dimanche 24 mars 2019

Brûler sans être consumé (Exode 3,1-15)


Exode 3
1 Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l'Horeb.
2 L'ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda: le buisson était en feu et le buisson n'était pas dévoré.
3 Moïse dit: «Je vais faire un détour pour voir cette grande vision: pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas?»
4 Le SEIGNEUR vit qu'il avait fait un détour pour voir, et Dieu l'appela du milieu du buisson: «Moïse! Moïse!» Il dit: «Me voici!»
5 Il dit: «N'approche pas d'ici! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte.»
6 Il dit: «Je suis le Dieu de ton père, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob.» Moïse se voila la face, car il craignait de regarder Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit: «J'ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l'ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances.
8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu du Cananéen, du Hittite, de l'Amorite, du Perizzite, du Hivvite et du Jébusite.
9 Et maintenant, puisque le cri des fils d'Israël est venu jusqu'à moi, puisque j'ai vu le poids que les Égyptiens font peser sur eux,
10 va, maintenant; je t'envoie vers le Pharaon, fais sortir d'Égypte mon peuple, les fils d'Israël.»
11 Moïse dit à Dieu: «Qui suis-je pour aller vers le Pharaon et faire sortir d'Égypte les fils d'Israël?» -
12 «JE SUIS avec toi, dit-il. Et voici le signe que c'est moi qui t'ai envoyé: quand tu auras fait sortir le peuple d'Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne.»
13 Moïse dit à Dieu: «Voici! Je vais aller vers les fils d'Israël et je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous. S'ils me disent: Quel est son nom? - que leur dirai-je?»
14 Dieu dit à Moïse: «JE SUIS QUI JE SERAI.» Il dit: «Tu parleras ainsi aux fils d'Israël: JE SUIS m'a envoyé vers vous.»
15 Dieu dit encore à Moïse: «Tu parleras ainsi aux fils d'Israël: Le SEIGNEUR, Dieu de vos pères, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, m'a envoyé vers vous. C'est là mon nom à jamais, c'est ainsi qu'on m'invoquera d'âge en âge.
Prédication :

1. Le temps que j’ai pu consacrer à une recherche documentaire ne m’a pas permis de déterminer quand et par qui l’image que vous avez sous les yeux a été créée. Il semble que ce soit une initiative des protestants réformés français au 17ème siècle… Les représentations du buisson ardent sont ensuite fréquentes dans les Églises presbytériennes et réformées. Pour moi, cette image me renvoie au bureau de mon grand-père pasteur, où les petits que nous étions, trompant parfois la vigilance des grands, allaient jouer lorsque le grand-père n’y était pas. L’un des nombreux tampons de bois que supportait le porte tampon circulaire à deux étages donnait cette image – et tachait aussi nos doigts… le forfait était bien visible… un peu comme le forfait de la confiture, ou celui du chocolat. Mais je ne me souviens d’aucune punition, et je me rappelle même que, parfois, nous demandions l’autorisation d’aller dans ce bureau, et qu’elle nous était donnée sous réserve d’agir raisonnablement.
C’est un buisson qui brûle et dont les feuilles ne sont pas encore tombées ; au milieu des flammes apparaissent les quatre lettres du nom propre de Dieu, le nom imprononçable du Dieu qu’on ne représente pas. La médaille, outre la devise flagror non consumor – je suis en feu, je ne suis pas consumé – fait mémoire du synode de l’Église réformée en France, anno domini 1559. Ce premier synode, clandestin, avait réuni pasteurs et anciens de 72 Églises, et plusieurs personnages importants – mais pas Calvin qui jugeait que la situation était trop dangereuse… Ce fut au cours de ce synode que fut pour la première fois lu un texte que nous connaissons maintenant sous le titre de Confession de foi de la Rochelle.
Une situation dangereuse, avons-nous dit. Les réformés risquaient le bûcher. Ce que l’image montre bien. Et elle montre bien aussi que les Réformés avaient un sens important de leur élection et de leur mission. Peut-être que le bûcher pourrait les consumer, eux, mais le nom de Dieu – Dieu lui-même – résisterait aux flammes. Quant à la devise ‘je suis en flammes, je ne suis pas consumé’, elle évoque à la voix passive ce qui peut être la devise et le destin du croyant, brûlant pour Dieu d’un amour infini, et brûlant peut-être dans les flammes, sans jamais renier sa foi. Cette même devise, avec l’image qu’elle entoure, est aussi une représentation très acceptable de Dieu, brûlant d’amour pour les siens, d’un amour lui aussi infini. Les Réformés donc risquaient le bûcher, et ils renouaient aussi, par-delà les millénaires, avec la grande tradition des martyrs. 

2. Cette interprétation de l’image est bien différente de ce qu’on enseigne aux enfants. Car ce texte est raconté aux enfants : lorsque ce texte est raconté aux enfants,  il est d’avantage pastoral, plus romantique que théologique, et ne comporte pas de violence, mais une part de mystère pas trop inquiétante. Ça se raconte bien, ça se dessine bien, ça se représente bien. Et l’on peut raconter ensuite – en édulcorant plus ou moins – l’endurcissement de Pharaon, les 10 plaies, la sortie, la mer rouge, etc.
C’est un must des écoles du jeudi, ou du dimanche. On peut facilement y parler de Dieu qui révèle son nom et donne une mission à Moïse.

3. Mais est-ce cela seulement ? Est-ce cela tout court ? Le recensement des noms de dieu dans ce texte de 15 versets aboutit à un total stupéfiant dépassant la douzaine. Si bien que si l’on vient vous parler avec ce texte de la révélation du nom de Dieu, il faut tout de suite approuver, oui, on nous révèle ici le nom de Dieu, mais lequel ? Quel nom de quel dieu ? Nous sommes si habitués à nous dire monothéistes que nous avons du mal à voir que ce texte, s’il est bien écrit devant un horizon monothéiste est tout sauf monothéiste.
Par ordre d’apparition dans le texte, il y a d’abord Jethro, beau-père de Moïse, prêtre de Madian, dont on ne sait pas qui est le dieu. Celui de la montagne de Dieu ? Celui des buissons qui brûlent sans se consumer ? Est-ce déjà deux fois le même ? L’ange du SEIGNEUR est-il le même que le SEIGNEUR ? Et sont-ils ces deux-là le même dieu que les deux d’avant ? Et ces quatre dont nous venons de parler sont-ils le même que le dieu du futur Temple de Jérusalem (tout un vocabulaire spécifique de la pensée du Temple apparaît aussi). Et puisque nous en sommes là, est-ce encore le même dieu que celui qu’on appelle dieu de ton père, ou que le dieu d’Abraham, ou que le dieu d’Isaac, ou que le dieu de Jacob ? Nous venons d’en ajouter quatre à une liste déjà longue, et ça n’est pas tout ! Est-ce le même que le dieu de vos pères ? Est-ce le même, puisque nous en sommes là, que JE SUIS ? Le même que JE SUIS QUI JE SERAI ? Et le même enfin que les quatre lettres imprononçables que nos pères protestants ont fait figurer dans leur dessin du buisson en flammes ?
Est-ce le même ? Est-il un en lui-même ? Est-il le seul ? Ne répondez pas trop vite que oui.
Bien sûr nous n’allons pas maintenant renier les confessions de foi au Dieu unique et un que nos pères nous ont laissées et que nous avons faites nôtres. Mais avant de les professer de nouveau, nous allons essayer de deviner l’un des enjeux du texte que nous méditons.
Quel enjeu ? Un enjeu double, théologique et sociologique qui tient en un seul mot… Le mot peuple.
       Chaque tribu – et peut-être même chaque clan, chaque famille – a son dieu. Vous avez suffisamment lu les prophètes pour savoir que les poteaux sacrés, et donc les dieux, se dressent à peu près à chaque coin de parcelle cultivable. Les Cananéens sont très cousins entre eux, et très polythéistes, même si chaque tribu a unifié son propre dieu. Y a-t-il entre ces gens une communauté de destin, forment-ils un peuple ?
Après tout, pourraient-ils se dire, qu’est-ce que je dois, moi qui adore le Dieu d’Abraham, à ceux qui adorent le dieu aux quatre lettres imprononçables ? La tentative d’unification des dieux en un Dieu va avec le pari que tous ces gens constituent un peuple qui, sous l’aile de son seul Dieu, solidairement, a un destin qui est une vie droite et féconde sur une terre fertile. Et ce peuple est un peuple de fils d’une même histoire – celle de l’exode – et donc, depuis le début de cette histoire, un peuple de frères, engagés tous les uns envers les autres, tous adorateurs du même Dieu, tous partageant la même Torah. Nous disons ici Torah parce que cela signifie à la fois la Loi commune, et la direction dans laquelle, tous ensemble, le peuple, marche. Il marche vers cette terre promise, vers le lieu où l’on vit, ensemble, de la promesse, c'est-à-dire précisément là où l’on la flamme de l’espérance et de la fraternité ne s’éteint jamais. Là où elle nourrit ceux qu’elle couvre au lieu de les consumer.

            4. UN seul peuple, UN seul Dieu, UNE seule et même promesse. C’est un pari : l’homme de l’autre tribu n’est pas, ne sera jamais, un ennemi, mais un frère. C’est l’ambition de ces versets.
Pour peu que nous connaissions un peu les judaïsmes contemporains, nous saurons aussi à quel point l’horizon du projet du buisson ardent est éloigné. Eloigné pour les Juifs, éloigné aussi pour les chrétiens,  éloigné pour l’humanité entière.
Ne pensons pas que nous n’y pouvons rien. Lorsque le verset 15 de notre texte énonce « C’est là mon nom à jamais, c’est ainsi qu’on m’invoquera d’âge en âge », il parle des 15 versets que nous venons de lire et de méditer. Le nom de Dieu s’étale ici en une demi-page et vient être condensé en une image très très simple : le buisson est en feu et il ne se consume pas. Osons dire que cette image est la vocation de Dieu, la vocation du peuple de Dieu, et la vocation de chaque croyant. Ainsi, le service du prochain, le service de l’Église et le service de Dieu sont un seul et même engagement, et ils tendent vers l’accomplissement de la vie humaine qui, sous des formes évidemment différentes, est un même accomplissement.
Et bien, sur ce chemin, éclairé par ce feu, Dieu nous précède et nous guide. Grâces lui soient rendues. Amen

dimanche 17 mars 2019

L'exode de Jésus à Jérusalem (Luc 9,30-31)


Luc 9
30 Et voici que deux hommes s'entretenaient avec Jésus; c'étaient Moïse et Elie;
31 apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s'accomplir à Jérusalem.
Voici deux versets du récit de la Transfiguration selon Luc. Notre méditation va se dérouler en trois remarques.

(1) Il y a trois hommes. Quel point commun entre ces trois hommes ?
La grandeur de leurs missions respectives : à Elie, la grandeur de l’histoire des prophètes d’Israël, à Moïse, la grandeur de la Torah, à Jésus, la grandeur de l’Evangile… mais surtout, pour les trois, personne ne sait où repose leur corps. Il n’y a de tombeau ni d’Elie, enlevé au ciel, ni de Moïse, enterré croit-on par Dieu lui-même quelque part en Transjordanie, et Jésus, certes mort et enseveli on ne sait où, puis ressuscité, et surtout ascensionné.

Aucun pèlerinage en un lieu particulier n’est donc possible pour leurs successeurs, et si l’on veut honorer leur mémoire, il faut se souvenir de leurs paroles, de leurs gestes et surtout d’une simple injonction : « Va, et toi fais de même ! », ce qu’on peut faire en tout lieu. Pas besoin d’un mausolée, ni d’une basilique du Saint Sépulcre où des batailles rangées éclatent régulièrement entre croyants, prêtres, moines et simples fidèles, mais de différentes obédiences…

(2) Nous pouvons nous demander à quoi l’on reconnaît Moïse et Elie.
Et bien, ce sont les deux seuls personnages importants qui soient susceptibles d’apparaître ainsi. Le monisme matérialiste strict des Juifs empêche tout mort normal de se manifester ainsi. Lorsqu’on est mort, on est mort ! Mais ni Moïse ni Elie ne sont des morts ordinaires. Ils peuvent donc apparaître en tout lieu et à n’importe quel moment.
Mais pourquoi les faire apparaître ? Manifestement, ils ont quelque chose à se dire. Et ce quelque chose, lisons-nous, porte sur le prochain départ de Jésus à Jérusalem.

Le mot départ n’est pas très bien choisi. Moïse et Elie, apparus en gloire, parlent avec Jésus, lui aussi apparaissant en gloire, de son exode – de Jésus – qui doit prochainement s’accomplir à Jérusalem. Il s’agit d’un exode. Exode qu’ont vécu en leur temps tant Moïse qu’Elie.

(3) Exode ? Qu’est-ce que c’est ?
Nous pensons au peuple hébreu quittant libre l’esclavage d’Egypte et s’en allant dans le désert apprendre la foi en Dieu. Mais cela ne s’applique pas immédiatement à la mort de Jésus (je laisse ceci de côté pour aujourd’hui et j’annonce une prochaine prédication sur cette question).

Luc est le plus grec des auteurs d’évangile. Or, dans la tragédie grecque, l’exode est la dernière partie du spectacle : après la sortie du chœur qui a explicité dans ses chants les enjeux de l’action, vient l’exode,  la dernière partie de la pièce, qui contient son dénouement.

Y a-t-il un dénouement à Jérusalem ? Oui, la fin du nouage entre Jésus vivant et ses détracteurs, la fin du nouage avec ses disciples. Aux uns comme aux autres ne restera que les souvenirs de l’enseignement du maître et, en quelque manière, leurs actes – s’il leur en vient – pour honorer la mémoire de ce maître. Et rien de plus, puisqu’il n’y aura pas de mausolée. 

Lorsque Mao Zedong est mort, certains penseurs de la révolution se sont demandé s’il y aurait un mausolée de Mao. Mao avait ordonné que son corps fût incinéré et les cendres dispersées ; pas de mausolée. Mais lorsqu’il a été connu qu’il y en aurait un, il a été clair pour ces penseurs qu’en plus du Président Mao, c’est la Révolution elle-même que les caciques du Parti communiste chinois avaient décidé d’enterrer.

Il n’y a pas de mausolée de Jésus de Nazareth, ni de mausolée de Moïse, ni de mausolée d’Elie. Ce qui signifie que la parole prophétique est toujours prête à appeler les humains à revenir à Dieu, qu’il est toujours nécessaire de réinterpréter la Loi, et que l’Evangile a une actualité permanente, en tant que parole de grâce, d’instruction et d’engagement.

Le chemin est toujours à réinventer. Notre Seigneur, qui n’a ni tombe ni mausolée, nous précède et nous accompagne toujours sur ce chemin nouveau. Grâces en soit rendues à Dieu. Amen
 Cette méditation a été donnée pour l'ouverture de l'assemblée générale annuelle d'une Eglise membre de l'Eglise protestante unie de France. A la fin de cette même assemblée générale, une prière a été lue, que voici.

            Seigneur notre Dieu ! Quand la peur nous prend, ne nous laisse pas désespérer ! Quand nous sommes déçus, ne nous laisse pas devenir amers ! Quand nous n’y comprenons plus rien et que nous sommes à bout de force, ne nous laisse pas périr ! Non, fais-nous sentir ta présence et ton amour, que tu as promis aux cœurs humbles et brisés qui ont peut de ta Parole. C’est vers tous les hommes qu’est venu ton Fils bien aimé, vers des hommes désemparés. Parce que nous le sommes tous, il est né dans une étable et mort sur la croix. Seigneur, réveille-nous et tiens-nous éveillés pour le reconnaître et le confesser.
            Nous pensons à toute l’obscurité et à toutes les souffrances de ce temps qui est le nôtre, aux erreurs et aux malentendus nombreux par lesquels nous nous tourmentons les uns les autres, à tous les fardeaux que tant d’hommes doivent porter sans connaître de consolation, à tous les graves dangers qui menacent le monde sans qu’il sache comment les affronter. Nous pensons aux malades, aux aliénés, aux exilés, aux opprimés, aux victimes de l’injustice, aux enfants qui n’ont pas de parents ou pas de bons parents. Nous pensons à tous ceux qui sont appelés à servir, dans la mesure où les hommes le peuvent : aux autorités de notre pays et de tous les pays, aux juges et aux fonctionnaires, aux maîtres et aux éducateurs, aux écrivains et aux journalistes, aux médecins et aux infirmières des hôpitaux, aux prédicateurs de ta Parole dans les diverses Églises et communautés, au près et au loin. Nous pensons à eux en te priant de faire luire pour eux et pour nous la lumière de Noël (ta lumière), de la rendre encore plus brillante encore que jusqu’ici, afin qu’ils y trouvent, et nous avec eux, le secours dont ils ont besoin. Nous te demandons tout cela au nom du Sauveur en qui tu nous as déjà exaucés et en qui tu veux continuer de nous exaucer. Amen.

            Karl Barth ; Se présenter devant Dieu, p.26-28

dimanche 10 mars 2019

Tentations (Luc 4,1-14)


Luc 4
1Jésus, rempli  d’Esprit Saint, revint du Jourdain et il fut dans le désert, dans l’esprit, 2 pendant quarante jours, et il était tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim. 

3 Alors le diable lui dit: «Si tu es Fils de Dieu, dit à cette pierre de devenir du pain.»
4 Jésus lui répondit: «Il est écrit: Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra.»

5 Le diable le conduisit plus haut, lui fit voir en un instant tous les royaumes de la terre 6 et lui dit: «Je te donnerai tout cette autorité avec la gloire de ces royaumes, parce que c'est à moi qu'elle a été remise et que je la donne à qui je veux.
7 Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu l'auras tout entière.»
8 Jésus lui répondit: «Il est écrit : Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu, et c'est à lui seul que tu rendras un culte.»

9 Le diable le conduisit alors à Jérusalem; il le plaça sur le faîte du temple et lui dit: «Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas; 10 car il est écrit: Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder, 11 et encore: ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre.»
12 Jésus lui répondit: «Il est dit: Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu.»
Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu
13 Alors, ayant épuisé toute tentation possible, le diable s'écarta de lui jusqu'au meilleur moment.

14 Alors Jésus, dans la force de l'Esprit, revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région. 15 Il enseignait dans leurs synagogues, étant glorifié par tous.

Prédication
         Il enseignait dans leurs synagogues, étant glorifié par tous. Glorifié ? Mais qu’est-ce que glorifier ? Cela peut-être exalter, honorer, louanger toutes sortes de manifestations liées à de belles actions. Mais ici, il est question d’enseignement oral. Jésus est glorifié pour son enseignement. Et peut-être bien alors que glorifier signifie élever, apothéoser, ou même déifier. En entendant son enseignement, les auditeurs le déifiaient, c'est-à-dire faisaient de lui l’égal d’un dieu, voire l’égal de Dieu.

            Hélas – et frustration – nous n’avons pas eu accès à cet enseignement oral. En nous disant que Jésus, enseignant dans les synagogues de Galilée, était glorifié par tous, Luc ne nous donne accès qu’à la réaction des auditeurs à cet enseignement, mais il nous donne aussi accès au soubassement de cet enseignement, c'est-à-dire à ce qui le rend possible, ce sur quoi cet enseignement s’appuie. Et cet enseignement s’appuie sur deux piliers.

Premier pilier : « Alors, Jésus, dans la force de l’esprit… » Jésus est dans la force de l’esprit, esprit qu’il a reçu lors de son baptême d’eau, esprit dans lequel il a été quarante jours dans le désert. Ce premier pilier ne tient pas à lui, il est don de Dieu, et nous n’en dirons pas d’avantage pour l’instant sur ce premier pilier.

Deuxième pilier : « Alors, ayant épuisé toute tentation possible, le diable s’écarta de lui… » Ce deuxième pilier correspond aux trois tentations de Jésus par le diable, trois tentations qu’il surmontera. Mais quelles sont ces trois tentations ? Nous connaissons bien ces trois tentations, et nous venons de lire qu’ayant épuisé ces trois tentations-là, le diable a épuisé toute tentation possible. Il nous faut comprendre ce toute, ce toute qui tient en trois. Pour ce faire, nous allons méditer ces tentations, l’une après l’autre.
1.      Première tentation : « Si tu es fils de Dieu, dis à cette pierre de devenir du pain ». Bien sûr, dans les circonstances du récit, Jésus a faim. Et, fils de Dieu, rempli d’esprit saint, rien ne pourrait l’empêcher de transformer une pierre plate en tartine ou une pierre ronde en miche. Pourtant, il ne le fait pas. Ça n’est pas qu’il ne soit pas fils de Dieu, bien au contraire ! En tant que fils de Dieu, il refuse de disposer des pierres pour sa propre satisfaction. Et bien plus encore, en tant que fils de Dieu, il refuse de disposer de n’importe quelle autre chose pour sa propre satisfaction, ou pour asseoir sa propre notoriété. Cela ne signifie pas qu’il restera les bras croisés. S’agissant d’ailleurs de pain, qui est une chose, il en disposera un jour et le multipliera, non pas pour assouvir sa propre faim, mais pour assouvir celle d’une foule. Retenons de cette première tentation le commandement par lequel Jésus la surmonte : « Tu ne disposeras pas des choses pour ta propre satisfaction », ou encore : « Tu ne feras pas des choses tes obligées ».

2.      Deuxième tentation : Si tu te prosternes devant moi, tu obtiendras de moi gloire et autorité sur tous les royaumes de la terre. Entendons bien qu’avec cette autorité et cette gloire sur tous les royaumes de la terre, Jésus aurait autorité sur tous les humains. Autorité et gloire qu’il aurait obtenues sur autrui en se prosternant devant plus grand que soi... C’est la bonne vieille sale manière d’obtenir le pouvoir : plier le genou devant un suzerain pour dominer des vassaux, être soumis lorsqu’on regarde vers le haut et dominateur lorsqu’on regarde vers le bas… Sale mécanique au titre de laquelle on prend le pouvoir sur les âmes et sur les corps… sale mécanique qui souille le nom de Dieu. Mécanique à laquelle Jésus s’oppose en indiquant bien qu’on ne se prosterne que devant Dieu et qu’à lui seul on rend un culte, ce qui a pour corollaire immédiat qu’en tant que fils de Dieu il ne disposera d’aucun être humain. Bien entendu, en quelque manière, Jésus disposera de tel ou tel être humain, mais ça sera pour lui rendre la vue, le guérir, le libérer... et le rendre à lui-même. Nous retiendrons de cette deuxième tentation le commandement par lequel Jésus la surmonte : « Tu ne disposeras pas des humains pour ta propre satisfaction », ou encore : « Tu ne feras pas des humains tes obligés ».
3.      Troisième tentation : puisqu’il est écrit que Dieu donnera ordre à ses anges de te servir de parachute, tu peux sauter depuis le sommet du Temple. Le sommet du Temple, c’est le plus haut sommet de Jérusalem, sommet architectural, et sommet théologique ! Le sommet du Temple est au-dessus même de la demeure de Dieu. Symbolique forte : Dieu au-dessous du fils de Dieu, Dieu, au-dessous des Saintes Ecritures. Cette possibilité est effectivement inscrite dans la lettre des Saintes Ecritures, mais Dieu serait-il encore Dieu si ce qui a été écrit sur lui par les humains l’affaiblissait à ce point ? Non ! Et c’est pour cela qu’à ceux qui affirment que telle chose est appréciée par Dieu, voire requise par Dieu, parce que c’est écrit, il faut répondre : « C’est écrit ? Et alors ? » La proposition que le diable fait à Jésus, troisième tentation, est qu’en tant que fils de Dieu il fasse de Dieu sa chose. Dieu lui-même est l’objet de cette troisième tentation, que Jésus surmonte en rappelant que les Saintes Ecritures ne sont pas un recueil des exigences de Dieu auxquelles tout être humain doit satisfaire, mais la trace écrite d’une parole qui ne peut être retrouvée que dans l’exercice de réflexion, d’interprétation, et dans la prière. Le cri de celui qui croit n’est pas « C’est écrit ! », cri par lequel tout devient possible, y compris les violences les plus laides accomplies au nom de Dieu, voire in persona Dei, mais « Parle Seigneur, ton serviteur écoute. » Et bien, le commandement par lequel Jésus surmonte la troisième tentation est « Tu ne feras pas de Dieu ton obligé. »

Est-ce qu’avec ces trois tentations toutes les tentations possibles sont mentionnées et surmontées ? Reprenons les commandements que nous avons formulés au fil de notre méditation : tu ne feras pas des choses tes obligées, tu ne feras pas des humains tes obligés, tu ne feras pas de Dieu ton obligé. Il semble bien qu’en évoquant successivement les choses, les humains et Dieu tout soit dit. Une formulation proche pourrait être : tu ne feras pas des choses tes choses, tu ne feras pas des humains tes choses, tu ne feras pas de Dieu ta chose. D’autres formulations proches sont encore possibles, mais, d’une certaine manière, tout est dit. Et ces trois interdits ne sont pas seulement hiérarchiques ou consécutifs. Ils s’appellent et se tiennent les uns les autres, noués comme des anneaux borroméens… Et, tous trois ensemble, ils balisent et délimitent l’espace de l’enseignement oral de Jésus, et ils baliseront et délimiteront aussi tous ses actes.

Mais, tout de même, nous aimerions bien avoir entendu ce tout premier enseignement de Jésus, celui qui fit qu’il fut glorifié par tous. Nous ne sommes pas pauvres pour autant, puisqu’il nous reste tout l’évangile de Luc, et les Actes des Apôtres, pour évaluer les dires et les actes de Jésus et de ses Apôtres à l’aune de ces trois commandements : tu ne feras pas des choses tes choses, tu ne feras pas des humains tes choses, tu ne feras pas de Dieu ta chose.
Et puisque nous croyons que l’Esprit Saint est toujours répandu en abondance, il nous reste à évaluer nos propres actes et nos propres paroles, et à apprendre à surmonter toutes les tentations possibles.
Puisse Dieu nous prendre en pitié et nous venir en aide. Il le fera, nous le croyons. Amen

dimanche 3 mars 2019

Et revenir à Dieu (Luc 6,1-45)



Je vous propose un très long texte, 45 versets du 6ème chapitre de l'évangile selon Luc. Un texte aussi long est inhabituel, et d'ailleurs n'étaient proposés à la lecture que les versets 39 à 45. Mais ils ne constituent pas une unité littéraire cohérente. En travaillant le texte, il m'a semblé qu'il était impossible de faire autrement que de donner les 45 versets. Les voici.

Luc 6
1 Or, un second sabbat du premier mois, comme il traversait des champs de blé, ses disciples arrachaient des épis, les frottaient dans leurs mains et les mangeaient.
2 Quelques Pharisiens dirent: «Pourquoi faites-vous ce qui n'est pas permis le jour du sabbat?»
3 Jésus leur répondit: «Vous n'avez même pas lu (compris, interprété, mis en pratique, etc.) ce que fit David lorsqu'il eut faim, lui et ses compagnons? 4 Comment il entra dans la maison de Dieu, prit les pains de l'offrande, en mangea et en donna à ses compagnons: ces pains que personne n'a le droit de manger, sauf les prêtres et eux seuls?»
5 Et il leur disait: «Il est maître du sabbat, le Fils de l'homme.»
6 Un autre jour de sabbat, il entra dans la synagogue et il enseigna; il y avait là un homme dont la main droite était paralysée.
7 Les scribes et les Pharisiens observaient Jésus pour voir s'il ferait une guérison le jour du sabbat, afin de trouver de quoi l'accuser. 8 Mais lui savait leurs raisonnements; il dit à l'homme qui avait la main paralysée: «Lève-toi et tiens-toi là au milieu.» Il se leva et se tint debout.
9 Jésus leur dit: «Je vous demande s'il est permis le jour du sabbat de faire le bien ou de faire le mal, de sauver une vie ou de la perdre.»
10 Et les regardant tous à la ronde, il dit à l'homme: «Étends la main.» Il le fit et sa main fut guérie.
11 Eux furent remplis de fureur et ils parlaient entre eux de ce qu'ils pourraient faire à Jésus.

12 En ces jours-là, Jésus s'en alla dans la montagne pour prier et il passa la nuit à prier Dieu;
13 puis, le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze, auxquels il donna le nom d'apôtres:  14 Simon, auquel il donna le nom de Pierre, André son frère, Jacques, Jean, Philippe, Barthélemy,  15 Matthieu, Thomas, Jacques fils d'Alphée, Simon qu'on appelait le zélote,  16 Jude fils de Jacques et Judas Iscarioth qui devint traître.
17 Descendant avec eux, il s'arrêta sur un endroit plat avec une grande foule de ses disciples et une grande multitude du peuple de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon;
18 ils étaient venus pour l'entendre et se faire guérir de leurs maladies; ceux qui étaient affligés d'esprits impurs étaient guéris; 19 et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu'une force sortait de lui et les guérissait tous.

20 Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit: «Heureux, vous les pauvres: le Royaume de Dieu est à vous.
21 Heureux, vous qui avez faim maintenant: vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant: vous rirez.
22 Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme.
23 Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel; c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes.

24 Mais malheureux, vous les riches: vous tenez votre consolation.
25 Malheureux, vous qui êtes repus maintenant: vous aurez faim. Malheureux, vous qui riez maintenant: vous serez dans le deuil et vous pleurerez.
26 Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous: c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes.
 
27 «Mais je vous dis, à vous qui m'écoutez: Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.
29 «À qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique.
30 À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.
31 Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.
32 «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en a-t-on? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.
33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance vous en a-t-on? Les pécheurs eux-mêmes en font autant.
34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu'ils vous rendent, quelle reconnaissance vous en a-t-on? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu'on leur rende l'équivalent.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.
36 «Soyez généreux comme votre Père est généreux.
37 Ne vous posez pas en juges et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez acquittés.
38 Donnez et on vous donnera; c'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu'on vous versera dans le pan de votre vêtement, car c'est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous.»

39 Il leur dit aussi une parabole: «Un aveugle peut-il guider un aveugle? Ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou?
40 Le disciple n'est pas au-dessus de son maître, mais tout disciple bien formé sera comme son maître.
41 «Qu'as-tu à regarder la paille qui est dans l'oeil de ton frère? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas?
42 Comment peux-tu dire à ton frère: ‹Frère, attends. Que j'ôte la paille qui est dans ton œil›, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien? Homme au jugement perverti, ôte d'abord la poutre de ton œil! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l'oeil de ton frère.
43 «Il n'y a pas de bon arbre qui produise un fruit malade, et pas davantage d'arbre malade qui produise un bon fruit.  44 Chaque arbre en effet se reconnaît au fruit qui lui est propre: ce n'est pas sur un buisson d'épines que l'on cueille des figues, ni sur des ronces que l'on récolte du raisin.
45 L'homme bon, du bon trésor de son cœur, tire le bien, et le mauvais, de son mauvais trésor, tire le mal; car ce que dit la bouche, c'est ce qui déborde du cœur.

Prédication :
                Ce texte est à peu près quatre fois plus long que ceux qui sont choisis d’ordinaire, mais il m’a semblé qu’il constituait une unité qui demandait à n’être pas fragmentée. Et maintenant que nous l’avons lu, nous allons le reprendre et le méditer, sous la forme de deux remarques et d’une conclusion.
           
Première remarque L’origine de la fureur
En frottant les épis dans leurs mains, les disciples de Jésus travaillent. Or, on ne doit pas travailler un jour de sabbat. En guérissant l’homme à la main sèche, Jésus accomplit un travail. Or, il est interdit de travailler le jour du sabbat. Bien sûr, s’il y a un risque vital un jour de sabbat, il n’y a pas d’interdit qui tienne ; si c’est pour sauver une vie, on doit rompre le sabbat. Mais un jour de jeûne n’a jamais tué personne, et l’homme à la main sèche pouvait bien attendre un jour de plus. Jésus le sait parfaitement bien, et ses détracteurs aussi.
Alors pourquoi cette querelle ? Pourquoi cette réponse aussi cinglante de la part de Jésus ? « Vous n’avez même pas lu – vous n’avez même pas compris – vous ne vous êtes même pas donné la peine de comprendre ce que fit David… » Oui, David s’appropria des pains sacrés pour nourrir ses troupes : mais il y avait péril. Jésus le sait, et ses détracteurs aussi. Et pourquoi une proclamation si provocante, si blasphématoire : « Il est Seigneur – il est Dieu – du sabbat, le Fils de l’homme » ?
Et pourquoi finalement la fureur des scribes et des Pharisiens ? C’est trop peu de dire que les détracteurs de Jésus furent remplis de fureur. Leur fureur confine à la rage. Ce qu’ils ressentent est si violent que cela n’a même pas de nom. Ils en sont à se demander quoi faire à ce Jésus, pour qu’il cesse d’agir, et pour qu’il cesse de parler.
Nous pouvons, c’est certain, opposer scribes et Pharisiens à Jésus. Jésus du côté de la liberté, les autres de la captivité ; Jésus du côté de la vérité, les autres de l’hypocrisie ; Jésus du côté de la libération, les autres du côté de l’aliénation. Et nous pourrions multiplier les oppositions. Mais est-ce pertinent de procéder ainsi ? En multipliant les oppositions nous multiplions les caricatures. Et à trop insister sur des oppositions binaires l’on ne fait somme toute que reproduire ce qu’on prétend dénoncer. Non, Jésus n’est pas un champion de l’observance-anti-observance, ni sa doctrine un néo-pharisaïsme-anti-pharisien. Non, il n’est pas question d’observer ou de ne pas observer le sabbat ; nous dirons même que l’observance et l’inobservance – du sabbat ou de quoi que ce soit d’autre – sont parfaitement identiques au niveau de profondeur où Jésus invite à réfléchir. Quel niveau ? Celui où se séparent le bien-agir et le mal-agir, celui où se décide le sort d’une vie – non pas vivre ou mourir – mais sauver une vie – lui donner sens et autonomie – ou la perdre – la condamner à l’errance et à la dépendance. Mais qui pourra dire à coup sûr, au sujet d’un acte particulier, commis par soi-même, ou commis par un autre, que c’est bien-agir ou mal-agir ? Qui pourrait, qui osera dire de sang froid que tel ou tel acte, ou telle parole, sauve une vie pour toujours, ou la perd à jamais ? Ne nous y trompons pas, il y a des actes qui détruisent, et les auteurs de ces actes doivent être traqués et condamnés, mais la justice, qui est une nécessité de la vie en société, ne peut pas être absolument confondue avec le bien. Et nous avons appris de l’évangile – c’en est peut-être même le cœur – que même le pire ne signe pas la fin d’une existence, non parce que ce pire pourrait être un bien-agir, mais parce qu’aucun mal-agir ne vient à bout de l’espérance.
Et cela, les détracteurs de Jésus le comprennent, instantanément. Est-ce de nature à les mettre en fureur ? Oui, parce que c’est un système entier de représentation et de pouvoir – leur système – qui est mis en question ; parce qu’il y a quelque chose d’irréversible, de radical dans cette mise en question ; parce que celui qui vit dans cette mise en question vit – ne peut vivre que – par la foi ; parce que cette mise en question radicale de l’acte et de la parole renvoie l’être humain à sa petitesse et à sa faiblesse, à son incapacité à connaître ultimement le bien et le mal, et à les séparer ; parce que cette mise en question radicale est le nom même de Dieu. Oui, il y a là de quoi être en fureur lorsqu’on est un spécialiste ayant autorité sur les  Saintes Ecritures et sur le Saint Rituel. Mais il y a là aussi un chemin de conversion, un chemin de retour à Dieu.

Deuxième remarque Trois disciplines pour revenir à Dieu
Par retour à Dieu, nous pouvons entendre que certains se sont détournés de Dieu et qu’ils pourront revenir à Lui ; et nous pouvons aussi entendre que ceux qui ne l’ont jamais connu peuvent apprendre à la connaître.
C’est dans le chapitre que nous méditons ce matin que Jésus appelle ses disciples ; or, qui dit disciples dit aussi discipline, et pas seulement au singulier. Le texte nous en propose trois.
La première discipline (une discipline pour l’individu) est marquée par les Béatitudes (Heureux…) et par ces autres phrases qui commencent par « Malheureux… » et que nous appellerons les Tourmentitudes. En cours de chemin, se confondant avec lui, au gré des événements et des méditations, des succès et des échecs, de la chance et de la malchance, la discipline des Béatitudes et des Tourmentitudes vient, selon les moments, aiguillonner et adoucir. Elle apporte sa quantité de tourment lorsque le disciple s’installe dans un trop grand confort spirituel, et sa quantité de béatitude lorsque le disciple est à la peine. Tout comme les commandements, les Béatitudes et les Tourmentitudes constituent une espèce de bloc indivisible, portant du sens en lui-même, entretenant la réflexion et la méditation sur la vie et le temps, affirmant que si tout est grâce – et parce que tout est grâce – rien n’est jamais acquis, et que même ce qu’on a reçu un jour reste toujours objet de promesse.
La deuxième discipline (les disciples et le monde) vise à ce que la première ne soit pas érigée en une nouvelle barrière, une nouvelle clôture entre certains et tous les autres, entre les disciples de Jésus et le reste du monde. C’est que, si les disciples de Jésus se séparaient ici du reste du monde, alors leur Evangile serait vain et leur prédication vide. L’amour des ennemis, la prière pour ceux qui vous haïssent, prêter sans espoir de retour – donner, en somme – tout cela constitue une discipline pratique absolument vertigineuse, on pourrait dire la discipline extrême de la Passion, la seule peut-être qui soit susceptible de retourner un cœur. C’est la discipline du Christ lui-même, concrétisée par des actes de pure générosité, d’engagement sans limites, de pardon sans mesure. Cette discipline est proposée aux disciples comme ouverture au monde et service du monde.

La troisième discipline (apprenti pour toujours), à la fois individuelle et fraternelle, repose sur un unique énoncé : il n’y a qu’un seul maître dont tous les disciples ne sont que des apprentis. Le disciple est celui qui apprend, et qui, notamment, apprend à voir, à se voir, à voir même ce qui l’aveugle et à s’en débarrasser. La troisième discipline du disciple du Christ est un apprentissage de la lucidité, et tout particulièrement de la lucidité sur soi-même. Le chemin de la vie (que nous évoquions dans la première discipline), et le rapport avec le monde (deuxième discipline) sont de bonnes machines à éroder les illusions. Mais l’excellence en la matière revient au Christ en qui toutes les illusions ont été dissipées, celles sur l’homme, sur sa piété, et sur Dieu lui-même. 

Conclure De l’espérance pour tous
Comment allons-nous conclure ? Peut-on conclure s’agissant d’une personne, d’un disciple ? Comment peut-on conclure sur un acte ou sur une parole ? Est-ce bon, ou mauvais ? Cela fait-il vivre, ou mourir ? Cela indique-t-il un chemin, ou est-ce que cela égare ? Est-ce illusion ou vérité ?
Oui, une fois que les trois disciplines ont été mises en place, il faut revenir à des réflexions, des décisions, et des actes concrets – on n’a parfois que quelques secondes pour choisir… et il faut parfois bien du temps pour recueillir le fruit de ce qu’on aura dit et fait. C’est ainsi, et même, parfois, c’est pire, puisqu’on ne sait absolument pas ce qui en sera advenu. Et que l’arbre soit sain ou bien qu’il soit pourri, il n’est qu’un arbre qui porte le fruit qu’il porte. Un arbre peut-il guérir ? Nous sommes ici aux limites d’une métaphore. Et cette limite confine au pessimisme : car l’enseignement du Christ est ici affirmatif : on ne cueillera jamais de figues sur un buisson d’épines, ni de raisin sur des ronces. Est-ce une condamnation sans appel que Jésus adresse à ses détracteurs ? L’homme mauvais sera-t-il pour toujours mauvais ?
Les hommes ne sont pas des arbres ; les humains ne sont pas réductibles à leurs actes passés. Et les trois disciplines que Jésus propose sont de nature à accompagner le changement des cœurs.
En somme, il y a de l’espérance pour tous, donc aussi pour nous. Amen