dimanche 25 septembre 2016

C'est pendant la vie (Luc 16,19-31) qu'il faut apprendre à vivre


Luc16
19 «Il y avait un homme riche qui s'habillait de tissus rares et de linge de luxe et qui s’étourdissait sans cesse en de brillants festins.
20 Or, un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d'ulcères au porche de sa demeure.
21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche; mais c'étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.
22 «Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d'Abraham; le riche mourut aussi, mais fut enterré.
23 Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare dans son sein.
24 Alors il s'écria: ‹Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.›
25 Abraham lui dit: ‹Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.
26 De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.›
27 «Le riche dit: ‹Je te prie alors, père, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père,
28 car j'ai cinq frères. Qu'il les avertisse pour qu'ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.›
29 Abraham lui dit: ‹Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent.›
30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham, mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.›

31 Abraham lui dit: ‹S'ils n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.› »

Prédication :
De ce texte, nous allons parler en trois temps. Tout d’abord pour dire par deux fois ce qu’il n’est pas. Puis essayer de dire pour dire ce qu’il est.

  1. Ce n’est pas une prédication de la rétribution
Il serait tentant de faire de ce texte une prédication qui porterait sur le jugement et la rétribution. Les uns vont au paradis, et les autres en enfer. Le paradis, c’est le sein d’Abraham, quelque chose de doux, tiède et confortable ; l’enfer c’est plein de flammes, on y est seul, et on y souffre atrocement. Oui, il serait tentant de faire de ce texte une prédication de la rétribution, mais ce serait une prédication très pauvre. Elle serait juste basée sur l’antipathie qu’inspire le riche, sur la pitié qu’inspire le pauvre, et sur l’indignation que provoque le spectacle de leurs confrontations. Or, rien dans le texte n’est reproché au riche qui lui vaille de finir en enfer, et rien non plus dans le texte n’est mis au crédit du pauvre qui lui mérite d’arriver au paradis…
Ce serait même une sottise de prêcher que seule l’indigence totale, que seule la misère noire… est l’infaillible chemin qui mène paradis. Si tel était le cas, si l’enfer vous faisait peur et que le paradis vous tentait, vous sauriez ce qui vous reste à faire. Mais vous ne l’avez jamais fait, et vous ne le ferez pas.
Alors, où irez-vous, où irons-nous, après notre mort ? Dieu seul sait qui nous sommes, Lui seul sait ce que valent ultimement nos vies, et il fera de nous, selon Sa justice, ce qu’il voudra.
Ce texte n’est pas une prédication sur la rétribution.

  1. Ce n’est pas une théorie recevable de l’au-delà
      Il part  d’une situation sociale extrêmement simple. D’un côté, la richesse absolue, bouffie d’elle-même, isolée de tout le reste. De l’autre côté, la misère absolue, livrée au besoin essentiel du corps humain, et amaigrie jusqu’au néant. Et nous observons que cette situation sociale extrêmement simple est juste reconduite, mais inversée, dans l’au-delà. L’abîme qui sépare après leur mort le riche anonyme et le pauvre Lazare est tout aussi infranchissable que ce qui les séparait de leur vivant.
S’agissant de ces deux hommes, de leurs situations respectives toutes simples dans le récit, sans aucune interaction l’une avec l’autre, la représentation de l’au-delà inversant simplement ce qui est vécu ici-bas pourrait être cohérente. Mais s’agissant de vies réelles, ordinaires et plus complexes, qui interagissent entre elles, aux destins plus sinueux, aux actes parfois ambigus ou énigmatiques, qu’y a-t-il qui se puisse simplement inverser ? Nous ne le savons pas, nous ne pouvons même pas l’imaginer.
En tant que théorie de l’au-delà, notre parabole est simpliste, et pas recevable. En fait, nous ne savons pas de quoi cela sera fait. Une fois encore, Dieu seul le sait.

  1. Mais il  ne suffit pas de dire ce que ce n’est pas ce texte.
Les frontières qui séparent le riche et le pauvre sont infranchissables, après la mort, et avant la mort. Il y a dans le texte une autre frontière qui semble infranchissable. Pour préciser ce qu’est cette frontière, considérons que le riche réclame un miracle à Abraham, mais qu’Abraham le renvoie aux Saintes Ecritures, à Moïse et aux Prophètes. « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus. » Convaincus de quoi, ou convertis à quoi ? Cet homme riche, et ses frères, ont une existence totalement centrée sur elle-même, totalement absorbée dans la satisfaction d’elle-même, totalement et hermétiquement séparée d’autres existences, non pas celle du pauvre seulement, mais de toutes les autres, même celles qui sont moins dramatiques que celle du pauvre Lazare.
Il y a entre cet homme riche et la vie, la vraie vie, une frontière infranchissable ; tellement infranchissable qu’on pourrait même presque affirmer que, de son vivant, l’homme riche est déjà mort. Alors, pour lui, c’est trop tard. Même dans la mort, il voit Lazare, et le considère comme un domestique... Nous pouvons juste espérer qu’il ne soit pas trop tard pour que ses frères s’ouvrent à la vie. C’est seulement pendant la vie qu’on peut apprendre à vivre...
Mais est-ce qu’un miracle, est-ce que le miracle suprême d’une résurrection, pourrait les persuader de s’ouvrir, même un tout petit peu, à la vraie vie ? Non, dit Abraham, catégorique. Sans doute, dans la vie de ces gens-là, la résurrection de Lazare ne nourrirait pas la foi, ni l’espérance, ni l’amour, mais alimenterait l’avidité, l’envie, et l’illusion de ne jamais devoir mourir. Et puis, si les pauvres qui meurent de faim se mettaient à ressusciter, pourquoi donc ces gens-là, qui sont riches, devraient-ils s’arrêter de bâfrer ?
Ceci étant dit, des miracles, il en arrive. Notre protestantisme n’est que peu porté là-dessus. Mais nos frères catholiques romains, infiniment prudents sur ce sujet, en constatent parfois et ils reconnaissent en Eglise que la puissance et la miséricorde de Dieu peut s’exercer miraculeusement. Mais ça n’est pas seulement ainsi que s’exercent la puissance et la miséricorde de Dieu. Moïse et les Prophètes, si l’on veut bien ouvrir ces livres et les lire, ne sont pas des catalogues de miracles. Les livres de Moïse et des Prophètes rapportent certes comment Dieu fait grâce à certaines personnes et leur révèle son amour, mais ces livres rapportent aussi que la mission de ces mêmes personnes est de se mettre gratuitement au service de leurs semblables, parfois pour vivre ensemble des grandes choses, comme traverser la Mer à pied sec, mais le plus souvent dans l’ordinaire des jours. Quarante années dans le désert, c’est infiniment plus long, plus lent, plus ordinaire, et plus simple, que les quelques grands miracles rapportés entre Exode et Deutéronome. Dieu est là, pourtant, chaque jour.
Alors on voit parfois triompher Moïse et les Prophètes, mais aussi on les voit hésiter, peiner, douter... Jamais ils ne se désolidarisent du peuple, de l’ordinaire humain, laid, versatile, ou juste faible ; jamais on ne voit Moïse et les Prophètes se couper de la vraie vie. Et ils font cela pour rien… La Bible ne nous les montre jamais au paradis.
 
Cela, c’est écrit dans Moïse et les Prophètes. Mais il n’est pas suffisant que cela soit écrit. « Qu’ils les écoutent… », ordonne Abraham. Ecouter Moïse et les Prophètes, c’est reconnaître et recevoir personnellement la grâce de Dieu, vivre de la fidélité de Dieu, en vivre dans l’ordinaire d’une vie ordinaire, ce qui se fait authentiquement lorsque la grâce et la fidélité de Dieu sont partagées concrètement et gratuitement avec les autres. Oui, c’est cela, écouter Moïse et les Prophètes.
Mais voilà, comment passe-t-on de la lecture à l’écoute ? Qu’est-ce qui doit arriver, pour que les gens entendent un peu cette voix qui ordonne et fait que les yeux et les cœurs s’ouvrent qu’on change un peu de vie, non pas pour s’éviter les tourments de l’enfer mais juste pour partager ensemble la promesse et la réalité de la divine grâce et de la vie ?
S’agissant des cinq frères de l’homme riche de notre parabole, la mort du pauvre Lazare n’aura pas suffi… La mort de leur frère n’aura pas suffi non plus. Mais qu’est-ce qui peut percer des cuirs aussi durs ? Quand donc écouteront-ils Moïse et les Prophètes ? Jamais ? On aimerait bien qu’ils les écoutent un jour.
Quant aux disciples de Jésus, que leur faudra-t-il pour que leurs yeux et leurs cœurs s’ouvrent ? Le drame de Gethsémanée, l’horreur de l’avoir trahi, et la croix…

Et nous autres qui pouvons parfois avoir le cœur si dur ? 


Puissions-nous écouter Moïse et les Prophètes. Les écouter chaque jour. Notre vie en sera embellie, et pas la nôtre seulement. Puissions-nous vivre ! Et puissent aussi vivre les pauvres Lazare de notre temps.

Que Dieu nous soit en aide. Amen

lundi 19 septembre 2016

Un gérant pas si malhonnête que ça (Luc 16,1-13)

Luc 16
1 Puis Jésus dit à ses disciples: «Un homme riche avait un gérant qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.
2 Il le fit appeler et lui dit: ‹Qu'est-ce que j'entends dire de toi? Rends les comptes de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires.›
3 Le gérant se dit alors en lui-même: ‹Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance? Bêcher? Je n'en ai pas la force. Mendier? J'en ai honte.
4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté de la gérance, il y ait des gens qui m'accueillent chez eux.›
5 Il fit venir alors un par un les débiteurs de son maître et il dit au premier: ‹Combien dois-tu à mon maître?›
6 Celui-ci répondit: ‹Cent jarres d'huile.› Le gérant lui dit: ‹Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.›
7 Il dit ensuite à un autre: ‹Et toi, combien dois-tu?› Celui-ci répondit: ‹Cent sacs de blé.› Le gérant lui dit: ‹Voici ton reçu et écris quatre-vingts.›
8 Et le maître fit l'éloge du gérant trompeur, parce qu'il avait agi avec habileté. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière.
9 «Eh bien! moi, je vous dis: faites-vous des amis avec l'Argent trompeur pour qu'une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
10 «Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande.
11 Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance pour l'Argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable?
12 Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui vous est étranger, qui vous donnera ce qui est à vous?

13 «Aucun domestique ne peut servir deux maîtres: ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent.»

Prédication
            Quel sentiment éprouvons-nous pour le gérant dont on nous parle dans cette parabole ? Les commentateurs en général éprouvent à son égard des sentiments de sympathie, un peu comme on éprouve des sentiments de sympathie pour ceux qui volent les riches pour donner aux pauvres. Alors nous passons bien volontiers sur le fait qu’il dilapidait des biens qui n’étaient pas les siens, qu’il falsifiait des créances donc grugeait une fois de plus son employeur, et qu’avec cela il allait s’attirer les bonnes grâces des débiteurs... D’ailleurs, comment n’éprouverions-nous pas de la sympathie pour lui, vu que son employeur lui-même l’approuve et que Jésus semble bien l’approuver aussi.
            Mais cette sympathie que nous éprouvons devrait nous être un peu suspecte. Le gérant dilapidait les biens de son maître qui était riche, mais, tous les riches ne sont pas des rapaces. En plus, et quoi qu’on en pense, un vol est un vol et il y a un commandement du Décalogue à ce sujet. Et enfin, le vocabulaire employé par Jésus semble suggérer qu’il y a une forme de rétribution éternelle pour cet homme et pour ceux qui agissent comme lui d’une manière intéressée…
            Alors, oui, ce gérant nous est sympathique. Mais cette sympathie a un prix : le Décalogue est mis de côté. Et, en plus, si l’on pense qu’en raison de ses actes, cet homme va recevoir une rétribution éternelle, le salut pourrait bien n’être plus dû à la grâce de Dieu, mais à l’agir calculateur des hommes.
            La sympathie qu’on éprouve pour ce gérant habile devient, à cette étape, un peu encombrante… Peut-être que nous pouvons entreprendre de relire cette parabole…
Demeure éternelle...
             Un connaisseur du monde palestinien antique m’a un jour signalé que ceux qui occupaient la fonction de gérant n’étaient pas rétribués par ceux qui les employaient. Les richesses de leurs employeurs étaient mises à leur disposition, et eux, gérants, se payaient sur d’éventuels bénéfices. Bénéfices de quoi ? Dans la parabole, bénéfices de prêts… On prête des jarres d’huile, on prête des sacs de blé. A quels taux d’intérêt prêtait-on dans le monde palestinien antique ? On parle de plusieurs dizaines de %, voire de plusieurs centaines de % par an, selon les marchandises. Disons, pour faire simple, 100% pour des denrées assez périssables, comme l’huile. Au taux annuel de 100%, celui qui devait 100 jarres d’huile n’en avait emprunté que 50. Alors si, au lieu de 100 jarres, c’est 50 qui se trouve être écrit sur le livre, l’homme riche n’est pas grugé de son capital puisque 50 jarres lui reviendront, mais le gérant, lui, ne récupère rien… et il n’a pas volé son maître.
            Seconde observation, sous une forme moins arithmétique. Il n’est pas écrit que ce gérant avait dilapidé les biens de son maître. Il en fut accusé, c’est cela qui est écrit, il fut diffamé. Et la chose fut-elle prouvée ? Non. Le maître apparemment se contenta des « On m’a dit que… », et il tranche, immédiatement, contre son gérant, sur la base d’une rumeur.
            Troisième observation : les débiteurs n’ont rien promis, et c’est seulement le gérant qui a imaginé qu’une fois qu’il aurait été écarté des affaires, une fois qu’il aurait perdu son job, ces gens-là lui seraient reconnaissants. Que valent les promesses qui n’ont même pas été faites ? Et en plus, vu sa manière de moduler les dettes, qui deviendra inévitablement connue, ce gérant risque bien de ne plus jamais trouver d’employeur.

            Au terme de ces trois observations, ce gérant est-il vraiment malhonnête, rusé, et indigne, ou bien est-il profondément honnête et droit ? Et la louange dont le couvre son maître est-elle celle d’un bon perdant qui rit de l’arnaque minable dont il a été victime, ou bien est-ce la louange d’un homme qui vient de recevoir une précieuse leçon de vie, louange dont il couvre celui qui lui a donné cette leçon ?
Groenland, Cap Ameli, Thors cafe, demeure éternelle          
Il faut choisir, choisissons : ce gérant était un homme honnête et droit qui, accusé à tort, donne à ses contemporains, avant de disparaître, une précieuse leçon de vie dont il gage la valeur par sa propre vie.

         Cette leçon porte sur l’argent et le pouvoir qu’il donne. L’argent est certes appelé par Luc « argent trompeur », mais avec cette parabole, nous avons vu que tous les usages possibles de l’argent ne sont pas nécessairement tous aliénants. Ceci doit nous rappeler les récits des tentations de Jésus (Luc 4), car le pouvoir y apparaît comme diabolique et aliénant : « Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c'est à moi qu'il a été remis et que je le donne à qui je veux, dit le diable, toi donc, si tu te prosternes, tu l'auras tout entier.  » Ce que Jésus réfute, « C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, et à lui seul tu rendras un culte. », et il gagera par sa propre existence ces usages non aliénants du pouvoir. De la même manière, si l’argent est appelé « argent trompeur », tous les usages possibles de l’argent ne sont pas des usages trompeurs et aliénants. Le gérant en fait la démonstration… Mais la leçon ne porte pas seulement sur l’argent. L’argent va, vient, arrive et repart ; la fortune est éphémère, tout comme sont éphémères, tout comme peuvent être trompeurs, aliénants, les institutions humaines, les versets bibliques, le sens des mots, la bonne santé, la joliesse et la vie…

Mais pourtant, il y a, dit Jésus, des « demeures éternelles ». Et ces demeures éternelles, enseigne-t-il, peuvent être bâties de main d’homme, avec des composants éphémères et fragiles, possiblement trompeurs ou aliénants, mais qui sont les seuls dont disposent les humains que nous sommes. Ces demeures éternelles – liens indéfectibles – sont bâties lorsque les humains, renonçant personnellement à l’usage aliénant des pouvoirs, des idées, et des choses, les mettent au service de l’élargissement de leurs semblables, font cela en en payant le prix et sans attendre la moindre gratification, la moindre récompense, pour ce qu’ils sont fait.
Nous pouvons, enseignement de notre Seigneur, gagé par son engagement et sa vie, bâtir quelque chose de pérenne en usant de ce qui est éphémère d’une manière appropriée, ce que fit le gérant de la parabole.

Alors, qu’éprouvons-nous maintenant pour le gérant de la parabole ? Notre sympathie un peu roublarde et vaguement complice est, je pense, derrière nous. Bien sûr, il va rester que ce gérant a imaginé qu’il serait un jour rétribué pour ce qu’il avait fait de bon… mais qui peut dire qu’il n’imagine pas cela ?  Alors c’est une forme de reconnaissance que nous éprouvons maintenant. Nous pouvons même, tout comme le fit son maître, en faire un éloge, comme on fait l’éloge parfois de ceux qui nous ont donné une précieuse et véritable leçon de vie. Nous sommes, en bien des manières, débiteurs de ce gérant tout comme nous sommes débiteurs de notre Seigneur.
Cette dette, nous ne pouvons pas la rembourser. Mais à bien y penser, elle ne nous pèse pas, elle nous porte, elle ne nous abaisse pas, elle nous élève. Et en nous souvenant de ce qu’a fait cet homme, nous pouvons entendre aussi l’exhortation de notre Seigneur : « Va, toi, et fais de même. »
Amen  

dimanche 11 septembre 2016

Dire non à Dieu (Exode 32,7-14)

Le 11 septembre 2016 est l'anniversaire des 15 ans des attentats... Evoquer ces événements? Presque juste en face de Carnegie Hall, il y a une petite caserne de pompiers. Le nombre de plaques commémoratives fixées là sur les murs, chacune au nom d'un homme mort le 11 septembre 2001, ramené à la taille de cette petite caserne, suggère que tous ceux qui étaient là sont partis, et qu'aucun n'est revenu...
Mémorial du 11 septembre
Exode 32,7-14
7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse: «Descends donc, car ton peuple s'est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays d'Égypte.
8 Ils n'ont pas tardé à s'écarter du chemin que je leur avais prescrit; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit: Voici tes dieux, Israël, ceux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte.»
9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse: «Je vois ce peuple: eh bien! c'est un peuple à la nuque raide!
10 Et maintenant, laisse-moi faire: que ma colère s'enflamme contre eux, je vais les anéantir et je ferai de toi une grande nation.»
11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant: «Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s'enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d'Égypte, à grande puissance et à main forte?
12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: ‹C'est par méchanceté qu'il les a fait sortir! pour les tuer dans les montagnes! pour les supprimer de la surface de la terre!› Reviens de l'ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.
13 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole: Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j'ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront en héritage pour toujours.»
14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu'il avait dit vouloir faire à son peuple.

Quelqu'un, sur le fil, entre les Twin Towers
Prédication : 
            Le Seigneur renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple. Et il y renonça après un dialogue avec Moïse. Moïse avait donc le pouvoir de faire changer Dieu d’avis…
            Et nous allons, pendant un petit instant, oser étendre cette conclusion à la prière : prier peut faire changer Dieu d’avis.
            De là à vous promettre que si vous priez, Dieu vous exaucera, il n’y a qu’un pas… mais peut-on franchir ce pas ?

            Je voudrais vous faire observer que le texte biblique que nous venons de lire est d’une indiscrétion grave. Il y a quelque chose d’extrêmement personnel, d’intime, l’intimité de Moïse et de Dieu, qui nous est dévoilé. Et nous sommes là, avec notre conclusion générale sur la prière, uniquement fondée sur une indiscrétion concernant l’expérience intime d’une seule personne. Cela pour vous indiquer qu’une telle conclusion est bien fragile… et vous le savez bien, qu’une telle conclusion est bien fragile. Sans même réfléchir, vous savez bien qu’il y a des gens qui, dans un moment critique de leur existence, ont prié pour quelque chose de réellement important, pour eux-mêmes, pour autrui, pour la fin d’une guerre, pour avoir un enfant, pour ne pas perdre un enfant, ou un proche, ou pour leur propre survie, et ça n’a rien changé, et Dieu n’a pas changé d’avis.

            Est-ce à dire que Dieu s’en fiche, ou que Dieu, c’est du flan ? On peut le dire, et cela reviendrait à dire non. Cela pourrait être un non facile, trop vite prononcé… cela pourrait être un non difficile. Qu’est-ce qu’un non facile ? Qu’est-ce qu’un non difficile ? Il y a justement les deux dans notre texte.
           
            Nous commençons par le non facile. Quelqu’un, dans le texte biblique, prononce un non facile. Ce quelqu’un, c’est Dieu. Parce que ce peuple qu’il a lui-même choisi n’est pas à la hauteur de ses espérances, Dieu s’apprête à dire non, et à l’exterminer. Dieu s’apprête donc à changer de peuple parce que ce peuple ne le satisfait pas. Mais ce peuple, enfin, c’est lui-même qui l’a suscité, puis libéré ! Et il l’effacerait à l’occasion d’une faute grave ? Mais, tout de même, est-ce parce qu’il est Dieu que Dieu a suscité et libéré ce peuple, ou bien est-ce pour se prouver à lui-même qu’il est Dieu ? Ce serait trop facile, et indigne de Dieu que d’effacer son peuple. Mais ça n’est pas tout, et ça n’est même pas le pire. Non seulement Dieu s’apprête à agir comme un gosse capricieux, comme un vulgaire roitelet agit avec ses courtisans, mais en plus il cherche à séduire Moïse, son chouchou, en lui proposant un marché ignoble : effacer tout le monde sauf lui, et faire de lui, Moïse, et de sa descendance la grande nation dont lui, Dieu, rêve... Nous avons appelé cela le non facile, le non qui utilise sa force pour écraser et humilier la faiblesse, qui se choisit et flatte un chouchou, et qui change de peuple comme de chemise…
            Nous ne savons pas ce que Moïse a pu penser du marché que lui proposait Dieu. Mais ce marché était une tentation considérable. Même Noé, qui savait bien ce que Dieu tramait, n’embarqua dans son arche que sa propre famille. Est-ce que l’humanité issue de Noé et de ses fils fut meilleure que celle d’avant ? Est-ce qu’un peuple issu de Moïse aurait été meilleur que le premier peuple ? Deux fois non… mais telle n’est pas la question posée. La tentation de Moïse est une tentation redoutable. Et Moïse dit non. Moïse dit non, et c’est cela, le  non difficile. Moïse renonce à une postérité, à une récompense… Moïse dit, en substance, à Dieu : « Non ! Pas sans eux. Je n’irai pas sans ce peuple qui est le tien. » Moïse dit cela, met en jeu toute sa renommé et toute sa postérité ; il le dit tout comme, au sujet du salut, tout chrétien qui a bien compris la doctrine de la grâce seule doit affirmer que si une seule personne doit manquer à l’appel des sauvés, son propre salut personnel ne l’intéresse pas. Et l’on sait qu’à la fin du voyage, Moïse ne vit la terre promise que de loin. Pour celui qui avait dit à Dieu « Non ! Pas sans eux ! » ce fut finalement eux, mais sans lui. Tel est le non difficile, le non qui fait qu’on s’engage pour l’humanité.

            Qu’allons-nous maintenant retenir ? Que le non facile est souvent précédé d’une sorte de oui facile. On peut en effet dire facilement oui à telle image de Dieu et en changer comme on change de chemise, ou de robe, parce que ça ne marche pas comme on veut, parce que ça n’exauce pas, qu’il y a une tâche, ou un accroc, ou que ça n’est plus à la mode. On en choisit une autre, et on recommence.
Une image de Dieu n’est pas Dieu. Et si l’on dit oui à une image de Dieu, ce n’est pas encore à Dieu qu’on a dit oui. Peut-être même que, dans une vie, on prononce plusieurs oui et plusieurs non faciles avant d’oser un non difficile, avant d’oser dire oui à Dieu. Et lorsque c’est à Dieu réellement qu’on a dit oui, c’est l’entreprise d’une vie entière… au service du peuple de Dieu, lorsqu’il s’agit de Moïse et des Hébreux. Et alors le oui à Dieu et le oui au prochain coïncident, aussi vrai que dans ces textes le prochain d’un Fils d’Israël est un autre fils d’Israël.
Mais lorsque sont dépassées en Christ les frontières des peuples et des cultures, le oui difficile à Dieu et le oui à l’humanité coïncident autant que coïncident l’amour de Dieu et l’amour du prochain.

Puissions-nous, chaque fois que cela sera nécessaire, prononcer le non difficile que Moïse opposa à une certaine image de Dieu.
Puissions-nous prononcer le oui difficile que Dieu attend.

Que Dieu nous soit en aide. Amen. 

Philippe Petit, entre les deux tours, le 7 août 1974. Pour ne pas oublier...