dimanche 24 février 2019

Le blasphème qui guérit (Luc 5,12-26) ou la foi des autres


Luc 5
17 Or, ce fut en un de ces jours, comme il enseignait, que se trouvaient assis des Pharisiens et des docteurs de la loi, venus de chaque village de Galilée, de Judée et de Jérusalem, et que la puissance du Seigneur le poussait à guérir,
18 voici qu’il y eut des hommes portant un paralysé sur une litière, qui cherchaient à le faire entrer et à le placer sous ses regards.
19 Mais ne trouvant pas, à cause de la foule, par où le faire entrer, ils montèrent sur le toit et le firent descendre à travers les tuiles, avec son méchant lit, en plein milieu, face à Jésus.
20 Voyant leur foi, il dit: «Homme, tes fautes te sont remises.»
21 Les scribes et les Pharisiens se mirent à faire des calculs en disant : « Qui est-il, celui-là, qui dit des blasphèmes ? Qui a le pouvoir de remettre les péchés, hors Dieu seul ?»
22 Jésus, découvrant leurs calculs, leur fit cette réponse : « quels sont ces calculs à l’intérieur de vos cœurs?
23 Quelle chose est plus facile, dire « Tes péchés te sont remis », ou dire « Redresse-toi et promène-toi »?
24 Afin que vous sachiez que le Fils de l’Homme a le pouvoir sur terre de remettre les péchés, « Je te le dis – dit-il au paralysé – redresse-toi, soulève ton méchant lit et va chez toi.»
25 Sur-le-champ, se levant debout sous les regards de tous, soulevant ce qui lui servait de couche, il regagna son logis en glorifiant Dieu.
26 La stupéfaction les saisit tous ; ils glorifiaient Dieu et, remplis de frayeur, ils disaient : « Nous avons vu, aujourd’hui, des choses qui sortent de l’ordinaire. »
Prédication


Pourquoi cet homme était-il paralytique ? Il l’était. Et aucun pourquoi n’est invoqué dans notre texte.
Les livres de la Bible ne sont pourtant pas pauvres en réponses à la question pourquoi. La responsabilité peut y prendre toutes les formes possibles (directe, indirecte, individuelle, collective, immédiate, différée, etc.), jusqu’à un point où l’on ne peut plus guère avancer : chacun est responsable de son propre péché. Les prophètes Ezéchiel (chap.18) et Jérémie (chap. 31) mènent la réflexion jusqu’à ce point que nous pourrions dire ultime. Point qui est cependant une impasse lorsqu’il s’agit d’un mal évidemment sans aucun ‘péché’ repérable. Le livre de Job prend alors le relais d’une réflexion dans l’impasse : Job  obtient de Dieu lui-même une espèce de révélation personnelle : le mal existe dans la création, et ce mal peut frapper, aveuglément, n’importe quand, n’importe quel homme, dont Job. Cette réponse suffit à Job : l’ayant obtenue il se défait de son deuil et revient à la vie.
            Nous, nous revenons à Luc ; cet homme était paralytique. Nous ne savons pas s’il l’était de naissance ou s’il l’était devenu à un moment de sa vie. Mais nous savons qu’il l’était toujours… cet homme était paralytique parce que, jusqu’à cet instant, il avait été incurable. Et c’est d’ailleurs ce que suggère l’étymologie grecque du mot paralytique : incurable il est, il a été lié, et bien lié, de partout, il est au-delà de toute entreprise de libération, rien ne l’a délié, et il est manifeste que rien ne le déliera.

            Dès lors, nous pouvons nous interroger sur les intentions de ces quatre hommes qui portent le paralytique sur son brancard, escaladent les murs, démontent la toiture et font descendre leur fardeau juste devant l’orateur, Jésus. Aucune motivation n’étant énoncée, nous avançons que la seule intention de ces porteurs est de rendre accessible à l’homme l’enseignement de Jésus, un enseignement qui est habité par la puissance du Seigneur, un enseignement qui est propre à guérir (mais seul le lecteur le sait à ce moment de l’histoire).
            Mais à guérir quoi ? Les consciences ? La paralysie ? La paralysie du paralytique va être guérie, nous l’avons lu, mais elle n’est pas la seule paralysie qui soit présente dans ce court récit. Lorsque, ayant vu la foi des quatre porteurs, Jésus annonce au paralysé que ses péchés sont pardonnés – qu’il est délié de ses péchés – une autre paralysie se manifeste, celle des scribes et des pharisiens.
Explorons cette autre paralysie, celle des scribes et Pharisiens. Si Dieu seul peut pardonner les péchés, et ne nous y trompons pas, cela signifie aussi ‘si Dieu veut guérir ce paralysé’, il n’a nul besoin de qui que ce soit pour lui désigner tel ou tel pécheur et tel ou tel péché. Dieu est souverain et la souveraineté de Dieu se manifeste donc en ce que ce paralytique est toujours paralytique…
Alors, lorsque Jésus lui annonce que ses péchés lui sont pardonnés, c’est un blasphème. Telle est la paralysie des scribes et des Pharisiens : au titre de leur savoir sur Dieu, ils rendent inutile toute foi – ne nous y trompons pas : la foi des quatre porteurs est tout à fait concrète, c’est porter le paralytique – et rendant inutile toute foi, ils rendent impossible toute espérance : l’espérance du paralytique est suspendue à la foi, c'est-à-dire à l’engagement, de ses porteurs.

            Et son espérance n’est pas vaine. Oui, il est plus facile de dire “Tes péchés te sont pardonnés” que de dire “Lève-toi et marche”, mais dans la bouche de Jésus, et dans le cadre de pensée construit par ce texte, les deux affirmations sont homologues l’une de l’autre. Elles le sont dans la bouche de Jésus. Dès lors que Jésus s’adresse la première fois au paralytique, celui-ci est délié, c'est-à-dire guéri.
            Sur l’ordre de Jésus, il repart chez lui debout et transportant son brancard. Tous sont saisis de stupeur – c’est bien leur tour à tous d’être saisis – et disent « nous avons aujourd’hui vu des choses étranges » Notre œil se porte de nouveau sur l’étymologie grecque, et nous trouvons que ces choses sont au-delà de toute glorification.
            Ces choses sont-elles étranges ? Tous se le disent. Tous, y compris scribes et Pharisiens. Ce paralytique, qui était au-delà de toute thérapie possible, a été guéri par une action incompréhensible, au-delà de toute glorification possible. Action de Dieu ? Hum… blasphématoire en même temps. Tant et si bien que de Dieu l’on ne sait plus que penser, ni d’ailleurs de l’homme (le Fils de l’homme est un homme) qui manifeste alors une si étrange capacité : délier concrètement l’indéliable, et le délier par un blasphème !  
Tout est ici sens dessus dessous. L’enseignement sacré des Ecritures – des scribes et des Pharisiens – devient inopérant, et le blasphème devient parole de guérison… Et que fait-on, lorsque tout est ainsi bouleversé ? Louer Dieu, oui, louer Dieu… peut-être.

Pouvons-nous traiter ce texte comme une parabole ? Pouvons-nous nous projeter dans tel ou tel personnage ?
Les porteurs : la tâche du chrétien, porter vers, emmener vers... Vers le Christ ? En tout cas vers celui qui parle autrement. Porter et porter encore.
Le paralytique : puissions-nous, s’il nous arrive d’être ainsi tout lié, tout impuissant, rencontrer de bons porteurs, des gens qui nous porteront, qui nous emmèneront jusque devant le Christ – ou l’un de ses témoins.
Le Christ – ou plutôt le Fils de l’homme : car cette parole de grâce et de guérison, il peut nous incomber de la prononcer.

Puissions-nous être habités, nous laisser habiter par l’esprit de Dieu. Amen

dimanche 17 février 2019

La terre est à Dieu (Psaume 42, Lévitique 25,23-25 et Josué 10,32-40)

Lévitique 25

(Parole de L’Eternel) 23 La terre  ne sera pas vendue avec extinction du droit de rachat, car la terre est à moi; vous n'êtes chez moi que des émigrés et des hôtes ; 24 aussi, dans toute la terre qui sera la vôtre, vous donnerez  le droit de rachat sur la terre.
25 Si ton frère a des dettes et doit vendre une part de sa propriété, celui qui a droit de rachat, c'est-à-dire son plus proche parent, viendra racheter ce que son frère aura vendu.

Psaume 24, 1-2
La terre au Seigneur appartient,
Dans l’univers son bras soutient
Tout ce qui foisonne et respire.
Sur les abîmes du néant
Il a posé les fondements
Et donné vie à son empire.

Josué 10
32 L’Eternel livra Lakish aux mains d'Israël qui s'en empara le second jour, la passa au tranchant de l'épée avec toutes les personnes qui s'y trouvaient, tout comme il avait traité Livna.
 33 Alors Horam, roi de Guèzèr, monta secourir Lakish, mais Josué le frappa ainsi que son peuple au point de ne lui laisser aucun survivant.
 34 Josué, et tout Israël avec lui, passa de Lakish à Eglôn; ils l'assiégèrent et lui firent la guerre.
 35 Ils s'en emparèrent ce jour-là et la passèrent au tranchant de l'épée. Toutes les personnes qui s'y trouvaient, il les voua à l'interdit en ce jour-là, tout comme il avait traité Lakish.
 36 Josué, et tout Israël avec lui, monta de Eglôn à Hébron et il lui fit la guerre.
 37 Ils s'en emparèrent et la passèrent au tranchant de l'épée ainsi que son roi, toutes ses villes et toutes les personnes qui s'y trouvaient. Il ne lui laissa aucun survivant, tout comme il avait traité Eglôn. Il la voua à l'interdit ainsi que toutes les personnes qui s'y trouvaient.
 38 Josué, et tout Israël avec lui, se tourna vers Devir et lui fit la guerre.
 39 Il s'en empara ainsi que de son roi et de toutes ses villes; on les passa au tranchant de l'épée et on voua à l'interdit toutes les personnes qui s'y trouvaient. Josué ne laissa pas de survivant. Il traita Devir et son roi comme il avait traité Hébron et comme il avait traité Livna et son roi.
 40 Josué battit tout le pays: la Montagne, le Néguev, le Bas-Pays, les Pentes, ainsi que tous leurs rois. Il ne laissa pas de survivant et il voua à l'interdit tout être animé comme l'avait prescrit l’Eternel, Dieu d'Israël.



Prédication :
            Et l’Eternel donna Lakish dans la main d’Israël, qui la prit. Le verbe donner est effectivement dans le texte hébreu. L’Eternel donne, Israël prend. Le verbe prendre est aussi dans le texte hébreu. C’est aussi simple que ça, et Israël passe au fil de l’épée tous les habitants de la ville. Ce qui arrive à Lakish arrive aussi à beaucoup d’autres villes. C’est le livre de Josué, un ensemble de récits de conquêtes, des récits extrêmement brutaux. Et tout cela est « prescrit par l’Eternel »… Et tout cela est dans la Bible, Bible qui, encore aujourd’hui, sert de titre de propriété à certains, qui justifient ainsi leur agressivité, leur brutalité... ce que nous ne pouvons que condamner. Une vie est une vie, et un enfant est un enfant, qu’il porte le keffieh ou la kippa.
Condamnons ce qui  doit l’être. Mais sachons bien aussi que la question de savoir quand, comment, à qui, et dans quel état l’Eternel a donné, donne ou donnera la Terre promise est une question qui amène aujourd’hui encore bien des débats. Depuis toujours et dans chaque camp, il y a des colombes et il y a des faucons. Et la terre est à Dieu.
Nous laissons momentanément Josué et ses conquêtes. Et nous nous imaginons maintenant dans un autre temps : la terre, qui est à Dieu, a été partagée entre des tribus, les tribus la partagent entre clans, les clans la partagent entre des familles, les familles entre frères, et chacun cultive son propre lopin, qui lui fournit de quoi vivre et, idéalement aussi, un peu de quoi commercer. L’attachement de chacun à sa propre terre est un attachement puissant, d’autant plus que le partage a été fait selon l’ordre de Dieu. Mais voilà, les affaires peuvent être mauvaises, si mauvaises parfois que certains, pour payer leurs dettes, n’ont plus qu’à vendre leur terre, et parfois aussi leur personne : des hébreux deviennent esclaves d’autres hébreux, et certains hébreux se constituent au fil du temps, en accumulant de petites parcelles, des grands domaines… Pour éviter cela, les juristes de l’époque ont inventé ceci : « 25 Si ton frère a des dettes et doit vendre une part de sa propriété, celui qui a droit de rachat, c'est-à-dire son plus proche parent, viendra racheter ce que son frère aura vendu. » La mise en œuvre du droit de rachat a permis, lorsqu’elle était mise en œuvre, de permettre que le propriétaire initial – lui ou ses descendants – revienne et retrouve la propriété à lui jadis donnée par Dieu.
Cette loi est scellée par une divine parole : « 23 La terre  ne sera pas vendue avec extinction du droit de rachat, car la terre est à moi ; vous n'êtes chez moi que des émigrés et des hôtes. »
L’hébreu, même parvenu en terre promise, n’est pas chez lui, mais chez Dieu. L’affirmation que la terre est à Dieu a une répercussion sur ce qu’est l’homme : soit un émigré, soit un hôte, et surtout qu’il est chez Dieu. Un émigré, c’est quelqu’un qui n’était pas là, sur sa terre, pendant un certain temps et qui, à un moment, revient. Parfois même il revient après des générations ; en tout cas, il revient. Mais pendant son absence, la loi du rachat ayant fonctionné, la terre est restée dans le clan et surtout dans la famille. L’émigré, celui qui revient, peut immédiatement en reprendre possession. Ceci, c’est pour l’émigré. S’agissant de l’hôte, c’est celui qui est effectivement sur la terre, et en particulier au moment où le précédent revient. Et il doit rendre la terre dès que l’émigré revient. Nous imaginons que la transition de l’un à l’autre, qui se fait entre l’émigré et l’hôte qui est son racheteur se fait tout naturellement, sans discussion inutile, sans conflit, sans heurts, peut-être même avec joie. Nous imaginons aussi qu’au fil du temps, des émigrés deviennent hôtes et des hôtes deviennent immigrés : la terre n’appartient au fond ni à l’un, ni à l’autre, parce que, comme nous l’avons dit, la terre est à Dieu. Ainsi l’hébreu qui croit en ce Dieu, en l’Eternel, ne se considère jamais, et n’agit jamais, comme un propriétaire. Ce que Dieu lui a donné, Dieu peut le lui reprendre et ce que Dieu lui a repris, Dieu peut le lui rendre.
Nous avons parlé de l’hébreu qui croit en Dieu, mais c’était aller un peu trop vite en besogne… car, en toute première lecture, nous constatons que cette loi du rachat ne fonctionne qu’au sein d’un même clan, dans une société cananéenne ancienne, brutale, polythéiste. Vous devinez que chaque clan a d’abord son dieu ; tel clan, telle terre, tel dieu. Et que si le clan se disperse ou s’éteint, la terre peut être définitivement perdue. Les historiens de ces périodes anciennes pensent que les premiers hébreux étaient en fait des réformateurs religieux qui auraient eu l’idée d’unifier dieu pour rendre plus efficace la loi du rachat. Après plusieurs réformes de ce genre, l’on est arrivé à l’affirmation que Dieu est UN, qu’il n’est pas représentable, et qu’il ne peut être nommé. Et la question de la fraternité s’est ainsi élargie aux dimensions d’un peuple. La terre – du pays – étant à Dieu, des solidarités entre membres du même peuple pouvait s’exercer d’une manière plus ouverte, au sein d’une communauté de destin plus large, et peut-être ainsi plus pérenne.
Tout n’a pas été résolu pour autant, parce que cet élargissement élargissait aussi la possibilité de constitution de grands domaines. Mais là, les penseurs de l’époque ont eu une autre idée, celle de l’année du Jubilée, où toutes les terres, qui appartiennent à Dieu, étaient rendues à leurs propriétaires des origines.
            Et tout en pensant ces élargissements possibles à l’échelle d’un peuple, certains ont pensé que ces lois divines devraient s’appliquer aussi aux étrangers, esclaves ou non, qui résidaient en Israël, libres ou forcés.

Vous savez enfin que, parmi ces pensées, parmi ces aventures, et ces élargissements successifs, il y a eu à un Galiléen, Jésus, de Nazareth, à la suite duquel tout cela a été élargi à l’échelle de l’humanité entière.

La terre est à Dieu. Non plus le petit lopin du paysan cananéen, mais la terre entière. Nous avons commencé avec le petit agriculteur cananéen nous sommes arrivé à l’homme. Nous avons commencé avec le dieu local et ‘terrien’ des très vieilles religions antiques, et nous voilà avec une certaine idée de IHVH, Grand Dieu de Toute la Terre (Psaume 23).
Et nous nous demandons : qu’est-ce que l’homme ? qu’est-ce qu’un être humain adorateur de ce Dieu ? Comme il était simple de parler d’un petit agriculteur attaché religieusement à son lopin de terre, comme il est difficile de parler concrètement de l’homme, de l’être humain, de chaque être humain comme d’un frère, d’une sœur. Et bien revenons à cette affirmation de départ : « vous n’êtes chez moi que des émigrés et des hôtes. », et supprimons les articles : vous n’êtes chez moi qu’émigrés et hôtes. Non pas tantôt émigrés et tantôt hôte, mais bien les deux en même temps. L’identité du croyant est d’être émigré et hôte tout à la fois. Quelqu’un qui sait que la terre ne lui est pas donnée en propriété, qu’elle reste toujours propriété de Dieu, et que son destin à lui, cet homme, c’est de rester si Dieu veut, c’est de partir si Dieu veut, de revenir si Dieu veut, de partager si Dieu veut, et surtout de trouver sa patrie et sa terre là où la vie l’a placé.

L’homme croyant, l’homme de Dieu, est ainsi – dira-t-on – partout chez lui et partout de passage. Nous ne pourrons jamais l’oublier. Amen

dimanche 10 février 2019

Tu seras pêcheur d'hommes (Luc 5,1-11)


Luc 5
1 Or, un jour, la foule se serrait contre lui à l'écoute de la parole de Dieu; il se tenait au bord du lac de Génésareth.
2 Il vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac; les pêcheurs qui en étaient descendus lavaient leurs filets.
3 Il monta dans l'une des barques, qui appartenait à Simon, et demanda à celui-ci de quitter le rivage et d'avancer un peu; puis il s'assit et, de la barque, il enseignait les foules.
4 Quand il eut fini de parler, il dit à Simon: «Avance en eau profonde, et jetez vos filets pour attraper du poisson.»
5 Simon répondit: «Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets.»
6 Ils le firent et capturèrent une grande quantité de poissons; leurs filets se déchiraient.
7 Ils firent signe à leurs camarades de l'autre barque de venir les aider; ceux-ci vinrent et ils remplirent les deux barques au point qu'elles enfonçaient.
8 À cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus en disant: «Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un coupable.»
9 C'est que l'effroi l'avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, devant la quantité de poissons qu'ils avaient pris;
10 de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, qui étaient les compagnons de Simon. Jésus dit à Simon: «Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu auras à capturer.»
11 Ramenant alors les barques à terre, laissant tout, ils le suivirent.


Prédication :
            Au 10ème verset du texte  de ce matin, nous lisons : « Ce sont des hommes que tu auras à capturer », c’est la traduction que nous propose notre chère bonne TOB. Louis Segond propose « tu seras pêcheur d’hommes ». Et pour regarder du côté de la Bible de Jérusalem, nous avons « ce sont des hommes que tu prendras. » Ces trois traductions vont ensemble dans le même sens : la tâche de Pierre sera de prendre des hommes ; le pêcheur Pierre, qui pêchait des poissons pour gagner sa vie, va désormais – parole de Jésus – pêcher des hommes.
Un petit chant d’école biblique me revient, dont le titre est Sur ta parole, Marie de Magdala… et dont voici le refrain : « Sur ta parole, je jetterai, mes filets, dans les mers du monde. Sur ta parole, j’amasserai belle pêche dans mes filets ». Et me revient avec ce chant un souvenir très ancien, d’un peu moins de 50 ans, d’une catéchèse biblique qui parlait justement de cette mission du chrétien : évangéliser, être pêcheur d’hommes. Le texte que j’ai en mémoire se finit bien par cette injonction « Suis-moi, et je ferai de toi un pêcheur d’hommes ». Je ne parviens pas à me souvenir lequel des trois premiers évangiles avait été lu ; mais cette histoire de retour bredouille puis de pêche miraculeuse m’est si familière que je pense que cette catéchèse a pu être basée sur Luc. Je me souviens aussi très bien du pasteur qui expliquait par ce texte l’échec de notre évangélisation : nous n’avions pas tout abandonnée pour suivre Jésus… Mon premier souvenir de ce texte n’est ainsi pas un souvenir bien agréable : celui, étant à peine plus qu’un enfant, d’avoir été pris dans les filets des discours de ce pasteur et de certains de ses séides, en ayant un fort sentiment d’oppression, voire de promiscuité, et en étant incapable de me défaire de ces gens ; en somme tout comme un poisson dans un filet… 

Pierre et ses compagnons étaient des pêcheurs. Ils pêchaient pour se nourrir et pour gagner leur vie. Le sort des poissons qu’ils réussissaient à capturer n’était guère enviable. Pêche-t-on des hommes tout comme on pêche des poissons ? Pêche-t-on des hommes dans le même but qu’on pêche des poissons ? Non… et pourtant, les évangiles de Marc et de Matthieu utilisent exactement les mêmes mots pour décrire Pierre, Jacques, et Jean avant et après leur rencontre de Jésus : des pêcheurs de poissons qu’ils sont, Jésus promet
de faire des pêcheurs d’hommes. Cette concordance du vocabulaire est tout de même étrange, mais elle est bien là, dans Marc, et dans Matthieu. Alors que nous n’imaginons pas que les disciples de Jésus deviendront des prédateurs, et les humains leurs proies.

Lisons l’évangile de Luc, un peu mot à mot, en le développant. La foule se serrait contre Jésus, entendez une grosse bousculade, une forte compression, on ne peut plus respirer, et les plus faibles sont en danger d’asphyxie ou de piétinement. L’opportunité de prendre une barque arrive à point ; le son chemine bien sur l’eau et la baie fera amphithéâtre. Puis Jésus commande à Simon le pêcheur de jeter son filet pour attraper du poisson, c'est-à-dire priver ce poisson de sa liberté et de sa vie. Simon obéit, même s’ils ont trimé toute la nuit sans rien prendre : la contrainte qu’ils se sont imposée a été vaine. Là-dessus, Jésus ordonne et Simon obéit.  L’obéissance de Simon est payée en retour : ils attrapent des poissons, les enferment tous ensemble dans les filets. La quantité prise est considérable, si considérable que Simon et les autres sont saisis d’effroi… Tous ces mots que nous venons d’utiliser en traduction du texte grec indiquent la contrainte, le pouvoir des hommes sur ces malheureux poissons qui vont finir en bouillabaisse et qui, s’ils avaient la parole, demanderaient que ce filet passe loin d’eux, tout comme Simon, tombant aux pieds de Jésus, lui demande de s’éloigner, car il – Simon – est un pécheur, pris dans les filets de sa conscience et de sa culpabilité. En quoi Simon aurait-il péché ? Peut-être juste en étant un pêcheur, fils de pêcheur. Question de pureté, les pêcheurs allant sur cette étendue d’eau qu’est le lac, dans laquelle tout se mélange, les pêcheurs aussi touchant ces choses mortes que sont les poissons, sortis de ce milieu impur, etc.

A ce moment de notre méditation, nous revenons au verset par lequel nous avions commencé : « Ce sont des hommes que tu auras à capturer ». La langue grecque dispose d’un verbe qui exprime en un seul souffle le fait de capturer et la vie ; capturer vivant, ou, mieux encore, capturer vivant dans le but de faire vivre. Nous n’avons pas cela en langue française, il nous faut plusieurs mots. « Ce sont des hommes que tu prendras vivants » (Chouraqui), ou, mieux encore « ce sont des hommes que, pour leur vie, prendront tes filets. » (Delebecque). C’est un peu mieux, mais aucune de ces deux traduction n’est encore vraiment satisfaisante… Après tout, le poisson, on le prend vivant et si on le laisse en vie, c’est pour qu’il reste frais plus longtemps ; et on le prend pour disposer de lui, pour s’en nourrir, sa mort pour notre vie. Il ne saurait en être de même avec l’Evangile, surtout après avoir résisté à la seconde tentation : tu ne feras pas des humains tes obligés, tel est le commandement que nous retenons de cette tentation. La destinée de Simon devenu disciple de Jésus, sera bien de prendre des humains, mais de les prendre vivants, et de les prendre vivants pour les rendre à la vie, renouvelés, guéris, affranchis de leurs servitudes, ceci au plan individuel, et capables, s’ils le veulent, sans s’y aliéner et sans s’y perdre, de former ensemble et librement une communauté (le mot y est aussi) [κοινωνοὶ] humaine vivant de l’Evangile et pour l’Evangile.

Et le poisson, alors ? Les filets craquent, les barques sont si chargées qu’elles s’enfoncent… et que fait le poisson, un temps retenu ? Il reprend sa liberté. Et que font les pêcheurs ? Ils ramènent les barques sur la rive et, laissant tout, y compris leur vie de pêcheurs, ils suivent Jésus. Si donc la pêche des poissons avait pour principe leur mort pour notre vie, la pêche des humains annoncée par Jésus aura pour principe notre vie pour leur vie, voire même notre mort pour leur vie. 

Toute la suite de l’évangile de Luc, et tous les Actes des Apôtres, peuvent être lus comme un grand récit d’apprentissage, non pas simplement pour apprendre à tout abandonner une fois, mais bien plus pour apprendre à tout abandonner à chaque fois. Qui sont les apprentis ? Les disciples ; nous savons combien ils peineront, ce que leur vie de disciples devenus Apôtres leur apportera de douleurs et de joies, et combien aussi l’aide de Dieu, le Saint Esprit, leur sera abondamment accordée.
Mais les apprentis sont surtout les lecteurs. Les lecteurs sont – nous sommes – les apprentis de l’Evangile, les apprentis de la miséricorde et de la grâce. Sans doute même avons-nous à apprendre que nous sommes, et serons toujours, apprentis de la miséricorde et de la grâce, toujours pris tout vivants dans les filets de l’Evangile, et toujours rendus libres et tout vivants à la vie par l’Evangile.
Telle est notre destinée. Pour notre vie nous avons été pris dans les filets de l’Eglise protestante unie de France… et cette Eglise veille sur nous. C’est ainsi que, pour nous, Jésus Christ nous a pris dans ses filets, individuellement et collectivement ; et il veille sur chacun d’entre nous et sur son Eglise.
Grâces lui soit rendue. Amen


dimanche 3 février 2019

Le fils de Joseph et la grâce (Luc 4,14-31)



En partageant le pain, et le vin.
Luc 4
14 Alors Jésus, avec la puissance de l'Esprit, revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région. 15 Il enseignait dans leurs synagogues, glorifié par tous.
                       
16 Il vint à Nazara où il avait grandi. Il entra suivant son habitude le jour du sabbat dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture.
17 On lui donna le livre du prophète Esaïe, et en le déroulant il trouva le passage où il était écrit:
18 L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a conféré l'onction pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté,
19 proclamer une année d'accueil par le Seigneur.
20 Il roula le livre, le rendit au servant et s'assit; tous dans la synagogue le regardaient intensément.
21 Alors il commença à leur dire: «Aujourd'hui, cette écriture est accomplie à vos oreilles
22 Tous en étaient témoins ; et ils étaient stupéfaits du message de grâce qui sortait de sa bouche, mais ils disaient : « N’est-il pas fils de Joseph, celui-là ? »
23 Alors il leur dit: «Sûrement vous allez me citer ce dicton: ‹Médecin, guéris-toi toi-même.› Nous avons appris tout ce qui s'est passé à Capharnaüm, fais-en donc autant ici dans ta patrie.»
24 Et il ajouta: «Oui, je vous le déclare, aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie.
25 En toute vérité, je vous le déclare, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d'Elie, quand le ciel fut fermé trois ans et six mois et que survint une grande famine sur tout le pays;
26 pourtant ce ne fut à aucune d'entre elles qu'Elie fut envoyé, mais bien dans le pays de Sidon, à une veuve de Sarepta.
27 Il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Elisée; pourtant aucun d'entre eux ne fut purifié, mais bien Naamân le Syrien.»
28 Tous furent remplis de rage, dans la synagogue, en entendant ces paroles.
29 Ils se levèrent, le jetèrent hors de la ville et le menèrent jusqu'à un escarpement de la colline sur laquelle était bâtie leur ville, pour le précipiter en bas.

30 Mais lui, passant au milieu d'eux, alla son chemin.
31 Il descendit alors à Capharnaüm, ville de Galilée.

Prédication : 
            N’est-il pas fils de Joseph, celui-là, énoncent les habitants de Nazara ? Oui, il est fils de Joseph, et  l’épisode que nous venons de lire vient juste après celui des tentations, pendant lequel une autre filiation est énoncée : « Si tu es fils de Dieu… » Oui, il est fils de Dieu. Placés si proches l’un de l’autre dans le récit de Luc, ces deux énoncés s’interpellent, voire s’entrechoquent. Fils de Joseph, fils de Dieu… le fils de Dieu peut-il être fils de Joseph, le fils de Joseph peut-il être fils de Dieu ? A la première de ces deux questions, les lecteurs de l’évangile de Luc sauront répondre : c’est toute l’histoire de l’Annonciation, de la Visitation et de la Nativité, jusqu’au baptême de Jésus qui donne la réponse : oui, né de Marie, le fils de Dieu peut être fils de Joseph. Qu’en est-il alors de l’autre question : le fils de Joseph peut-il être fils de Dieu ?
            De Nazara, nous ne pouvons pas imaginer que c’eût put être une grande ville, par grande ville nous entendons une ville suffisamment importante pour que les habitants soient étrangers les uns aux autres. Nazara est plutôt un bourg, une petite localité où tout le monde connaît tout le monde. Jésus a grandi là, et il y est connu comme fils de Joseph… un enfant du pays en somme. Et c’est donc à des gens qui le connaissent, et le connaissent bien, qu’il vient délivrer son message.
            Première partie du message, citation du prophète Esaïe : « 18 L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a conféré l'onction pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, 19 proclamer une année d'accueil par le Seigneur. » En prêtant attention à cela, nous remarquons que les verbes employés relèvent tous de la parole : Jésus est là pour annoncer, et pour proclamer... quant au troisième verbe qu’il utilise, c’est renvoyer, libérer les opprimés (cette dernière action ressort, elle aussi, de la parole). Et Jésus de dire à ses auditeurs que cette prophétie est accomplie, mot pour mot, dans leurs oreilles.
Ce message donc, sort de la bouche de Jésus, et rentre dans les oreilles des Nazaréens. Mais est-ce cela que les Nazaréens attendent ? Les paroles de Jésus ont résonné dans la salle commune, mais ont-elles trouvé de la place dans les oreilles des auditeurs ? Nous lisons que « tous le regardaient intensément » Mais pour voir quoi ? Ne cherchons pas trop loin… Le message de Jésus est une proclamation (ça se reçoit par les oreilles, ça se médite, c’est destiné à être reçu par un cœur, que ça peut transformer…), mais les gens, c’est signalé dès le début, veulent voir, ils veulent voir ce que Jésus annonce, ils veulent que des événements concrets étayent le stupéfiant discours de grâce, en attestent pour eux la véracité.

            Faut-il leur donner raison ou tort ? Méditons plutôt sur le moment où l’affaire s’envenime. « Ils étaient stupéfaits du message de grâce qui sortait de sa bouche, mais ils disaient : « N’est-il pas fils de Joseph, celui-là ? » Oui, il est fils de Joseph, il est connu en tant que fils de Joseph, en tant qu’enfant du pays. Et dès lors qu’il est connu comme enfant du pays, il se trouve inscrit dans le réseau local des droits et des devoirs. En tant qu’enfant du pays, il doit en faire au moins autant, voire plus, à Nazara, qu’ailleurs, c'est-à-dire Capharnaüm ; un peu comme les champions sportifs qui doivent au chauvinisme de leur pays victoire sur victoire, sous peine d’immédiate disgrâce. Donc, de Jésus, le public nazaréen entend le message de grâce et en est bouleversé mais, parce que Jésus est fils de Joseph, le public nazaréen exige de lui une vérification visible et immédiate de ce message.

            Or, que reste-t-il du message de la grâce si, ayant exigé quelque chose de la grâce, cette chose est automatiquement accordée ? Nous répondons que, sous de telles conditions, il ne saurait même pas être question de grâce. Nous nous demandions tout  à l’heure si le fils de Joseph peut être fils de Dieu. Nous tenons là notre réponse. Là où l’origine et l’identité de Jésus sont connues et que cette connaissance est synonyme d’obligation, le fils de Joseph ne peut pas être fils de Dieu. En somme, les Nazaréens en savent trop sur Jésus pour que celui-ci puisse être chez eux – chez lui – prédicateur et acteur de la grâce.
Plus durement encore, la grâce, annoncée dans les conditions qui sont réunies à Nazara, n’agit pas comme consolatrice mais comme accusatrice, comme révélatrice de la jalousie. D’où l’émeute et ce qui s’ensuit… Tristesse.

Mais nous retiendrons, nous devons retenir, et on n’enlèvera pas, que la grâce aura été prêchée à Nazara. Et parce qu’il s’agit vraiment de la grâce, nous ne pouvions absolument pas savoir, ni avant, ni après, si elle allait être effectivement reçue. Les Nazaréens en savaient trop pour que le fils de Joseph pût agir en tant que fils de Dieu. Leur savoir n’empêchait pas que la grâce fût prêchée, mais rendait en somme la grâce impuissante. C’est bien sûr un peu audacieux de laisser entendre que l’agir de Dieu peut dépendre à ce point des dispositions humaines : Dieu fait évidemment librement grâce à qui Il veut, comme Il veut et quand Il veut. Mais cette affirmation ne peut pas être, ne doit jamais être, un savoir opposable à la souveraineté de Dieu. Sinon, ça n’est plus de grâce et ça n’est plus de Dieu qu’il est parlé.

Alors, le fils de Joseph peut-il être fils de Dieu ? Nous ne pouvons que donner foi à une réponse positive, et rester provisoirement dans l’ignorance de ce qui adviendra. Grâce à Dieu, il le peut. Nous le croyons. Puisse la foi grandir en nous, que nous entendions la prédication de Jésus à Nazareth, et que nous le recevions, Lui, comme Fils de Dieu. Amen