dimanche 28 septembre 2014

Ils ont tué Hervé Gourdel (Matthieu 21,28-32)

Matthieu 28
28 «Quel est votre avis? Un homme avait deux fils. S'avançant vers le premier, il lui dit: ‹Mon enfant, va donc aujourd'hui travailler à la vigne.›
29 Celui-ci lui répondit: ‹Je ne veux pas›; un peu plus tard, pris de remords, il y alla.
30 S'avançant vers le second, il lui dit la même chose. Celui-ci lui répondit: ‹J'y vais, Seigneur›; mais il n'y alla pas.
31 Lequel des deux a fait la volonté de son père?» - «Le premier», répondent-ils. Jésus leur dit: «En vérité, je vous le déclare, collecteurs d'impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu.
32 En effet, Jean est venu à vous dans le chemin de la justice, et vous ne l'avez pas cru; collecteurs d'impôts et prostituées, au contraire, l'ont cru. Et vous, voyant cela, vous ne vous êtes pas dans la suite davantage repentis pour le croire.»

Prédication
« Je suis un sale français ». Eux, ils ont tué Hervé Gourdel. Je tiens dans ma chronique le compte de ceux qu’ils ont tué. Ça n’est pas l’Islam. Ça n’a rien à voir avec l’Islam. Ça n’a rien à voir avec le djihad. Le djihad, c’est toujours contre soi-même qu’il doit être mené, contre la violence qu’on porte, contre les certitudes maudites, celle qu’on a raison d’être ce qu’on est, celle que c’est écrit dans le Livre, celle que Dieu nous approuve, celle que les humains doivent plier devant nous, ou disparaître. Certitudes maudites…
Puisse Dieu seulement nous prendre en pitié.

            «En vérité, je vous le déclare, collecteurs d'impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. »
            Et bien entendu, on va demander pourquoi ? Et une réponse semble venir à nous : « En effet, Jean est venu à vous dans le chemin de la justice, et vous ne l'avez pas cru; collecteurs d'impôts et prostituées, au contraire, l'ont cru. Et vous, voyant cela, vous ne vous êtes pas dans la suite davantage repentis pour le croire. »
            Donc, si nous lisons bien, collecteurs d’impôts et prostituées précèdent les dignitaires du Temple dans le royaume de Dieu, parce qu’ils ont cru Jean-Baptiste.
            Croire Jean-Baptiste, c’est quoi ? Bien entendu, il serait bien possible d’en revenir au commencement de l’évangile de Matthieu, de relire la prédication de Jean-Baptiste, et de la mettre en œuvre… Mais la prédication de Jean-Baptiste n’est pas détaillée au commencement de l’évangile de Matthieu, pas détaillée comme un ensemble de prescriptions à mettre en œuvre. Luc fait cela, mais pas Matthieu. Et nous faisons l’effort de lire Matthieu.
            Croire Jean-Baptiste, c’est quoi, pour Matthieu ? On ne le saura pas trop. C’est croire que le Royaume de Dieu est proche. Ou, plus précisément, c’est « Repentez-vous, car le royaume de Dieu. Croire Jean-Baptiste, s’approcher du Royaume de Dieu, ça a à voir avec le repentir. Mais le repentir, c’est quoi ?

            « Un homme avait deux fils… » On repérera bien entendu que s’il y a l’un des deux fils qui s’est repenti, c’est le premier. Ceci dit, le traducteur que nous avons lu ne dit pas qu’il s’est repenti, mais qu’il fut pris de remords. Ce qui donne au texte une petite connotation trop morale, trop abstraite. Cela ramène la question du Royaume de Dieu à une question d’observance, d’obéissance, d’enfants sages ou de d’adultes observants et méritants.
            « Un homme avait deux fils… » Demandons-nous, toutefois, pourquoi le premier des deux fils a commencé par répondre « Veux pas ! » Bien entendu, le texte ne donne aucune précision. Mais la vie courante nous donne tout ce qu’il faut.
Je dis à mon enfant : « Viens mettre la table ! » Et il est en train de jouer passionnément avec ses dinosaures. Que doit-il se passer dans sa tête pour qu’il vienne mettre la table ?
Lorsque, fort occupé à nos petites affaires personnelles, nous recevons tout à coup, d’une personne ayant autorité, l’invitation pressante, l’ordre, d’aller faire autre chose et ailleurs, que se passe-t-il ? Nos préoccupations sont invitées à changer. Après tout, pourquoi ce qu’on nous demande de faire se substituerait-il à ce que nous sommes en train de faire ? L’objet de nos préoccupations, celui que nous nous sommes nous-mêmes donné, n’est-il pas plus important que l’objet des préoccupations de cet autre qui entend nous commander ? Notre satisfaction personnelle ne doit-elle pas passer avant celle d’autrui ? Pour le premier fils, celui qui commença par dire non et qui, plus tard, finit par dire oui, l’ordre des satisfactions s’inversa. Les traducteurs parlent de remords, ou de repentir, ce qui sent trop bon la bonne moralité. Concrètement, le premier fils commença par n’avoir de considération que pour sa propre satisfaction immédiate et personnelle (Nan, j’veux pas !), puis il laissa sa satisfaction de côté pour s’intéresser à celle différée et d’autrui. L’instant de ce basculement, le passage du non au oui, ne nous est pas accessible. Le résultat est visible.
Et voici que cette petite histoire, dont on serait tenté de faire une plate leçon d’obéissance, devient une interrogation brûlante sur les satisfactions personnelles et immédiates qu’on s’octroie prioritairement et au titre desquelles on laisse de côté, on méprise, les invitations d’un père, d’un Dieu, ou de la vie… Quelles satisfactions ? Quelles invitations ? Que chacun médite sur son propre cas. Et que personne ne regarde de haut tel ou tel autre.

Ceci étant dit, cet examen est porté à un point d’incandescence par Jésus lorsqu’il énonce à la face de ses détracteurs que collecteurs d'impôts et prostituées les précèdent dans le Royaume de Dieu.
N’allons surtout pas imaginer seulement qu’à l’audition de la prédication de Jean-Baptiste ou de Jésus, certaines prostituées et certains collecteurs d’impôts ont changé de vie. Espérons que cela soit, parfois, et réjouissons-nous que cela soit, parfois, mais cela n’a rien d’essentiel, maintenant. Si nous nous en tenions à cela, nous ferions du royaume de Dieu la récompense de leurs mérites, et surtout des nôtres qui leur aurions prêché la bonne moralité. Or, le repentir, comme nous l’avons vu avec la petite parabole, c’est avant tout la connaissance et la reconnaissance d’une volonté autre que la nôtre.
Qui donc en ce temps-là connaît et reconnaît plus que quiconque une volonté autre que la sienne propre ? Une prostituée – je ne vous fais pas un dessin… Un collecteur d’impôt, qui connaît mieux qui quiconque la volonté de l’occupant romain. Ils s’y soumettent ! Et qui donc profite au premier chef de tout cela ? Les dignitaires du Temple, qui volent sur le taux de change de la monnaie sacrée, qui sont seuls habilités à pardonner les péchés, qui se regardent eux-mêmes comme purs et méritants, au-dessus de ces marigots dans lesquels, pourtant, ils pataugent…
Le repentir par quoi l’on s’approche du Royaume de Dieu, c’est connaître et reconnaître une volonté extérieure qui s’impose à la vôtre. C’est prononcer une sorte de oui, sur la laideur et la morbidité de la vie, mais aussi, parfois, sur l’espérance de la vie. Collecteurs d’impôts et prostituées connaissent et reconnaissent cela par cœur, obéir, et ce qu’il en coûte. Les gens biens, les dignitaires du Temple, nient tout en bloc… et l’on sait jusqu’à quel déchaînement de violence ils iront.

            Et pourtant : « Mon enfant, va donc aujourd'hui travailler à la vigne. » Et l’enfant répond : « J’veux pas ! ». Combien il résiste et combien je résiste. Combien il serait tellement plus simple de se satisfaire des idées reçues, plutôt que de les travailler. Et combien il serait tellement plus simple de se satisfaire des on dit sur untel ou sur tel autre, plutôt que de risquer de se rencontrer… Etc.
Et c’est ainsi qu’une discussion autour du feu, sous un ciel étoilé, en sirotant le thé à la menthe, n’a pas eu lieu, n’aura jamais eu lieu, et tout finit par un bain de sang, par un crucifié, ou par la simple et meurtrière reconduction du mépris. Et le Royaume de Dieu s’est éloigné.
           

Le seul repentir qui m’appartienne, c’est le mien. Que le Seigneur me prenne en pitié. Qu’il me vienne en aide. Amen

Hervé Gourdel. 
Hervé GOURDEL (document facebook)


dimanche 21 septembre 2014

Le salaire de la douzième heure (Matthieu 20,1-16)

Note préliminaire sur la division du temps chez les RomainsLe jour solaire était divisé en douze heures, avec un point fixe, midi (meridies), où commençait la septième heure. La durée de l'heure minima (23 déc.) était de 44 min. 30 s; celle de l'heure maxima (25 juin) de 75 min. 30 s.

Matthieu 20
1 «Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d'embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d'une pièce d'argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d'autres qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.›
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d'autres qui se tenaient là et leur dit: ‹Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail?› -
7 ‹C'est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés.› Il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne.›
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant: ‹Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.›
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d'argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu'ils allaient recevoir davantage; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d'argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison:
12 ‹Ces derniers venus, disaient-ils, n'ont travaillé qu'une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.›
13 Mais il répliqua à l'un d'eux: ‹Mon ami, je ne te fais pas de tort; n'es-tu pas convenu avec moi d'une pièce d'argent?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t'en. Je veux donner à ce dernier autant qu'à toi.
15 Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton oeil est-il mauvais parce que je suis bon?›
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers.»

Prédication :
Je me suis souvent demandé, puisque tout est grâce, puisque Dieu est amour, puisque sa miséricorde et sa bonté sont sans limites, pourquoi il n’y avait pas, dans cette parabole, d’ouvriers de la douzième heure. La fin de la parabole aurait été un peu plus scandaleuse encore, puisque certains auraient finalement reçu un salaire pour n’avoir pas travaillé du tout !
Cette fin scandaleuse est une fin qui m’aurait plu. Mais il ne suffit pas, en matière de texte biblique, que cela plaise, ou déplaise. Car elle déplaît souvent, cette parabole. «  C’est pas juste », nous disent petits, ados, et grands… Et ma fin à moi, celle de la douzième heure, ne fait qu’aggraver cette idée de rétribution injuste.
Mais, au fond, pourquoi trouve-t-on cette parabole injuste ?

Pour une seule raison. Lorsque nous lisons cette parabole, nous imaginons que le Royaume des cieux est le salaire qui vient après un travail… un peu de notre imaginaire médiéval ressort, le paradis comme rétribution des œuvres bonnes. On vit donc la vie qu’on vie, on s’efforce de faire ce qu’il faut faire et, à la fin du parcours, Dieu soupèse le tout, juge et rétribue. Pourtant, la découverte que Martin Luther fait, ou refait, du salut par pure grâce de Dieu devrait mettre à mal cette lecture, ces idées… or, il n’en est rien : c’est pas juste, dit-on après avoir lu la parabole des ouvriers de la onzième heure !
Mais le lecteur qui réagit ainsi imagine quelque chose qui est en complète contradiction avec ce qu’il professe par ailleurs. Comment l’infinie miséricorde de Dieu, comment sa grâce qui est première peut-elle être compatible avec l’idée de rétribution ? Reconnaissons pour l’instant que l’idée de rétribution est une idée bien pratique, même si Dieu tout de même compte un peu bizarrement… A nous qui faisons profession de connaître Dieu, à nous qui venons le servir, l’idée de rétribution sert d’assurance vie. Ayant œuvré déjà et œuvrant encore à la vigne du Seigneur, même si la rétribution est un peu pas juste à la fin, elle tout de même tout à fait assurée.

Reste pourtant que, même tout à fait assurée, cette rétribution met en contradiction ce qu’on comprend de la parabole, et ce qu’on professe : le salut par pure grâce, offert, promis, par un Dieu tout amour. Et cette contradiction vient alors ruiner un effort de lecture basé sur l’idée que le royaume des cieux est le salaire qui vient après le travail. Il faut choisir, entre l’amour de Dieu et le Royaume des cieux comme salaire. Choisissons l’amour de Dieu… écartons l’idée d’une rétribution, et lisons de nouveau.
Le Royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui sortit… Lisez bien jusqu’au bout ! Où voyez-vous, où lisez-vous que le Royaume c’est le salaire et que le maître de maison c’est Dieu ? Si vous supposez cela, si nous supposons cela, si nous le voyons, c’est que nos idées précèdent notre lecture. Le Royaume des cieux n’est pas semblable au salaire versé par un maître à un employé. Il est semblable à toute la petite histoire qui est racontée. Le Royaume des cieux c’est le maître qui embauche sous contrat, c’est aussi la tâche qui est accomplie, par les uns, par les autres, c’est la rétribution qu’on reçoit, c’est le grommellement de ceux qui trouvent que c’est trop peu par rapport à ceux qui ont travaillé moins qu’eux-mêmes, c’est aussi sans doute la joie de ceux qui se réjouissent que si peu d’engagement leur ait rapporté tant… Le Royaume des cieux, c’est tout ça et, du point de vue des ouvriers, le Royaume des cieux c’est travailler à la vigne, la grâce d’y avoir été envoyé, y être en sachant que le travail ne sera pas sans rétribution. Sauf que, pour ce qu’il en est du montant de la rétribution, on ne sait pas ce qu’elle sera, relativement à celle d’autrui…
Mais il ne faut pas trop s’étonner de cette apparente injustice : Jésus raconte une parabole et les paraboles ont toujours ce point d’incongruité, ce petit scandale qui les distingue.

Sœurs et frères, nous ne sommes pas ces ouvriers de la première heure, ni ceux de la dernière heure. Nous ne savons pas quelle heure il est dans le Royaume des cieux. Nous ne pouvons nous dire que ceci : le Royaume des cieux n’est pas la rétribution de la tâche, c’est la tâche elle-même. Le Royaume des cieux n’est pas la rétribution des œuvres bonnes que nous aurons accomplies en notre nom et au nom de notre Seigneur ; le Royaume des cieux c’est d’avoir été invité à les accomplir et de pouvoir les accomplir. C’est le l’appel, le contrat, la décision de répondre, le travail, l’énergie dépensée et ce qu’on reçoit finalement. Et si l’on reçoit des insultes plutôt que des louanges, et si l’on reçoit des coups plutôt que des caresses, c’est encore le Royaume des cieux. Et si pour un travail qui nous semble bien moindre que le nôtre d’autres se voient cent fois plus gratifiés que nous, c’est encore le Royaume des cieux.
Car dans le Royaume des cieux il n’y a pas de hiérarchie des tâches, ni des rétributions. Chacun accomplit ce qu’il a pu accomplir, chacun reçoit ce qu’il reçoit. Est-ce juste ou injuste ? Il en va de la véracité de la grâce de Dieu qu’il en soit ainsi, il en va de la liberté, et de la nature même de Dieu qu’il en soit ainsi. Et il en va de la vérité pécheresse de l’être humain que ça grommelle dans un cas, et que ça fasse les malins dans l’autre cas. Allez savoir pourquoi la parabole ne s’intéresse qu’à ceux qui grommellent…

Maintenant, je voudrais faire observer qu’il y a, dans cette parabole, une très belle promesse, et que cette promesse est celle d’une rétribution. Ce qu’on fait dans le Royaume des cieux, dans l’esprit du Royaume des cieux, cela n’est jamais jamais perdu. Certes il faut parfois attendre, suer sous les soleil brûlant, porter tout le poids des jours, souffrir la soif et la faim mais la promesse est là qui ne peut faillir : ce qui est fait dans le Royaume des cieux, dans cette qualité d’obéissance et d’engagement que réclame l’Evangile, ce n’est jamais en pure perte pour celui qui choisit de l’accomplir.

Et pour finir, une brûlante interpellation. Il n’y a pas d’ouvriers de la douzième heure, parce qu’il n’y a pas de douzième heure dans le Royaume des cieux. Il n’y en a pas parce que c’est maintenant que l’appel retentit, c’est maintenant, à chaque instant, qu’il s’agit de travailler à la vigne du maître. Et la moindre des tâches, civile ou ecclésiastique, que la vie nous suggère peut bien faire de nous  l’un de ces derniers qui, dans le Royaume des cieux, sont les premiers. 
Et là, ne pensons surtout pas qu’on nous rétribuera. Notre joie, notre rétribution, c’est juste de pouvoir servir.

lundi 15 septembre 2014

et s'il ne me restait qu'un seul texte biblique ? (Psaume 24)

                   C'est une question que chaque lecteur de la Bible peut bien se poser : et si les circonstances dans lesquelles je vis étaient particulièrement  dangereuses, s'il ne m'était permis de ne conserver qu'un seul texte de la Bible, qu'une seule page, que ferais-je alors ? Qui a lu le titre de ce billet connaît déjà ma réponse. Mais cette réponse a été donnée dans des circonstances et au terme d'une réflexion que voici.


Je voudrais avant tout partager avec vous une question qui m’habite, depuis longtemps.

Il y a comme ça des questions qui vous habitent, comme ça, jusqu’à l’obsession…

Pour moi, il y eut une question, une question « Pourquoi ? » qui portait sur la destruction des juifs d’Europe. C’était une question obsédante – pendant presque tout le trimestre d’automne, pendant presque dix ans, elle était la seule question sur laquelle je pouvais travailler, a vrai dire sans avancée significative. Le « Pourquoi ? » résistait, et résistait bien ? Pourquoi cela fut-il possible… Et au bout de ces dix ans, j’ai eu la chance de lire, à la fin d’un été, un livre capital : Eichmann à Jérusalem ; Rapports sur la banalité du mal, de Hannah Arendt. Et la réponse, de Hannah Arendt, tient à ce constat que le mal qu’on a qualifié d’absolu a été accompli par division de l’acte en une multitude de petits actes finalement banals, presque ordinaires. Pour accomplir cette horreur, il fallait bien entendu des monstres pour la concevoir, mais aussi, et surtout, dit Arendt, une multitude de gens ordinaires, banals autant que ce Eichmann qui se présenta, lors de son procès, comme un logisticien, un chef de gare quoi…
            Après la lecture et la méditation de cet ouvrage, la question « Pourquoi ? » a cessé de m’obséder. Je crois qu’elle a cessé de m’obséder parce que l’idée de Hannah Arendt, qui fit scandale, a eu sur moi l’effet d’une sorte de prise de responsabilité. Cette chose, ou du moins une part humaine de cette chose inhumaine est entrée en moi avec vérité. J’ai dû prendre conscience que je suis de ce monde, de ce mal, et de cette responsabilité. En tout cas, la question de la Shoah a cessé de m’obséder, même si elle m’habite toujours. J’avance avec elle au lieu qu’elle m’immobilise dans sa puissance d’horreur et de déni.

            Mais ça n’est pas de cette question que je voulais vous parler. Il y a une autre question, très difficile pour moi, et la voici : « Pourquoi l’espérance vivante en Dieu, cette espérance qui fait parler les prophètes et qui soutient souvent les réprouvés, pourquoi cette espérance dégénère-t-elle parfois en obligation de croire, obligation au titre de laquelle il arrive même qu’on détruise et qu’on assassine ? » Je peux formuler autrement cette question : « Pourquoi une espérance messianique se transforme-t-elle en oppression ? »
            Je porte cette question. D’une certaine manière, je connais la réponse, la réponse évangélique, la réponse qui doit - qui devrait - prévenir toute dérive, et qui énonce qu’il n’y a de messie authentique qu’un messie crucifié. Mais ça n’est pas tout à fait satisfaisant d'un point de vue pratique.
           
            Ce que je veux dire, c’est que je ne suis pas un contemporain de la Shoah, je suis trop jeune, et je peux seulement assumer une sorte de petite part personnelle de responsabilité dans l’histoire de la Shoah. Je ne suis pas un être banal de ce temps-là.
            Par contre, je suis un être banal de ce temps, du temps ou l’espérance messianique de l’Islam – car il y a, depuis le commencement de l’Hégire, une espérance messianique de l’Islam –  du temps où l’espérance messianique de l’Islam bascule dans l’horreur du Califat en Irak et au Levant. Alors bien entendu je ne suis pas musulman pour me prononcer sur l’Islam. Je suis par contre chrétien pour me prononcer sur ce que mes pères ont fait d’horrible parfois au nom du Christ…
           
Il faut qu’il me suffise de m’interroger sur ce basculement, qui peut me guetter, sur cette violence, qui peut m’habiter, parce que moi aussi, je suis habité par une espérance messianique soutenue par un texte sacré et que ce texte sacré, la Bible, dit la vérité de la violence autant que la vérité de l’amour.
            Moi aussi, parfois, j’aimerais que mes contemporains soient ce que je veux qu’ils soient… et parce que moi aussi, faute qu’ils soient ce que je voudrais qu’ils soient, je préférerais parfois qu’ils ne soient pas.

            Pourquoi donc cette espérance vivante accouche-t-elle parfois de l’horreur ? Je ne sais pas, ou plutôt je sais que ma faiblesse, ma complaisance, mon appétit, mon impatience, ma gloutonnerie… pourraient bien ne pas être tout à fait étranger à... certains basculements.
            Mais je sais aussi que Dieu donnera à qui le lui demandera la force de résistance qui est toujours nécessaire à qui veut demeurer humble, calme et digne, à qui veut demeurer dans la vérité.

            Quel texte biblique partagerai-je ? Quel texte biblique partagerai-je lorsqu’il n’en restera qu’un ?

Psaume 23 (je le conserverai dans la traduction de Louis Segond)
1 Cantique de David. L'Éternel est mon berger: je ne manquerai de rien.
 2 Il me fait reposer dans de verts pâturages, Il me dirige près des eaux paisibles.
 3 Il restaure mon âme, Il me conduit dans les sentiers de la justice, À cause de son nom.
 4 Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi: Ta houlette et ton bâton me rassurent.
 5 Tu dresses devant moi une table, En face de mes adversaires; Tu oins d'huile ma tête, Et ma coupe déborde.
 6 Oui, le bonheur et la grâce m'accompagneront Tous les jours de ma vie, Et j'habiterai dans la maison de l'Éternel Jusqu'à la fin de mes jours.

dimanche 7 septembre 2014

Si ton frère a péché - mais quel péché ? (Matthieu 18)

Après quelques mois de repos que je ne dirai pas bien mérité, car tout est grâce, je reprends pour mes chers lecteurs le fil de ce blog, qui est le fil de mes prédications, et des méditations que, parfois, on me demande de donner au commencement de telle ou telle réunion institutionnelle.

Aujourd'hui, vous pourrez lire tout le chapitre 18 de l'évangile de Matthieu - mais je ne le fais pas figurer ici dans son intégralité.

Matthieu 18
1 À cette heure-là, les disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent: «Qui donc est plus grand qu’un autre dans le Royaume des cieux?»
2 Appelant un enfant, il le plaça au milieu d'eux
3 et dit: «En vérité, je vous le déclare, si vous ne vous convertissez pas et ne devenez pas comme les enfants, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux.
4 Celui-là donc qui s’abaissera lui-même à hauteur d’enfant sera  plus grand qu’un autre dans le Royaume des cieux.
5 Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m'accueille moi-même.

6 «Mais quiconque entraîne la chute d'un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule et qu'on le précipite dans l'abîme de la mer.

10 «Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, car, je vous le dis, aux cieux leurs anges se tiennent sans cesse en présence de mon Père qui est aux cieux.

14 Ainsi votre Père qui est aux cieux veut qu'aucun de ces petits ne se perde.

15 «Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère.
16 S'il ne t'écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins.
17 S'il refuse de les écouter, dis-le à l'Église, et s'il refuse d'écouter même l'Église, qu'il soit pour toi comme le païen et le collecteur d'impôts.
18 En vérité, je vous le déclare: tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.

21 Alors Pierre s'approcha et lui dit: «Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerai-je? Jusqu'à sept fois?»

22 Jésus lui dit: «Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois.

Prédication

            Si ton frère a péché… Avant d’aller plus loin dans la méditation des versets de ce jour, nous prononçons les noms de Steven Sotloff et de James Foley. Ce sont des noms que nous connaissons. Mais il y a d’autres personnes, pour nous anonymes, qui sont mises à mort dans cette réalité politique et religieuse terrifiante qu’on nomme Etat Islamique en Irak et au Levant. Des gens sont déclarés pécheurs et mis à mort, parce qu’ils sont seulement différents, d’une autre religion, d’une autre culture, d’une autre sensibilité…On leur prend la vie au nom d’un texte sacré. Celui-là a péché, je le mets à mort.
            Ne pensez pas une seule seconde que notre chère Bible nous place à l’abri de ce genre de comportement. Et si vous récusez l’ancien testament comme violent et assassin, dites-vous bien que le « Contrains-les d’entrer » de Luc 14,23 est le verset du nouveau testament qui a justifié parfois les actes de violence de la Sainte Inquisition…
            Sans parler de mise à mort, s’imposer à autrui, discréditer ou condamner autrui et s’en donner raison, Bible en main, est un geste simple, qui est à la portée de tous ceux qui ont une Bible entre les mains. C’est même une tentation biblique, la seconde dans l’évangile de Matthieu.

            Si ton frère a péché… et vous connaissez la suite. Mais après ce que nous venons de dire, il va être très difficile d’ouvrir la Bible et d’appliquer ce qui est écrit.
C’est que, dans les versets que nous venons de lire, ce ne sont pas les commandements qui sont visés en tant que tels. Les commandements sont là, depuis toujours et on n’a pas besoin d’un Fils de Dieu pour en répéter la lettre et pour en rappeler la rigueur. Il suffit de lire. Aussi bien, pour comprendre les versets que nous lisons maintenant, il n’est pas nécessaire que nous nous interrogions sur la transgression de tel ou tel commandement. Il s’agit d’autre chose, d’autres formes du péché, bien plus graves que les simples transgressions. En trois points :

      Premier point. Qui est plus grand qu’un autre dans le Royaume des cieux, demandent inopinément les disciples de Jésus ? Il y a là l’idée de se comparer, l’idée que la valeur, la grandeur, la dignité se mesurent, se méritent. Et ce n’est sans doute pas seulement l’au-delà qui est en question. La présence mystérieuse du Ressuscité est ici-bas bien réelle, le Royaume des cieux est ici-bas aussi. Et qui est plus grand que les autres entre les disciples ?
Se donner de l’importance, se donner plus d’importance qu’autrui, c’est une première sorte de péché que notre texte désigne. Et il y a fort à parier que, dès le temps de Matthieu, dès le temps des premières communautés chrétiennes, si diversifiées, si différentes les unes des autres et si profondément humaines, on a dû se considérer comme plus authentique, plus proches de Dieu, plus purs, plus méritant… plus grand que... Et voici un péché de comparaison.
Méditons un instant sur cette sorte de péché, se comparer, se croire plus grand, désigner des moins grands… Et reconnaissons qu’un effort de notre volonté peut nous permettre de lutter efficacement contre lui.
Mais voici, supposons que nous nous corrigions, il reste autre chose.

Deuxième point. Il va être question de conversion. Se corriger de l’idée qu’on est plus important qu’untel est encore assez simple. Et si l’on a ni plus ni moins d’importance qu’untel, cela ne signifie pas qu’on n’a aucune importance. Ce à quoi Jésus invite, ce qu’il commande même, c’est de considérer que nous n’avons, dans le Royaume, ni importance, ni mérite, ni dignité, en aucune manière. « Appelant un enfant, il le plaça au milieu d’eux. » Il appelle donc un enfant de cette époque. A cette époque, un enfant, n’est vraiment pas grand-chose. Un enfant, ça se fabrique en ce temps comme aujourd’hui, mais pour qu’un enfant devienne adulte, il faut mettre au monde quatre, cinq enfants… Et un enfant alors n’acquiert une certaine importance que s’il survit à ses premières années, que s’il dépasse le stade enfant. Un enfant donc en ce temps n’a que sa vie et que ce qu’il reçoit.
Ni dignité, ni mérite, ni aucune d’importance : considérer cela s’agissant de soi-même, c’est la conversion à laquelle Jésus invite et dont sans doute nous sommes à peu près incapables…
Ceci dit, nous n’allons pas supposer que, pour se convertir à cette enfance dont nous venons de parler, il s’agirait de renoncer à notre intelligence et à nos capacités à agir. Ce serait tellement trop facile de procéder ainsi, tellement méritoire. Se convertir à cette enfance, pour nous qui ne sommes plus des enfants, c’est penser et agir tout en sachant que c’est par grâce que la pensée et l’action nous sont données, et que c’est par grâce encore qu’un fruit de notre action peut nous échoir. Se convertir à l’enfance c’est penser et agir comme n’ayant personnellement aucune importance. C’est demeurer toujours en situation d’accueil et de faiblesse, même au cœur de l’action.
Pour résumer, la seconde sorte de péché que Jésus désigne c’est de considérer qu’on a une importance, alors qu’on n’en a aucune ; c’est considérer que l’on mérite quoi que ce soit, alors que tout est grâce…
Méditons sur ce péché, et prions Dieu, parce que notre volonté est ici impuissante, qu’il nous fasse grâce, qu’il nous convertisse.

Troisième point. Je cite : « Mais celui qui entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi… », vous connaissez la suite. Entraîner la chute, c’est empêcher de marcher, c’est ramener au ras du sol, c’est empêcher de grandir. Grandir dans la vie, grandir dans la foi, c’est lorsque le petit devient grand, et que le grand devient petit, petit comme nous l’avons vu. Conforter les grands dans leur importance, c’est peut-être bien les empêcher de devenir petits, donc les empêcher de grandir dans la foi, et donc bien entraîner leur chute. Ecraser les petits dans leur petitesse c’est les empêcher de grandir, c’est entraîner leur chute. Mais sait-on seulement toujours si l’on a face à soi un petit ou un grand ?
La troisième forme du péché, gravissime selon Jésus, c’est considérer que celui qui est ce qu’il est aujourd’hui sera toujours ce qu’il est. C’est le péché le plus grave parce qu’il revient à dire que ni Dieu (pour la seconde forme du péché) ni l’homme (pour la première forme du péché)  ne recèlent en eux de puissance de changement. Méditons sur cette forme du péché.

            Alors ? Si ton frère a péché… Ton frère a-t-il péché de l’un de ces trois péchés ? Alors bien sûr, on peut mettre en œuvre littéralement les versets qui suivent, mais, si l’on choisit de le faire, sait-on jamais si l’on n’est pas en train de pécher gravement ? On hésitera. On ne pourra y aller qu’avec crainte et tremblement. En se disant que dépourvu d’importance, de justice et de dignité l’on a bien plus à apprendre qu’à enseigner, et bien plus à recevoir qu’à donner.
Pourvu alors qu’on délier, et qu’on ne lie pas. Car telle est notre tâche, notre seule tâche : délier, donner à la vie et la foi de quoi grandir, et conduire toute vie qui cherche la source de la vie vers cette source.
            De cette tâche, nous ne devons comprendre qu’une seule chose : c’est une tâche infinie. « Non pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois. » Autant de fois l’on déliera… Autant de fois l’on sera délié. Plaise à Dieu.