dimanche 30 mars 2014

Un parcours de la piété (Jean 9,31)

On pourra lire tout le chapitre 9 de l'évangile de Jean. Ici, on n'en reprend que quelques versets, mais cela suffit pour apprécier ce qui est dit ensuite. 

Jean 9:1 En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance.
2 Ses disciples lui posèrent cette question: «Rabbi, qui a péché pour qu'il soit né aveugle, lui ou ses parents?»
3 Jésus répondit: «Ni lui, ni ses parents. Mais c'est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui!
4 Tant qu'il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m'a envoyé: la nuit vient où personne ne peut travailler;
5 aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.»
6 Ayant ainsi parlé, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec la salive et l'appliqua sur les yeux de l'aveugle;
7 et il lui dit: «Va te laver à la piscine de Siloé» - ce qui signifie Envoyé. L'aveugle y alla, il se lava et, à son retour, il voyait.

13 On conduisit chez les Pharisiens celui qui avait été aveugle.
14 Or c'était un jour de sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux.

15 (Alors), les Pharisiens lui demandèrent comment il avait recouvré la vue. Il leur répondit: «Il m'a appliqué de la boue sur les yeux, je me suis lavé, je vois.»
16 Parmi les Pharisiens, les uns disaient: «Cet individu n'observe pas le sabbat, il n'est donc pas de Dieu.» Mais d'autres disaient: «Comment un homme pécheur aurait-il le pouvoir d'opérer de tels signes?» Et c'était la division entre eux.

On interroge ensuite les parents, puis

24 Une seconde fois, les Pharisiens appelèrent l'homme qui avait été aveugle, et ils lui dirent: «Rends gloire à Dieu! Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur.»
25 Il leur répondit: «Je ne sais si c'est un pécheur; je ne sais qu'une chose: j'étais aveugle et maintenant je vois.»

(et un peu plus loin, l’homme qui avait été aveugle s’adresse toujours aux Pharisiens)

9:31 Dieu, nous le savons, n'écoute pas les pécheurs; mais si un homme est pieux et fait sa volonté, Dieu l’écoute.

32 Jamais on n'a entendu dire que quelqu'un ait ouvert les yeux d'un aveugle de naissance.
33 Si cet homme n'était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire.»

34 Les Pharisiens ripostèrent: «Tu n'es que péché depuis ta naissance et tu viens nous faire la leçon!» ; et ils le jetèrent dehors

Prédication
Des versets que nous venons de lire, je voudrais n’en conserver qu’un, un seul, mais seulement au commencement de cette prédication. Et ce verset, le voici : « Nous savons que Dieu n’écoute pas les pécheurs, mais si quelqu’un est pieux et fait sa volonté, il l’écoute. »
Si quelqu’un est pieux… c’est ici que je souhaite méditer. Qu’est-ce qu’être pieux ? Le mot piété, l’adjectif pieux, n’ont pas vraiment bonne presse. Ils évoquent des personnes confites en dévotion et peut-être peu sympathiques, parce que peu ouvertes au monde, et peu accessibles au dialogue… Qu’en est-il, dans le texte que nous venons de lire ? Comment les divers acteurs de ce récit assument-ils, ou vivent-ils, ce qu’on appellera leur piété ? Les acteurs sont au nombre de quatre : l’ex-aveugle, les Pharisiens, les disciples, et Jésus.

            L’ex-aveugle est pieux. Nous pouvons le dire, au moins d’une certaine manière. Qui d’autre qu’un homme pieux irait avancer et défendre l’idée que Dieu n’écoute pas les pécheurs mais que si quelqu’un est pieux et fait sa volonté, Dieu l’écoute ? Une telle phrase, ça s’apprend au catéchisme, c’est le genre de phrase que tout le monde sait, et on la récite, souvent d’ailleurs la récite-t-on pour justifier ce qui n’a pas marché... Pour l’ex-aveugle, ça n’est plus un savoir, c’est une confession de foi, c’est même une expérience vécue. Il y a même quelque chose de beau lorsque l’ex-aveugle prend la défense de celui qui l’a guéri. Il y a un au-delà de toute polémique possible : « Je ne sais qu’une chose : j’étais aveugle, maintenant je vois. »
            Si donc on avance que l’ex-aveugle est pieux, cela revient à dire qu’être pieux c’est s’en tenir, au-delà de toute polémique, aux gestes de bonté dont on a été l’heureux bénéficiaire, dans la reconnaissance de celui qui les a accomplis pour nous, et en rendant gloire à Dieu. Etre pieux alors, c’est affirmer que la vie est donnée d’en bas, qu’elle est grâce d’en-haut, et ne jamais sortir de cela.
            A cet instant précis, marquons une pause, faisons un exercice de piété simple : pensons à tel bonheur qui nous a été récemment donné, éprouvons de la reconnaissance, et rendons gloire à Dieu.

            Les Pharisiens sont pieux. Ils sont pieux d’abord parce qu’ils sont observants. Règles et piété ne s’opposent pas forcément. Nous venons de faire un exercice réglé de piété, et tout notre culte lui-même obéit à des règles liturgiques. Alors nous pouvons dire qu’on peut être observant et pieux. Nous pouvons même dire que nous sommes observants parce que pieux. Mais nous ne pouvons pas dire que nous sommes pieux parce que nous serions seulement observants.
L’observance et la piété ne sont pas une seule et même chose. Il y a un d’abord un débat entre les Pharisiens, parce que la guérison a eu lieu un jour de sabbat. La règle de piété a été transgressée, et c’est un péché ; la guérison a eu lieu, et c’est que Dieu a écouté. Dieu a donc écouté un pécheur. C’est un problème théologique. Le débat n’est pas seulement entre des Pharisiens d’écoles différentes. Il peut être à l’intérieur de chacun d’entre eux.
Dieu écoute, et bénit donc, des gens qui transgressent les règles habituelles de la piété. Comment les gens pieux que nous sommes réagissent-ils lorsqu’un grand bonheur arrive à des gens qui ne sont pas pieux comme nous, ou pas pieux du tout ? Est-ce que le respect absolu de la règle en usage chez nous est préférable à la surprise et à l’émerveillement ?
            Certains Pharisiens donc s’en tiennent strictement à la règle et récusent tout ce qui advient de bon en dehors d’elle, et récusent aussi tous ceux qui agissent différemment d’eux. Alors, dans les versets que nous méditons, ils récusent Jésus le guérisseur, et ils récusent aussi l’homme guéri. Cette forme de piété, car c’en est une, en privilégiant la règle à tout prix, préfère le péché à la grâce, préfère la condamnation au pardon, et préfère la mort à la vie. C’est une forme de piété, rigide, austère ; elle ne laisse de place ni à la responsabilité, ni au miracle, ni à la joie…
            Mais d’autres Pharisiens sont pieux aussi en acceptant des règles religieuses, en les respectant, et en s’interrogeant aussi sur la nécessité de ce respect, sur la nécessité aussi de transgresser, parfois… Et être pieux alors, c’est se demander dans toute sa vie : pourquoi est-ce que je fais ceci conformément à la règle ? pourquoi est-ce que je ne le fais pas ? et assumer alors ses propres gestes, devant les humains, et devant Dieu.

            Venons-en aux disciples de Jésus, pour prolonger seulement la réflexion autour de la piété des Pharisiens. « Qui donc a péché pour qu’il soit né aveugle, lui, ou ses parents ? » Les disciples de Jésus posent cette question formidable, et derrière leur question plane l’idée qu’une observance absolue de saintes règles de piété protégerait de tout mal. Mais qui donc peut prendre la défense d’une telle idée ?
Prenons un exemple. Les Juifs de l’Est étaient observants, Dieu sait combien ils l’étaient. Ils ne l’étaient certainement pas tous, mais parmi eux il y avait de très saintes personnes. Et sur eux, par millions, s’est abattue indistinctement la foudre nazie. Autre exemple : il était observant, Job le pieux, et tous les malheurs du monde lui sont pourtant arrivés. On est ici à mille lieues de l’émerveillement par lequel nous commencions notre méditation. L’abîme s’ouvre parfois devant les pas de ceux qui sont pieux, et il ne les engloutit pas, ou du moins pas tout à fait. La piété est un ensemble de règles de vie qu’on reçoit, qu’on fait siennes, qu’on observe... Et cela n’empêche pas l’abîme de s’ouvrir, et la piété ne remplit pas l’abîme.
Celui qui, à ces moments-là, interroge le Tout-Puissant, l’interpelle, et l’insulte peut-être, doit être regardé comme un être pieux.

            Et Jésus ? A la question que ses disciples posent qui est une question pieuse – qui donc a péché pour qu’il soit né aveugle ? – Jésus refuse de répondre d’une manière seulement rhétorique. Il répond d’abord par une provocation verbale, qui montre qu’il se moque bien des bonnes raisons pour lesquelles le mal est là. Jésus répond ensuite en affirmant que les œuvres de Dieu ne sont pas avant le mal, mais après, non pas comme raisonnement abstrait, mais comme action concrète. Les œuvres de Dieu sont des œuvres de soulagement et de bonté, des œuvres qu’il appartient à l’être humain d’accomplir autant qu’il en est capable. Ainsi, la piété de Jésus est ici une piété qui conteste les idées reçues et qui agit.
Ce ne sont donc pas les raisons du mal qui doivent intéresser ceux qui sont pieux, mais sa fin, une fin non pas seulement espérée, mais aussi concrètement mise en pratique. La piété de Jésus est une piété d’engagement qui s’accomplit au mépris et au-delà des idées reçues et des règles en vigueur. Elle a, pour celui qui en bénéficie, l’allure d’un miracle.

            Ne dites jamais que vous n’êtes pas capables d’accomplir des miracles. Un geste, un sourire, une offrande, un cadeau, apparemment minuscules peuvent avoir pour certains les caractéristiques du miracle. Celui qui est capable d’un engagement même minuscule peut être à l’origine d’un grand miracle. Il ne le sait pas, il donne, et la suite appartient à celui qui reçoit.

              Et l’on retrouve ici cette piété émerveillée, par laquelle nous commencions. Nous avons ainsi fait un certain parcours, le parcours de la piété… Puisse notre piété accomplir régulièrement ce parcours.

dimanche 16 mars 2014

Bénédiction, acte de foi (Genèse 4,1-16 ; Matthieu 25,31-40)

Genèse 4
1 L'homme connut Ève sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn et dit: «J'ai procréé un homme, avec le SEIGNEUR.»
 2 Elle enfanta encore son frère Abel. Abel faisait paître les moutons, Caïn cultivait le sol.
 3 À la fin de la saison, Caïn apporta au SEIGNEUR une offrande de fruits de la terre;
 4 Abel apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et leur graisse. Le SEIGNEUR tourna son regard vers Abel et son offrande,
 5 mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande. Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu.
 6 Le SEIGNEUR dit à Caïn: «Pourquoi t'irrites-tu? Et pourquoi ton visage est-il abattu?
 7 Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas? Si tu n'agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le.»
 8 Caïn dit à son frère Abel…
et, lorsqu'ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua.
 9 Le SEIGNEUR dit à Caïn: «Où est ton frère Abel?» - «Je ne sais, répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère?» -
10 «Qu'as-tu fait? reprit-il. La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi.
11 Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère.
 12 Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre.»
 13 Caïn dit au SEIGNEUR: «Ma faute est trop lourde à porter.
 14 Si tu me chasses aujourd'hui de l'étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera.»
 15 Le SEIGNEUR lui dit: «Eh bien! Si l'on tue Caïn, il sera vengé sept fois.» Le SEIGNEUR mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe.
 16 Caïn s'éloigna de la présence du SEIGNEUR et habita dans le pays de Nod à l'orient d'Eden.

Matthieu 20
31 «Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire.
 32 Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des chèvres.
 33 Il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche.
 34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite: ‹Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde.
 35 Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire; j'étais un étranger et vous m'avez recueilli;
 36 nu, et vous m'avez vêtu; malade, et vous m'avez visité; en prison, et vous êtes venus à moi.›
 37 Alors les justes lui répondront: ‹Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire?
 38 Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir?
 39 Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi?›
 40 Et le roi leur répondra: ‹En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait!›


Prédication :
            Au commencement de cette prédication, je vous impose un effort de mémoire, un effort de mémoire qui porte sur les premiers versets de la Bible. « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre… » et vous connaissez la suite. Selon les gens qui ont écrit ce texte, Dieu crée, et il crée tout bien en ordre, affirme que cela est bon, bon parce qu’en ordre, bon parce que capable de se reproduire en bon ordre, et il bénit.
Dieu bénit une humanité en ordre parfait, dans une création en ordre parfait. Les gens qui ont écrit ce texte ont imaginé ce monde idéal que Dieu bénit. Mais l’imagination est une chose, le réel en est une autre, et le réel se moque éperdument de ce que nous imaginons.

Mais il se passera que le premier couple inventera la trahison. « C’est pas moi, c’est elle… » déclarera le premier homme en désignant celle dont il avait pourtant dit qu’elle était chair de sa chair et os de ses os. Et il se passera aussi que les premiers frères inventeront le meurtre. Pourquoi ? Parce que ceux qui ont écrit ces textes, parce que ceux qui ont transmis ces textes, ont compris que c’est dans le monde réel qu’on vit, et non pas dans un monde imaginaire.
La question de la bénédiction se pose pour des humains réels dans un monde réel. L’ordre est à jamais perdu, ont pensé ceux qui ont écrit ces textes. S’il est alors des témoins sérieux d’un Dieu qui mérite qu’on lui accorde une seconde d’attention, c’est dans le désordre, dans toutes sortes de désordres qu’il s’agit que ces témoins se prononcent. Et ils auront à se prononcer non pas au nom d’un ordre perdu qui serait recouvrable par quelque application ou ascèse. Ils auront à se prononcer au nom d’une espérance, d’une espérance si forte, si puissante, si mystérieuse et singulière que ceux qui en témoignent ne savent dire ni pour eux-mêmes ni pour autrui où espérer les mène. En espérance ils agissent, en espérance ils visitent, en espérance ils bénissent.

Vous comprenez que cette espérance est sans pourquoi… mais vous savez bien que le monde réel, lui, est habité par les pourquoi.
Pourquoi suis-je tombé malade ? Pourquoi Dieu a-t-il porté un regard favorable sur l’offrande d’Abel et pas sur la mienne, se demande Caïn ? Pourquoi mon père a-t-il préféré ma sœur ? Il n’y a pas de pourquoi… Je sais bien que les spécialistes du texte biblique sauront toujours justifier Dieu ainsi qu’eux-mêmes, que les psychoquelquechose et les bonnes âmes sauront justifier ceci et cela, évidemment s’agissant d’autrui. Pourtant, du point de vue de celui qui pose ces questions, il n’y a pas de pourquoi. Il n’y a pas de pourquoi. Le réel se moque de ce que nous imaginons et l’arbitraire est sans pourquoi.

Et ainsi, l’abîme s’étend entre celui qui visite et celui qui est visité. Ainsi l’abîme s’étend entre Caïn et Abel. Y a-t-il une rencontre possible au-dessus de cet abîme ? L’espérance que je porte me commande de dire oui. Oui pourvu que moi qui m’avance, je consente à l’arbitraire de la vie, sans aucunement justifier cet arbitraire. Et je le justifierais, et nous le justifierions effectivement tant en lui trouvant des raisons qu’en le condamnant. En fait, nous le justifions chaque fois que nous imaginons que ce que nous savons, ce que nous avons lu, ce que nous professons peut être ce dont autrui a besoin.
Si l’on veut partager l’espérance, si l’on espère qu’on espérera ensemble dans l’arbitraire de la vie, malgré l’arbitraire de la vie, il faut que nous qui nous avançons acceptions que nos mots soient fragiles, provisoires. Et que les paroles par lesquelles aujourd’hui, dans cette rencontre, nous rendons compte de notre espérance, ces paroles soient dès tout à l’heure sans doute absolument défaites.
Pour le dire plus fortement encore, notre visite ne sera bénédiction pour celui qui la reçoit que si nous-mêmes nous bénissons cet abîme qui nous sépare. Car si nous n’agissons pas ainsi, celui qui est en face de nous n’est plus notre frère mais un objet que nous nous donnons pour mission sacrée de transformer en ce que nous imaginons qu’il devrait être. Il n’est alors plus le sujet de notre attention, mais l’objet de nos passions. Or si nous agissons ainsi, nous n’agissons pas différemment de Caïn.

Caïn ne pouvait pas savoir cela, parce que le premier fils du premier couple n’avait pas lu la Bible. Maintenant, Bible ou pas Bible, la différence est là, et le prochain, le différent – car mon prochain est toujours différent de moi –  ou Dieu lui-même, me hèle, m’interpelle et me poursuit. Ainsi les questions « Où est ton frère ? » « Qu’as-tu fait ? » sont posées, et ne cessent jamais d’être posées.
Alors nous n’allons pas répondre « Suis-je le gardien de mon frère ? » L’ironie coupable d’un Caïn est déchirante. Nous n’allons même pas répondre qu’évidemment nous l’avons été et que nous savons quoi faire pour l’être : la méditation que nous avons conduite jusqu’ici ne nous le permet pas.
Nous allons plutôt méditer sur la situation qui est la nôtre au moment où nous lisons ce texte. Si notre frère est quelqu’un, notre frère, c’est Caïn. C’est Caïn parce qu’Abel est mort. Alors nous n’avons pas à choisir qui est notre frère, nous n’avons pas le choix. Et le signe qu’il porte n’est pas le signe du grand pécheur qui doit porter une culpabilité et accomplir une rédemption. Il y a signe sur Caïn parce que, comme l’a dit Caïn, « Ma faute est trop lourde à porter… » Trop lourde à porter pour qui ? Ce n’est pas pour Caïn que la faute est trop lourde à porter, mais pour tous ceux qui pensent que Caïn devrait être autre qu’il n’est, qu’il devrait se repentir, se convertir, expier, guérir, mourir… Le signe que porte Caïn, le signe que porte mon prochain, c’est, si je veux bien accepter de le voir, le signe de l’arbitraire, de l’arbitraire de l’espérance face à l’arbitraire du réel. Ce signe est signe de l’espérance dans la différence, il est signe de la création, marque de Dieu même sur celui que je ne suis pas, que je ne voudrais jamais être, ou qui me répugne – surtout sur lui...

Alors, ce signe de Caïn, est-ce que je le vois ? Je ne suis jamais certain d’avoir été authentiquement le gardien de mon frère, authentiquement c'est-à-dire dans le sens de l’espérance.
Puissé-je l’être, puissions-nous l’être, qu’il nous soit donné de l’être, que Dieu nous face grâce de l’être, cela pourrait constituer des vœux et des prières sérieuses. Et quant à visiter, quant à aimer, quant à bénir, ne le justifions surtout pas. Il s’agit d’actes de foi. A ce genre d’acte on ne peut contraindre personne. Et on ne peut empêcher personne de les commettre.
Nous-mêmes ? Nous n’avons pour nous que cette question : « Quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir… »  Dieu seul connaît toute la réponse.
Nous ne pouvons nous-mêmes qu’espérer être au bénéfice de ce genre d’acte. Nous pouvons aussi nous réjouir pleinement que certains en soient capables. Et s’il s’agit de nous, qu’à Dieu seul revienne la gloire. Amen