samedi 25 septembre 2021

Prononcer le nom de Dieu (Marc 9,38-48 ; mais aussi Nombres 11 et Jacques 5)

Marc 9

38 Jean lui dit: «Maître, nous avons vu quelqu'un qui chassait les démons en ton nom et nous l’en avons empêché parce qu'il ne nous suivait pas.» 39 Mais Jésus dit: «Ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fasse un miracle en mon nom et puisse, aussitôt après, mal parler de moi. 40 Celui qui n'est pas contre nous est pour nous. 41 Quiconque vous donnera à boire un verre d'eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense. 42 «Quiconque entraîne la chute d'un seul de ces petits qui croient, il vaut mieux pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule, et qu'on le jette à la mer. 43 Si ta main entraîne ta chute, coupe-la; il vaut mieux que tu entres manchot dans la vie que d'aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s'éteint pas  45 Si ton pied entraîne ta chute, coupe-le; il vaut mieux que tu entres estropié dans la vie que d'être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne 47 Et si ton œil entraîne ta chute, arrache-le; il vaut mieux que tu entres borgne dans le Royaume de Dieu que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne, 48 où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas.

Prédication

            Y a-t-il quelqu’un qui, dans l’histoire de la chrétienté, serait resté dans les mémoires pour s’être infligé de telles mutilations ? Nous pouvons penser à certains auteurs chrétiens (Tatien le Syrien, 120-173) qui, dans le 2ème siècle de notre ère, avaient prôné et pratiqué un ascétisme extrême. Mais nous ne savons pas – je ne sais pas – quelles mutilations ils s’infligèrent… S’ils s’en infligèrent, ce ne fut pas dans une perspective judiciaire, perspective qui existe quelque part dans plusieurs textes sacrés, et qui est mise en œuvre encore aujourd’hui ici ou là dans notre pauvre monde. Si les ascètes du 2ème siècle s’infligèrent de cruelles mutilations, ce fut, semble-t-il, afin de lutter contre leur concupiscence. Pourtant on sait depuis toujours que ça n’est pas en châtiant le corps qu’on supprime le fantasme… Et ajoutons que si quelqu’un s’infligeait quelque mortification que ce soit afin d’entrer, comme on dit, dans le règne de Dieu, et qu’à cette mortification, ou à lui-même, il trouve quelque mérite ou quelque gloire, il se serait mortifié en pure perte. C’est un peu ce qui arriva au jeune Martin Luther, qui découvrit, pendant toute la première partie de sa vie, la vanité des douleurs qu’il s’infligeait.

            Tout ce que nous venons de dire pourrait nous conduire à mettre de côté, voire à rejeter, les versets de Marc que nous tâchons de méditer maintenant… trop d’exigence, trop de douleur, bénéfice nul.

            Mais avant de rejeter ces versets, observons-les encore un peu : il y avait quelqu’un qui chassait les démons au nom de Jésus, et que les disciples de Jésus empêchèrent d’agir, parce que ce quelqu'un ne les accompagnait pas.

            Quelle est donc cette raison que les disciples invoquent ? Accompagner le groupe constitué par Jésus et ses disciples, cela vous confère-t-il une sorte de permis de guérir ? Existe-t-il un salut en dehors de ce groupe ? S’exprimer au nom de Jésus est-ce réservé à ses seuls disciples, au Douze, ou à Jean ? Et la guérison accomplie par "quelqu’un qui ne nous suit pas" est-elle une guérison valide ? Ces questions sont aussi vieilles que l’Évangile. Et probablement plus vieilles encore… questions de légitimité… question de légitimité à faire du bien aux gens.

            Pourquoi les disciples de Jésus en veulent-ils à ce guérisseur inconnu au point de mettre fin à son ministère ? Lisons seulement, pour commencer : …car il ne nous suivait pas. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les disciples de Jésus – tout ou partie – considèrent que pour guérir au nom de Jésus, il faut suivre – physiquement – Jésus. Mais si nous lisons avec plus de précision, nous pouvons penser que le nous, de parcequ’il ne nous suit pas, est le même que le nous de nous l’avons empêché. Ce qui signifie que les disciples considèrent qu’il leur appartient de décider qui peut, et qui ne peut pas, guérir au nom de Jésus. Les disciples (Jean, et qui d’autre ?) s’octroient ce pouvoir. Et ils le font du vivant de Jésus ; ils le font dans son dos.

            Pense-t-on un peu à ceux qui attendaient une guérison de la part de Jésus, ou de la part d’un autre ? De pauvres gens étaient dans l’espérance, une forme simplement merveilleuse de l’espérance, et les voilà déçus, et les voilà condamnés…

            Peut-on rapprocher cela de ce que dit Jésus : « Si quelqu’un fait chuter un de ces petits qui croient… » ? Oui, les disciples font chuter, déçoivent, certains de ces simples qui croient. Et la suite, c’est dans le lac avec une grosse pierre attachée au cou, ou, moins définitif mais tout aussi radical, les diverses amputations dont nous avons déjà parlé. Mais alors, pour avoir mis fin à un beau ministère de guérison, et pour avoir déçu le petit peuple, quelle partie de leur anatomie les disciples devraient-ils se trancher ? L’œil ? Mais un seul œil n’aurait pas suffi, ni une main, ni un pied. Considérons la partie du corps qui pense, parfois vrai, et qui pense parfois faux. Cette partie du corps, on ne peut pas la couper, ni la diviser. Donc on ne voit pas trop quelle mutilation serait appropriée. Mais puisqu’il s’agit de méditer sur ce qu’on a peut-être de trop, nous pouvons essayer, par métaphore, de nous demander ce que les disciples de Jésus – Jean et quelques autres – avaient de trop. 

            Ce qu’ils avaient de trop ? Ils avaient été appelés les premiers par Jésus, ils avaient entendu tous ses enseignements, et avaient assisté à tous ses miracles. Certains d’entre eux avaient même assisté à sa transfiguration… Cela fait beaucoup de choses à leur actif. Mais il y a l’un des enseignements de Jésus qu’ils ne comprenaient absolument pas, c’était celui sur la résurrection. Au fond, ce qu’ils n’avaient pas compris, mais alors pas compris du tout, c’était que Jésus Christ Fils de Dieu était totalement, absolument et invinciblement libre, libre dans la vie, et libre dans la mort.

            Pressentant cette liberté, ressentant comme un vertige, et ne comprenant pas ce qui se passe – mais au fond, qui peut le comprendre, et qui peut le vouloir – ils agissent et parlent dans le but de tout contenir.

            En somme, ils se figurent que "ça" ne doit passer que par eux, qu’ils en sont garants, que le nom de Jésus Christ Fils de Dieu doit faire l’objet d’un label et d’une labellisation, et qu’ils sont compétents en la matière. Pourquoi compétents ? Parce qu’ils ont suivi Jésus depuis le début, sans doute, mais aussi parce qu’ils ont peur de le perdre... (Tout cela peut se dire avec quantité de nuances. En utilisant le vocabulaire de Moïse dans le 11ème chapitre du livre des Nombres, ils sont jaloux. Et en utilisant le vocabulaire du 5ème chapitre de l’épître de Jacques, ils sont riches). Ils se voient en quelque manière protecteurs – on pourrait dire propriétaire – de la personne et du nom de Jésus Christ Fils de Dieu. 

            Mais est-on jamais propriétaire ou protecteur de ce nom-là ? Jésus Christ et ses disciples sont des Israélites, et l’on peut penser qu’ils ont été avisés de ce que signifiait l’imprononçable nom de Dieu. Le nom de Dieu est composé de quatre lettres imprononçables. Est-on jamais propriétaire de ce nom-là ? Ou du nom de Jésus Christ Fils de Dieu ? Nous allons répondre non…personne n’en est propriétaire, mais chacun doit bien le prononcer, d’une manière ou d’une autre. Quelle que soit cette manière, elle fait référence directement à l’imprononçable, et dit donc ce qu’elle ne devrait pas dire.

            Que faudra-t-il faire alors ? Que faudra-t-il donc faire pour ne pas usurper le nom de Dieu ? Il faudra se souvenir, encore, et toujours, que Dieu est vivant et que le Fils de Dieu est ressuscité. Le Père et le Fils sont libres, absolument et totalement libres.

samedi 18 septembre 2021

Enseigner la résurrection, peut-être (Marc 9,30-37) UN TEXTE UN PEU REVISE

Marc 9

30 Partis de là, ils traversaient la Galilée et Jésus ne voulait pas qu'on le sache. 31 Car il enseignait ses disciples et leur disait: «Le Fils de l'homme va être livré aux mains des hommes; ils le tueront et, lorsqu'il aura été tué, trois jours après il ressuscitera.» 32 Mais ils ne comprenaient pas cette parole et craignaient de l'interroger.

33 Ils allèrent à Capharnaüm. Une fois à la maison, Jésus leur demandait: «De quoi discutiez-vous en chemin?» 34 Mais ils se taisaient, car, en chemin, ils s'étaient querellés pour savoir qui était le plus grand. 35 Jésus s'assit et il appela les Douze; il leur dit: «Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous.» 36 Et prenant un enfant, il le plaça au milieu d'eux et, après l'avoir pris dans ses bras, il leur dit : 37 «Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m'accueille moi-même; et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé.»

Prédication : Peut-on enseigner la résurrection ?

            Jésus en tout cas s’y essaye. Nous l’avons vu la semaine dernière déjà, et nous avons vu qu’en dépit d’une certaine sincérité de la part des disciples – Pierre en particulier – l’enseignement de la résurrection ne passe pas... il ne passe pas alors même qu’il est donné par Jésus – enseignement de première main – à un public plutôt acquis de disciples, parmi lesquels les Douze.

            Pourquoi cela ne passe-t-il pas ? Nous l’avons dit : même si la passion, constituée de moments tous génériquement inscrits dans le paysage du monde dans lequel Jésus vivait, et même si elle était scandaleuse s’agissant de Jésus en tant que Fils de l’homme, cela passait encore, mais la résurrection quant à elle n’était comparable à rien de connu ; et il n’y avait donc aucun effort pédagogique qui puisse la rendre compréhensible ; en tout cas, ce que nous voyons, c’est que les efforts de Jésus ne sont pas couronnés de succès.

            Telle tentative de Jésus aboutit à une réaction intempestive de Pierre, et telle autre tentative – que nous méditons aujourd’hui, conduit à une dispute entre disciples pour savoir qui est le plus grand. L’objet de cette dispute nous fait tout naturellement penser que les disciples ont compris ce qui était compréhensible – leur maître va mourir – et qu’ils se demandent qui va devenir le chef après la disparition du maître. L’existence de cette dispute nous suggère même que beaucoup s’en estiment capables, ce qui est grave ; et même que certains s’en considèrent dignes – ce qui est plus grave encore…

            Et c’est à cela qu’aboutit l’enseignement de Jésus sur la résurrection (ironie).

 

            Tout en méditant les premiers versets proposés aujourd’hui à notre méditation, nous pouvons nous demander ce qu’il en est de la résurrection deux mille ans après l’évangile de Marc, deux mille et quelques années après la vie et la mort de Jésus le Nazarène (comme le nomme l’évangile de Marc). Il y a deux mille années de théologie et d’apologétique chrétiennes, il y a deux mille années de liturgie, il y a Paul, champion de l’enseignement de la résurrection, il y a des centaines de récits merveilleux qui entendent montrer que Dieu est le plus fort, que Jésus est le plus fort, et que la preuve de cette force est établie par force miracles – dont la résurrection d’un hareng saur… Avant même d’en arriver à ces extrémités, nous nous demandons si tout cela constitue un enseignement efficace sur la résurrection. Nous nous demandons si nos théologiens et apologètes, rajoutons-y ceux qui peignent des icônes, ont réussi là où Jésus semble avoir eu vraiment bien du mal ; la même question concerne tout autant Marc (a-t-il réussi ?), dont l’évangile fut prolongé par des successeurs zélés qui avaient besoin, pour croire en la résurrection, que quelqu’un ait vu le ressuscité – nous pourrons en reparler un autre jour.

            La résurrection, celle que Jésus veut enseigner, relève-t-elle au fond d’un enseignement ? Nous sommes tentés de dire qu’il n’y a pas d’enseignement de la résurrection. Nous le disons, c’est même l’un des fondements de notre foi. Mais nous devons reconnaître en même temps que nous sommes bien peu de chose devant nos maîtres, même nos maîtres du catéchisme, devant les Pères de l’Eglise et devant nos chers Réformateurs…

            Et ces choses-là ayant été dites, nous revenons au texte biblique.           


            L’enseignement de Jésus sur la résurrection a échoué. C’est vrai, et c’est faux. C’est faux parce que son enseignement ne va pas cesser ; c’est faux aussi parce que, de Marc 1,1 à Marc 16,8 il n’est question que de résurrection – un lecteur pourrait faire cet exercice en se posant toujours la même question ; qu’est-ce que j’apprends de la résurrection dans ce premier évangile, évangile qui fait l’impasse sur toute apparition du Ressuscité ?

            Nous n’allons pas faire cela maintenant, ce sera pour un autre groupe, pour une autre occasion. Par contre nous allons poursuivre notre lecture. En gardant à l’esprit que, ayant peut-être un peu compris, l’enseignement qui suit peut porter sur la résurrection.

            Les disciples donc, se sont querellés, à savoir lequel est le plus grand. Savoir qui succédera au Maître ? Savoir à qui l’on devra obéissance et respect ?

            L’enseignement de Jésus, on le voit, ne porte pas sur la domination, mais sur la bienveillance. Il ne porte pas sur la hiérarchie, mais sur le service. Il ne porte pas sur le choix de petits copains,  mais sur l’accueil. Et pas n’importe quel accueil, disons, pour l’instant, l’accueil d’un enfant.

           

            Les Israélites ont-ils aimé leurs enfants ? Et les Romains ? (L’évangile de Marc a une composition romaine…) Les historiens qui se sont penchés sur la question du sort des enfants dans le pourtour du bassin méditerranéen au premier siècle ont parlé de l’exposition des nouveaux nés comme d’un véritable fléau. L’enfant est abandonné aux forces naturelles, parmi lesquelles les bêtes sauvages… Et s’il survit, son sort le plus probable est l’esclavage. On n’est pas chez Yves Duteil, on n’est pas dans notre culture où le petit d’homme est un sujet de droit. Un enfant, en ce temps-là, ce n’est vraiment pas grand-chose, et ça n’est promesse de rien du tout. Enfin, ça n’est pas le fils du chef local ou du rabbin que Jésus prend. C’est un enfant absolument  quelconque que Jésus prend dans ses bras. Et ce que Jésus fait là est, à vues humaines de l’époque, un acte totalement gratuit, un acte qui ne rapporte rien, qui rapporte moins que rien : Jésus accueille un rien du tout et prend dans ses bras un intouchable, non pas pour la bénédiction d’un instant, mais pour une relation durable, l’accueil ne va pas sans le soin.

            Acte bon et généreux, mais à cet acte Jésus ajoute deux commentaires.

            « Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là m’accueille moi-même » Changement de perspective, car, il s’agit alors ni plus ni moins que d’accueillir Jésus Christ, formulation qui nous est assez familière, et de prendre soin de lui. Prendre soin de Jésus Christ Fils de Dieu comme on prend soin d’un enfant est aussi une formulation assez familière. Mais si l’on pousse plus avant, que le Fils de Dieu est livré, battu, moqué et crucifié, prendre soin de lui signifie que si l’on ne prend pas soin de lui il mourra et sera oublié… Et l’on en vient ici à se dire que l’engagement des croyants dans l’accueil du Christ, au pire moment de sa vie, a à voir d’une manière importante, peut-être capitale, avec sa résurrection, avec les conditions de possibilité de sa résurrection.

            Et enfin, Jésus ajoute, « Qui m’accueille, ça n’est pas moi qu’il accueille, mais celui qui m’a envoyé. » Celui qui a envoyé Jésus, Dieu, dans ce texte, si nous le comprenons bien, attend, et espère des humains un accueil, un soin particulier, ce soin dont nous avons déjà parlé, qui fasse qu’il échappe à l’insignifiance, et donc à la disparition, qu’il échappe à la bêtise qui fait qu’on le rejette, et qu’il échappe à la barbarie, qui fait qu’on le combat sans merci.

           

            Et voilà, l’échec de l’enseignement sur la résurrection, le conflit entre disciples et le tout simple accueil par Jésus d’un enfant nous projettent presque au cœur de ce thème difficile, où les ordres établis sont bouleversés… la méditation du plus ancien des quatre évangiles, de ses fragments et de son déroulement, nous suggère que les humains sont responsables de Dieu.

            Sont-ils à la hauteur de cette responsabilité ? Si l’on revient, une dernière fois aujourd’hui, sur les versets que nous méditons, nous verrons un homme recevoir un enfant. Il est possible qu’en cela, en ce genre d’acte, tout soit dit, et de ce Dieu vivant que nous pensons servir, et du Fils de Dieu que nous pensons suivre, et de sa résurrection. 



samedi 11 septembre 2021

Sur ce que l'Evangile peut apporter, si l'on veut bien en prendre soin (Marc 8,27-35)

 Marc 8

27 Jésus s'en alla avec ses disciples vers les villages voisins de Césarée de Philippe. En chemin, il interrogeait ses disciples: «Qui suis-je, au dire des hommes?» 28 Ils lui dirent: «Jean le Baptiste; pour d'autres, Elie; pour d'autres, l'un des prophètes.» 29 Et lui leur demandait: «Et vous, qui dites-vous que je suis?» Prenant la parole, Pierre lui répond: «Tu es le Christ.» 30 Et il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne. 31 Puis il commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite. 32 Il tenait ouvertement ce langage. Pierre, le tirant à lui, se mit à le réprimander. 33 Mais lui, se retournant et voyant ses disciples, réprimanda Pierre; il lui dit: «Retire-toi! Derrière moi, Satan, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes.» 34 Puis il fit venir la foule avec ses disciples et il leur dit: «Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive. 35 En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Évangile, la sauvera.

Prédication : 

            C’est encore à l’étranger que cela se passe, quelques dizaines de kilomètres au nord du lac de Tibériade, dans un pays de forets, de ravins et de torrents. Le mont Hermon n’est pas bien loin qui récolte pluie, et neige parfois, de l’eau qu’il restitue plus bas…

            Si l’on s’en tient aux indications géographiques, les parcours de Jésus, dans cette première partie de l’évangile de Marc, ne sont guère plausibles. On pense que l’origine romaine de la dernière rédaction de Marc explique cela. Mais on peut aussi essayer de trouver comme une sorte de cohérence symbolique dans ces parcours : ces parcours se passent en terre étrangère, comme si ce que Marc – Jésus – voulait enseigner requerrait pour prendre racine une terre étrangère, des situations étrangères, c'est-à-dire qui ne peuvent être comparées à aucune autre, situations dans lesquelles, bonnes ou mauvaises, réjouissantes ou dramatiques, et même s’il trouve en lui quelques forces de réflexion, l’être humain est absolument démuni. Dans ces situations, l’Évangile, qui n’apporte pas d’explications, pas de solutions ni de recettes, a toute sa place… Attention à nous garder ici de mots qui seraient par trop définitifs.

            En chemin donc, et dans un pays plutôt verdoyant, Jésus interrogea ses disciples : « Qui suis-je au dire des hommes ? » Pour répondre à cette question comme le font les gens, Elie, Jean le Baptiste… il faut être en mesure de comparer, comparer le Prophète Elie et Jésus, comparer Jean le Baptise et Jésus, leurs vies, leurs actes, leur message. Et il faut aussi qu’à la mémoire de ces prédécesseurs il s’attache les mythologies de leur résurrection.

            Retenons le verbe comparer : pour que les gens croient que Jésus est Untel ressuscité, il faut que la vie d’Untel et celle de Jésus soient comparables et comparées. Et au point où nous en sommes, c'est-à-dire Marc 8,27ss., s’il s’agit d’un enseignant brillant, capable de faire des miracles, capable de prophétiser, capable de faire sienne la cause des petites gens et de clouer le bec aux savants… ça peut aller, la comparaison tient à peut près. Elle tient même lorsque Pierre – toujours Pierre – déclare : « Toi, tu es le Christ ».

            Cette déclaration de Pierre est correcte du point de vue du catéchisme, certainement sincère aussi. Mais elle n’est qu’une comparaison. Le Christ, dans la pensée de Pierre, c’est le prophète avec un superlatif, un hyperprophète (j’invente ce superlatif). Mais un hyperprophète, c’est comme un prophète, qui guérit plus, enseigne mieux, qui devine mieux les signes des temps, qui polémique plus énergiquement que les autres prophètes, qui s’engage plus et plus dangereusement que les autres, et qui perdra sa vie d’une manière plus brutale et plus infamante que tous les autres prophètes… Dans la pensée de Pierre, donc, il y a Jésus, le Christ, hyperprophète, et tout cela, ça ne pose pas de problèmes particuliers, parce que cela correspond à sa connaissance des mythologies et des Saintes Écritures de son temps – et nous pouvons penser qu’il devait assez bien les connaitre.

            Mais dans la description que nous venons de proposer, il y a quelques mots que nous avons laissés de côté et qui pourtant figurent dans les versets que nous méditons, et qui sont essentiels.

            Il faut que le Fils de l’homme… et que, trois jours après, il ressuscite. Tout ce que Jésus annonce est parfaitement compréhensible par ses disciples, et donc pour Pierre, mais et que trois jours après, il ressuscite n’est pas compréhensible. Et même si nous lisons que Jésus « commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme », nous devons constater que chez ses disciples, et chez Pierre, le premier, ça n’imprime pas. Et ça n’imprime pas parce que ça n’est comparable à rien. La résurrection du Christ n’est comparable à rien. Autant il y a une continuité entre les prophètes et l’hyperprophète, autant il y a une discontinuité entre l’hyperprophète et le Fils de Dieu.

            C’est cette discontinuité qui fait que Pierre perd pied. Pierre tire Jésus vers lui (imaginez que Pierre attrape Jésus par le vêtement et le tire à lui) et le réprimande, comme si lui, Pierre était celui qui sait toutes choses, cependant que Jésus est un enfant fautif. Nous pouvons essayer de comprendre Pierre : il cherche à ramener ce qu’il ne connait pas à ce qu’il connait. Pierre cherche à combler un abîme, il cherche à supprimer la discontinuité. Et ne pensons pas que l’abîme ne peut pas être comblé, ou que la discontinuité ne peut pas être recousue. Toutes les notions que Marc utilise, même Satan-Dieu, et même vie-mort, et même mort-résurrection, peuvent être vidées de l’abîme qu’elles désignent, et peuvent être bientôt remplacées par des affirmations reçues, pleines, et massives… et plus ces affirmations sont pleines et massives, plus ceux qui les professent le feront avec méchanceté ; je ne prendrai qu’un exemple : à plusieurs reprises dans Les raisins de la colère (1939), l’écrivain américain John Steinbeck met en scène des formes haletantes de piété chrétienne, dont la prière s’exprime par imitation de cris d’animaux, dont les adeptes affichent pour toutes choses des certitudes massives, adeptes qui sont constamment méchants avec leurs semblables… Ces gens, pour revenir au texte de Marc, ont attiré Jésus à eux et ne l’ont plus jamais lâché. Un exemple, parmi d’autres, parmi mille autres possibles. Car même si, dans le récit, Pierre se fait à son tour réprimander par Jésus, on ne voit pas que ce que Jésus dit à Pierre à ce moment là change considérablement – dans l’évangile de Marc – le destin de Pierre… ni celui d’autres disciples d’ailleurs. Et nous pourrions ici afficher la certitude que remplir l’abîme est possible, que c’est d’ailleurs ce qui advient toujours. Malheur à nous cependant si nous faisons cela, car si nous faisons cela nous sommes sans espérance.         

            Quelle est donc notre espérance ? Il est difficile de dire ce qu’est notre espérance ; il est moins difficile de dire que l’étude, le culte, et le service, sont des méditations sur la foi et sur la vie ; comment elles adviennent et comment elles demeurent ; comment une vallée de larmes peut devenir une oasis ; et comment, lorsque tous les chemins semblent barrés, il reste quelque part l’ébauche d’un sentier qu’on n’ose même pas imaginer. Pour le dire avec les idées de Marc, la foi chrétienne, c’est espérer lorsqu’il n’y a plus rien à espérer, et tout donner lorsque tout est déjà perdu. Ceci pour les formes extrêmes de la détresse et de l’engagement, des formes qui correspondraient à la fin d’un Vendredi Saint.

            Pour la vie plus courante, la foi chrétienne est le don de cet accompagnement que le Seigneur prodigue ; le don de cette veille qu’il observe sur les paroles et les gestes des humains qui le cherchent, veille qui, parfois, lorsqu’ils en prennent trop à leur aise avec lui, le fait se cabrer et prononcer cet Arrière de moi… qui, si l’on veut bien l’entendre, est la condition de toute ouverture de l’abîme, la condition de toute bénédiction.

            Nous allons tâcher de reprendre cela en une citation : « Je crois que Dieu veut nous donner dans toute situation difficile la force de résistance dont nous avons besoin. Mais il ne la donne pas d’avance, afin que nous ne comptions pas sur nous-mêmes, mais sur lui seul. Dans une telle foi, notre peur de l’avenir devrait être surmontée » (Dietrich Bonhoeffer, 1906 -1945).



samedi 4 septembre 2021

Une méditation sur la tradition (Marc 7,31-37)

Marc 7

31 Jésus quitta le territoire de Tyr et revint par Sidon vers la mer de Galilée en traversant le territoire de la Décapole. 32 On lui amène un sourd qui, de plus, parlait difficilement et on le supplie de lui imposer la main. 33 Le prenant loin de la foule, à l'écart, Jésus lui mit les doigts dans les oreilles, cracha et lui toucha la langue. 34 Puis, levant son regard vers le ciel, il soupira. Et il lui dit: «Ephphata», c'est-à-dire: «Ouvre-toi.» 35 Aussitôt ses oreilles s'ouvrirent, sa langue se délia, et il parlait correctement. 

36 Jésus leur recommanda de n'en parler à personne: mais plus il le leur recommandait, plus ceux-ci le proclamaient. 37 Ils étaient très impressionnés et ils disaient: «Il a bien fait toutes choses; il fait entendre les sourds et parler les muets.» 

Prédication :

          Sans relire en entier le 7ème chapitre de l’évangile de Marc, il peut être intéressant de s’en remémorer les deux premiers épisodes :

            (1) D’abord, une querelle, entre Jésus et des Pharisiens, qui porte sur la purification des mains avant toute absorption de nourriture. Pourquoi ce rituel, pourquoi être attaché à la tradition ? Est-ce nécessaire ? Obligatoire ? Et à partir de cela, toute la tradition est interrogée par la prédication de Jésus.         Le lieu de cette première querelle est celui d’une division entre Juifs ayant adopté l’Évangile, qui se sont libérés de leurs obligations traditionnelles, et d’autres Juifs étant restés fidèles à la foi de leurs pères, et continuant à respecter ces mêmes obligations.

            Ceux-ci interrogent ainsi Jésus : « Pourquoi tes disciples ne marchent-ils pas selon la tradition des anciens, et prennent-ils leur repas avec des mains impures ? » Sur cette question la langue grecque nous réserve une merveilleuse surprise : le mot traduit par impur a une autre signification, il qualifie ce qui est commun, commun à tous les hommes, sauf évidemment à ceux qui se déclarent eux-mêmes purs. Pourquoi tes disciples prennent-ils le repas avec des mains communes, en faisant comme tout le monde ? » Et ce mot, plusieurs fois répété dans le premier épisode du chapitre 7 de Marc, suggère que oui, l’Évangile de Jésus Christ, d’abord annoncé à des Juifs, doit s’adresser aussi à l’homme commun, la femme commune, étranger, étrangère aux traditions des anciens d’Israël, bref, à tout le monde, et sans rites obligatoires.

            (2) Ici, nous pourrions dire que oui, évidemment, l’Évangile est bien pour tous et que, la preuve, Jésus s’en va à l’étranger, chez les gens du commun, il se dirige vers le nord, Tyr, Sidon, et environs.

            Mais ça n’est pas pour prêcher qu’il part au Liban, il semble avoir voulu faire retraite. Cependant, il est précédé par sa réputation. Et une femme va lui réclamer, et obtenir de lui, la guérison de sa fille. Souvenons-nous : elle est païenne, d’expression grecque, et d’origine syro-phénicienne.  L’Évangile est-il destiné à ces gens-là ? Ne répondons pas oui trop péremptoirement. Le Juif Jésus répond ainsi : « …ce n’est pas bien de retirer le pain aux enfants pour le jeter aux petits chiens. » La réponse de la femme, vous la connaissez, les petits chiens, sous la table, mangent les miettes qui sont tombées à terre, et Jésus, vaincu par une telle répartie, prononce et réalise la guérison demandée.             Même s’il n’est pas question directement de tradition et de rituel, Jésus commence par rappeler, avec force argument, qu’il existe une séparation traditionnelle absolue, entre lui et cette femme du commun, entre lui le Juif et elle cette femme païenne qui ose venir vers lui. La tradition dont ici Jésus se réclame écrase d’emblée toute rencontre possible avec les non Juifs, les impurs… les gens communs. Par contre, pour cette femme, il n’y a pas de séparation entre elle et lui, entre le pur et l’impur, entre le Juif et le commun, et de là sa répartie.

            Dans toutes les cultures, des miettes tombent de la table, toujours, surtout lorsque ce sont les enfants qui mangent ; et ces miettes de pain n’ont rien à voir avec quelque tradition que ce soit ; tombées au sol ces miettes sont à la disposition de qui les saisit. La simple présence de Jésus à l’étranger, sa présence comme un homme du commun, c’est juste une miette que la femme saisit...

            Pourtant, tout cela, cette scène d’imploration et la rigueur des répliques entre Jésus et la femme, suppose encore une élaboration et une vivacité intellectuelles qui ne sont pas à la portée de tous. La femme, après l’intervention de Jésus, retourne chez elle, et on n’en parle plus. L’Évangile, même à l’étranger, ne semble pas encore être proposé à tous…

            (3) Troisième épisode du 7ème chapitre de Marc. L’itinéraire que prend alors Jésus le mène à s’enfoncer d’avantage encore en territoire étranger. Il lui reste à être effectivement dépouillé de tous les éléments traditionnels liés à son judaïsme d’origine, il lui reste à devenir un homme du commun. Il doit être confronté là à la vie commune, à la vie telle qu’elle va, comme elle va partout de par le monde, sans aucune considération de pureté, de tradition, de sainteté, de fin raisonnement et de théologie.

             Un homme est malade, il n’entend rien, il ne dit rien, on l’amène près de Jésus. Une fois les présentations faites, Jésus attire l’homme loin de la foule. Et donc l’Évangile, l’effectuation même de l’Évangile, advient dans la discrétion et l’intimité du tête à tête entre l’homme et son sauveur.

            Il semble qu’on ne puisse pas envisager un dépouillement plus extrême de la prédication de l’Évangile. On voit aussi que la tradition d’origine de Jésus soit dans ces circonstances-là sérieusement, voire totalement congédiée. A ce niveau de simplification et de dépouillement, avec ce degré-là d’intimité, on peut dire que l’Évangile est effectivement pour chacun, pourvu que chacun soit mené par d’autres vers Jésus ; ces autres n’ont pas de nom. Et ce qui mène ainsi anonymement vers Jésus, c’est ce qu’on peut appeler une tradition, tradition ici entièrement assumée par des gens faisant partie du commun des mortels.

            (4) Même si ce miracle eut lieu dans une absolue discrétion, il fut évidemment connu. Les gens en parlèrent, n’ayant rien d’autre à proclamer, juste qu’un homme sourd et muet avait été guéri par un certain Jésus venu de l’étranger. Le texte précise bien que les gens proclamaient ce fait – auquel ils n’avaient même pas assisté – proclamer étant le verbe aussi utilisé pour évoquer des propos reçus et traditionnellement déjà connotés.

            Ainsi, le 7ième chapitre de l’évangile de Marc commence par une discussion serrée sur des questions de tradition, et finit par une scène de miracle qui advient parce qu’elle advient, sans un mot, sans une justification, sans gestes codifiés, sans spectateurs. Et donc pour l’homme du commun, le miracle, l’Évangile, est intime, sans comment ni pourquoi. Et il est adressé ainsi à l’étranger, à l’homme du commun, hors de toute médiation, hors de tout contrôle traditionnels. Et il subjugue les gens.

            « Il a tout fait à la perfection ; il fait entendre les sourds et parler les muets. » C’est ce que disent les gens, et ça peut être regardé comme une confession de foi. Confession de foi en qui ? De foi en quoi ? Et pourquoi d’une seule guérison on passe à un pluriel totalisant ?

            Confession de foi, en sorte d’action de grâce, pour Jésus, oublions ici les mots Christ, Fils de Dieu ! Oublions tout ce que nous savons ou croyons savoir de lui. Pensons que le Sauveur est un homme du commun, et que l’Évangile est une rencontre intime avec cet homme-là, une rencontre qui peut changer bien des choses dans une vie, une rencontre qui ouvre les oreilles et la bouche. Une rencontre qui, sur le fond et sur la forme, ne doit rien à une tradition établie…

            Mais est-ce vraiment cela ? Est-ce vraiment possible qu’une rencontre avec Jésus ait-lieu hors de toute tradition ? Même dans le plus grand dépouillement, même loin de tout, dans la terre commune, il y a des gens qui, sachant qu’un étranger est là, sachant de quoi il est capable, mènent le sourd muet jusque vers Jésus, avec en eux l’espérance pour lui d’une rencontre.

            C’est en cela, et en cela seulement qu’une tradition a sa raison d’être, c’est à cela et cela seulement qu’elle doit œuvrer. Amen