dimanche 26 juin 2016

Les religions et la violence. (Luc 9,51-56)

Luc 9
51 Or, comme arrivait le temps où il allait être enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem.
52 Il envoya des messagers devant lui. Ceux-ci s'étant mis en route entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue.
53 Mais on ne l'accueillit pas, parce qu'il faisait route vers Jérusalem.
54 Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent: «Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les anéantisse ?»
55 Mais lui, se retournant, les réprimanda.

56 Et ils firent route vers un autre village.
Non, cela ne se finira pas par le bilan terrifiant que nous annonçons dans le titre notre billet... Ouf, pourrait-on dire. Mais on n'a pas toujours pu dire ouf... Hélas. En plus de ces quelques versets, voici un florilège de versets fondamentaux, dont l'utilité apparaîtra chemin faisant.

Exode 20
2 «C'est moi le Seigneur, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de servitude :
3 Tu n'auras pas d'autres dieux face à moi.
4 Tu ne te feras pas d'idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre.

Deutéronome 6
4 Écoute, Israël! Le Seigneur notre Dieu est le Seigneur UN. 

Lévitique 20 
7 Sanctifiez-vous donc pour être saints, car c'est moi, le Seigneur, votre dieu.
8 Gardez mes lois et mettez-les en pratique. 
C'est moi, le Seigneur, qui vous sanctifie. 
Pour un commentaire de ces deux derniers versets, rendez-vous sur ce blog, quelques semaines en amont, pour le culte de Pentecôte.
Pour la mémoire de Cabu
Prédication :
         Et voici que deux au moins des disciples de Jésus sont prêts à incendier un village… Ces versets consternants sont les presque derniers versets du 9ème chapitre de l’évangile de Luc. L’épisode – un rien scandaleux – n’est rapporté que par Luc. Que s’est-il passé pour qu’on arrive là ?
          Nous reculons dans le récit, pas bien loin… Commencement du même chapitre : « 1 Ayant réuni les Douze [et donc parmi ces Douze, Jacques et Jean], il leur donna puissance et autorité sur tous les démons et il leur donna de guérir les maladies. 2 Il les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons… » Et les Douze s’en vont, avec en plus de ces ordres une consigne assez simple : « 4 Dans quelque maison que vous entriez, demeurez-y. C'est de là que vous repartirez. 5 Si l'on ne vous accueille pas, en quittant cette ville secouez la poussière de vos pieds… » Ce dernier geste n’est en aucun cas une menace. L’expression signifie qu’on n’emporte rien avec soi, et en particulier qu’on n’emporte pas les sentiments qui pourraient naître justement de ce rejet dont on a été l’objet. Ceci dit, lorsque les Douze [et parmi eux Jacques et Jean] rentrent de mission, ils ne rapportent aucun rejet, ni aucun échec.
            Un peu de temps passe ; les disciples assistent à une multiplication des pains et des poissons. Jésus les interroge : « Qui suis-je, au dire des foules ? » et encore « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ». C’est Pierre qui, devant tous, dont Jacques et Jean, lâche la réponse : « Le Christ de Dieu ! » L’idée que leur maître n’est pas un prophète parmi d’autres, un prédicateur brillant, un guérisseur performant… qu’il est tout cela parce qu’il est infiniment plus fait son chemin dans la tête des disciples de Jésus. Puis, trois d’entre eux, dont Jacques et Jean, assistent à la Transfiguration de Jésus : le ciel lui-même vient leur confirmer l’intuition qui a été jusqu’ici la leur, leur maître, Jésus de Nazareth, est, dit la voix du ciel « Mon Fils, l’Elu (…) ».
            Et c’est à peu près à ce moment que viennent les versets terribles que nous venons de lire. Jacques et Jean, qui font partie des Douze, que Jésus a puissamment équipés pour une mission généreuse de proclamation et de guérison, se trouvent prêts à incendier un village entier parce qu’on n’a pas voulu les y accueillir, eux et leur maître.
Mais que s’est-il donc passé dans leurs têtes pour qu’ils en arrivent à ça ?
Jacques...
... et Jean, méditant intensément sur eux-mêmes et sur la personnalité de leur Maître
Oui, ce village était un village de Samaritains. Mais mettre ici en avant la détestation mutuelle que se vouaient en ce temps Juifs et Samaritains n’a pas vraiment de portée… Certes, l’Evangile invite à dépasser les clivages habituels et détestations ancestrales. Mais il y a infiniment plus sérieux, plus grave, et plus actuel que cela.
          Jacques et Jean, qui étaient de doux, humbles et enthousiastes missionnaires au commencement du chapitre, deviennent soudain des voyageurs capricieux et vindicatifs… Pourquoi ? Les disciples – dont Jacques et Jean – ont compris que leur maître est « le Christ de Dieu », la voix du ciel leur a affirmé qu’il est « Fils de Dieu ». Ils ont saisi que Jésus de Nazareth, leur maître, celui qu’ils suivent et servent, est unique, parfaite et définitive manifestation de Dieu. Et voici qu’avec cette compréhension, avec cette certitude, ils deviennent ce que nous les voyons devenir, querelleurs, exigeants, et vindicatifs. Qu’ont-ils compris, Jacques et Jean ? Ils n’ont rien compris du tout. Ils ont attrapé la grosse tête…

            Jésus est le Christ de Dieu, le Fils de Dieu. Et voici pour Jacques et Jean, pour les disciples du Christ, et pour nous, une question : peut-on être porteur d’un tel savoir, d’une telle certitude, et d’une telle puissance, sans attraper la grosse tête ?, sans se croire si important que les autres devraient être attentifs à nos personnes, nous être soumis, nous obéir, ou bien être anéantis ?
Cette question a été en christianisme d’une actualité brûlante ; et elle concerne aujourd’hui bien d’autres religions que la nôtre. Les religions conduisent-elles nécessairement à la haine et au mépris ? Ceux qui sont religieux, et nous le sommes, sont-ils nécessairement prétentieux, arrogants et vindicatifs ? Nous avons ici matière à méditer sur notre religion, sur notre foi, sur notre vie. Or Jacques et Jean n’ont rien médité du tout. Ils ont été équipés par Jésus d’une puissance considérable et, tout imbus d’eux-mêmes, ils se sentent presque autorisés à libérer le feu du ciel sur des impudents. Cette disposition est-elle une fatalité ?

Il y a trois intuitions fondamentales, d’une portée universelle et d’une actualité permanente, qui sont toutes trois dans l’Ancien – soi disant ancien - Testament. La première de ces intuitions, c’est que Dieu ne peut pas être représenté et que son nom est imprononçable. « Ecoute Israël, IHVH notre Dieu, IHVH est UN ». Dieu seul est Dieu, pourrait-on dire et cela, bien compris par tous ceux qui prétendent le connaître et le servir, devrait interdire qu’on s’en croie le défenseur, le détenteur, le dispensateur, sous quelque forme que ce soit, ni par l’oracle, ni par le rituel, ni par les Saintes Ecritures. Et personne ne peut aller faire le malin avec ça.
La seconde de ces intuitions, qui découle directement de la première, porte sur la compréhension des textes, car les textes sont bel et bien une représentation de Dieu. La seconde des intuitions porte sur la distinction entre garder le commandement et le mettre en pratique (Lévitique 20,18-19). Tenir cette distinction vous empêche de prétendre à quoi que ce soit et vous laisse avec vos actes devant votre conscience et devant Dieu.
La troisième de ces intuitions, c’est que c’est toujours Dieu qui libère (Exode 20) et toujours Lui qui sanctifie.
Ces trois intuitions définissent ensemble le combat de la foi, pour la foi, contre l’orgueil, qui est un combat de chaque jour, combat contre ce qui défigure Dieu en faisant de lui une idole parmi les autres idoles, combat pour les humains, contre tous les usages asservissants et totalitaires qu’on peut faire des textes sacrés.
           
Jacques et Jean n’ont assurément pas médité ainsi… Mais peut-on méditer ainsi lorsqu’on vient juste de comprendre qui est le maître qu’on sert ? Méditer à chaud sur une actualité aussi bouleversante que celle des plus proches disciples de Jésus, qui le pourrait ? Il ne faut pas trop en vouloir à Jacques et Jean… personne ne peut dire qu’il aurait fait mieux qu’eux. Nous ne sommes, comme eux, et comme les quelques autres qui apparaissent dans ce récit, que des apprentis.
Jésus, en route avec ses disciples pour Jérusalem, réprimanda Jacques et Jean. Et tous poursuivirent alors leur chemin.
A Jérusalem, les trois intuitions que nous avons mises en avant allaient trouver en Jésus leur parfait accomplissement :
-     Le sauveur, le Messie, Christ de Dieu, Fils de Dieu, ne peut pas être crucifié… Il le fut et personne ne peut avec cela attraper la grosse tête ;
-      Le plein accomplissement de la distinction entre garder les commandements et les mettre en pratique s’accomplit seulement en celui se fait esclave de tous, et qui se livre à tous. Et personne ne peut se faire gloire d’avoir pour maître un esclave ;
-    Le plein accomplissement de la sanctification par Dieu se fait dans la proclamation de la résurrection. Mais cette résurrection, nous sommes incapables de la produire, et incapables aussi de la prouver. Nous ne pouvons pas nous en faire gloire.

Il ne nous reste que ceci : apprendre à croire, laisser la pensée, et la vie, éroder les certitudes massives et prétentieuses qui peuvent être les nôtres, et vivre courageusement et humblement à la suite de notre maître, Jésus Christ, Fils de Dieu. Que Dieu nous soit en aide. Amen

dimanche 19 juin 2016

Sur l'infini pardon de Dieu - une seconde méditation (Luc 7,36-50)

Luc 7
36 Un Pharisien l'invita à manger avec lui; il entra dans la maison du Pharisien et se mit à table.
37 Survint une femme de la ville qui était pécheresse; elle avait appris qu'il était à table dans la maison du Pharisien. Apportant un flacon de parfum en albâtre
38 et se plaçant par-derrière, tout en pleurs, aux pieds de Jésus, elle se mit à baigner ses pieds de larmes; elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux du parfum.
39 Voyant cela, le Pharisien qui l'avait invité se dit en lui-même: «Si cet homme était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu'elle est: une pécheresse.»
40 Jésus prit la parole et lui dit: «Simon, j'ai quelque chose à te dire.» - «Parle, Maître», dit-il. -
41 «Un créancier avait deux débiteurs; l'un lui devait cinq cents pièces d'argent, l'autre cinquante.
42 Comme ils n'avaient pas de quoi rembourser, il fit grâce de leur dette à tous les deux. Lequel des deux l'aimera le plus?»
43 Simon répondit: «Je pense que c'est celui auquel il a fait grâce de la plus grande dette.» Jésus lui dit: «Tu as bien jugé.»
44 Et se tournant vers la femme, il dit à Simon: «Tu vois cette femme? Je suis entré dans ta maison: tu ne m'as pas versé d'eau sur les pieds, mais elle, elle a baigné mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux.
45 Tu ne m'as pas donné de baiser, mais elle, depuis qu'elle est entrée, elle n'a pas cessé de me couvrir les pieds de baisers.
46 Tu n'as pas répandu d'huile odorante sur ma tête, mais elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds.
47 A cause de cela, je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés, (et je te le déclare) parce qu'elle a montré beaucoup d'amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d'amour.»
48 Il dit à la femme: «Tes péchés ont été pardonnés.»
49 Les convives se mirent à dire en eux-mêmes: «Qui est cet homme qui va même jusqu'à pardonner les péchés?»

50 Jésus dit à la femme: «Ta foi t'a sauvée. Va en paix.»
Quelque part, tout au Nord du Nord, là où la glace vient à perdre ses droits
Prédication :
            Et qu’advint-il à cette femme après cela ? Nous ne le savons pas et nous ne le saurons jamais. Tout ce que Jésus a à lui dire, et tout ce que Luc a à nous dire d’elle, est épuisé dans ce bref épisode.
            Ce n’est pas rien, ce que Jésus a à lui dire. Il lui annonce que ses péchés ont été pardonnés ; et plus encore, vu comme il le lui annonce, et publiquement, il affirme ceci : ses péchés nombreux de femme pécheresse lui ont été pardonnés depuis toujours, totalement, par amour, et par Dieu. Car nous n’imaginons aucunement que le geste d’accueil que la femme accomplit en faveur de Jésus ait quoi que ce soit d’équivalent avec les nombreux péchés dont la cité la sait coupable. Quels sont donc ces péchés ? Luxure, vol, prêts d’usurier, collaboration avec l’occupant ? Nous n’avons même pas à le savoir ; c’est totalement sans intérêt.

Ce qui, par contre, va être intéressant dans cette scène, c’est que Jésus lui fait une seconde déclaration : « Ta foi t’a sauvée. Va en paix. » Cette seconde déclaration nous contraint à nous interroger sur la foi de cette femme et sur le sens que peut prendre le verbe sauver tel qu’il est employé ici. Car il est employé dans la même forme, avec la même force que le verbe pardonner dans la première déclaration. La foi de cette femme a totalement et parfaitement sauvé cette femme, tout comme ses péchés ont été totalement et parfaitement pardonnés par Dieu. Il y a juste une différence, et de taille : autant le pardon de Dieu apparaît extérieur à cette femme, autant la foi de cette femme est bien intérieure à elle. La foi de cette femme est bien sa foi à elle, et Jésus lui affirme sans ambiguïté que sa foi à elle l’a sauvée.
 
Mais nous devons être prudents car, avec cette affirmation, Jésus pourrait suggérer que le pardon éternel, inconditionnel et infini de Dieu ne suffit pas à sauver et qu’il faudrait y ajouter une contribution humaine. Impensable… Et pourtant la suggestion est bien là, évidente pour ces gens bien réels que sont la femme, le Pharisien, et l’assistance. Le pardon de Dieu se suffit-il à lui-même ? Oui… Suffit-il aux humains ? Pas à tous, manifestement. Ce pardon éternel, inconditionnel et infini, a-t-il une quelconque portée si les humains l’ignorent ? Répondons que si les humains l’ignorent, Dieu seul sait ce qu’est son pardon. Mais les humains – nous autres – et le Pharisien – et la femme… n’ignorent pas ce pardon et ce qu’il est. Donc Luc leur demande, et nous demande ce qu’est ce pardon si les humains n’y consentent pas.

Dans les deux situations que nous venons d’envisager, nous ne pouvons que laisser à Dieu la connaissance de ce qu’est son pardon, et nous en tenir à ce que Jésus nous en apprend. Nous ne pouvons au fond nous poser qu’une question, et une seule : les humains qui se savent imparfaits, dont la conscience ne peut être tout à fait blanche, peuvent-ils – pouvons-nous – consentir à ce pardon sans en entamer, sans en salir les qualités et, parmi ces qualités, sans en ternir la divine gratuité ?
Lorsque Jésus dit à cette femme « ta foi t’a sauvée », il répond par l’affirmative. Il y a une instance, une disposition, toute humaine qui est capable de cela. Un être humain peut consentir pour lui-même à ce pardon infini de Dieu, sans le ternir. Cette instance, cette disposition toute humaine, c’est la foi. Mais la foi humaine ne saurait être surajoutée au pardon divin. La foi d’un être humain est bien sa foi à lui, mais il n’en est pas propriétaire comme on le serait d’un objet ; et il ne demande pas à Dieu qu’elle soit portée à son crédit. C’est toujours en se sachant pécheur qu’un être humain – cette femme – croit et consent au pardon divin. En ce sens, la foi n’est pas un état, pas un moment, mais une certitude éprouvée et un processus. La foi ne peut qu’apprendre à croire…

            Cette femme n’a certainement pas pensé tout ce que nous venons de penser. Mais, à un moment, nous ne savons pas lequel, et nous n’avons pas à le savoir, elle a consenti ce pardon, elle l’a reçu pour elle-même. Peut-être bien était-ce plus spontané encore que nous ne l’imaginons. Elle a entendu parler de Jésus, elle est émerveillée, bouleversée, par ce qui s’accomplit par lui ; elle apprend qu’il est dans les parages, elle vient et l’honore. Jésus ne lui a rien demandé et ne lui demandera rien. Il reçoit ce qu’elle lui donne, c’est tout simple et c’est beau. Des manifestations de la foi de ce genre, concrètes, simples et muettes, ont une incommensurable valeur ; elles sont un témoignage essentiel rendu à la vérité. Puissions-nous les reconnaître lorsque nous en serons témoins. Puissions-nous aussi les prodiguer !

Mais qui donc veut d’une foi et d’un témoignage aussi simples ? Et qui donc veut, s’agissant du pardon de Dieu, qu’il soit si infiniment généreux, et qu’il soit si spontanément compris ? S’il n’y avait pas un public obtus autour de cette femme et de Jésus, tous les propos de Jésus seraient sans objet. Ce n’est pas seulement pour cette femme que Jésus parle, mais pour les autres, pour leur donner à penser. Ils ont connaissance des paroles et des actes de Jésus ; ils en font un prophète, un homme de Dieu, mais, pour eux, un homme de Dieu ne se laisse ni toucher ni atteindre par une femme pécheresse ; pour eux, un homme de Dieu, un prophète, a une connaissance des humains qui lui évite de se commettre avec des gens de rien, et lui permet de se préserver de toute impureté ; pour eux enfin, un homme de Dieu n’est pas gratuitement au service des pécheurs, il les domine ; il ne leur pardonne rien, mais il les condamne.
Lorsque Jésus s’adresse à Simon le Pharisien, puis à la femme, il parle contre lui, mais amicalement, et pour elle. Jésus parle amicalement au Pharisien – et à nous – pour proposer de faire brèche dans toutes sortes de mauvaises certitudes, non pas celle que le pardon de Dieu serait sous conditions, mais plutôt contre la certitude que certains le méritent plus que d’autres, et aussi contre l’idée que ce pardon n’appellerait aucune reconnaissance… Jésus parle pour cette femme – et pour nous – pour tâcher de maintenir, de consolider cette certitude fragile que le pardon de Dieu est simple, infini, et qu’il appelle une gratitude simple, profonde, et une reconnaissance concrète.

« Va en paix », dit-il finalement à cette femme. Et je crois qu’il lui signifie tout simplement qu’elle peut et qu’elle doit en rester à cette simplicité première qui est celle de la certitude et de l’élan qui l’ont portée vers lui.
Puissent tous les croyants du monde – puissions-nous nous aussi – parvenir à cette simplicité et s’en tenir à elle.
Que Dieu nous soit en aide. Amen

dimanche 12 juin 2016

Sur l'infini pardon de Dieu (Luc 7,36-50)

Orlando
Luc 7
11 Or, Jésus se rendit ensuite dans une ville appelée Naïn. Ses disciples faisaient route avec lui, ainsi qu'une grande foule.
12 Quand il arriva près de la porte de la ville, on portait tout juste en terre un mort, un fils unique dont la mère était veuve, et une foule considérable de la ville accompagnait celle-ci.
13 En la voyant, le Seigneur fut pris de pitié pour elle et il lui dit: «Ne pleure plus.»
14 Il s'avança et toucha le cercueil; ceux qui le portaient s'arrêtèrent; et il dit: «Jeune homme, je te l'ordonne, réveille-toi.»
15 Alors le mort s'assit et se mit à parler. Et Jésus le rendit à sa mère.
16 Tous furent saisis de crainte, et ils rendaient gloire à Dieu en disant: «Un grand prophète s'est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple.»
17 Et ce propos sur Jésus se répandit dans toute la Judée et dans toute la région.
Luc 7
36 Un Pharisien l'invita à manger avec lui; il entra dans la maison du Pharisien et se mit à table.
37 Survint une femme de la ville qui était pécheresse; elle avait appris qu'il était à table dans la maison du Pharisien. Apportant un flacon de parfum en albâtre
38 et se plaçant par-derrière, tout en pleurs, aux pieds de Jésus, elle se mit à baigner ses pieds de larmes; elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux du parfum.
39 Voyant cela, le Pharisien qui l'avait invité se dit en lui-même: «Si cet homme était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu'elle est: une pécheresse.»
40 Jésus prit la parole et lui dit: «Simon, j'ai quelque chose à te dire.» - «Parle, Maître», dit-il. -
41 «Un créancier avait deux débiteurs; l'un lui devait cinq cents pièces d'argent, l'autre cinquante.
42 Comme ils n'avaient pas de quoi rembourser, il fit grâce de leur dette à tous les deux. Lequel des deux l'aimera le plus?»
43 Simon répondit: «Je pense que c'est celui auquel il a fait grâce de la plus grande dette.» Jésus lui dit: «Tu as bien jugé.»
44 Et se tournant vers la femme, il dit à Simon: «Tu vois cette femme? Je suis entré dans ta maison: tu ne m'as pas versé d'eau sur les pieds, mais elle, elle a baigné mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux.
45 Tu ne m'as pas donné de baiser, mais elle, depuis qu'elle est entrée, elle n'a pas cessé de me couvrir les pieds de baisers.
46 Tu n'as pas répandu d'huile odorante sur ma tête, mais elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds.
47 A cause de cela  je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés parce qu'elle a montré beaucoup d'amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d'amour.»
48 Il dit à la femme: «Tes péchés ont été pardonnés.»
49 Les convives se mirent à dire en eux-mêmes: «Qui est cet homme qui va jusqu'à pardonner les péchés?»
50 Jésus dit à la femme: «Ta foi t'a sauvée. Va en paix.»
Prédication :
            Je voudrais vous proposer de relire un verset de ce texte, le 47ème. Vous l’avez sous les yeux et c’est tout à fait volontairement qu’il est en italiques et sans ponctuation. Relisez-le avec les mêmes mots, mais juste en changeant l’intonation et la ponctuation.
            A cause de cela (virgule), je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés,(virgule - en prenant un peu de temps pour réfléchir à ce qui a été dit et à ce qui va être dit) parce qu'elle a montré beaucoup d'amour. Et maintenant, sans la seconde longue virgule, A cause de cela (virgule), je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés parce qu'elle a montré beaucoup d'amour.

            Ce sont les mêmes mots. Mais la phrase n’a pas le même sens. Dans le premier cas, Jésus déclare que les nombreux péchés de cette femme ont été pardonnés, et fait cette déclaration, à l’adresse de Simon le pharisien, parce que la femme a montré beaucoup d’amour et que lui reste prisonnier de sa pensée obtuse. Dans le deuxième cas, Jésus déclare que les nombreux péchés de cette femme ont été pardonnés en faisant de l’amour que cette femme a montré la raison du pardon qu’elle a obtenu.
            Confronté à ce verset, le monde des traducteurs – et des traductions – de la Bible est divisé en deux camps. Dans l’un de ces camps, le pardon des péchés semble inconditionnel et l’amour est conséquence du pardon, dans l’autre camp, le pardon est conditionnel et l’amour est condition du pardon. N’allez surtout pas croire que les traducteurs protestants sont tous dans un camp, et les traducteurs catholiques sont tous dans l’autre camp. Vous vous tromperiez. Nous n’allons pas faire le procès des traducteurs… Nous allons choisir : le contexte ne nous laisse pas d’alternative… et le contexte est celui de la gratuité du pardon.
            Pour être bien certains que le contexte est celui de la gratuité, il nous suffit de relire le récit de résurrection du fils unique d’une veuve, à l’entrée de la ville de Naïn. Jésus passe par là et croise le cortège funéraire, il est ému. Personne ne lui a rien demandé, ni le cortège, ni la mère, ni le mort. Jésus agit sans autre raison que son émotion et son bon vouloir, sans investigation aucune sur la dignité ou la réputation du fils ou de la mère… Jésus agit totalement gratuitement, et c’est cela qui importe.

            Le contexte est bien un contexte de gratuité… l’ambiance est à la grâce. Nous ne pouvons comprendre ce verset que d’une seule manière. A cause de cela, je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés, (et je te dis tout cela) parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Cette femme a montré beaucoup d’amour dans cette scène – et nous ne savons – et nous n’avons pas à savoir – c’est sans intérêt que nous sachions – quels sont les si nombreux péchés de cette femme… Qu’ils aient été pardonnés, cela doit nous suffire. Pourquoi ont-ils été pardonnés ? Parce que tel est le bon vouloir de Dieu, tout comme il en fut du bon vouloir de Jésus lorsqu’il ressuscita le fils de la veuve, parce que tout est grâce, et depuis toujours. Les péchés de cette femme ont été gratuitement et inconditionnellement pardonnés, depuis toujours. Point barre !
            Vous n’allez évidemment pas conclure de ce point barre qu’il est indifférent de mener une vie de péché ou une vie sainte. Vous allez plutôt conclure de ce point barre que les péchés du pharisien ont été pardonnés, depuis toujours, tout autant que ceux de la femme. Vous allez conclure aussi que ceux qui assistent à ce festin se fourvoient lorsqu’ils se mettent à grommeler sur le fait que Jésus pardonne les péchés… Jésus ne les pardonne pas ! Jésus proclame qu’ils ont été inconditionnellement et totalement pardonnés, par Dieu, depuis toujours, ceux de la femme, ceux du pharisien, ceux des convives... Et il ne doit y avoir aucune discussion sur les raisons de ce pardon divin. La question qui se pose est celle de la réception humaine de ce divin pardon.
            A-t-on un signe que ce pardon a été reçu ? La minuscule parabole que Jésus raconte suggère quelque chose. Celui qui aime le plus, celui qui montre le plus d’amour, c’est celui a qui il a été le plus pardonné. La réception humaine du pardon divin se voit à des gestes d’affection et de reconnaissance envers celui qui signifie et incarne ce divin pardon. C’est par des gestes attentionnés, tendres et intimes, spectaculaires et finalement inconvenants dans les circonstances dans lesquels ils ont lieu, que cette femme manifeste à Jésus sa réception du divin pardon.
            Mais, alors que la femme a prodigué à Jésus un traitement extraordinaire, le pharisien, lui, s’est contenté d’un accueil ordinaire. Non que de par Dieu ses nombreux péchés à lui aient été pardonnés en moins grand nombre que ceux de la femme. Toute parabole a des limites… La perfection du pardon divin ne sépare pas le pharisien et cette femme. Ce qui les sépare, c’est la réception de ce pardon. Les certitudes négatives qu’a ce pharisien sur cette femme, et les doutes qu’il émet sur la qualité de prophète de Jésus, laissent à penser qu’il a des idées bien arrêtées sur ce que doivent ou devraient être ses contemporains, qu’il a aussi des idées bien arrêtées sur ce qu’il est lui-même, et qu’il a enfin des idées très arrêtées sur la manière d’obtenir ce pardon – on n’imagine pas qu’il doute une seule seconde de l’avoir conquis et mérité…
En fait, il y a un certain état de la pensée et une certaine forme de la conscience de soi, une certaine manière de se surestimer et de sous-estimer autrui, qui vous rendent presque totalement imperméables à la réalité du pardon divin. Et cette sorte d’imperméabilité ne concerne pas exclusivement les pharisiens… Luc, une fois encore – pour ne pas dire comme toujours – dans ce moment d’évangile qu’il est le seul à rapporter, interpelle finement et profondément toutes les bonnes consciences, les bonnes consciences pharisiennes, et les bonnes consciences chrétiennes.

            Quoi qu’il en soit, cette femme saisit ce pardon, elle le fait sien, elle y donne foi – nous allons y revenir. Alors, bravant les regards hostiles et les pensées silencieuses mais qui tuent, elle s’en vient publiquement honorer celui qui, pour elle, a signifié et incarne ce pardon. Or, comme les gens bien murmurent et grommellent, Jésus rappelle clairement ce qu’il en est du pardon divin. Le propre du pardon divin, nous l’avons dit déjà, c’est qu’il est inconditionné, sans mesure et éternel. Dieu pardonne, sans conditions, sans raisons, par amour. C’est une affirmation qu’il y a dans ce texte. Il y a une autre affirmation : « Ta foi t’a sauvé ». Il y a le pardon de Dieu ; il y a la foi de la femme. Et c’est bien la foi de cette femme qui l’a sauvée, elle. C’est ce que Jésus déclare.
            Est-ce à dire que la foi de cette femme serait l’œuvre qu’elle accomplit et par laquelle elle serait sauvée ? Sauvée de quoi ? Sauvée de la punition de ses péchés dans l’éternité ? Certainement pas. Le divin pardon suffit pour cela. Le salut qui est évoqué ici est un salut pour ici-bas, pour maintenant. Cette femme est sauvée du souci de la condamnation silencieuse de ses contemporains, sauvée de l’idée bien répandue que seuls ceux qui en sont dignes peuvent s’approcher de Dieu, sauvée aussi d’une certaine forme de l’ingratitude envers Dieu. Et c’est sa foi à elle, sa confiance dans le divin pardon, qui la sauve, comme le lui dit Jésus : « Ta foi t’a sauvée. Va en paix ! ».
       

Et maintenant, que ferons-nous ? Nous avons à nous souvenir de celles et ceux qui ont incarné pour nous le pardon divin. Nous avons à leur témoigner notre reconnaissance. Et s’ils ne sont plus là comme Jésus était là pour cette femme, nous pouvons toujours à notre tour signifier ce pardon, tout comme Jésus le signifia ce jour-là.

Que Dieu nous soit en aide. Amen

dimanche 5 juin 2016

Une certaine maladie de la foi (Luc 9,1-17), et la Sainte Cène

Luc 9
1 Ayant réuni les Douze, il leur donna puissance et autorité sur tous les démons et il leur donna de guérir les maladies.
2 Il les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons,
3 et il leur dit: «Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent; n'ayez pas chacun deux tuniques.
4 Dans quelque maison que vous entriez, demeurez-y. C'est de là que vous repartirez.
5 Si l'on ne vous accueille pas, en quittant cette ville secouez la poussière de vos pieds: ce sera un témoignage contre eux.»
6 Ils partirent et allèrent de village en village, annonçant la Bonne Nouvelle et faisant partout des guérisons.

7 Hérode le tétrarque apprit tout ce qui se passait et il était perplexe car certains disaient que Jean était ressuscité des morts,
8 d'autres qu'Elie était apparu, d'autres qu'un prophète d'autrefois était ressuscité.
9 Hérode dit: «Jean, je l'ai fait moi-même décapiter. Mais quel est celui-ci, dont j'entends dire de telles choses?» Et il cherchait à le voir.

10 À leur retour, les apôtres racontèrent à Jésus tout ce qu'ils avaient fait. Il les emmena et se retira à l'écart du côté d'une ville appelée Bethsaïda.
11 L'ayant su, les foules le suivirent. Jésus les accueillit; il leur parlait du Règne de Dieu et il guérissait ceux qui en avaient besoin.
12 Mais le jour commença de baisser. Les Douze s'approchèrent et lui dirent: «Renvoie la foule; qu'ils aillent loger dans les villages et les hameaux des environs et qu'ils y trouvent à manger, car nous sommes ici dans un endroit désert.»
13 Mais il leur dit: «Donnez-leur à manger vous-mêmes.» Alors ils dirent: «Nous n'avons pas plus de cinq pains et deux poissons... à moins d'aller nous-mêmes acheter des vivres pour tout ce peuple.»
14 Il y avait en effet environ cinq mille hommes. Il dit à ses disciples: «Faites-les s'installer par groupes d'une cinquantaine.»
15 Ils firent ainsi et les installèrent tous.
16 Jésus prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers le ciel, il prononça sur eux la bénédiction, les rompit, et il les donnait aux disciples pour les offrir à la foule.
17 Ils mangèrent et furent tous rassasiés; et l'on emporta ce qui leur restait des morceaux: douze paniers.
Prédication :
            Au moment de commencer cette prédication, faisons le point du déroulement de l’année liturgique. Il y a quelques semaines, c’était Pentecôte, l’Esprit Saint se répandait sur les Apôtres et Pierre, le « premier » d’entre eux, se mettait immédiatement à prêcher. L’Eglise était donc là, neuve, prête, et ordonnée. L’arrivée du Saint Esprit, troisième manifestation de Dieu, après le Père et le Fils, servait de toile de fond à la célébration du dimanche de la Trinité. Une fois donc l’Eglise en place et en ordre, une fois donc aussi la révélation de Dieu arrivée à cette sorte d’accomplissement qu’est la mise en place de la Trinité, vient naturellement la mise en place de la mission de l’Eglise.
Or, la mission de l’Eglise a été mise en place, déjà, lors de la Pentecôte : annoncer l’Evangile. La prédication de l’Evangile, telle est la mission de l’Eglise, conformément à l’ordre du Christ. Mais il y a une autre mission de l’Eglise, correspondant à un autre ordre du Christ, « faire ceci en mémoire de moi… » (Luc 22,19) ; cette autre mission de l’Eglise, sera accomplie dans la célébration du repas du Seigneur. Il est donc peu étonnant qu’après le dimanche de la Trinité, il soit proposé des textes parlant de nourriture, parlant de rituels, parlant de pain de vin, parlant ou étant censés parler de la Sainte Cène.
            Mais tout texte biblique qui parle d’un partage de nourriture organisé et ritualisé parle-t-il de la Sainte Cène ? Nous pouvons faire cette hypothèse. Nous allons donc commencer par lire tel texte pour lui-même. Et, peut-être, les conclusions de notre lecture viendront peut-être enrichir notre compréhension de la Sainte Cène. 

            La multiplication des pains se passe lorsque les disciples reviennent de mission, d’une mission qui ne fut pas un échec, puisqu’ils prêchèrent, guérirent et, à ce qu’on nous rapporte, ne furent aucunement rejetés. Nous pouvons donc imaginer que c’est confiants qu’ils y étaient allés, et peut-être bien satisfaits – voire enthousiastes – qu’ils en étaient revenus. Il faut dire que Jésus, leur maître, les avait bien équipés, puisqu’il leur avait donné « puissance et autorité sur tous les démons » et pouvoir « de guérir les maladies ». La scène de la multiplication des pains commence donc sous les meilleurs auspices, d’autant qu’Hérode le tétrarque est lui-même intéressé par Jésus… Il semble pourtant que rien ne va dans cette scène.
            1. Jésus, à son tour, se fait prédicateur et guérisseur, mais il semble bien qu’il ne guérit pas tout ceux qui se présentent, mais seulement « ceux qui en avaient besoin ». Il se pose donc en juge du besoin de guérison d’autrui… Et certains qui seraient venus là avec une grande espérance seraient repartis déçus. Il y a ici matière à s’étonner, si ce n’est à s’interroger. En tout cas, quelque chose ne va pas.
            2. Jésus, d’ordinaire si soucieux de ses semblables, semble négliger totalement un besoin essentiel, et partagé par toute l’humanité, celui de manger. Et c’est un second point d’étonnement.
            3. Quant aux disciples, ils sont tout à fait débordés par la situation, au point de faire une proposition vraiment incongrue, celle d’envoyer cinq mille hommes se ravitailler dans des pauvres hameaux d’une contrée déserte, au risque de condamner à la disette les habitants de ces hameaux.
            4. Les disciples, toujours eux, sont démunis, alors que Jésus les a équipés pour maîtriser les démons et guérir les maladies ; ne pourraient-ils pas, les Douze, maîtriser les démons de l’appétit – de la voracité – de la foule, proposer à ces gens un jeûne calme, ou guérir cette maladie ordinaire qu’est la faim ? C’est notre quatrième étonnement : l’inaction des disciples.
            5. Cinquième étonnement, pourquoi faire mettre ces gens en ordre, par groupes  d’une cinquantaine – cent groupes de cinquante tout de même !
            6. Et finalement, dernier étonnement, l’arithmétique des quantités disponibles et des quantités restantes. Nous n’oserions jamais proposer cela dans un pays ravagé par la famine… Et pour préciser cela, même si sur certains sites chrétiens particulièrement ardents on peut trouver des récits contemporains de guérisons miraculeuses et de résurrections, on ne trouve aucun récit de multiplication de nourriture. L’arithmétique de tels miracles, qui mettent en scène un tel nombre de personnes, désarme les plus vantards de nos contemporains
Au bilan, tous cela force le lecteur à ne pas trop longuement s’émerveiller devant ce récit, et à le considérer comme un porte ouverte sur une réflexion plus profonde.

            Les évangiles ne sont pas seulement des catalogues des faits et gestes miraculeux de Jésus de Nazareth. La tradition de l’Eglise a d’ailleurs sagement écarté les textes qui n’étaient que des catalogues de miracles. Car pour les lecteurs que nous sommes, Jésus n’est plus physiquement là pour accomplir des miracles ; la question qui se pose donc n’est plus celle de la guérison, ou de la multiplication de la nourriture, mais celle de l’engagement des disciples. Or, ce qui étonne, qui frappe le plus, dans ce récit, c’est que les disciples, pourtant rendus capables de bien des choses prodigieuses par Jésus lui-même, ne font pas ce qu’ils pourraient faire… « Donnez-leur à manger vous-mêmes ! », dit Jésus, et l’on n’imagine pas Jésus donnant un ordre à des gens qui ne sont pas capables de l’accomplir. Pourquoi les Douze, les disciples de Jésus ne font-ils pas ce qu’ils sont capables de faire ?
            En posant cette question, nous pouvons remarquer que, dans l’épisode que nous avons lu, il y a un autre personnage qui ne fait pas ce qu’il est pourtant capable de faire. C’est le roi Hérode. Il veut voir Jésus… que ne se déplace-t-il pas pour le voir ! Et que ne fait-il pas saisir Jésus pour qu’on le lui apporte ? Il peut bien le faire, puisqu’il est roi. Il en est capable et ne le fait pas. Nous nous disons qu’il ne le fait pas parce qu’il est roi, et que ça n’est pas ainsi qu’agissent les rois. Les rois donnent des ordres, leurs désirs sont des ordres. Ils n’ont pas à faire ce qu’ils sont capables de faire ; ils commandent, et on leur doit obéissance et soumission.
Et les disciples, les Douze, lorsqu’ils viennent vers Jésus avec leur souci alimentaire et leur capacité prodigieuse à faire de grandes choses, capacité dont ils ne font rien, comment agissent-ils, si ce n’est – et si nous comprenons bien – comme des rois ? Qu’ont-ils donc à commander, implicitement et explicitement à leur maître, alors qu’il s’agirait plutôt que, dans la foi, ils mettent en œuvre ce qu’ils sont capables de faire ?
            Si Jésus, dans ce récit, guérit seulement ceux qui ont besoin de l’être, il entreprend aussi de guérir les Douze, qui ont besoin, eux, d’être guéris d’une certaine maladie de la foi, qui fait que bien des humains attendent de leur Seigneur et Dieu qu’il accomplisse, à leur place, ce dont ils sont eux-mêmes pourtant capables. Tout le temps que durera sa vie terrestre, Jésus entreprendra de guérir ses disciples… sans succès. Les disciples guériront, ils ne se mettront à la tâche, les Douze, qu’après que leur maître aura définitivement pris congé d’eux, et après qu’ils auront choisi de se souvenir, reçu l’Esprit, et choisi surtout de s’engager, d’accomplir ce qu’ils étaient capables d’accomplir, de partager tout ou partie des biens qu’ils possédaient, et de partager aussi toute l’espérance, toute la foi qui étaient les leurs, et qu’ils ne possédaient pas.

            Avec ceci, nous pouvons parler de la Sainte Cène. On ne peut pas prétendre nourrir l’humanité entière et pour toujours avec trois miettes de pain. C’est une stupidité devant ceux qui ont à manger, et une insulte devant ceux qui ont faim. Pourtant, recevoir dans la foi et dans un profond recueillement ces trois miettes de pain, en mémoire de Lui, c’est peut-être reconnaître que notre foi est malade, et qu’elle peut toujours être guérie, que notre foi a faim, et qu’elle peut être nourrie. Recevoir trois miettes de pain comme suprême nourriture de la foi, c’est affirmer aussi que ce qu’on est capable de faire pour autrui, on va le faire ; communier, c’est donc s’engager.
C’est cela que la Sainte Cène rappelle en faisant mémoire de Jésus Christ. C’est à cela qu’elle appelle. Et c’est pour cela qu’elle nourrit.

            Puissions-nous partager la Cène toujours dans cette perspective. Amen