Eternel. Au nom de l’Eternel il y aura des insultes et des coups, il y aura des morts parmi les habitants du pays.
Nous le savons tous bien : lorsque la violence triomphe, l’Eternel est dans chacun des camps qui s’opposent. Qu’il s’agisse d’eau, ou de bénédiction, le nom de l’Eternel est dans toutes les bouches. C’est le nom par lequel on se justifie, par lequel on se condamne, par lequel on s’entre-déchire.

Le prophète Osée distingue trois mauvais usages du nom de l’Eternel.  Nous allons les expliquer, non pas pour faire les malins et condamner, nous nous condamnerions nous-mêmes, mais pour tenter d’envisager de bons usages du nom de l’Eternel.

Premier mauvais usage : il n’y a pas de vérité, nous suggère la traduction de Louis Segond. Ici nous allons donner corps au mot hébreu que Segond traduit par vérité.
C’est un mot de trois lettres. La deuxième et la troisième lettre de ce mot hébreu écrivent le mot « mort ». Et si, en langue hébraïque, j’ajoute la première lettre de l’alphabet, le aleph, la lettre qu’on écrit et qui ne s’entend qu’à peine lorsqu’on parle, cela me donne le mot « vérité ». La vérité, c’est la mort plus l’écriture de cette première lettre. Celui qui écrit cette première lettre sur le front d’une chose marquée par la mort ramène cette chose à la vie. Celui qui efface la première lettre de la vérité vivante ôte la vie à la vérité, et la transforme en mensonge.
Or, il y a querelle, rixe, mort d’homme… et cela arrive parce que les humains ne veulent rien savoir de cette première lettre, si fragile, si ténue. Les humains ne veulent rien savoir de ce presque rien qui sépare la mort de la vie. Ils préfèrent, c’est bien plus facile, ça va bien plus vite, ils préfèrent réciter plutôt que lire, détruire plutôt que créer, effacer plutôt qu’écrire.
La vérité est si fragile, si précaire, toujours si menacée… ce qui manque aux humains n’est pas la vérité, mais l’amour de la vérité. L’amour de la vérité non pas pour préserver ce qu’on prétend tenir, mais l’amour de la vérité pour donner vie à ce qui se croit mort, c'est-à-dire pour apprendre à recevoir, à apprécier ce qui se vit.
Il n’y a pas d’amour de la vérité, dit le prophète Osée, et donc querelle avec le nom de l’Eternel, bagarres autour du nom de l’Eternel et rixes entre les humains. Et nous, nous disons : puisse celui qui parle de l’Eternel en parler dans l’amour de la vérité, puisse-t-il rechercher, trouver et écrire cette première lettre qui, lorsqu’on l’écrit, fait passer du mensonge à la vérité, de la récitation à la parole, de la mort à la vie.

Deuxième mauvais usage du nom de l’Eternel : il n’y a point de miséricorde, nous suggère la traduction de Louis Segond.
Pour expliquer ceci, il nous faut imaginer un homme qui danse. Vous n’êtes peut-être pas familier des formes les plus joyeuses du judaïsme, des formes naïves, dansantes, festives du judaïsme hassidique… mais vous êtes peut-être familiers de Zorba le Grec, et Zorba danse ! Il danse dans toutes les circonstances de sa vie. Il danse évidemment au soir de ses noces, parce qu’il est vivant et heureux. Il danse aussi devant les ruines fumantes de son vieux village incendié et dont il est le seul survivant. Pourquoi danse-t-il ? Il danse, dans toutes les circonstances de sa vie, parce qu’il est vivant. Il recommence ses pas de danses tant dans la louange que dans la désolation, parce que danser c’est mouvoir son corps et que mouvoir son corps c’est vivre. Il danse parce que la vie est tout ce qu’il a, parce qu’elle lui est donnée et qu’il l’aime.
Aussi bien, pour le prophète Osée, ce qui manque aux habitants du pays n’est pas la miséricorde mais l’amour de la vie. Faute d’amour de la vie ils affirment que l’eau est à eux, que l’Eternel-Dieu la leur a donnée et qu’ils ne la partageront avec personne. Et parce qu’ils affirment que l’Eternel la leur a donnée, ils vont se déchirer…
Il n’y a pas d’amour de la vie, dit le prophète, et donc querelle avec le nom de l’Eternel, autour du nom de l’Eternel, entre les humains. Et nous, nous disons : puisse celui qui parle de l’Eternel en parler en amoureux de la vie, puisse-t-il aimer la vie, comme il aime la vérité. Puisse celui qui parle de l’Eternel, aimer la vie, la vie pas seulement la sienne, mais la vie tout court, en sa vérité crue, la vie en ses semblables, la vie en ceux qui sont différents de lui, la vie en toutes circonstances. Et si c’est ainsi qu’il aime la vie son amour de la vie sera contagieux.

Troisième mauvais usage : il n’y a pas de connaissance de Dieu. C’est le troisième mauvais usage, ou si vous préférez ce sera le troisième bon usage. Il nous faut bien comprendre que ce troisième vient après les deux premiers. Sans amour de la vérité, pas d’amour de la vie, et sans amour de la vie, pas de connaissance de Dieu, pas de pénétration de Dieu propose un traducteur.
On ne pénètre pas le mystère et la vérité de Dieu sans amour de la vérité ni sans amour de la vie. Et ces deux amours ne sont pas des sentiments abstraits, mais des engagements. Il s’agit d’amour concret, tout comme nous sommes partis de situations concrètes. Sans la vérité crue de ce que nous sommes, et sans un réalisme marqué par l’ordinaire de la vie, de la vie joyeuse et de la vie affreuse parfois, parler de Dieu n’est que parole vide. Sans un engagement concret, parler de Dieu n’est que du vent. On n’entre pas dans le mystère de Dieu autrement qu’on entre dans le mystère de la vie. Il n’y a pas de mystère de Dieu autre que la mystérieuse grâce d’être aujourd’hui encore en vie. Et nous disons : puisse celui qui parle de l’Eternel, qui parle de Dieu, en parler en paroles vraies et plus encore en engagements, en actes concrets.

Amour de la vérité, amour de la vie, connaissance de Dieu, dans cet ordre et point autrement. Alors le peu d’eau qu’on aura, on le partagera. On dira bienvenue au lieu de va-t-en ! On ouvrira les bras au lieu de serrer les poings. Et plutôt que de compter sur ce qu’on prétend posséder, on ne comptera pour vivre que sur la grâce. Ainsi ne manquera-t-on jamais de rien. Et si là-dessus le nom de l’Eternel vient à être prononcé, ce ne sera pas en vain. Amen

Nourrir l'espérance (1 Rois 17,1-14)

1 Rois 17
1 Elie, le Tishbite, de la population de Galaad, dit à Akhab: «Par la vie du SEIGNEUR, le Dieu d'Israël au service duquel je suis: il n'y aura ces années-ci ni rosée ni pluie sinon à ma parole.»
2 La parole du SEIGNEUR fut adressée à Elie:
3 «Va-t'en d'ici, dirige-toi vers l'orient et cache-toi dans le ravin de Kerith qui est à l'est du Jourdain.
4 Ainsi tu pourras boire au torrent, et j'ai ordonné aux corbeaux de te ravitailler là-bas.»
5 Il partit et agit selon la parole du Seigneur; il s'en alla habiter dans le ravin de Kerith qui est à l'est du Jourdain.
6 Les corbeaux lui apportaient du pain et de la viande le matin, du pain et de la viande le soir; et il buvait au torrent.
7 Au bout d'un certain temps, le torrent fut à sec, car il n'y avait pas eu de pluie sur le pays.

8 La parole du SEIGNEUR lui fut adressée:
9 «Lève-toi, va à Sarepta qui appartient à Sidon, tu y habiteras; j'ai ordonné là-bas à une femme, à une veuve, de te ravitailler.»
10 Il se leva, partit pour Sarepta et parvint à l'entrée de la ville. Il y avait là une femme, une veuve, qui ramassait du bois. Il l'appela et dit: «Va me chercher, je t'en prie, un peu d'eau dans la cruche pour que je boive!»
11 Elle alla en chercher. Il l'appela et dit: «Va me chercher, je t'en prie, un morceau de pain dans ta main!»
12 Elle répondit: «Par la vie du SEIGNEUR, ton Dieu! Je n'ai rien de prêt, j'ai tout juste une poignée de farine dans la cruche et un petit peu d'huile dans la jarre; quand j'aurai ramassé quelques morceaux de bois, je rentrerai et je préparerai ces aliments pour moi et pour mon fils; nous les mangerons et puis nous mourrons.»
13 Elie lui dit: «Ne crains pas! Rentre et fais ce que tu as dit; seulement, avec ce que tu as, fais-moi d'abord une petite galette et tu me l'apporteras; tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils.
14 Car ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu d'Israël: Cruche de farine ne se videra jarre d'huile ne désemplira jusqu'au jour où le SEIGNEUR donnera la pluie à la surface du sol.»

Prédication
            Un jour, Elie le Tishbite de Galaad, un homme de l’est du Jourdain, s’en vint parler au roi Akhab, quelque part en Israël, probablement à Samarie, à l’ouest du Jourdain et lui annonça de la part du Seigneur qu’il n’y aurait plus ni pluie ni rosée. La sécheresse est toujours grave et, dans ce pays-là, elle peut durer plusieurs années et prendre un caractère dramatique.
           
            Pourquoi la sécheresse, tout à coup, en Israël ? Si l’on ne connaissait du roi Akhab que ce qu’en raconte la Bible, on aurait seulement l’image d’un roi auquel il est fait reproche de ses alliances politiques et religieuses avec les royaumes étrangers, un roi auquel il est fait reproche d’avoir souillé sa propre terre et son propre Dieu. Pour la Bible donc, Akhab est un très mauvais roi. Ah, s’il avait été pieux…

Mais voilà, vous savez qu’une piété exemplaire ne fait pas tomber la pluie, et qu’une impiété exemplaire n’empêche pas la pluie de tomber. Certains auteurs bibliques mettent en lien la sécheresse et l’impiété. D’autres auteurs bibliques affirment que Dieu fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. Ce qui est très massivement différent. Ce qui devrait nous conduire à nous dire que la question qu’on peut se poser Bible en main ne peut pas être la question de la rétribution et des mérites, mais celle de l’espérance – ou de la gratitude, c’est la même question, c’est la question de la foi.
            Pourquoi pleut-il juste ce qu’il faut ? Pourquoi pleut-il trop ? Pourquoi pleut-il trop peu, ou pas du tout ? Ces questions peuvent bien entendu être posées. Mais la Bible n’y répondra pas, elle n’y répondra jamais. Mais elle répondra assurément toujours à la question que se posera celui qui, dans la foi, se demandera « Et maintenant, que puis-je espérer ? »
La Bible ne répondra jamais à celui qui se pose une question en terme de rétribution ou de punition, mais une lecture sérieuse de la Bible donnera toujours une nourriture d’espérance à celui qui dans la foi en recherchera une.

            Pour en revenir ainsi au texte, nous pouvons nous demander ce qui, en lui, est susceptible de nourrir l’espérance. Mais nous allons d’abord parler de la désespérance.
           
            La situation d’Israël est désespérée pour deux raisons, la première, c’est qu’il ne pleut plus et qu’il n’y a plus de rosée, ce qui signifie que la famine menace. Ces sécheresses, qui peuvent durer plusieurs années dans cette partie-là du monde, étaient redoutables et désespérantes, première raison de désespérer. La deuxième raison de désespérer était que le roi s’était voué à un culte idolâtre, non pas un culte idolâtre parce qu’étranger, mais idolâtre tout court, un culte de la puissance et de l’efficacité, un culte de fait impuissant à faire tomber la pluie. Et cette manière de faire allait jeter le peuple dans les bras de n’importe qui, pour faire n’importe quoi. N’importe quoi parce que, justement, le propre d’un culte idolâtre est qu’il ne nourrit pas l’espérance ; un culte idolâtre nourrit seulement l’illusion et les désillusions, puis l’illusion de nouveau. Et c’est un peuple tout entier, précédé par son roi, précédé par ceux qui le gouvernent, qui se précipite vers telle idole, puis vers telle autre, et s’y épuise, et s’y perd.
           
            Là-dessus, nous lisons dans le texte comme un premier principe d’espérance : il reste quelqu’un. Lorsque tout un peuple se perd, il reste toujours quelqu’un, quelque part, caché, bien vivant, préservé même, et qui sortira lorsque le moment sera venu qu’il se manifeste. Il en reste toujours un quelque part. Et je me souviens d’un petit dessin que j’ai vu il y a quelques années, la terre vue de l’espace, toute petite, avec juste une bulle de bande dessinée, et ce texte : « Loué soit Dieu ! » Il en reste, il en restera, toujours un, quelque part, que le Seigneur préserve, et tout peut toujours ainsi, un jour, recommencer. Premier principe d’espérance, et ce principe porte dans notre texte le nom d’Elie. Elie est celui qui reste, caché quelque part, quelque part où personne n’aurait l’idée d’aller le chercher.
Nous ne savons pas où est caché ce dernier homme de Dieu qui reste et restera, mais il suffit que nous croyons qu’il existe pour que notre espérance soit nourrie.

            Second principe d’espérance, Elie est nourri par les corbeaux. Les corbeaux sont des animaux intelligents, mais ce sont aussi de grands opportunistes, chapardeurs s’il le faut, charognards lorsque c’est nécessaire, et l’on imagine très bien, en période de grave sécheresse, quel genre de viande et quel genre de pain ils peuvent trouver. Ça n’est sans doute pas bien frais, et on ne sait pas d’où ça vient. Mais ça nourrit. Les corbeaux, inutile d’insister, sont des animaux impurs. Ainsi, ironiquement, non content de laisser exister un juste quelque part, Dieu le nourrit avec ce que savent trouver des oiseaux impurs.
Le roi Akhab se serait sans doute bien volontiers débarrassé du prophète Elie… Mais, voyez-vous, parfois, le discernement des corbeaux est supérieur à celui des humains. Ce qui permet de formuler un second principe d’espérance : il reste toujours quelque part suffisamment de vie pour nourrir le dernier juste, et même les charognards, même les plus opportunistes des animaux, sauront avoir grand soin de lui.

            Troisième principe d’espérance, lorsque le torrent auquel Elie buvait finit par tarir, Elie, sur la parole du Seigneur, s’en alla à Sidon. Tant qu’Elie était caché dans le ravin de Kerith, il était à la maison, à l’est du Jourdain certes, mais pas vraiment bien loin… Lorsqu’il part à Sidon, il part à l’ennemi, il part chez l’impur, il va là d’où est issue la reine Jézabel, il va sur la terre de Baal… Comble de l’ironie, il y est d’emblée reconnu, par une veuve étrangère, comme homme de Dieu et hébergé sans aucune limite de disponibilité ni de durée…
Ce comble de l’ironie est aussi pour moi comble de l’espérance : le lieu qui est le pire lieu que je puisse imaginer, celui où je me figure que Dieu n’a jamais fréquenté et jamais ne fréquentera, c’est ce lieu qui est propre à l’hébergement du dernier juste ; c’est en ce lieu qu’on le reconnaît pour ce qu’il est, c’est en ce lieu qu’on le préserve. Ainsi, ce troisième principe d’espérance : ceux dont je me figure qu’ils sont les plus impurs, les plus incapable de laisser émerger la parole divine sont ceux qui, dans des circonstances désespérées, sont les plus aptes à l’accueillir et à la préserver.

            Tout cela nourrit l’espérance. Parce que dans les pires circonstances qui se puissent imaginer, quelqu’un reste quelque part fidèle au Seigneur, quelqu’un est nourri quelque part, et quelqu’un est accueilli quelque part, et je ne sais pas où.
Le Seigneur ainsi ne peut cesser de nous surprendre, dans le bon sens, dans le sens de la  foi, dans le sens de la vie, même si nous avons perdu la foi.

            Voyez-vous, peut-être que nous sommes tous perdus… Mais l’espérance nous affirme le contraire : rien n’est perdu, jamais !

dimanche 8 juin 2014

Pardonner et retenir les péchés, Pentecôte (Jean 20,19-23)

Jean 20
19 Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Juifs, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d'eux et il leur dit: «La paix soit avec vous.»
 20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
 21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit: «La paix soit avec vous. Comme le Père m'a envoyé, à mon tour je vous envoie.»
 22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit: «Recevez l'Esprit Saint;

 23 ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.»

Prédication : 
            Pentecôte, nous pensons bien évidemment au second chapitre du livre des Actes des Apôtres, dont la lecture fut liturgiquement faite au commencement de ce service. N’oublions pas que, dans la suite du livre des Actes, tout ce qui sera entrepris pour canaliser institutionnellement l’Esprit Saint sera de fait débordé par une sorte de flot impétueux…
            Pentecôte aussi, nous pensons à la diversité des dons de l’Esprit tels que Paul les rappelle aux Corinthiens, et nous avons lu aussi ces quelques beaux versets. N’oublions pas que ces versets, 12ème chapitre, précèdent de peu le 13ème chapitre : les dons de l’Esprit ne dispensent pas de l’amour. L’Eglise de Corinthe fut Eglise de l’Esprit et Eglise du désamour. Les dons de l’Esprit, sans amour, c’est du flan…
            L’Esprit Saint dans ces deux textes apparaît comme une puissance débordante d’inventivité. Il singularise à l’extrême celui sur qui il se pose. Il se pose où il veut se poser. Pensons-y : nul n’est jamais à même de dire si l’Esprit de Dieu s’est posé sur tel ou tel. Il s’agit de l’Esprit de Dieu, et nous ne sommes personne pour limiter la liberté de Dieu.
Qui a l’Esprit de Dieu ? Mauvaise question ! La question qui nous est posée le jour de Pentecôte – en fait elle nous est posée chaque jour – est celle-ci : comment va-t-on vivre avec cet Esprit ? Nous méditons la réponse de l’évangile de Jean.

            Dans l’évangile de Jean, on dit de l’Esprit qu’il est « avocat », « réconfort », « compagnon » (il est difficile de traduire le mot Paraclet [παράκλητος]), « ami », « intercesseur »… L’évangile de Jean le nomme aussi « esprit de vérité ». Et dans les versets que nous venons de lire, la vérité du découragement des disciples après la mort de leur maître, vérité de leur impression de délaissement et de solitude, vérité de la peur qu’ils ont pour leur propre vie…
           
            L’apparition de leur maître, nous l’avons lu, est là pour leur rappeler qu’il s’agit bien d’aller au-delà de toutes ces peurs, et que ça n’est pas entre soi et derrière des portes closes que la vie se fait, ni que l’Evangile s’annonce.
Il s’agit bien sûr d’abord de trouver la paix, et ensuite de sortir. Ils sont envoyés, et ils ne sont pas envoyés seuls : l’Esprit leur est donné. Avec une consigne : « Ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. »

Et là, soudain, quelque chose nous trouble. Remettre des péchés à certains ? Les retenir à d’autres ? Mais à qui, et pourquoi ? Lisons, et méditons.

Jésus envoie ses disciples en disant « comme le Père m’a envoyé ». Le Père a envoyé le Fils pour que leurs péchés soient remis à certains, oui. C’est tout à fait clair dans l’évangile de Jean. Les rencontres que Jésus fait dans cet évangile sont autant d’occasion de mises en question, de libérations, de guérisons. Jésus remet à certains leurs péchés, c'est-à-dire qu’il les rend libres là où ils étaient captifs, légers là où ils étaient alourdis, vivant là où ils étaient morts. Ce qui était jusque là devant ces gens, comme des montagnes, se trouve soudain derrière eux.
Lorsque mon péché m’est remis, je peux le laisser derrière moi comme une vieille valise trop lourde dont le contenu ne me sert plus à rien… Et Jésus a été envoyé par le Père pour cela, pour que des péchés soient remis à certains, et il envoie ses disciples pour cela et nous en sommes heureux, nous à qui bien des péchés ont été remis et qui, je l’espère, avons remis leurs péchés à bon nombre de nos semblables. « Ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leurs seront remis… », tel est le bonheur du disciple du Christ, telle est sa tâche aussi.

Ce n’est pourtant que la première partie de la phrase que prononce Jésus. La seconde partie est bien plus délicate : « Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » Or, nulle part dans l’évangile de Jean on ne trouve que le Père a envoyé le Fils pour que des péchés soient retenus à qui que ce soit. L’amour de Dieu, dont l’évangile de Jean parle à merveille, n’exclut personne. Si donc c’est bien l’amour qui meut le disciple de Jésus, comment retiendrait-il ses péchés à qui que ce soit ? Comment, et pour quelle raison, Jésus enfermerait-il définitivement qui que ce soit dans ses péchés ? On ne comprend pas et surtout on ne lit jamais cela dans tout le récit de Jean. On y lit ceci : « Maintenant, vous dites ‘nous voyons’, (et) votre péché demeure. » (Jn9,41) Jésus le dit à ceux qui se réclament d’un savoir, d’une science ou d’une révélation et qui refusent obstinément de se réjouir d’une simple guérison…Mais il leur dit « maintenant » ; il ne leur dit pas « toujours… »
L’on ne voit jamais, à aucun moment de l’évangile de Jean, Jésus retenir ses péchés à qui que ce soit. Que fera donc le disciple de Jésus ? Condamnera-t-il, alors même que son maître ne l’aura jamais fait ? Se réclamera-t-il de l’Esprit Saint pour barrer la route à certains de ses semblables ?
Peut-être bien que le « tout amour » si caractéristique de l’évangile de Jean s’est heurté à une réalité peu reluisante, comme à Corinthe. C’est possible. Les communautés rassemblées autour des traditions attribuées à Jean, autour de cet extrême de l’amour, ont dû connaître des difficultés insurmontables et des conflits d’autant plus terribles qu’ils se déroulaient sur le fond de la prédication de la plus grande des vertus. Voyez-vous, si c’est de l’amour, ça ne peut pas retenir pour toujours les péchés d’autrui. Et si ça entend les retenir pour toujours, c’est pas de l’amour.
Il y a plus et mieux à dire. Retenir les péchés, comme nous l’avons lu, ça n’est pas proclamer la condamnation d’autrui à être pour toujours englué dans ce qu’il est. Ça n’est pas abandonner autrui à lui-même. Retenir, le verbe grec, n’est pas un verbe d’abandon, mais d’engagement, pas un verbe de condamnation, mais d’élection. Retenir les péchés d’autrui c’est cheminer avec autrui, autant qu’autrui le désire, autant qu’on le peut soi-même, avec la patience et l’impuissance de l’amour…

C’est pourquoi il est de la responsabilité du disciple de Jésus, le jour de Pentecôte, de s’interroger sur ses peurs, sur son appétit de puissance, sur sa pratique, sur son intransigeance, sur son rapport aux Saintes Ecritures, sur son besoin d’avoir raison devant ses semblables et devant Dieu… Le disciple de Jésus va s’interroger sur tout ce qui l’empêche, lui, d’avancer vers autrui, et sur ce qui l’empêche, lui, de laisser avancer autrui sur un chemin de foi particulier. Il en va de sa responsabilité.
 Frères et sœurs, quels compagnons et compagnes de route sommes-nous, et quels compagnons  et compagnes auront nous été ? Dieu le sait et, sans son amour, nous sommes perdus. Dieu le sait et sans son Esprit nous sommes perdus…
Alors au moment où nous lisons que Jésus souffla sur eux, il nous faut prier qu’il souffle aussi sur nous, qu’il nous donne son Esprit. « Seigneur accorde-moi d’aimer. Que ton Esprit d’amour m’y pousse » Amen