lundi 30 octobre 2017

Un demi millénaire pour presque rien

Place des Quatre-Piliers
Les quatre piliers du protestantisme sont… Je vous laisse compléter. Vous pourrez, à votre guise, parler latin ou français, proposer ceci ou cela, les solus et les sola de la Réforme, qui sont trois, quatre ou cinq, c’est selon les auteurs et les avis. En menant une petite recherche en ligne, vous pourrez même constater que plus les auteurs sont autoproclamés et plus les avis sont péremptoires. Vous pouvez par exemple affirmer que ces quatre piliers sont le baptême à l’âge adulte, l’autorité de la Bible, le baptême du Saint Esprit, et… j’oublie le quatrième.
C’est avec une certitude absolue que la phrase a été dite, devant moi et devant une cinquantaine d’autres personnes, membres de diverses Eglises se réclamant du protestantisme, et membres de l’Eglise catholique romaine. On peut évidemment mettre en avant des piliers différents. Et ne pouvoir, au mieux, finalement, que constater le désaccord.

Quelle est la perspective ouverte par de telles affirmations ? D’un point de vue individuel, souvent, c’est la perspective d’une certitude absolue. Et d’un point de vue collectif, la perspective d’une communauté bien homogène. Ces affirmations sont, ce me semble, des principes de certitude. Qu’allons-nous faire de tels principes de certitude ? Délimiter le champ d’une Eglise, ou, plus sûrement même, le champ de l’Eglise, de l’Eglise une ? Et qu’en sera-t-il des autres, ceux qui n’ont pas les mêmes piliers, ou les mêmes pratiques ?
Il faut se souvenir que le XVIe siècle a allumé des bûchers, des bûchers catholiques sans doute pour brûler entre autres des hérétiques protestants, mais aussi des bûchers protestants pour brûler d’autres hérétiques protestants… celui de l’antitrinitaire Servet (1553) est l’un des plus connus. Mais celui de l’anabaptiste Manz l’est insuffisamment. En 1526, le Conseil de la ville de Zürich avait prit un arrêt condamnant à la mort par noyade quiconque baptiserait des adultes ; ce type d’exécution était réservé aux femmes infidèles ou coupables d’avortement, aux infanticides et aux parricides. Manz fut exécuté en janvier 1527.
Oublier, jamais !

Le Réformateur de Zürich, Zwingli, était célébré – et il peut bien l’être toujours – pour son souci de bien comprendre et de bien mettre en œuvre les enseignements de la Bible… Alors, pourquoi, à Zürich, s’en est-on ainsi pris aux anabaptistes qui, dira-t-on, comprenaient bien l’enseignement de la Bible sur le baptême et le mettaient fidèlement en œuvre ? On pourra dire que le Conseil de la ville de Zürich et Zwingli, ça fait deux. Mais on n’a pas le souvenir que, pour défendre Manz, Zwingli ait posé sa tête sur le billot… Pourquoi ? Je laisse cette question en suspens, ou plutôt je laisse le lecteur essayer de penser aux siècles passés et à ces piliers du protestantisme dont il se réclame éventuellement. Je laisse le lecteur imaginer que, peut-être, il y avait d’autres piliers du protestantisme que celui que l’anabaptiste Manz a défendu au péril de sa vie. Je laisse le lecteur imaginer que c’est au titre d’un de ces autres piliers du protestantisme qu’on l’a mis à mort ; et comme le lecteur va consentir à cet effort d’imagination, je lui laisse le soin, Bible en main, d’imaginer lequel, s’il veut bien relire Romains 13...
Que le lecteur pense aussi qu’il fut un temps où la distinction entre "une doctrine" et "l’homme qui professe cette doctrine" n’allait pas de soi, même pour Calvin qui pourtant avait, timidement mais sûrement, opéré une distinction entre les "signes" et "les choses figurées", en 1549, mais ne sut pas empêcher qu’on brûle Servet en 1553…
Oublier, jamais !
Certains baptisent des enfants, contrairement à ce qui est un pilier du protestantisme. Allons-nous donc nous entretuer au motif que les doctrines et les usages relatifs au baptême diffèrent entre nous ? Nous aurions à en rendre compte devant la justice des hommes. J’ose espérer que ça n’est pas la crainte de la justice des hommes qui nous empêche de nous entretuer, mais un sentiment plus beau, plus profond, qui ne serait pas étranger à ce que nous prétendons professer, qui est rapporté à l’Evangile, au Christ Jésus et que, sans doute – peut-être malgré nous – nous professons.
Il est assez désespérant d’entendre des gens qui s’entendent, et plutôt bien, sur le fait que c’est bien par pure grâce que Dieu les sauve, par le moyen de la foi, des gens qui affirment que tous ont reçu le Saint Esprit même s’il ne se manifeste pas identiquement dans toutes les Eglises, s’affronter sans grande courtoisie sur le sujet du baptême : quand, comment, qui, par qui, à quel âge – surtout à quel âge… et le faire évidemment Bible en main et en affirmant que leur lecture n’est pas une lecture mais « ce que la Bible enseigne ».
A quoi bon parler du Saint Esprit qui souffle où il veut si l’on entend en même temps s’en tenir à « ce que la Bible enseigne » ? Cela m’attriste et surtout ce qui m’attriste est d’avoir succombé à cette tentation, à l’orgueil en somme, en ayant quasiment aussi affirmé que ma lecture, celle de mon Eglise, a quelque valeur. D’y avoir seulement pensé serait déjà de trop. Je me suis senti défenseur de la tradition et de la pratique de mon Eglise, que j’ai pour ainsi dire défendues comme justes. Ai-je raison, ont-ils tort ?

J’ai à me repentir de cela, ce qui sans doute siéra à ceux qui affirment que le fin mot de l’Evangile est le "repentir". Je leur suggérerai que le fin mot de l’évangile est peut-être "grâce", et que le propre d’une théologie de la grâce, s’il s’agit bien de la grâce divine, est qu’elle ne peut jamais être certaine d’elle-même : elle ne peut compter, justement, que sur la grâce. Je leur suggérerai aussi de lire quelques-unes des 95 thèses de Martin Luther et de bien vouloir prendre en considération que la volonté de notre Seigneur est la vie entière du croyant soit pénitence, ou repentir (thèse 1, citation commentée de Matthieu 4,17) ou encore que nul ne peut être certain de la vérité de sa contrition, ou de son repentir (thèse 30), et que nul conséquemment ne peut être certain de l’entière rémission.
S’agissant du baptême, pourquoi s’affronte-t-on ? Sans doute, l’ancienne notion de substance étant tombée en désuétude, la question du "ceci est mon corps" et de la présence réelle est-elle tombée en désuétude avec elle, ainsi que la doctrine de la Trinité. Qu’est-ce désormais que la substance ? C’est, d’un point de vue pratique, ce dont on est incapable de rendre compte en raison, mais que tout un chacun cependant doit reconnaître comme sacré et respecter. La substance est sacrée. S’en prendre à la substance comporte un risque létal. Le baptême est aujourd’hui pour certains le dernier reste de la substance. Et c’est pour cette raison qu’on s’entretue encore aujourd’hui à son sujet. Le reste de la substance, c’est en somme une certaine trop haute idée de Dieu qui est une trop haute idée de soi, idée de soi ornée d’une couronne de mépris.
En fait, par chez nous, on ne s’entretue pas. Mais c’est peut être moins aux Réformateurs qu’aux Humanistes, et peut-être moins à eux tous qu’aux Lumières que nous devons de ne plus nous entretuer. C’est à eux que nous devons l’inscription d’une liberté de religion dans un droit constitutionnel. C’est à eux que nous devons l’émergence d’un Etat séparé de la religion. 

Pour ma part, si c’est à nourrir ce reste que la Bible sert, je préférerais me passer de la Bible. Je préférerais n’en retenir que cette polarité de la foi et des œuvres, si magnifiquement énoncée par Bonhoeffer : « Celui qui attend de la preuve scripturaire la justification du chemin dans lequel il a marché ou marchera, veut faire son salut par ses œuvres plutôt que de vivre dans la foi. » En osant citer ce texte qui fut produit dans des circonstances dramatiques, je n’entends pas me donner raison, ce serait faire insulte à celui qui l’a écrit, à Celui dont je crois qu’il l’a inspiré, et me contredire très profondément. Si c’est bien par grâce que je crois être sauvé et on a lu ci-dessus sauvé de quoi, rien ne peut, rien ne doit me faire grâce de la foi, me dispenser de croire et de croire seulement. Je crois donc, certes, mais jusqu’à ma croyance doit être crucifiée avec Christ de sorte que je ne compte que sur Dieu seul pour, s’il Lui plaît, ressusciter avec Christ. Je ne sais rien de plus ni ne veut rien savoir de plus.

Est-ce que le baptême est un pilier du protestantisme ? Est-ce que ce que j’affirme est un pilier du protestantisme ? Cela m’est au fond bien égal que ce soit un pilier, un clou, une épingle, une casserole ou un couteau à fromage. Ni le baptême, ni rien d’autre. Je ne voudrais pas que cela soit un instrument de violence ou de domination. Que ce ne soit pas un principe affirmatif dans lequel l’homme trouve sa gloire, la gloire de s’en tenir à « ce que la Bible enseigne », mais que tout pilier soit plutôt un principe d’incertitude, de modestie, un principe de douceur et peut-être même d’effacement.

samedi 21 octobre 2017

L'appel du Dieu des vivants (Matthieu 22,23-32)

...ils disent qu'il n'y a pas de résurrection
Matthieu 22
23 Ce jour-là, des Sadducéens s'approchèrent de lui. Les Sadducéens disent qu'il n'y a pas de résurrection. Ils lui posèrent cette question:
24 «Maître, Moïse a dit: Si quelqu'un meurt sans avoir d'enfants, son frère épousera la veuve, pour donner une descendance à son frère.
25 Or il y avait chez nous sept frères. Le premier, qui était marié, mourut; et comme il n'avait pas de descendance, il laissa sa femme à son frère;
26 de même le deuxième, le troisième, et ainsi jusqu'au septième.
27 Finalement, après eux tous, la femme mourut.
28 Eh bien! À la résurrection, duquel des sept sera-t-elle la femme, puisque tous l'ont eue pour femme?»
29 Jésus leur répondit: «Vous êtes dans l'erreur, parce que vous ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu.
30 À la résurrection, en effet, on ne prend ni femme ni mari; mais on est comme des anges dans le ciel.
31 Et pour ce qui est de la résurrection des morts, n'avez-vous pas lu la parole que Dieu vous a dite:

32 Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob? Il n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants.»
Prédication :
            Cela fait plusieurs semaines, en fait, plus d’un mois, que nous méditons, l’un après l’autre, ces textes d’une violente polémique qui, dans l’évangile de Matthieu, oppose Jésus et les hauts dignitaires du Temple de Jérusalem. Maison de prière pour toutes les nations, telle était l’espérance des anciens prophètes, caverne de voleurs, accuse Jésus. De fait, le Temple est un lieu où l’on trafique la monnaie et qui est contrôlé par des castes privilégiées, héréditaires, et riches, compromises avec l’occupant romain. Ces maîtres du Temple sont prêts à insinuer, à comploter, et même à tuer… Le Temple, idéalement lieu de culte et de paix, est un enjeu de pouvoir, un instrument de domination et d’oppression. 


Le petit fragment que nous avons lu n’a pas pour seul enjeu la question de la résurrection. Pour fixer cet enjeu, je vous propose de lire quelques autres versets qui encadrent très précisément notre texte. « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22,21) – juste avant – et – juste après – « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout con cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est la le premier commandement. Un second lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes. » (Matthieu 22,37-40). Dieu et César, et donc politique et religion d’une part, le prochain et moi d’autre part. L’enjeu de l’affaire est tout à la fois théologique, politique et éthique.
Nous n’allons pas tout développer… nous reprenons la question de la résurrection.

Premièrement, la loi juive prévoyait que si un homme mourrait sans descendance et en laissant une veuve, le frère de cet homme prenne la veuve pour femme, et donne une descendance à son frère. Ne mêlez pas les sentiments à cela. Dites-vous plutôt que la lignée masculine est d’une importance capitale dans cette culture ; dites-vous aussi que, d’un point de vue social, cette loi donne aux veuves sans enfant une certaine sécurité. Il n’y a pas de commentaire à faire là-dessus dans le cadre de notre méditation.
Deuxièmement, dans cette même culture, dans cette religion, on croit – ou du moins certains croient – qu’après la mort – lorsqu’on aura fini d’être mort, on ressuscite pour vivre éternellement. Peut-être cette croyance est-elle une illusion, peut-être apporte-t-elle aux endeuillés une certaine consolation. C’est juste une croyance. L’inverse de cette croyance – il n’y a pas de résurrection – est aussi une croyance. Nous ne voulons pas commenter en tant que telles ces deux croyances. Nous ne pensons pas que toutes les croyances se valent, mais aujourd’hui, au lieu de les discuter, nous préférons nous intéresser à l’usage qui en est fait. D’ailleurs Jésus lui-même ne commente pas en tant que telle la croyance de ses détracteurs. Il leur oppose la sienne, tout simplement : la résurrection en laquelle Jésus croit suspend les nécessités juridiques palliant la cruauté de la vie : on ne se marie pas, on ne se fait pas épouser, inutile d’assurer ses vieux jours et la pérennité de son nom, inutile de procréer, lorsqu’on est comme des anges, c'est-à-dire que la plénitude de la vie est assurée pour toujours par la plénitude de la présence de Dieu… Jésus ne conteste pas qu’il y ait une résurrection. Il conteste seulement, violemment, l’usage qui est fait de la croyance.
La question qui lui est posée est la suivante : la loi étant ce qu’elle est, après ses sept mariages, ses sept veuvages, et la résurrection, cette pauvre femme, sept fois de suite incapable de perpétuer un nom, sept fois marquée par la honte de sa stérilité, coupable de la disparition d’une famille entière, de qui sera-t-elle la femme ? A cette question, Jésus répond en substance par une autre question : pourquoi l’ordre présent des choses et de la loi devrait-il être reconduit pour l’éternité ? Comment Jésus lui-même imagine la résurrection n’a finalement qu’une importance très secondaire ici, on pourrait même objecter à Jésus lui-même que sa vision de la résurrection est juste lénifiante… Ce qui est important, c’est qu’il s’oppose frontalement à l’idée que l’ordre présent, ordinaire et malheureux des choses devrait être reconduit pour l’éternité. La parole de Jésus est en fait une mise en accusation. Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants, dit-il, ce qui revient à dire à ses détracteurs que leur manière d’envisager la Loi, le Temple, le culte et Dieu est malsaine, voire morbide...
Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. Quel Dieu et de quels vivants ? Rappel des Ecritures : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob. ». Dans les Ecritures, ce rappel est adressé à Moïse. Ce rappel n’est pas seulement un rappel, il est aussi un appel, un appel personnel, personnellement adressé à Moïse, et qui fonde à la fois sa mission et sa responsabilité. Et quel est l’objet de cet appel ? Moïse a été appelé pour libérer Israël d’Egypte, pour le conduire, dans la mémoire de la libération, à travers le désert, jusqu’à la Terre Promise, et pour le préparer à la compréhension et à la réception de la Loi. L’objet de cet appel personnel est triple : la mémoire, la libération, et les commandements, commandements qui portent sur la manière de célébrer Dieu et sur la manière de vivre en société.
La mémoire, la libération et les commandements. Un triple objet pour un unique appel. Oublier un ou deux de ces objets au profit du troisième, c’est oublier l’appel tout entier. Quel est l’objet que les détracteurs de Jésus ont oublié ?
La mémoire ? Ils sont champions de ça… ils se savent fils de… héritiers légitimes d’une élection, d’une dignité, de privilèges et de fortunes qui remontent à des temps immémoriaux.
Les commandements ? Ils les connaissent par cœur, et se posent même en garants de leur juste et sainte exécution, au moins pour ce qui concerne le culte, mais aussi pour ce qui concerne le petit monde privilégié et clos dans lequel ils sont installés.
La libération ? Ils ont oublié que l’Egypte n’était pas seulement le lieu d’un esclavage historique particulier, mais le nom générique de tous les esclavages, de toutes les dominations auxquelles les humains sont soumis ou se soumettent, y compris l’esclavage du Temple dont ils sont les dignitaires jaloux, jaloux et donc captifs de leur jalousie… Captifs de leur jalousie parce que n’ayant pas personnellement répondu à l’appel. Cherchant à défendre leur statut, à préserver leur pouvoir, à entretenir leur influence, ils sont incapables de répondre à leur vocation libératrice qui commence par une libération personnelle, un saut de la foi, un engagement à être et à demeurer libre. De cet oubli de la libération il vient que tout le reste est corrompu, leur culte à Dieu, la mémoire de leurs Pères et leur vie en société. De cela vient qu’ils errent – vous êtes dans l’erreur, mieux vaudrait dire dans l’errance – et de cela vient aussi qu’ils font errer leurs semblables, leur dit Jésus. Tout cela, en peu de mots, c’est ce dont Jésus prend la liberté de les accuser. Liberté qui correspond à son engagement, engagement qu’il payera de sa vie. Mais Jésus, lui, a répondu, répond et répondra à l’appel.

L’appel est et demeure le même : mémoire, libération, commandements. C’est le même appel qu’ont entendu et auquel ont pleinement répondu les grands témoins du Dieu des vivants et du Christ Jésus Ressuscité. Martin Luther King. Dietrich Bonhoeffer. Ulrich Zwingli. Jan Hus. Engelbert Mveng. Oscar Romero. Jerzy Popiełuszko… morts de mort violente, renvoyés brutalement à Dieu par des mains humaines. Mais la mort violente n’est pas toujours au bout d’un plein engagement. Martin Luther est mort dans son lit… Jean Calvin aussi. Sébastien Castellion aussi, mais lui dans une misère noire. 

Voici que nous avons prononcé quelques très grands noms. L’appel est toujours le même : mémoire, libération et commandements. Quelle est notre réponse ? Que sont, et que seront nos engagements ? Dieu le sait. Nous retiendrons que notre piété ne vaut pas grand chose si elle n’est pas au service du prochain, que les grands idéaux sont sans valeur s’ils ne sont pas au service de la société civile. Il faut toujours rendre à César ce qui est à César ET, en même temps, rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Il faut toujours aimer Dieu ET, en même temps, aimer son prochain. Personne ne dit que cela doit être simple, mais tel est l’appel. Qu’un oui sans réserve soit notre réponse.
Nous fêtons le 500ème anniversaire de la Réforme. Bien du chemin a été parcouru. Bien du chemin reste à parcourir.
Que notre Dieu soit le Dieu des vivants. Et qu’il nous soit en aide. Amen

dimanche 15 octobre 2017

Jésus, le Royaume des cieux (Matthieu 22,1-14)

Nous poursuivons notre traversée de ces textes de haute polémique qui opposent, sur le parvis de Temple de Jérusalem, Jésus et les hauts dignitaires du lieu. Comment cette polémique va tourner, nous le savons.
Charlie Hebdo, 7 janvier 2015
Matthieu 22
1 Et Jésus se remit à leur parler en paraboles:
2 «Il en va du Royaume des cieux comme d'un roi qui fit un festin de noces pour son fils.
3 Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités. Mais eux ne voulaient pas venir.
4 Il envoya encore d'autres serviteurs chargés de dire aux invités: ‹Voici, j'ai apprêté mon banquet; mes taureaux et mes bêtes grasses sont égorgés, tout est prêt, venez aux noces.›
5 Mais eux, sans en tenir compte, s'en allèrent, l'un à son champ, l'autre à son commerce;
6 les autres, saisissant les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent.
7 Le roi se mit en colère; il envoya ses troupes, fit périr ces assassins et incendia leur ville.
8 Alors il dit à ses serviteurs: ‹La noce est prête, mais les invités n'en étaient pas dignes.
9 Allez donc aux places d'où partent les chemins et convoquez à la noce tous ceux que vous trouverez.›
10 Ces serviteurs s'en allèrent par les chemins et rassemblèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, mauvais et bons. Et la salle de noce fut remplie de convives.
11 Entré pour regarder les convives, le roi aperçut là un homme qui ne portait pas de vêtement de noce.
12 ‹Mon ami, lui dit-il, comment es-tu entré ici sans avoir de vêtement de noce?› Celui-ci resta muet.
13 Alors le roi dit aux servants: ‹Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors: là seront les pleurs et les grincements de dents.›

14 Certes, la multitude est appelée, mais peu sont élus.»

Préambule : c'est du grec : πολλοὶ κλητοί, ὀλίγοι ἐκλεκτοί, dites "polloï klètoï oligoï écléctoï" Matthieu 22,14, vous venez de le lire. Goûtez et appréciez la musicalité de ces quatre mots, goûtez comment ils claquent dans votre bouche. Toutes les traductions que j'ai consultées rendent par "beaucoup d'appelés, peu d'élus", ou une formulation approchante, ayant toujours le même sens. Alors, qui est élu, dans cette parabole ? Celui qu'on lie et qu'on jette dehors ? 
Prédication :
            Pour commencer cette prédication, lisons deux autres versets, toujours de l’évangile de Matthieu. « En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée: “Convertissez-vous: le Royaume des cieux s'est approché!” » (Matthieu 3,1-2).
            Mais, le Royaume des cieux, qu’est-ce que c’est ? Est-ce le moment ultime de la fin l’histoire où tout acte trouvera enfin sa juste rétribution ?  Ou bien une réparation définitive de tous les maux dont l’humanité souffre ? Ou bien encore un lieu où des gens, bons ou mauvais, vivront une fête sans fin ? Aucune de ces choses-là ne peut véritablement s’approcher d’elle-même. Aussi sommes-nous invités à penser que le Royaume des cieux qui s’est approché, et qui ne sera jamais aussi proche d’ailleurs qu’il ne l’est au moment où parle Jean le Baptiste, n’est pas un lieu, n’est pas un moment, n’est pas quelque chose dont on peut parler. Le Royaume des cieux, c’est quelqu’un. Si l’on veut comprendre quelque chose du Royaume des cieux, il faut identifier ce quelqu’un, écouter ce qu’il enseigne, et regarder comment il vit. Et puisque nous pensons que ce quelqu’un dont parle Jean le Baptiste, c’est Jésus, il nous faut relire les évangiles.
            Dans l’évangile de Matthieu, nous nous rappelons qu’il y a, de la bouche de Jésus, de nombreuses paraboles qui qualifient le Royaume des cieux. Si Jésus est lui-même le Royaume des cieux qui s’est approché, lorsque Jésus parle du Royaume des cieux, c’est de lui-même qu’il parle. Nous pourrions relire, une à une, les paraboles en question et méditer cette idée. Nous n’aurions d’ailleurs pas trop de peine à la valider, lorsqu’il s’agit de trouver des perles de grand prix, de semer, de trouver des trésors… (Matthieu 13). Lorsque les ouvriers de la onzième heure sont rétribués douze fois mieux que ceux que la première heure, nous identifions encore dans ce généreux employeur le Royaume des cieux (Matthieu 20). Mais lorsqu’il s’agit de paraboles avec violence, exclusion et massacre, comme celle que nous venons de lire, nous ne nous y retrouvons plus.

            Comment pourrait-on dire de cette horrible histoire de noce qu’elle est une parabole du Royaume des cieux ? Même sa finale ‘beaucoup d’appelés et peu d’élus’ ne tient pas : comment pourra-t-on considérer comme élus tous ces gens qui n’ont effectivement aucunement mérité d’aller à cette noce puisqu’ils n’étaient pas du tout invités au début, mais qui ont mérité tout de même d’y rester parce qu’ils avaient revêtu la tenue réglementaire ? Ça ne tient pas. Pour insister sur le fait que ça ne tient pas, je partage avec vous une note de bas de page d’une Bible : « Plutôt qu’une allusion aux Juifs d’abord invités au salut, mais maintenant exclus par leur refus du Christ, ce verset énigmatique est peut-être dirigé contre ceux qui abusent de l’invitation gratuite de Dieu et sont finalement rejetés hors du Royaume » (TOB 1975 et 2010, note sur le v.14). Faut-il comprendre ici qu’il y aurait des conditions d’admissibilité dans le Royaume, que la grâce d’y être admis pourrait être annulée si l’on ne respecte pas un code, ou si l’on n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi on ne le respecte pas, c'est-à-dire si l’on n’est pas en mesure de se justifier soi-même ? Nous ne croyons rien de tout cela, et surtout surtout pas que les Juifs ont été exclus du salut !
Toute explication de cette parabole qui envisage le Royaume des cieux comme un lieu présent ou futur qu’il s’agirait d’atteindre et où se régleraient des comptes aboutira à des contradictions ruineuses. Et c’est exactement l’effet recherché par Jésus. Alors, que faire ?

            Nous avons affirmé que le Royaume des cieux n’est pas un moment ou un lieu, mais quelqu’un. Dans cette parabole, qui est-ce ? Si l’on exclut ceux qui sont en groupe, c'est-à-dire les premiers invités, les seconds invités, les esclaves du roi et les mercenaires du roi, il reste le roi lui-même et l’homme muet qui ne porte pas la robe de noce.
... il en vit un qui ne portait pas la robe de noce
Que dire du roi ? Depuis le début, son invitation n’était pas une invitation, mais une convocation, un oukase. Les premiers envoyés de ce roi n’étaient pas des serviteurs, mais de vulgaires esclaves, quantité négligeable dont la disparition sert de prétexte à un massacre : les seconds envoyés de ce roi étaient des mercenaires. Les invités en second sont embarqués au hasard des rues et, tout embarqués qu’ils sont, ils ont en plus obligation de venir en tenue réglementaire. Peut-on parler d’invités ? Ni le déroulement de l’affaire ni le vocabulaire grec ne permettent de parler d’invitation. Une véritable invitation n’oblige jamais personne. Alors n’identifions pas ce roi vindicatif et sanguinaire à IHVH-l’Eternel, ni ces noces de violence, de sang au Royaume des cieux.
            Il nous reste l’homme muet à la tenue non réglementaire. Il nous faut prendre cet homme exactement tel qu’il est, bon ou mauvais n’est pas la question, provocateur ou homme simple non plus. Il n’est pas conforme et il reste silencieux. Exactement comme Jésus restera silencieux devant ses accusateurs. Lui seul peut se réclamer du Royaume des cieux : cet homme ! Cet homme dont la particularité et le silence sont signes d’un état qui dit la vérité sur ce roi et sur cette noce. Seul cet homme, disons-nous, pourrait se réclamer du Royaume des cieux. Pourtant, il ne réclame rien. La singularité absolue ne réclame aucune reconnaissance. Et le véritable engagement pour le Royaume des cieux et dans le Royaume des cieux n’exige aucune rétribution. L’homme ne dit rien. Il est lié et jeté dehors.
Après cette exclusion brutale et le court instant de sidération qui s’ensuit, la fête bat son plein, avec même un petit surcroît d’excitation.

Qu’est-ce donc que le Royaume des cieux d’après cette parabole ? Le Royaume des cieux est un homme, un être humain dont l’engagement est un engagement concret et total de soi, dans une situation réelle, engagement risqué, qui ne fait violence à personne, et qui est pur de toute idée de reconnaissance ou de rétribution.
Qui donc, dans l’évangile de Matthieu, aura incarné le Royaume des cieux ? Jésus de Nazareth… Et qui d’autre ? Suivent, de loin, le pieux et obéissant Joseph, Jean le Baptiste, une femme Cananéenne (Matthieu 15), un centurion romain et quelques disciples, de loin, de très loin.

Beaucoup d’appelés et peu d’élus ? C’est une mauvaise traduction. Tous sont appelés, et peu répondent à un appel aussi engageant. Pourtant l’appel est le même pour tous, toujours. Puissions-nous répondre, un peu, au moins un peu et suivre le Christ, même de loin.

Que Dieu nous soit en aide. Amen

dimanche 8 octobre 2017

La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs (Matthieu 21,33-46)

Berlin, 8 mai 1945. Ce dont je voudrais parler... En 2007, paraissait un ouvrage intitulé La grâce seule. Parmi les épisodes évoqués, la rencontre d'un homme et d'une femme, dans un Berlin en ruines et tout à reconstruire. Peut-être que ces grands textes bien difficiles que nous méditons depuis quelques semaines - et de plus difficiles encore restent à venir - ne parlent de rien d'autre que de cela : des ruines, et des vies à reconstruire. Je pense à Berlin, mais aussi à Raqqa, ou à Las Vegas. Et je me demande, passé un certain niveau d'horreur ou d'abjection, ce qui peut encore être reconstruit. "Il fera périr misérablement ces misérables", disent les interlocuteurs de Jésus. Mais pour les autres, ceux qui ont été meurtris, que fera-t-il ? Il me faudrait publier un autre texte, dans le même univers que La grâce seule, et qui serait intitulé La foi seule, dans lequel des gens éprouvés se reconstruisent, accompagnés par...
Matthieu 21
33 «Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs; l'un, ils le rouèrent de coups; un autre, ils le tuèrent; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les premiers; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: ‹Ils respecteront mon fils.›
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux: ‹C'est l'héritier. Venez! Tuons-le et emparons-nous de l'héritage.›
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là?»
41 Ils lui répondirent: «Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d'autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu.»
42 Jésus leur dit: «N'avez-vous jamais lu dans les Écritures: La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire; c'est là l'œuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux.
43 Aussi je vous le déclare: le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits.
44 Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle le pulvérisera.»
45 En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c'était d'eux qu'il parlait.
46 Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur des foules, car elles le tenaient pour un prophète.


Prédication : 
            Les grands prêtres et les Pharisiens comprirent donc que c’était d’eux que Jésus parlait. Soit. Mais, s’agissant de la pierre, de la pierre rejetée, de la pierre qui brise et qui pulvérise, de qui Jésus parlait-il ? De lui-même ? C’est une lecture possible, et c’est même la première dont je me souvienne. Le premier pasteur que j’ai entendu prêcher là-dessus était catégorique. Alors ça donnait ceci : celui qui tombera sur Jésus sera brisé, et celui sur qui Jésus tombera sera pulvérisé. De quoi à vrai dire inquiéter les auditeurs ; inquiet, et jeune auditeur, je fus. Inquiet, je demeure parfois.
Pourtant, les grands prêtres et les Pharisiens n’ont été ni brisés ni pulvérisés par Jésus. C’est même plutôt le contraire qui s’est passé : c’est Jésus qui est mort et eux qui sont restés en vie. Et même si l’on prend en considération la résurrection, Jésus ressuscité ne s’est plus du tout intéressé à ceux qui avaient été ses détracteurs. Alors on peut bien dire que Jésus est cette pierre, mais le texte lui-même ne permet pas vraiment de le soutenir.
           
            Quelle est donc cette pierre que les bâtisseurs ont rejetée et sur laquelle pourtant tout l’édifice s’est trouvé posé et qui en plus, brise celui qui trébuche sur elle et pulvérise celui sur qui elle tombe ?
            Il nous faut chercher quelque chose que les détracteurs de Jésus, ces gens massivement voire exclusivement attachés au Temple de Jérusalem, ont rejeté, ou plutôt – traduction – ont sous-estimé, voire même déclaré sans valeur et qui, pourtant s’est trouvé devenir – ou redevenir – ou toujours avoir déjà été – l’unique point d’appui essentiel.
            De quoi s’agit-il ?

            Considérons le lieu où se passe tout ce grand épisode polémique que nous méditons depuis quelques semaines. C’est le Temple de Jérusalem. Les détracteurs de Jésus – que Matthieu appelle ici Pharisiens et grands prêtres – semblent bien être des gens très exclusivement attachés au Temple. Très exclusivement, cela va signifier que, pour eux, le service de Dieu ne peut être rendu qu’au Temple, selon le rituel du Temple, jamais autrement, et nulle part ailleurs. Pourquoi pas, dirons-nous. Mais trois remarques s’imposent. (1) Même au temps de Jésus où le Temple occupait effectivement une place capitale dans la piété des Juifs, la dévotion à Dieu prenait déjà d’autres formes, la structure synagogale, un peu congrégationaliste, était déjà un peu en place, tant en Palestine qu’en diaspora. Il y avait dans tout l’Empire romain – tout autour de la Méditerranée – dans l’Empire parthe – loin à l’est de Babylone et sur les rives du golfe persique –  et très loin au sud dans la vallée du Nil et jusqu’en Ethiopie, des Juifs et des convertis au judaïsme qui vivaient en communautés disséminées, loin du Temple, autrement qu’au Temple, et sans le Temple. (2) Lorsque les légions de Vespasien, puis celle de Titus, ont ravagé la Palestine, puis Jérusalem, puis le Temple (70 ap. J.C.), le rituel du Temple a cessé pour toujours, et les partis religieux exclusivement attachés au Temple ont disparu, sans postérité. Leur judaïsme a disparu avec eux, corps et biens. (3) Ceux qui ont survécu à la catastrophe avaient – pour ce que nous savons – renoncé au Temple avant que celui-ci ne fût perdu. Disons plutôt qu’ils avaient renoncé à la prééminence et à l’exclusivité du Temple. Leur piété était soutenue par quelque chose qui a manifestement fait défaut à ceux qui étaient exclusivement attachés au Temple.
            Il me semble que c’est ce dont Jésus parle. C’est ce que nous cherchons à appréhender.


            Dieu – IHVH – l’Eternel – celui dont le nom est imprononçable et ne doit pas être prononcé… a-t-il besoin d’un Temple ? C’est dans le second livre de Samuel (chapitres 7 & 8) que cette question est posée. La manière de la poser est fort intéressante. Le roi David, à qui tout a réussi et qui jusque là est béni de Dieu, s’avise soudain que lui, David, habite à Jérusalem dans une maison de cèdre – superlatif du luxe pour l’époque – alors que son Dieu, qui l’a sorti de l’insignifiance et l’a béni au-delà de toute mesure, habite sous une tente. David donc se propose de bien loger son Dieu… et Dieu, par la bouche du prophète Nathan, va répondre en substance par une question du genre « lequel, de toi ou de moi, est celui qui a fait, ou créé, l’autre ? » Le Dieu au nom imprononçable, le Dieu insaisissable, libre, souverain, créateur… n’a pas besoin d’une maison pour être ce qu’il est ; cela n’empêche nullement qu’on lui en construise une, mais avec la réserve – essentielle – que ceux qui construisent cette maison, et plus tard ceux qui la géreront, ne confondent pas la maison de Dieu avec Dieu, sous réserve qu’ils ne se figurent pas que Dieu est là dans la maison qu’ils gèrent et nulle part ailleurs, ou encore que Dieu y a besoin de leurs services.
            Le risque de confusion est là, toujours… dès que Dieu prend une forme humaine – celle du Temple, celle de l’Arche d’alliance, celle même de la Bible, celle du Christ Jésus, celle du culte… il y a risque de confondre ce dont on parle et la manière dont on en parle, risque de s’attacher plus à la manière dont on parle de Dieu qu’à Dieu lui-même.
            Dès que Dieu prend forme humaine, c'est-à-dire dès qu’on en parle, le risque de confusion est là : l’homme se prend pour Dieu… c’est d’ailleurs la tentation, la seule véritable tentation qui fait l’objet de la 6ème demande du Notre Père : « …et ne nous soumets pas à la tentation… ».


            Quelle est avec cela la pierre que, dans leur folie, les bâtisseurs ont rejetée et négligée, et qui est pourtant celle sur laquelle tout vient s’appuyer, et sans laquelle rien ne tient et tout se corrompt ? Revenons à la question que Dieu, par la bouche du prophète Nathan, a posée un jour à David « lequel, de toi ou de moi, est celui qui a fait, ou créé, l’autre ? » Vous n’allez pas vous tromper de réponse. Et même s’il vous prend l’envie de dire que Dieu est toujours une invention de l’homme, il n’en restera pas moins que la foi en Dieu – en ce Dieu-là au nom imprononçable – est sentiment de dépendance absolue et de reconnaissance éperdue, qui commande un engagement gracieux de toute la personne. La pierre que les bâtisseurs ont rejetée, qui fait horreur et qui fera défaut aux dignitaires du Temple, sans laquelle toute mention de Dieu est au mieux un non-sens et au pire une imposture, la pierre d’angle, c’est la foi.

            Celui qui tombera sur la foi sera brisé. Entendons là que rencontrer – par la lecture, ou dans la vie – quelqu’un qui croit est une expérience qui brise les cadres habituels de pensée qu’on a. Les disciples de Jésus sont tombés sur la foi, les grands dignitaires du Temple aussi. Ils ont été brisés, mais tous n’ont pas donné la même suite à cet événement. Pour les grands dignitaires du Temple, il s’en est suivi un déchaînement de haine. Pour les disciples de Jésus, cela a été le commencement d’une autre vie.
            Celui sur qui la foi tombera sera pulvérisé. Menace ? Non. Mais cela signale que la foi fait parfois irruption dans une vie et qu’elle ne laisse rien en état. Tout est pulvérisé, tout est à reconstruire… c’est ce qui a dû arriver aux disciples de Jésus après la mort de leur maître, et après sa résurrection. Lorsque tout a été en miettes, il n’est resté que cela de leur vie : la foi. Et sur quoi ils ont tout rebâti.

            Puissions-nous, sœurs et frères, ne jamais confondre Dieu et la manière dont nous lui rendons un culte. Puissions-nous donc nous en tenir à la foi, et à la foi seulement, et accepter d’elle les remises en question, radicales parfois, qu’elle nous propose.
            Que Dieu nous soit en aide.

Londres, 1940, pendant le Blitz. Holland House.
La bibliothèque, en dépit des bombardements, reste un lieu d'étude et de lecture.



             

dimanche 1 octobre 2017

Changer de préoccupation (Matthieu 21,23-41)

Matthieu 21
23 Quand il fut entré dans le temple, les grands prêtres et les anciens du peuple s'avancèrent vers lui pendant qu'il enseignait, et ils lui dirent: «En vertu de quelle autorité fais-tu cela? Et qui t'a donné cette autorité?»
24 Jésus leur répondit: «Moi aussi, je vais vous poser une question, une seule; si vous me répondez, je vous dirai à mon tour en vertu de quelle autorité je fais cela.
25 Le baptême de Jean, d'où venait-il? Du ciel ou des hommes?» Ils raisonnèrent en eux-mêmes: «Si nous disons: ‹Du ciel›, il nous dira: ‹Pourquoi donc n'avez-vous pas cru en lui?›
26 Et si nous disons: ‹Des hommes›, nous devons redouter la foule, car tous tiennent Jean pour un prophète.»
27 Alors ils répondirent à Jésus: «Nous ne savons pas.» Et lui aussi leur dit: «Moi non plus, je ne vous dis pas en vertu de quelle autorité je fais cela.»

28 «Quel est votre avis? Un homme avait deux fils. S'avançant vers le premier, il lui dit: ‹Mon enfant, va donc aujourd'hui travailler à la vigne.›
29 Celui-ci lui répondit: ‹Je veux pas›; un peu plus tard, ayant changé de préoccupation, il y alla.
30 S'avançant vers le second, il lui dit la même chose. Celui-ci lui répondit: ‹J'y vais, Seigneur›; mais il n'y alla pas.
31 Lequel des deux a fait la volonté de son père?» - «Le premier», répondent-ils. Jésus leur dit: «En vérité, je vous le déclare, collecteurs d'impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu.
32 En effet, Jean est venu à vous dans le chemin de la justice, et vous ne l'avez pas cru; collecteurs d'impôts et prostituées, au contraire, l'ont cru. Et vous, voyant cela, vous n’avez pas d’avantage changé de préoccupation pour le croire.»

33 «Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour; puis il la donna à des fermiers et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux fermiers pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les fermiers saisirent ces serviteurs; l'un, ils le rouèrent de coups; un autre, ils le tuèrent; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les premiers; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: ‹Ils respecteront mon fils.›
38 Mais les fermiers, voyant le fils, se dirent entre eux: ‹C'est l'héritier. Venez! Tuons-le et emparons-nous de l'héritage.›
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces fermiers -là?»

41 Ils lui répondirent: «Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera à d'autres fermiers, qui donneront des fruits en leur temps.»

Prédication : 
            Dans le fil de l’histoire que Matthieu raconte, nous en sommes, après l’entrée triomphante de Jésus dans Jérusalem (Rameaux), à cette confrontation verbale entre Lui et les autorités du Temple, confrontation qui, nous le savons,  va aboutir à un assassinat.
            Qui est responsable de cet assassinat ? S’il faut pointer quelqu’un du doigt, les hauts dignitaires de la religion à Jérusalem sont des cibles évidentes. Avec les textes que nous venons de lire, on aura tôt fait de les identifier à ce fils appelé à aller travailler à la vigne, qui répondit par un oui sans nuances et qui se déroba à sa tâche et à sa parole. De même, les dignitaires du Temple et les anciens du Peuple, appelés à travailler à la vigne du Seigneur Dieu… qui réclameront la mort de Jésus et vociféreront : « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants. » On aura tôt fait aussi de les reconnaître aussi dans les fermiers meurtriers de la parabole suivante. Et conséquemment, l’allégorie étant facile, l’occident chrétien ne s’est pas privé de nourrir contre ces gens, leurs enfants, et ce peuple déicide, une haine vengeresse dont il n’est pas certain qu’elle soit aujourd’hui tout à fait éteinte… il ne faut jamais hésiter à la dénoncer.
            Ce même occident chrétien n’a-t-il pas su repérer qu’en agissant ainsi il agissait très exactement comme ceux que dénonçaient les paraboles et diatribes de Jésus ? Non, ou du moins rarement, parce que lorsque c’est dans certaine disposition d’esprit qu’on se trouve, le blasphémateur et l’infidèle, c’est toujours forcément l’autre. Quelle est cette disposition d’esprit ?

            L’homme qui est entré glorieusement à Jérusalem et qui a commis des actions d’éclat dans le Temple (bousculer les tables, chasser les marchands, et qui y polémique avec brio…) est « le prophète Jésus, de Nazareth, en Galilée » (Matthieu 21,11). Le Temple est à Jérusalem, en Judée. Autour de sa localisation et de son unicité en tant que lieu de culte, il y a plusieurs siècles – disons 6 – de discussions, de rivalités, voire de haine… entre les tribus hébraïques, entre Galilée et Judée, entre Judée et Samarie, entre Judée et le reste du monde juif, et le reste du monde païen... La centralisation du culte à Jérusalem, qui semble tellement aller de soi, qui est célébrée comme sainte réforme en 2 Rois 22, est la chose sans doute la moins évidente qui soit, et la plus âprement discutée de tout le premier Testament. Les Judéens, et surtout les dignitaires de Jérusalem, du temps de Jésus, gèrent cela avec un zèle jaloux.
            Cette place cultuelle est aussi un lieu où diverses oligarchies – le plus souvent héréditaires – se distribuent le prestige, et se partagent les énormes profits générés par le culte.

            Manifestement, le Galiléen Jésus n’aime guère ces Judéens maîtres du Temple, et ceux-ci le lui rendent bien. Légitime, un Galiléen ? Jamais !  « Par quelle autorité fais-tu cela ? Et qui t’a donné cette autorité ? » Question de légitimité dans un sens très humain. Légitimes, eux, qui sont Judéens, issus des bonnes familles, légitimes dans le contrôle exercé sur le Temple, ce qui s’y achète, ce qui s’y vend et ce qui s’y dit, comme si le Temple était au fond leur affaire plutôt que… celle de Dieu. La question n’est pas neuve, nous l’avons dit : maison de prière pour tous les peuples (Esaïe 56,7) ou caverne de voleurs (Jérémie7,11) ?
            Dans quelles dispositions d’esprit sont les maîtres du Temple ? Pour essayer d’approcher cette disposition d’esprit, nous revenons à la parabole des deux fils. Réponse du premier à son père : « Je veux pas ! » Mais, un peu plus tard, ayant changé de préoccupation, il y alla. « Je veux pas… », dit-il. Tous ceux qui ont élevé des enfants savent sur quel ton cela est dit. Le second que le père approche ne dit pas oui – il y a un petit mot grec très précis pour dire oui, et ce mot n’y est pas ;  il répond en disant « Moi (ἐγώ - égo), Seigneur… », un oui emphatique et boursouflé qui n’est suivi d’aucune action.  L’un des deux fils de la parabole n’a manifestement pas changé de préoccupation, et cette préoccupation, c’est son égo , c’est lui-même.
Cette même et unique préoccupation est aussi celle des dignitaires du Temple. Jésus le leur dit, sans nuance : « Jean est venu dans le chemin de la justice et vous ne l’avez pas cru ; collecteurs d’impôts et prostituées, au contraire, l’ont cru. Et vous, voyant cela, vous n’avez pas d’avantage changé de préoccupation… » C’est une violente attaque. En substance : vous êtes pires que des collecteurs d’impôt, et pire que des prostituées. Toute la violence de la tradition prophétique est ici mise en branle contre ces gens qui n’ont pas d’autre préoccupation qu’eux-mêmes... autrui ne les intéresse aucunement, la foi ne les intéresse aucunement, et Dieu pas d’avantage...
Croire, par contraste, cela apparaît ici comme une dé-préoccupation de soi-même ; croire leur est parfaitement étranger.           

            D’où une question : qu’est-ce qui peut amener une personne préoccupée uniquement d’elle-même à changer de préoccupation, et à croire ? Il y a, sous nos yeux, dans le texte, quatre réponses possibles : (1) le temps, (2) voir quelqu’un marcher dans le chemin de la justice, (3) voire quelqu’un commencer à croire, (4) rien.
            (1) Qu’est-ce qui fait que le premier fils de la parabole change de préoccupation ? Pauvre réponse : le temps… Peut-être pas un temps très long, mais peut-être aussi un temps très long. Certaines personnes ainsi cessent un jour de n’être préoccupées que d’elles-mêmes. Et l’on ne sait pas pourquoi. Mais c’est tant mieux…
            (2) Deuxième réponse possible : voir quelqu’un marcher dans le chemin de la justice. Mais, le chemin de la justice, qu’est-ce que c’est ? Jean le Baptiste a prêché la proximité et la possibilité du règne de Dieu, a dit ce qu’il avait à dire, fait ce qu’il avait à faire ; et le voit-on un instant, un seul instant, se préoccuper de lui-même ? Il parle de Dieu, il parle pour Dieu, sans rien exiger de personne. Il vit une foi radicale qui ne nuit à personne et qui montre le chemin à beaucoup. Voir quelqu’un marcher dans le chemin de la justice amène certaines personnes à cesser de ne se préoccuper que d’elles-mêmes. C'est-à-dire les mène à commencer à croire.
(3) C’est la troisième réponse possible. Des collecteurs d’impôts et des prostituées, voyant vivre Jean le Baptiste, ont commencé à croire, c'est-à-dire ont changé de vie… ou de manière de vivre leur vie. Voir quelqu’un commencer à croire amène certains autres à cesser de ne se préoccuper que d’eux-mêmes.
            (4) Quatrième réponse possible : rien… le second fils de la première parabole et l’histoire des fermiers meurtriers signifient ce rien. Il y a des gens qui jamais ne cesseront de ne se préoccuper que d’eux-mêmes. Quelle est l’opinion de Jésus s’agissant de ceux qui ne se préoccupent que d’eux-mêmes, même s’ils semblent s’occuper des affaires de Dieu et le prétendent haut et fort : leur présent est un présent de déni, leur futur un futur de violence, ils n’ont aucun avenir, et n’auront aucune postérité.
            Et pour tous cependant, pour tous, l’appel est le même : « Va travailler à la vigne ! » Qui donc entendra l’appel, et qui répondra ?
           
La parabole des fermiers meurtriers s’ouvre sur une note positive : même si l’égoïsme, le mépris et la violence ont leur temps, il y a une espérance et un avenir : « il donnera la vigne à d’autres fermiers qui lui donneront du fruit en leur temps. » Le temps du fruit ? Ou le temps du fermier ? Les deux… le temps que les fermiers, les ouvriers, les humains, ceux qui auront répondu à l’appel, apprennent à être moins préoccupés d’eux-mêmes – peut-être un long apprentissage – et, ayant choisi le chemin de la justice, en laissent alors advenir le fruit.
            Sœurs et frères, vous avez entendu l’appel, vous avez choisi de prendre ce chemin. Le Seigneur vous accompagne. Amen