dimanche 22 décembre 2013

Au commencement de l'histoire de Jésus Christ (Matthieu 1.18-25)

Deux textes sont ici proposés à mes lecteurs, textes qui s'appellent et se complètent l'un l'autre. Ils commentent tous les deux le même évangile, celui qui était proposé pour ce dernier dimanche de l'Avent 2013.

Joyeux Noël !

Matthieu 1
18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ.

Marie, sa mère, avait été  accordée en mariage à Joseph; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle fut trouvée enceinte de l'Esprit Saint.
 19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas l’accuser publiquement, résolut de la répudier secrètement.

 20 Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit: «Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse: ce qui a été engendré en elle est de l'Esprit Saint,
 21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.»

 22 Tout cela arriva pour que fût accompli ce qui avait été dit par le Seigneur, via le prophète :
 23 Voici que la jeune fille concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit: «Dieu avec nous».
 24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit: il prit chez lui son épouse,
 25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

Méditation :
            Je ne parviens pas à retrouver une citation que je croyais être dans Antigone de Sophocle, qui énonce que l’accomplissement véritable de la piété est que les vivants soient à leur place, sur terre, et les morts à leur place, sous terre. Mais en méditant ce fragment de Matthieu, il me vient – par une sorte d’association – que l’accomplissement d’une véritable rencontre de Dieu est que ce qui doit demeurer secret demeure secret, et que ne soit rendu public que ce qui a à l’être.

Pour ouvrir cette méditation, je voudrais faire observer que si les lecteurs que nous sommes sont témoins de ce qui se passe secrètement pendant le  sommeil de Joseph, les contemporains de Joseph n’ont été témoins que des décisions qu’il a publiquement mises en œuvre. Cette observation, parce qu’il y a deux mots qui retiennent mon attention dans ces versets extrêmement connus, le mot publiquement et le mot secrètement.
            Nous ne savons guère ce qu’il en fut de ces accordailles entre Monsieur Joseph et le père de Mademoiselle Marie, si c’étaient de grandes accordailles publiques ou seulement une affaire privée. Je penche pour la seconde hypothèse : c’était une affaire entre ces messieurs, une affaire qui n’était pas publique, mais qui était néanmoins très engageante, au point que la découverte de cette grossesse pour le moins inattendue donnait droit à Monsieur Joseph de porter publiquement plainte. La Loi juive lui donnait le droit d’accuser publiquement la jeune-fille : je ne l’ai pas trouvée vierge. Et la peine encourue par la jeune-fille n’était pas moins que la lapidation.
            Mais, parce qu’il est un homme juste, il choisit une autre voie que la voie de l’impitoyable littéralisme. Nous pourrions méditer longuement sur ce que cela signifie en matière de lecture, d’une juste lecture de la Bible, et non pas de la Loi seulement. Nous pourrions méditer en même temps sur ce que signifie alors pour Matthieu l’expression « accomplir les Ecritures », qu’il emploie à longueur de pages. Et nous pourrions même nous demander si une mise en œuvre littérale des Ecritures accomplit jamais quelque chose de juste… Nous méditons seulement sur secrètement et publiquement. Joseph donc, choisit de rompre secrètement.
            Or, ce premier choix est tout aussi secret que la visite de l’ange. Le texte nous en fait en quelque manière spectateurs, tout comme il nous fait spectateurs de la visite de l’ange, à la suite de laquelle Joseph mettra publiquement en œuvre tout autre chose que ce qu’il avait délibéré.
Joseph prend chez lui pour femme une jeune-fille qui lui avait été promise et qui accouchera peu de temps après d’un très joli prématuré de 3,5kg. Les braves gens du temps jadis savaient tout autant que nous autres faire le décompte de neuf mois et attribuer à ce genre de grossesse des noms plus ou moins grivois ou religieux.

Retenons que ce que fait publiquement Joseph, un homme juste, constitue le commencement publiquement observable de l’évangile de Matthieu. Mais, nous qui sommes lecteurs de l’évangile de Matthieu, nous savons bien que c’est infiniment plus que cela.
Nous ne pouvons pourtant pas nous en tenir à ce que nous savons. Parce que la volonté de l’évangile de Matthieu est précisément que les Ecritures soient accomplies, publiquement, mais non pas littéralement.

Tout lecteur donc qui vit de cet évangile, et entend l’accomplir, ne peut se réclamer publiquement ni d’une divine parole ou visite d’un ange, ni d’une délibération personnelle, ni d’un savoir scripturaire, ni d’une révélation, ni d’une vertu. Il ne peut que faire publiquement ce qu’il a délibéré de faire, qui est peut-être non-sens, ridicule, ou honte aux yeux de ses contemporains, mais il le fait. Il le fait, sans souci d’apparences et de qu’en dira-t-on, et laisse les humains, l’histoire et son Dieu décider de la suite. 


Prédication :
            C’est l’histoire d’une jeune-fille qui avait été promise pour femme à un homme et qui, avant qu’ils aient habité ensemble, fut trouvée enceinte. Nous savons bien que cette jeune-fille est Marie, que le monsieur est Joseph, que l’enfant c’est Jésus, et des siècles d’histoire sainte nous ont appris qu’un ange avait visité Marie pour lui annoncer une future grossesse totalement miraculeuse. Or, ça n’est pas ce que nous venons de lire. Aucun ange n’a visité Marie dans l’évangile de ce jour. Il y a un ange qui visite quelqu’un, le quelqu’un est Joseph. Et la grossesse qui est évoquée n’a rien de miraculeux, ni rien de miraculeusement annoncé : Marie fut trouvé enceinte. Dans l’intimité des familles, ces choses-là se savent, la fille, elle est enceinte ! Et ce qui se sait dans la famille ne tarde pas à être murmuré dans tout le village : elle est enceinte. De qui ? Gaudriole des uns, ricanements des autres, murmure et hostilité…
            Une objection  pourtant se lève. Nous avons lu – c’est écrit – que Marie fut trouvée enceinte de l’Esprit Saint.  Nous pouvons bien entendu, bon chrétiens que nous sommes, reconnaître dans cette précision ce que notre catéchisme nous a appris et que les confessions de foi nous répètent : conçu du Saint Esprit et né de la vierge Marie. Mais il est plus intéressant de penser, pour l’instant, que cette expression désignait déjà, à l’époque, et vulgairement, ces grossesses que les parents découvrent alors qu’ils n’ont rien entendu ni rien vu. Elle est enceinte de l’Esprit Saint, dit-on, après tout, l’Esprit Saint est un messager aussi bien qu’un facteur. Enceinte de l’Esprit Saint est alors un propos qui accuse et, peut-être bien, qui condamne. Car des filles comme ça ont été, et sont encore parfois, considérées comme la honte des familles. Elles risquent la disgrâce, peut-être la mort. Et peu importe comment l’enfant a été conçu, élan d’émotion amoureuse, ou ignoble violence…
Elle fut trouvée enceinte. Joseph en son temps avait parfaitement le droit d’accuser publiquement Marie. Elle aurait été jugée par un tribunal villageois et aurait été lapidée, Esprit Saint ou pas, la justice publique ne faisant pas dans le détail.
            Ceci étant dit, Joseph est un homme juste. La Loi qui régit sa communauté ne prévoit de procès que si le mari se plaint publiquement. Il a le choix de le faire, ou de ne pas le faire. Un homme juste sait bien que lorsqu’il s’agit d’appliquer la Loi, la Loi propose des choix. On peut choisir une application fermée, dure, littérale, qui prend droit sur autrui et punit le plus sévèrement possible, souvent de mort dans ce genre de cas. On peut choisir une compréhension ouverte, plus interprétative, qui laisse à la personne une chance de vivre et, qui sait, de se racheter. Joseph, cet homme juste, fait le choix de ne pas exposer Marie, il fait le choix de la laisser vivre.

            Première leçon de cette lecture, l’histoire de Jésus Christ peut commencer parce que Joseph, qui est déclaré juste, choisit de mettre en œuvre une compréhension ouverte de la Loi. L’histoire de Jésus Christ commence – ne peut commencer que – lorsque des humains ouvrent les Saintes Ecritures, les lisent et les interprètent d’une manière suffisamment ouverte pour que ceux que le bon droit condamne aient une chance de vivre.
            Donner une chance de vivre à un enfant est une chose, l’accueillir chez soi avec sa mère et l’élever en est une autre, plus concrète, autrement plus conséquente, et coûteuse. Coûteuse au moins en terme de réputation, car la rumeur publique sait bien lorsque les enfants naissent et sait bien aussi compter les jours et les mois. Celles qui sont enceintes du Saint Esprit mettent au monde des enfants du Saint Esprit, insulte qu’on peut bien subir toute une vie durant.
            Donner une chance de vivre à ceux que le bon droit condamne, ça n’est pas rien, c’est une première étape. Mais cela ne suffit pas dans la perspective de l’évangile. Il ne s’agit pas de connaître les Saintes Ecritures, il ne s’agit pas seulement de les interpréter d’une manière ouverte et généreuse. Voici alors la seconde leçon de cette lecture, il s’agit d’accomplir les Saintes Ecritures, de les mettre en œuvre, de les mener à une pleine et concrète signification. Autrement, l’histoire de Jésus Christ n’a ni commencement, ni suite d’ailleurs. Il est plus facile, moins coûteux, d’énoncer des choses justes que de les mettre en œuvre, même pour un homme juste comme Joseph. Accomplir les Saintes Ecritures est bien plus coûteux encore que les interpréter justement. Devant cet accomplissement même les plus justes hésitent parfois, forte hésitation, à la hauteur de l’enjeu.
L’histoire n’est pas finie. Lorsque, la nuit suivante, Joseph dort, l’ange du Seigneur lui apparaît en songe et répète très exactement ce que le secret des familles avait dit vulgairement : ce qui a été engendré en Marie est du Saint Esprit. Mot pour mot il le répète, et il propose à Joseph une compréhension renouvelée de cette expression vulgaire, sous la forme d’une interprétation conséquente de sa juste compréhension de la Loi. Oui, dit l’ange, c’est du Saint Esprit qu’est cet enfant. Oui, tu as bien compris la Loi en choisissant de laisser vivre Marie et l’enfant qu’elle porte. Mais ta compréhension de la Loi ne doit pas être juste seulement, elle doit aussi être conséquente, c'est-à-dire aussi audacieuse dans les actes qu’elle est généreuse dans les idées : prends Marie chez toi.
            Troisième leçon de cette lecture, l’histoire de Jésus Christ commence parce qu’en Joseph les hésitations sont levées. Il faut à Joseph un ange pour cela. Mais ne nous laissons pas abuser. Le texte que nous lisons nous projette dans l’intimité du sommeil de Joseph, et même dans l’intimité de Dieu. Nous nous abuserions si nous en restions à cela et si nous en profitions pour dire que nous ne croyons pas aux anges et qu’il n’y a pas de Dieu et que nous en profitions pour énoncer de belles choses sans les mettre en œuvre. Nous ne pénétrons dans l’intimité du sommeil de personne. Mais nous observons qu’au réveil il y en a qui prennent des décisions capitales, qui engagent leur réputation et la suite de la vie de plusieurs. Ainsi donc, et c’est bien là la troisième et dernière leçon de cette lecture, les hésitations les plus fortes peuvent être levées. L’histoire de Jésus Christ peut donc commencer.

            Un homme, et pas un homme seulement, un être humain, chaque être humain, peut accueillir en lui, chez lui, Jésus Christ qui va venir, qui est enfant du Saint Esprit, et l’y laisser grandir jusqu’à ce qu’il ait atteint une stature d’homme. Il le fera en lisant les Saintes Ecritures, et leur donnant une interprétation ouverte et généreuse, et en mettant en œuvre cette interprétation. Epaulé en cela par un ange, peut-être, tout comme Joseph le fut…
            Qu’il en soit ainsi pour nous tous. Et que l’histoire de Jésus Christ dure autant que l’humanité durera. Amen


dimanche 15 décembre 2013

La réalisation de l'espérance (Matthieu 11,3)

C'est tout le chapitre 11 de Matthieu que je propose à votre lecture. Vous en apprécierez les contrastes, dont un, particulièrement beau et fort, qui montre un homme capable de maudire des villes entières se déclarer ensuite doux et humble de coeur... Mais ces villes, les a-t-il réellement maudites? Ou ne cherche-t-il pas seulement à faire réfléchir sur ce qu'il en est d'être heureux, ou malheureux? Ne cherche-t-il pas seulement à conduire son auditeur, le lecteur, à une très sérieuse forme de légèreté? Une autre prédication que celle qui vient ici pourrait porter là-dessus. Mais peut-être bien que celle qui vient ici porte déjà là-dessus...

Matthieu 11
2 Or Jean (-Baptiste), dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples:
 3 «Tu es celui qui vient, ou nous attendons quelqu’un d’autre ? »
 4 Jésus leur répondit: «Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez:
 5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres;
 6 et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi!»
 7 Comme ils s'en allaient, Jésus se mit à parler de Jean aux foules: «Qu'êtes-vous allés regarder au désert? Un roseau secoué par le vent?
 8 Alors, qu'êtes-vous allés voir? Un homme vêtu d'habits élégants? Mais ceux qui portent des habits élégants sont dans les demeures des rois.
 9 Alors, qu'êtes-vous allés voir? Un prophète? Oui, je vous le déclare, et plus qu'un prophète.
 10 C'est celui dont il est écrit: Voici, j'envoie mon messager en avant de toi; il préparera ton chemin devant toi.
 11 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d'une femme, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste; et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui.

  12 Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu'à présent, le Royaume des cieux est assailli avec violence; ce sont des violents qui l'arrachent.
 13 Tous les prophètes en effet, ainsi que la Loi, ont prophétisé jusqu'à Jean.
 14 C'est lui, si vous voulez bien comprendre, l'Elie qui doit revenir.
 15 Celui qui a des oreilles, qu'il entende!

 16 À qui vais-je comparer cette génération? Elle est comparable à des enfants assis sur les places, qui en interpellent d'autres:
 17 ‹Nous vous avons joué de la flûte, et vous n'avez pas dansé! Nous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine!›
 18 «En effet, Jean est venu, il ne mange ni ne boit, et l'on dit: ‹Il a perdu la tête.›
 19 Le Fils de l'homme est venu, il mange, il boit, et l'on dit: ‹Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d'impôts et des pécheurs!› Mais la Sagesse a été reconnue juste d'après ses oeuvres.»
 20 Alors il se mit à invectiver contre les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu'elles ne s'étaient pas converties.
 21 «Malheureuse es-tu, Chorazin! Malheureuse es-tu, Bethsaïda! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre, elles se seraient converties.
 22 Oui, je vous le déclare, au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.
 23 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel? Tu descendras jusqu'au séjour des morts! Car si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd'hui.
 24 Aussi bien, je vous le déclare, au jour du jugement, le pays de Sodome sera traité avec moins de rigueur que toi.»

  25 En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit: «Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d'avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l'avoir révélé aux tout-petits.
 26 Oui, Père, c'est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance.
 27 Tout m'a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler.
 28 «Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos.
 29 Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes.
 30 Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger.»

Prédication
            « Tu es celui qui vient, ou nous attendons quelqu’un d’autre ? »

On ne se trompe jamais en disant « Quelqu’un doit venir, un jour. » Les risques d’erreur augmentent considérablement lorsqu’il s’agit de dire « C’est lui, maintenant ! »

En 135 après Jésus-Christ, une révolte de Juifs fut écrasée par les légions romaines. Ce fut la dernière révolte des Juifs en tant que peuple constitué et attaché à sa terre. Le soulèvement avait duré trois années et était mené par Simon Bar Kokhba. Cet homme fut reconnu comme le Messie par ses partisans. Parmi ses partisans, il y avait Rabbi Akiva ben Yossef, l’un des plus grand maîtres de toute l’histoire Juive. Rabbi Akiva ben Yossef n’était un idiot, sage et érudit, plusieurs fois ambassadeur de son peuple à Rome, il savait peser ses mots et choisir ses engagements. Il fut mis à mort par les Romains après la défaite.
            Vous pouvez retenir ou oublier toutes ces précisions. Un homme en tout cas prit le risque d’en reconnaître un autre comme le Messie, c'est-à-dire celui que Dieu avait choisi, reconnu, et oint. Vous pouvez bien entendu dire que Simon Bar Kokhba était un faux messie et que ceux qui l’avaient reconnu se sont trompés. Vous pouvez même affirmer que le Messie c’est Jésus, et qu’il n’y en a pas d’autre à attendre. Vous pouvez dire et affirmer tout cela. C’est très simple. C’est très simple parce que nous sommes au bénéfice de 2000 années d’histoire chrétienne, et que cette histoire nous a habitués à le dire sans trop y penser. C’est très simple de le dire parce que nous sommes les héritiers d’un ensemble de cultures qui nous ont habitués à penser que ce que nous affirmons en toutes choses a une portée universelle. Nous pensons donc cela lorsque nous faisons récitation des fondamentaux de notre foi. C’est très simple d’affirmer que Jésus est le Messie, parce que nous sommes ici, dans un pays de terre chrétienne, certes très sécularisé, mais aussi et surtout assez apaisé, voire indifférent. Affirmer que Jésus est le Messie universel du Dieu universel est pour nous autres assez clair… Changeons de pays, changeons d’époque, changeons seulement de cadre d’expression et cela pourrait être tout à fait différent.
            Mais ça n’est pas d’emblée ce que sur quoi nous méditons. Rabbi Akiva ben Yossef a cru, réfléchi, enseigné, il a consacré toute sa vie à une espérance de justice et de libération, dont il a vu la réalisation concrète. Et il s’est prononcé sur cette réalisation : voici celui qui vient, et je m’engage pour lui, avec lui ; qu’il vive et je vis, qu’il meure et je meurs. Qui sommes-nous pour dire qu’il s’est trompé ?
            « Tu es celui qui doit venir, ou nous attendons un autre ? » Question que pose Jean-Baptiste. Qui sommes-nous pour nous prononcer sur les questions que Jean-Baptiste se pose ? La situation de Jean-Baptiste n’a pas été différente de celle de Rabbi Akiva ben Yossef. Jean-Baptiste a prêché une espérance considérable pour un peuple qui vivait sous brutale domination. Il a parlé aussi comme un prophète, ne ménageant ni les petites gens ni les princes, ce qui lui a valu la prison. Mais avant d’être privé de liberté, il a aperçu comme un commencement de réalisation concrète de l’espérance qu’il prêchait, puis, dans sa prison, il a entendu dire que cette réalisation n’était pas totalement vide. Jean-Baptiste s’interroge donc, et comment ne le ferait-il pas, et pourquoi ne le ferait-il pas ?
            Que reconnaissons-nous, nous autres, comme réalisation concrète de l’espérance que nous proclamons et qui soutient notre foi ? C’est une question extrêmement sérieuse. Il est tout à fait simple de parler d’une espérance projetée dans un futur totalement lointain. Il est très simple de parler pour la fin des temps de l’accomplissement de toutes choses. Il est très facile de prêcher que dans le royaume des cieux il n’y aura plus ni pleurs si souffrance. Cela revient à ne guère prendre en considération ce monde-ci, cela revient même bien souvent à le disqualifier, et à disqualifier par là celles et ceux qui y vivent. Il est très facile donc de prêcher contre le présent et pour un futur lointain. Pourtant, lorsque Jésus parle du royaume des cieux, il ne le fait jamais au futur, mais toujours au présent. Un exemple, nous l’avons sous les yeux, parmi des dizaines d’autres : « …le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que (Jean-Baptiste). »
            Qu’est-ce à dire ? C'est-à-dire qu’au moment où Jean-Baptiste s’interroge sur la réalisation de l’espérance qu’il a si ardemment prêchée, il n’est pas dans le royaume des cieux. Et il n’y est pas parce qu’au lieu de rendre grâce pour les bienfaits qu’il observe ou qu’on lui relate, il se demande si c’est bien la bonne personne qui les accomplit. Jean-Baptiste n’est pas dans le royaume parce qu’il croit encore qu’un bienfait ne devrait être accompli que par un être reconnu, qualifié et parfait. Jean-Baptiste n’est pas dans le royaume parce qu’il estime quelque part que c’est à lui, prédicateur de l’espérance, de ce qui sera reconnu comme réalité de l’espérance. Heureux, dit Jésus, celui qui ne tombera pas à cause de moi ! Mais, à cause de Jésus, Jean-Baptiste tombe… Jean-Baptiste, que Jésus décrit comme le plus grand de tous ceux qui, nés d’une femme se sont levés pour prêcher l’espérance, tombe, parce que l’espérance se réalise autrement que ce qu’il avait imaginé, et qu’il en vient alors à douter.
Si cela est arrivé à Jean-Baptiste, nous pouvons envisager que cela nous arrive à nous-mêmes. Il est même inévitable que cela nous arrive à nous aussi. Ce qui fait émerger une question radicale : que reconnaissons-nous comme accomplissement concret de l’espérance que nous prêchons ? A qui ferons-nous crédit d’être capable de mettre concrètement en œuvre cette espérance ? Tous ceux qui prêchent une espérance – et même Jean-Baptiste – se prêchent en quelque manière eux-mêmes ; et l’espérance qu’ils proclament haut et fort ne devrait pour eux s’accomplir que conformément à ce qu’ils proclament.
Et pourtant, s’il plaît à Dieu de se manifester autrement que nous l’avons imaginé, qu’y pouvons-nous ? Le défi de notre foi, notre bonheur, sera de reconnaître l’agir de Dieu là où nous ne l’avons pas imaginé. Et malheur à nous si nous ne le reconnaissons pas.

A quoi donc sommes-nous prêts ? Le texte que nous méditons ne nous condamne pas. Il nous rappelle énergiquement et essentiellement que l’authentique prédication de l’espérance évangélique est une préparation à la venue d’un sauveur qui est libre de paraître et d’agir tout comme bon lui semble et donc tout autrement que nous l’imaginons. Le texte que nous méditons ne nous promet pas non plus un royaume à venir, mais un royaume déjà là.
Alors, sommes-nous prêts à reconnaître l’agir du Christ là où son nom n’est peut-être même pas prononcé ? 
Sommes-nous prêts à reconnaître la main de Dieu agissante dans des choses bienfaisantes, grandes ou minuscules, accomplies par des gens qui ne sont pas ce que nous sommes, qui confessent autre chose, ou autrement, que nous ? 
Sommes-nous  prêts à ce que notre espérance se réalise sous nos yeux comme peut se réaliser une espérance, c'est-à-dire autrement que nous imaginons ? 
Lorsque nos cœurs répondent trois fois oui, trois fois Alleluia, alors nous sommes certes petits, parce que tout nous échappe, mais nous ne sommes pas loin du royaume des cieux… il se pourrait même que nous y soyons déjà arrivés.

dimanche 1 décembre 2013

La fin des temps n'est pas forcément infinie souffrance (Matthieu 24,37-44)

Matthieu 24
 37 Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même à l'avènement du Fils de l'homme.
38 Car, dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche;
39 et ils n’en surent rien, jusqu'à ce que le cataclysme vienne et emporte tout : il en sera de même à l'avènement du Fils de l'homme.
40 Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris et l'autre laissé;
41 de deux femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée.
42 Veillez donc, puisque vous ne savez pas quel jour votre Seigneur viendra.
43 Sachez-le bien, si le maître de la maison savait à quelle veille de la nuit le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison.
44 C'est pourquoi, vous aussi, soyez préparés, car le Fils de l'homme vient à l'heure qui n’y ressemble pas.

Prédication
Aujourd’hui est-il très différent d’hier ? Et demain sera-t-il très différent d’aujourd’hui ? Nous pouvons avoir bon espoir que ces trois journées passées nous auront épargnés, se seront déroulées sans accident grave. Des causes à peu près similaires auront produit des effets à peu près semblables. Le petit ou le grand savoir que nous avons ne sera pas pris en défaut. Et nous envisagerons alors demain sans angoisse. On peut appeler ça une vie tranquille, une bonne petite vie. Et si l’on demande à ceux qui mènent cette vie comment ils vont, ils pourront répondre : « C’est une bonne journée, il ne s’est rien passé. »
           
Ce qu’évoque le texte que nous méditons ce matin est d’une toute autre nature. On peut l’appeler « ce qui arriva du temps de Noé », ou peut aussi l’appeler « l’avènement du Fils de l’homme ». Cela s’appelle un cataclysme. Et ce qui caractérise un cataclysme, c’est que rien de ce qu’on sait ne vous y a préparé. Du cataclysme que fut le déluge que relate la Genèse, Jésus ne dit pas qu’il les emporta tous, mais qu’il emporta tout. Ce que dit donc Jésus, c’est qu’à l’avènement du Fils de l’homme, tout sera emporté.
Un cataclysme est un événement qui n’est pas inscrit dans le temps tout comme nous le percevons : il n’est pas inscrit dans le passé, il n’y a rien dans le présent qui permette de le décrire, et il ne laisse aucune place à l’avenir. On peut ajouter à ce tableau terrible que, lors d’un cataclysme, aucune justice n’est respectée : deux hommes sont dans un champ, l’un est pris, pas l’autre, deux femmes sont occupées à moudre, l’une est prise, pas l’autre.
Il est donc tout à fait approprié de dire d’un cataclysme que c’est la fin des temps.

Nous ignorons tout de la fin des temps, nous l’avons bien expliqué. Mais que voulons-nous savoir de cette ignorance ? Acceptons-nous cette ignorance ? Ceux qui vivaient du temps de Noé, si nous lisons bien, ne voulaient rien savoir de cette ignorance. Leur existence était tout entière dévouée à des tâches utiles, à des tâches nécessaires : manger, boire, se reproduire. Il n’y avait pas de place dans leur vie pour une tâche aussi inutile que « entrer dans l’arche »
Précisons bien ce qu’est entrer dans l’arche. Nous devons le préciser non pas en nous souvenant de Noé construisant sa caisse en bois et y rassemblant sa propre famille et un couple de chaque espèce animale. Entrer dans l’arche, au sens du texte que nous méditons, c’est bâtir le temps autrement que nous l’avons repéré. Entrer dans l’arche c’est consacrer une part de temps à une pratique qui est tout à fait inutile, qui n’assouvit rien, qui ne produit rien en terme de savoir ni en terme de profit, qui ne protège de rien… qui n’a qu’un seul but, ne pas nous laisser cultiver en nous-mêmes l’ignorance de la fin des temps. C’est être conscient de la possibilité d’un cataclysme. Peut-être d’ailleurs ne vivrons-nous qu’un seul cataclysme, qu’une seule fin des temps, mourir, peut-être en vivrons-nous plusieurs. Entrer dans l’arche, c’est refuser de vivre en l’ignorant.

            Entrer dans l’arche, dans le langage de l’Evangile, cela s’appelle « veiller ». Veiller, c’est un commandement. Veillez, non pas parce que vous savez qu’un cataclysme arrivera, mais bien au contraire parce que vous ne savez pas : on ne sait ni quand, ni quoi, on sait qu’on ne sait pas, on sait qu’il ne restera rien de ce qu’on aura su, et c’est pourquoi il faut veiller.
            Et on en imagine déjà qui vont, d’une manière tout à fait obsessionnelle, redoubler d’attention, accumuler les prédictions, redoubler de prudence afin de n’être pas surpris, afin d’être certain d’être pris plutôt que laissé. Mais, s’il s’agit de vivre, de continuer à vivre ici bas, ne vaudrait-il mieux pas être laissé, plutôt que pris ? On en imagine aussi qui vont en perdre le sommeil, parce qu’il faut veiller, veiller, et encore veiller.
            Or, le maître de la maison, qui ne sait pas à quel moment de la nuit le voleur viendra, ne veille pas. Il dort. Etonnante précision, curieux retournement. Veiller, c'est-à-dire ne pas cultiver en soi l’ignorance de la fin des temps, c’est ce qui permet de trouver le repos. Celui qui veille ardemment dans la perspective de la fin des temps est un être tout à fait paisible, tout à fait confiant.
           
            Maintenant, interrogeons-nous. Interrogeons surtout en nous l’image terrible que nous avons de la fin des temps. Nous pensons exclusivement que la fin des temps est terrible. Et pourtant, nous avons dit d’elle qu’elle est plutôt caractérisée par le fait que nous n’en avons aucun savoir : pourquoi alors imaginons-nous quelque chose de terrible, de terriblement douloureux ?
A cette question ajoutons la fin du dernier verset du texte que nous avons lu, tel que je l’ai traduit : « le Fils de l’homme vient à l’heure qui n’y ressemble pas. »
Pourquoi la fin des temps ressemblerait-elle seulement à un cataclysme de souffrance ? Pourquoi, au lieu d’être effarement et sidération, la fin des temps ne pourrait-elle pas être émerveillement et joie ? Pourquoi, au lieu de nous amener à souhaiter quitter ce monde, ne nous amènerait-elle pas à désirer y vivre le plus longtemps possible ? Et pourquoi, alors, au lieu de dire, au futur, qu’elle viendra, ne dit-on pas, au présent, qu’elle advient déjà ? La fin des temps peut bien être un moment d’émerveillement et de joie, un moment qui advient au présent et qui nous fait désirer vivre dans ce monde tant que le Seigneur nous y prêtera vie.
            Si tel est le cas, l’Evangile n’est pas là pour nous rendre résistants à la peine mais perméables à la grâce. Et cette perméabilité peut être éprouvée chaque jour. Les instants de grâce, qui sont autant d’occasion d’émerveillement, qui sont autant de fins des temps, sont infiniment plus fréquents que les grandes catastrophes.
            Lorsque Noé entra dans l’arche, il ne fit peut-être rien de plus que s’efforcer chaque jour de discerner la présence de Dieu dans les minuscules miracles de la vie ; ainsi se prépara-t-il joyeusement et gravement à la fois à ce cataclysme dont il n’avait aucun savoir, qui emporta tout et même la volonté destructrice de Dieu, et dont lui, Noé, put pourtant se relever.

            Que le Seigneur ouvre nos yeux à son ordinaire présence, à la quotidienne merveille de sa grâce, et qu’il nous préserve ainsi d’être anéantis par le pire de ce qui nous arrivera. Amen