dimanche 22 décembre 2013

Au commencement de l'histoire de Jésus Christ (Matthieu 1.18-25)

Deux textes sont ici proposés à mes lecteurs, textes qui s'appellent et se complètent l'un l'autre. Ils commentent tous les deux le même évangile, celui qui était proposé pour ce dernier dimanche de l'Avent 2013.

Joyeux Noël !

Matthieu 1
18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ.

Marie, sa mère, avait été  accordée en mariage à Joseph; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle fut trouvée enceinte de l'Esprit Saint.
 19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas l’accuser publiquement, résolut de la répudier secrètement.

 20 Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit: «Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse: ce qui a été engendré en elle est de l'Esprit Saint,
 21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.»

 22 Tout cela arriva pour que fût accompli ce qui avait été dit par le Seigneur, via le prophète :
 23 Voici que la jeune fille concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit: «Dieu avec nous».
 24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit: il prit chez lui son épouse,
 25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

Méditation :
            Je ne parviens pas à retrouver une citation que je croyais être dans Antigone de Sophocle, qui énonce que l’accomplissement véritable de la piété est que les vivants soient à leur place, sur terre, et les morts à leur place, sous terre. Mais en méditant ce fragment de Matthieu, il me vient – par une sorte d’association – que l’accomplissement d’une véritable rencontre de Dieu est que ce qui doit demeurer secret demeure secret, et que ne soit rendu public que ce qui a à l’être.

Pour ouvrir cette méditation, je voudrais faire observer que si les lecteurs que nous sommes sont témoins de ce qui se passe secrètement pendant le  sommeil de Joseph, les contemporains de Joseph n’ont été témoins que des décisions qu’il a publiquement mises en œuvre. Cette observation, parce qu’il y a deux mots qui retiennent mon attention dans ces versets extrêmement connus, le mot publiquement et le mot secrètement.
            Nous ne savons guère ce qu’il en fut de ces accordailles entre Monsieur Joseph et le père de Mademoiselle Marie, si c’étaient de grandes accordailles publiques ou seulement une affaire privée. Je penche pour la seconde hypothèse : c’était une affaire entre ces messieurs, une affaire qui n’était pas publique, mais qui était néanmoins très engageante, au point que la découverte de cette grossesse pour le moins inattendue donnait droit à Monsieur Joseph de porter publiquement plainte. La Loi juive lui donnait le droit d’accuser publiquement la jeune-fille : je ne l’ai pas trouvée vierge. Et la peine encourue par la jeune-fille n’était pas moins que la lapidation.
            Mais, parce qu’il est un homme juste, il choisit une autre voie que la voie de l’impitoyable littéralisme. Nous pourrions méditer longuement sur ce que cela signifie en matière de lecture, d’une juste lecture de la Bible, et non pas de la Loi seulement. Nous pourrions méditer en même temps sur ce que signifie alors pour Matthieu l’expression « accomplir les Ecritures », qu’il emploie à longueur de pages. Et nous pourrions même nous demander si une mise en œuvre littérale des Ecritures accomplit jamais quelque chose de juste… Nous méditons seulement sur secrètement et publiquement. Joseph donc, choisit de rompre secrètement.
            Or, ce premier choix est tout aussi secret que la visite de l’ange. Le texte nous en fait en quelque manière spectateurs, tout comme il nous fait spectateurs de la visite de l’ange, à la suite de laquelle Joseph mettra publiquement en œuvre tout autre chose que ce qu’il avait délibéré.
Joseph prend chez lui pour femme une jeune-fille qui lui avait été promise et qui accouchera peu de temps après d’un très joli prématuré de 3,5kg. Les braves gens du temps jadis savaient tout autant que nous autres faire le décompte de neuf mois et attribuer à ce genre de grossesse des noms plus ou moins grivois ou religieux.

Retenons que ce que fait publiquement Joseph, un homme juste, constitue le commencement publiquement observable de l’évangile de Matthieu. Mais, nous qui sommes lecteurs de l’évangile de Matthieu, nous savons bien que c’est infiniment plus que cela.
Nous ne pouvons pourtant pas nous en tenir à ce que nous savons. Parce que la volonté de l’évangile de Matthieu est précisément que les Ecritures soient accomplies, publiquement, mais non pas littéralement.

Tout lecteur donc qui vit de cet évangile, et entend l’accomplir, ne peut se réclamer publiquement ni d’une divine parole ou visite d’un ange, ni d’une délibération personnelle, ni d’un savoir scripturaire, ni d’une révélation, ni d’une vertu. Il ne peut que faire publiquement ce qu’il a délibéré de faire, qui est peut-être non-sens, ridicule, ou honte aux yeux de ses contemporains, mais il le fait. Il le fait, sans souci d’apparences et de qu’en dira-t-on, et laisse les humains, l’histoire et son Dieu décider de la suite. 


Prédication :
            C’est l’histoire d’une jeune-fille qui avait été promise pour femme à un homme et qui, avant qu’ils aient habité ensemble, fut trouvée enceinte. Nous savons bien que cette jeune-fille est Marie, que le monsieur est Joseph, que l’enfant c’est Jésus, et des siècles d’histoire sainte nous ont appris qu’un ange avait visité Marie pour lui annoncer une future grossesse totalement miraculeuse. Or, ça n’est pas ce que nous venons de lire. Aucun ange n’a visité Marie dans l’évangile de ce jour. Il y a un ange qui visite quelqu’un, le quelqu’un est Joseph. Et la grossesse qui est évoquée n’a rien de miraculeux, ni rien de miraculeusement annoncé : Marie fut trouvé enceinte. Dans l’intimité des familles, ces choses-là se savent, la fille, elle est enceinte ! Et ce qui se sait dans la famille ne tarde pas à être murmuré dans tout le village : elle est enceinte. De qui ? Gaudriole des uns, ricanements des autres, murmure et hostilité…
            Une objection  pourtant se lève. Nous avons lu – c’est écrit – que Marie fut trouvée enceinte de l’Esprit Saint.  Nous pouvons bien entendu, bon chrétiens que nous sommes, reconnaître dans cette précision ce que notre catéchisme nous a appris et que les confessions de foi nous répètent : conçu du Saint Esprit et né de la vierge Marie. Mais il est plus intéressant de penser, pour l’instant, que cette expression désignait déjà, à l’époque, et vulgairement, ces grossesses que les parents découvrent alors qu’ils n’ont rien entendu ni rien vu. Elle est enceinte de l’Esprit Saint, dit-on, après tout, l’Esprit Saint est un messager aussi bien qu’un facteur. Enceinte de l’Esprit Saint est alors un propos qui accuse et, peut-être bien, qui condamne. Car des filles comme ça ont été, et sont encore parfois, considérées comme la honte des familles. Elles risquent la disgrâce, peut-être la mort. Et peu importe comment l’enfant a été conçu, élan d’émotion amoureuse, ou ignoble violence…
Elle fut trouvée enceinte. Joseph en son temps avait parfaitement le droit d’accuser publiquement Marie. Elle aurait été jugée par un tribunal villageois et aurait été lapidée, Esprit Saint ou pas, la justice publique ne faisant pas dans le détail.
            Ceci étant dit, Joseph est un homme juste. La Loi qui régit sa communauté ne prévoit de procès que si le mari se plaint publiquement. Il a le choix de le faire, ou de ne pas le faire. Un homme juste sait bien que lorsqu’il s’agit d’appliquer la Loi, la Loi propose des choix. On peut choisir une application fermée, dure, littérale, qui prend droit sur autrui et punit le plus sévèrement possible, souvent de mort dans ce genre de cas. On peut choisir une compréhension ouverte, plus interprétative, qui laisse à la personne une chance de vivre et, qui sait, de se racheter. Joseph, cet homme juste, fait le choix de ne pas exposer Marie, il fait le choix de la laisser vivre.

            Première leçon de cette lecture, l’histoire de Jésus Christ peut commencer parce que Joseph, qui est déclaré juste, choisit de mettre en œuvre une compréhension ouverte de la Loi. L’histoire de Jésus Christ commence – ne peut commencer que – lorsque des humains ouvrent les Saintes Ecritures, les lisent et les interprètent d’une manière suffisamment ouverte pour que ceux que le bon droit condamne aient une chance de vivre.
            Donner une chance de vivre à un enfant est une chose, l’accueillir chez soi avec sa mère et l’élever en est une autre, plus concrète, autrement plus conséquente, et coûteuse. Coûteuse au moins en terme de réputation, car la rumeur publique sait bien lorsque les enfants naissent et sait bien aussi compter les jours et les mois. Celles qui sont enceintes du Saint Esprit mettent au monde des enfants du Saint Esprit, insulte qu’on peut bien subir toute une vie durant.
            Donner une chance de vivre à ceux que le bon droit condamne, ça n’est pas rien, c’est une première étape. Mais cela ne suffit pas dans la perspective de l’évangile. Il ne s’agit pas de connaître les Saintes Ecritures, il ne s’agit pas seulement de les interpréter d’une manière ouverte et généreuse. Voici alors la seconde leçon de cette lecture, il s’agit d’accomplir les Saintes Ecritures, de les mettre en œuvre, de les mener à une pleine et concrète signification. Autrement, l’histoire de Jésus Christ n’a ni commencement, ni suite d’ailleurs. Il est plus facile, moins coûteux, d’énoncer des choses justes que de les mettre en œuvre, même pour un homme juste comme Joseph. Accomplir les Saintes Ecritures est bien plus coûteux encore que les interpréter justement. Devant cet accomplissement même les plus justes hésitent parfois, forte hésitation, à la hauteur de l’enjeu.
L’histoire n’est pas finie. Lorsque, la nuit suivante, Joseph dort, l’ange du Seigneur lui apparaît en songe et répète très exactement ce que le secret des familles avait dit vulgairement : ce qui a été engendré en Marie est du Saint Esprit. Mot pour mot il le répète, et il propose à Joseph une compréhension renouvelée de cette expression vulgaire, sous la forme d’une interprétation conséquente de sa juste compréhension de la Loi. Oui, dit l’ange, c’est du Saint Esprit qu’est cet enfant. Oui, tu as bien compris la Loi en choisissant de laisser vivre Marie et l’enfant qu’elle porte. Mais ta compréhension de la Loi ne doit pas être juste seulement, elle doit aussi être conséquente, c'est-à-dire aussi audacieuse dans les actes qu’elle est généreuse dans les idées : prends Marie chez toi.
            Troisième leçon de cette lecture, l’histoire de Jésus Christ commence parce qu’en Joseph les hésitations sont levées. Il faut à Joseph un ange pour cela. Mais ne nous laissons pas abuser. Le texte que nous lisons nous projette dans l’intimité du sommeil de Joseph, et même dans l’intimité de Dieu. Nous nous abuserions si nous en restions à cela et si nous en profitions pour dire que nous ne croyons pas aux anges et qu’il n’y a pas de Dieu et que nous en profitions pour énoncer de belles choses sans les mettre en œuvre. Nous ne pénétrons dans l’intimité du sommeil de personne. Mais nous observons qu’au réveil il y en a qui prennent des décisions capitales, qui engagent leur réputation et la suite de la vie de plusieurs. Ainsi donc, et c’est bien là la troisième et dernière leçon de cette lecture, les hésitations les plus fortes peuvent être levées. L’histoire de Jésus Christ peut donc commencer.

            Un homme, et pas un homme seulement, un être humain, chaque être humain, peut accueillir en lui, chez lui, Jésus Christ qui va venir, qui est enfant du Saint Esprit, et l’y laisser grandir jusqu’à ce qu’il ait atteint une stature d’homme. Il le fera en lisant les Saintes Ecritures, et leur donnant une interprétation ouverte et généreuse, et en mettant en œuvre cette interprétation. Epaulé en cela par un ange, peut-être, tout comme Joseph le fut…
            Qu’il en soit ainsi pour nous tous. Et que l’histoire de Jésus Christ dure autant que l’humanité durera. Amen