dimanche 27 septembre 2020

Un chemin de justice, et le repentir (Matthieu 21:28-32)

         Juste après les Rameaux, juste après que Jésus a chassé les marchands du Temple, il y enseigne. Il y polémique aussi avec les dignitaires du Temple.

Matthieu 21

28 «Quel est votre avis? Un homme avait deux enfants. S'avançant vers le premier, il lui dit: ‹Mon enfant, va aujourd'hui travailler dans la vigne.›

29 Celui-ci lui répondit: ‹Je ne veux pas›; un peu plus tard, s’étant repenti, il y alla.

30 S'avançant vers le second, il lui dit la même chose. Celui-ci lui répondit: ‹Moi, j'y vais, Seigneur›; mais il n'y alla pas.

31 Lequel des deux a fait la volonté de son père?» - «Le premier», répondent-ils. Jésus leur dit: «En vérité, je vous le déclare, collecteurs d'impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. 32 En effet, Jean est venu à vous dans un chemin de justice, et vous ne l'avez pas cru; collecteurs d'impôts et prostituées, au contraire, l'ont cru. Et vous, voyant cela, vous ne vous êtes pas dans la suite davantage repentis pour le croire.»

Prédication

Nous nous trouvons avec cet extrait au début d’une série de paraboles de Jésus, d’enseignements et de récits qui vont aboutir à toutes sortes de malédictions – contre les Scribes et les Pharisiens – et de prophéties sur la destruction du Temple de Jérusalem, de la ville elle-même, et du monde entier, récit donc d’un embrasement final d’où émergera une nation nouvelle rassemblant ceux qui auront trouvé grâce au yeux du grand juge, le Fils de l’homme venu dans sa gloire… Certains donc en seront, et d’autres pas. « Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle » (Matthieu 25,46). Toute cette affaire – entre les Rameaux et le début du complot contre Jésus – se développe sur cinq chapitres haletants… au bout desquels – autant le dire tout de suite – absolument personne n’est finalement en mesure de dire qui sont les réprouvés et qui sont les justes.

Cette ignorance originelle n’a pas empêché jadis, ni n’empêche non plus aujourd’hui, certains de se prononcer très affirmativement sur la question. Voici un exemple, qui date du VIe siècle (origine en Gaule méridionale) : « Quiconque veut être sauvé doit, avant tout, tenir la foi catholique : s'il ne la garde pas entière et pure, il périra sans aucun doute pour l'éternité. » Vous ne vous méprenez pas sur l’adjectif catholique, synonyme ici d’universel. Vous repérez tout de suite le côté catégorique de l’affirmation. Et voici un petit supplément : « Telle est la foi catholique, et quiconque ne gardera pas cette fois fidèlement et fermement, ne pourra être sauvé. ». Cela se passe au VIe siècle après Jésus Christ.

Laissons passer un millénaire, et rendez-vous au XVIe. Qu’ont fait de cela les protestants ? Les protestants que nous sommes ne peuvent pas s’exonérer en disant qu’au XVIe siècle, nos Réformateurs se sont démarqués de tout ça. Le souci premier des Réformateurs était de re-former l’Église, c'est-à-dire de la restituer dans son unité et dans sa pureté originelles. Ils ont donc explicitement adhéré aux plus anciennes confessions de foi de la chrétienté. Or, cette confession de foi, « Quiconque veut être sauvé… » dont nous parlons est l’une des trois, les plus anciennes, qui aient été reçues, en leur temps, par la chrétienté tout entière. Elle fait partie de notre héritage.

Bien sûr, vous direz – avec raison – que c’est un héritage second, et qu’il doit être toujours évalué à la lumière des Saintes Écritures. Mais les Saintes Écritures ne comportent-elles pas, elles aussi, des passages qui parlent de tri et d’exclusion ? C’est vrai, à ceci près que, donnant foi à Jésus Christ tel que Matthieu seul en parle (Matthieu 25, 31-46), même si le thème du jugement persiste, la connaissance du verdict est barrée aux humains. C'est-à-dire que même si parfois quelqu’un ayant ou pas autorité rend contre untel un avis totalement négatif et jette sur lui l’anathème, nul ne sait en réalité ce qu’il en sera du jugement final ; et même si nous ne croyons pas en ce jugement final, la méditation des Saintes Écritures, là où nous nous tenons maintenant, nous appelle à la prudence et à la réserve s’agissant de ce que Dieu seul connaît… Ses pensées ne sont pas nos pensées et ses chemins ne sont pas nos chemins. 

Et en fait de chemin, voici ce qui est écrit : « En effet, Jean est venu à vous dans un chemin de justice… » Et quel était donc ce chemin de justice ? Nous revenons en arrière dans l’évangile de Matthieu. Et voici ce que nous trouvons concernant Jean (le baptiste) : “ 1En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée: 2 «Convertissez-vous: le royaume des cieux s'est approché!» (il ne sera jamais plus proche qu’il n’est maintenant). (Le royaume des cieux), 3 (c'est celui) dont avait parlé le prophète Esaïe quand il disait: «Une voix crie dans le désert: ‹Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.› » 4 Jean avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.”

La suite de la prédication de Jean le baptiste est tout aussi catégorique que celle de Jésus, et même pire… on peut la qualifier de radicale, mais ce qui nous préoccupe, maintenant, c’est de comprendre ce qu’est le chemin de justice de Jean.

Ce que je vous propose en fait de chemin de justice, tient en peu de mots : « Jean avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. » Son vêtement, il peut le récupérer sur un tas de chiffons pourris ou sur des carcasses d’animaux morts, et sa nourriture, il la récolte, pour autant qu’il en trouve, là où la nature pourvoit. Ainsi, Jean le baptiste n’est le débiteur de personne et il n’oblige personne. Il est entièrement libre de ses gestes et de sa parole. Et personne n’est obligé d’aller vers lui. Il laisse toute la place à ses contemporains. Toute la place à ses contemporains, c'est-à-dire qu’il leur laisse toute la place pour l’exercice de leur jugement, toute la place pour une juste appréciation qu’ils pourraient porter sur eux-mêmes, et toute la place pour l’exercice de leur responsabilité. En peu de mots, Jean le baptiste invite ses contemporains à un juste jugement sur eux-mêmes, et à tirer les conséquences pratiques de ce jugement. Tel est son chemin de justice.

Précisons maintenant ce qu’est, ici, un juste jugement sur soi-même. « Un homme avait deux fils. S’avançant vers le premier, il lui dit : “Mon enfant, va donc aujourd’hui travailler à la vigne.” Celui-ci lui répondit : “Je ne veux pas” ; un peu plus tard, s’étant repenti, il y alla. » Que signifie factuellement s’étant repenti ? Laissons de côté les remords. Ils font peut-être bien partie du processus. Laissons de côté aussi le vilain garçon qui se rachète en obéissant soudain à papa : ça ne serait que façade. Repérons que cet enfant qui commence par dire non, c'est-à-dire qui commence en ne considérant que sa propre personne, va un peu plus tard trouver dans sa conscience suffisamment d’espace pour que soit reconnue par lui et honorée par lui gratuitement l’existence et la sollicitation d’un tiers. Dans cette affaire, le tiers, c’est le père, et le temps que ça prend, c’est un peu plus tard. Le tiers pourrait être quelqu’un d’autre que le père, et le temps que ça prend être beaucoup plus long. L’essentiel tient dans l’adverbe gratuitement.

Expliquons cet adverbe. Pourquoi des collecteurs d’impôts et des prostituées ont-ils cru Jean le baptiste ? Parce que Jean le baptiste, venant à eux dans un chemin de justice, n’a exigé d’eux aucun préalable. La prédication de Jean était une prédication sans conditions. Elle ne considérait personne comme perdu. Elle laissait tout l’espace à ses auditeurs, espace de liberté faute duquel nul repentir authentique ne peut advenir. Le repentir mène au croire, et le signe du croire est le passage à la gratuité.

Mais jusqu’à ce que cela advienne, c’est le contraire de la gratuité qui l’emporte sur tout. Le contraire de la gratuité, c’est la tarification ; lorsque tout est tarifé, celui qui est sans le sou vivra reclus, d’aumône ou de rapine, il vivra sans tendresse, et passera l’éternité dans les flammes faute d’avoir pu se payer le sacrifice nécessaire à son salut. Lorsque Jésus évoque devant les maîtres de la religion les collecteurs d’impôts et les prostituées, il évoque dans un même élan les routes tarifées, les relations charnelles tarifées et la religion tarifée. Et il va plus loin encore : puisque des collecteurs d’impôts et des prostituées se sont repentis et ont cru, et que les maîtres de la religion ne se sont pas repentis et n’ont pas cru, c’est donc que les maîtres de la religion, qui vendent Dieu et qui sont inébranlablement certains de leur légitimité, sont au fond pires que des collecteurs d’impôts et des prostituées. 

Tout cela fut dit publiquement, et gratuitement, aux dignitaires et en même temps aux fidèles. Est-ce que, dans son emportement, notre Seigneur a prononcé sur tel ou tel une malédiction définitive ? Il faudrait que nous prenions le temps de scruter attentivement les chapitres 21 à 25, ces cinq chapitres ardents que nous avons évoqués tout à l’heure. Ce que nous ferons, peut-être, dans les semaines qui viennent.

            Pour l’heure, nous voulons être fidèles à ce que nous avons repéré et expliqué tantôt. Jean le baptiste est venu vers ses contemporains dans un chemin de justice. Nous affirmons que notre Seigneur Jésus Christ est venu, lui aussi, vers les siens dans un chemin de justice. Il a dit ce qu’il voulait dire, et il l’a dit gratuitement. Il a donc laissé à ses auditeurs tout l’espace du repentir et du croire. Ce qui signifie qu’il considérait qu’il n’y avait pas, autour de lui, un homme qui fût perdu.

Nous n’avons aucune information sur ce que furent et devinrent les pieuses personnes qui furent ses auditeurs. Et c’est très bien ainsi.

            Aussi bien, à la suite de Jean le baptiste et à la suite de notre Seigneur, nous tâcherons de marcher dans un chemin de justice, et nous confesserons qu’il n’y a pas d’homme perdu. Amen

dimanche 20 septembre 2020

Les derniers et les premiers (Matthieu 20,1-16) et sur la durée, peut-être, de l'émerveillement

Matthieu 20

1  «Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d'embaucher des ouvriers pour sa vigne. 2 Il convint avec les ouvriers d'une pièce d'argent pour la journée et les envoya à sa vigne. 3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d'autres qui se tenaient sur la place, sans travail, 4 et il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.› 5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même. 6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d'autres qui se tenaient là et leur dit: ‹Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail?› - 7 ‹C'est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés.› Il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne.›

8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant: ‹Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.› 9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d'argent. 10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu'ils allaient recevoir davantage; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d'argent. 11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison: 12 ‹Ces derniers venus, disaient-ils, n'ont travaillé qu'une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.›

13 Mais il répliqua à l'un d'eux: ‹Mon ami, je ne te fais pas de tort; n'es-tu pas convenu avec moi d'une pièce d'argent? 14 Emporte ce qui est à toi et va-t'en. Je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. 15 Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton oeil est-il mauvais parce que je suis bon?›

16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers.»

Prédication : Vincennes, 20 septembre 2020

            Jésus Christ fut, en son temps, un prédicateur itinérant. Les itinéraires que nous rapportent les évangiles ne sont guère cohérents, mais ils ont une orientation commune : à un moment donné, Jésus se dirigera vers Jérusalem, et c’est là qu’aura lieu sa Passion. Le moment où Jésus se dirige vers Jérusalem est aussi le moment où ses disciples et certains de ses auditeurs s’interrogent, et l’interrogent, sur ce qu’il faut faire pour le suivre, et sur ce qu’on gagne à le suivre. Gagnera-t-on d’ailleurs plus qu’un autre, ou moins qu’un autre ? La parabole des ouvriers de la 11ème heure, qui n’apparaît que dans l’évangile de Matthieu, fait partie de ces textes. On y parle d’appel, de contrat de travail, et de rémunération. C’est une parabole du Royaume des cieux, c'est-à-dire qu’il est possible d’en imaginer pour l’au-delà une forme de réalisation, mais qu’il est possible aussi d’y apercevoir une image d’une assemblée chrétienne et de ses membres.

            C’est cette voie que nous empruntons aujourd’hui, en nous posons deux questions. (1) En quoi les ouvriers de cette parabole sont-ils tous égaux ? (2) De quelle manière les derniers seront-ils premiers et les premiers derniers ?

Les deux questions, vous le verrez, sont étroitement liées.

 (1)  En quoi les ouvriers de cette parabole sont-ils tous égaux ?

Chaque fois que nous lisons cette parabole, avec des catéchumènes, ou en étude biblique, ou pendant le culte dominical, il y a des voix qui s’élèvent, plus ou moins bruyamment, pour déclarer que c’est pas juste, avec sous cette affirmation d’injustice l’idée, d’ailleurs bien mise en place par le texte, que la rémunération d’un travail doit être proportionnelle à la durée de ce travail, idée d’autant plus défendable que tous les ouvriers de la parabole ont été appelés au même travail par le même employeur. De ce point de vue-là, effectivement, c’est pas juste, et cette injustice ne sera pas corrigée, car il aura plu au maître de maison et seigneur de la vigne, d’user ainsi de son argent, et de plus, couvert par le contrat passé avec les premiers venus, il affirme qu’il n’a lésé personne.

Cette parabole, une fois accrochée à un champ théologique, peut épouser assez bien l’idée acceptable d’un Dieu à la fois exigeant et généreux, mais aussi très incompréhensible, qui, aux temps de Jésus, et au temps de Matthieu, a appelé à lui toutes sortes de païens, nouveaux venus dans l’alliance, suscitant une grande colère, voire la fureur, de ceux qui y étaient depuis toujours. Cette interprétation de la parabole est possible… mais elle ne répond pas à la première question que nous nous posons : en quoi les travailleurs de cette parabole sont-ils tous égaux ?

Bien sûr, nous pouvons dire que, devant Dieu, tous les hommes sont égaux en dignité. Mais d’une part il n’est pas question de Dieu dans la parabole, mais seulement d’un maitre de maison et seigneur de la vigne ; et d’autre part, parler de dignité ne s’accorde pas avec le fait que ces travailleurs ont été appelés à des heures différentes et ont travaillé pendant des durées différentes.

Tant que nous arrimons notre réflexion à des notions arithmétiques et à une idée d’égalité, même si nous ajoutons à cette soupe le mystère de la justice de Dieu, nous tournerons en rond… il me semble même que cette affaire de temps de travail et de rétribution est là justement dans la parabole pour nous amener à renoncer à toute réflexion portant sur le temps de travail, la rétribution, et toutes autres choses faussement élevées et qui relèvent de toute manière de l’impénétrable pensée de Dieu. La méditation des paraboles du Royaume des cieux ne peut pas être une spéculation sur l’au-delà.

Il y a un point sur lequel les hommes de cette parabole sont tous rigoureusement égaux. Plus la journée avance, et moins le seigneur de la vigne en dit à ceux qu’il embauche. A la première heure, il parle de contrat, à la troisième heure, il parle de justice, mais aux derniers il ne promet rien, il les envoie seulement à la vigne. Et ces derniers y vont. Qu’y a-t-il donc entre l’ordre du seigneur et l’obéissance de ces derniers ? Il y a la décision. Cette décision est prise par les premiers, prise à un autre moment par les derniers, et d’autres moments encore par tous les autres. Mais la décision est une, la même pour tous… Les motivations des uns et des autres ne sont pas toutes les mêmes, mais la décision est une.

Le risque ici est d’imaginer que parce que la décision est une, et que la rémunération des tous les ouvriers est la même, ce qui est rémunéré est la décision. C’est un risque… mais nous nous sommes, il me semble, dégagés de l’idée de rétribution, et ça n’est pas pour y revenir.

Alors, qu’est-ce que la décision ? C’est le point de basculement à partir duquel la délibération, l’hésitation, ou l’ordre reçu, devient acte. Dans le texte que nous méditons, c’est ce qui fait que, les ouvriers, avec ou sans contrat, ayant entendu l’ordre d’aller à la vigne, ils commencent à y aller effectivement (v.4-5). La décision se situe entre la réception de l’ordre et le commencement d’obéissance à l’ordre. Tout comme, au jardin de Gethsémanée, la décision de Jésus se situe exactement entre les deux phrases de sa prière : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! » et « Pourtant, non pas comme je veux mais comme tu veux ! » (Matthieu 26,39). Il n’y a pas d’écriture de la décision. Elle n’est repérable que par les effets qu’elle produit. Même si elle est réfléchie et calculée, elle ignore ce qui adviendra. Dans l’instant où elle est prise, elle est transparente à elle-même. Prise, elle apparaît à celui qui l’a prise à la fois comme don et comme donation.

(2)  De quelle manière les derniers seront-ils premiers, et les premiers derniers ?

Dans notre parabole, au commencement normal de la journée de travail, il n’y a pas de place pour des réflexions et des sentiments. Un denier, c’est le salaire normal, le salaire habituel d’un homme, pour une journée de travail. Nous n’avons aucune raison dans notre parabole de contester a priori  la nécessité et le bien fondé d’une part de régularité dans la vie, même dans la vie spirituelle. Seulement, on n’est jamais à l’abri d’une surprise. Et cette observation vaut tant pour les premiers appelés que pour les derniers appelés. Au moment de la paie, les faits sont les mêmes pour les ouvriers de la première heure et pour les ouvriers de la 11ème heure. Mais les ouvriers de la première heure réagissent mal, ils réagissent par une sorte de rejet.

Que ne peuvent-ils s’étonner, et se réjouir, au vu de ce qui échoit à ceux de la 11ème heure ? La surprise, qui commande le bonheur d’autrui est-elle tellement insupportable ? Et la joie d’avoir été appelé plus anciennement que d’autres est-elle toujours recouverte et asphyxiée par l’habitude ? Se transforme-elle nécessairement en aigreur devant une certaine jeunesse des sentiments ? Les premiers, incapables de se réjouir du tout jeune bonheur d’autrui, incapable en somme de se donner encore à la vie qui ne cesse d’advenir, les premiers deviennent derniers, et, en quelque manière, les derniers appelés, premiers.

Mais cette inversion n’est pas très intéressante en elle-même. Elle interroge : les derniers, devenus premiers, vont-ils rester premiers ? Nous ne le savons pas. Et les premiers, devenus derniers, resteront-ils toujours derniers ? Nous ne le pensons pas.

Pour préciser ces questions, en voici d’autres. La décision dont nous avons parlé tantôt, est-elle pérenne ? Les sentiments qui en sont la manifestation, ouverture, gratitude, émerveillement, joie… vont-ils durer ? Et après les premiers actes qui concrétisent l’ensemble, d’autres actes viendront-ils ? Et s’ils ne viennent pas, y aura-t-il de la place pour le repentir, pour un nouveau départ ? Ici, nous disons oui.

Nous sommes des êtres humains, et ceux qui ont écrit, et transmis la Bible étaient aussi des êtres humains. Ce qu’ils nous ont légué parle de Dieu, et parle aussi de l’humanité dont nous sommes faits. En écrivant la vie de Moïse, de David, de Jésus, et en écrivant aussi ce que fut la vie de ceux qui les ont suivis, ils ont dit la vérité sur les êtres humains, une vérité qui est à la fois pleine de tristesse et pleine d’espérance.

Ils ont dit aussi la vérité sur Dieu. L’invitation à aller travailler dans la vigne du Seigneur est une invitation permanente, et cette invitation a trouvé, trouve et trouvera toujours quelque part des auditeurs, des humains pour la concrétiser. Parole d’espérance, parole divine, parole humaine : « 10 C'est que, comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l'avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, 11 ainsi se comporte ma parole du moment qu'elle sort de ma bouche: elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l'avais envoyée. 12 C'est en effet dans la jubilation que vous sortirez, et dans la paix que vous serez entraînés. Sur votre passage, montagnes et collines exploseront en acclamations, et tous les arbres de la campagne battront des mains. 13 Au lieu de la ronce croîtra le cyprès, au lieu de l'ortie croîtra le myrte, cela constituera pour le SEIGNEUR une renommée, un signe perpétuel qui ne sera jamais retranché » (Esaïe 55,10-13).

Le Seigneur nous invite à travailler dans sa vigne. Répondons à cette invitation. Que Dieu nous soit en aide. Amen



dimanche 13 septembre 2020

Dieu change-t-il d'avis en matière de salut ? (Matthieu 18,21-35)

Matthieu 18

21 Alors Pierre s'approcha et lui dit: «Seigneur, quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui pardonnerai-je? Jusqu'à sept fois?»

22 Jésus lui dit: «Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois.

23 «Ainsi en va-t-il du Royaume des cieux comme d'un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. 24 Pour commencer, on lui en amena un qui devait dix mille talents. 25 Comme il n'avait pas de quoi rembourser, le maître donna l'ordre de le vendre ainsi que sa femme, ses enfants et tout ce qu'il avait, en remboursement de sa dette. 26 Se jetant alors à ses pieds, le serviteur, prosterné, lui disait: ‹Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.› 27 Pris de pitié, le maître de ce serviteur le laissa aller et lui remit sa dette. 28 En sortant, ce serviteur rencontra un de ses compagnons, qui lui devait cent pièces d'argent; il le prit à la gorge et le serrait à l'étrangler, en lui disant: ‹Rembourse ce que tu dois.› 29 Son compagnon se jeta donc à ses pieds et il le suppliait en disant: ‹Prends patience envers moi, et je te rembourserai.› 30 Mais l'autre refusa; bien plus, il s'en alla le faire jeter en prison, en attendant qu'il eût remboursé ce qu'il devait. 31 Voyant ce qui venait de se passer, ses compagnons furent profondément attristés et ils allèrent informer leur maître de tout ce qui était arrivé. 32 Alors, le faisant venir, son maître lui dit: ‹Mauvais serviteur, je t'avais remis toute cette dette, parce que tu m'en avais supplié. 33 Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j'avais eu pitié de toi?› 34 Et, dans sa colère, son maître le livra aux tortionnaires, en attendant qu'il eût remboursé tout ce qu'il lui devait.

35 C'est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur.»

Prédication : 

            « … et c’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, chacun d’entre vous, si vous ne pardonnez pas du fond du cœur à votre frère » .

            Cette affirmation, avec l’histoire du créancier impitoyable, constitue une allégorie qui n’appartient qu’à Matthieu.

L’étonnante finale de cette allégorie me fera toujours me ressouvenir d’une conversation que nous avons eue, trois pasteurs de l’Eglise réformée de France. Il était question de salut, et de cette grâce prévenante de Dieu qui nous sauve avant même que nous ne le sachions. Nous étions tous bien d’accord là-dessus. Mais l’un d’entre nous avait soudainement apporté à notre discussion l’idée que bien que nous soyons sauvés par pure grâce, nous devons absolument vivre de sorte que nous ne perdions pas notre salut. Il lui fut objecté, que Dieu qui sait tout et qui peut tout ne pouvait pas changer d’avis sur la grâce qu’il prodigue. Mais notre collègue nous répondit que nous n’avions qu’à lire Matthieu 18,23-35 (nous venons de le lire), et que, pour ce qu’il en est de Dieu changeant d’avis, nous n’avions qu’à lire Exode 32, les livres des Rois et Jonas. Et il réaffirma là-dessus qu’il vivait, lui, de sorte qu’il ne puisse pas perdre son salut.

            Laissons là, pour l’instant, ce souvenir. Nous y reviendrons tout à l’heure.

            « … et c’est ainsi que mon Père céleste vous traitera,… », c’est bien dans Matthieu 18. Mais où peut-on lire, dans la Bible, cette sentence que nous répétons souvent : « là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » ? Cette belle sentence se trouve en Matthieu 18, et nulle part ailleurs dans la Bible. Lorsque que nous la citons, nous pensons à l’effectif de nos groupes et de nos assemblées, et nous considérons comme acquis que c’est bien au nom de Jésus que nous sommes réunis…

            Où peut-on lire aussi, dans la Bible, que « si deux d’entre vous, sur la terre, se mettent d’accord pour demander d’une seule voix quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux » ? Cette merveilleuse promesse figure aussi en Matthieu, chapitre 18, et nulle part ailleurs dans la Bible. Mais nous ne nous demandons pas si cet accord entre deux personnes peut être jamais obtenu.

            Le 18ème chapitre de Matthieu est en fait, tout entier, consacré à la vie de la communauté chrétienne, aussi appelée Royaume des cieux. Conversion : « …si vous ne vous détournez pas de vous-même et ne devenez pas comme les enfants, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. » Accueil : « Qui accueille en mon nom un enfant… m’accueille moi-même. » Hiérarchie dans la communauté : « Celui qui se fera petit comme (un) enfant, c’est le plus grand dans le Royaume des cieux. » Mais ça n’est pas tout. Discipline communautaire : « Celui qui entraîne le désarroi d’un seul de ces petits qui croient »… une grosse pierre autour du cou, et hop, à la flotte ! Discipline personnelle : « Si ta main ou ton pied », ou ton œil t’embarrasse…couper, arracher, et jeter. Et ça n’est toujours pas tout : il reste la correction fraternelle, qui peut aller jusqu’à une mise en accusation publique et jusqu’à l’exclusion. Plus cette histoire de pardon, que nous avons lue, et qui peut aller jusqu’à la radiation d’un croyant de la liste des sauvés.

            C’est très brutal, et très surprenant aussi si l’on se souvient que l’évangile de Matthieu est celui qui propose les Béatitudes. Reconnaissons que les Béatitudes sont un texte extrême, tout comme le texte que nous méditons est un texte extrême. Extrême, pour quelles raisons ?

Les premiers destinataires de l’évangile de Matthieu, qui donc étaient-ils ? Nous pouvons imaginer que tout, dans leurs discussions communautaires, était porté à l’incandescence et que, culturellement, ils appartenaient à un peuple dans lequel personne n’était d’accord avec personne. Nous pouvons imaginer dans leurs discussions un goût prononcé pour l’affirmation catégorique, la polémique, et une maîtrise certaine de l’art de l’invective. On n’imagine donc pas que deux, et moins encore que trois, puissent parvenir à un accord sur quoi que ce soit, ni se réunir dans le nom de Jésus. On imagine beaucoup plus facilement les affirmations catégoriques, les noms d’oiseaux qui fusent, et les anathèmes qui fleurissent, avant que, peut-être, on échange des coups, ou des jets de pierres… Étranges modalités de la vie communautaire, étrange peuple que ce peuple des Juifs, chrétiens ou pas, peuple observé en leur temps par des chroniqueurs romains qui les auront vus se mobiliser comme un seul homme pour des guerres religieuses, se déchirer pour des raisons religieuses, contre toute raison économique, et s’affaiblir jusqu’à presque disparaître.

Et nous pouvons aussi penser que Matthieu, lui-même d’un tempérament pieux et emporté, prend acte de cette situation extrême, adresse à ses lecteurs un défi, le leur adresse dans le seul langage qu’ils peuvent comprendre, et ce défi est, justement, le défi de la vie d’une communauté s’assemblant, tâchant de s’assembler, au nom  de Jésus, Christ, Fils de l’homme, etc..

Le chapitre 18 de Matthieu pourrait donc être compris comme l’essai d’un manuel de savoir vivre en communauté, mais un manuel particulier, dans lequel tout ce qui relève de la prévenance et du pardon est mis en avant, et tout ce qui relève de l’exclusion est rendu impossible justement par l’infinie prévenance, et l’infini pardon. L’exclusion de certains de la liste des sauvés deviendrait alors une possibilité rendue impossible par l’agir même des croyants ; lorsque la fraternité est là, le frère est sauveur de son frère, non seulement s’agissant de l’ici-bas, mais aussi pour ce qu’il en est de l’au-delà.

Et nous allons encore préciser les choses. Repérons, d’abord, que 10.000 talents est une somme colossale. Il faudrait à un homme 10.000 vies de labeur pour venir à bout d’une telle dette. Ce qui indique que la remise de dette dont bénéficie le premier serviteur n’est en fait pas une remise quantitative, mais une remise qualitative. Cette remise n’a au fond rien à voir avec le processus ordinaire d’endettement. Cette remise ne dit rien d’une éventuelle dignité, ou indignité du débiteur insolvable. Cette remise, ce pardon – c’est le même verbe, et le même mot – dit quelque chose de ce roi, et de Dieu : Dieu se laisse fléchir, Dieu pardonne, gratuitement, une incommensurable dette. Alors, bien entendu, on peut mettre en avant que ce pardon gratuit n’oblige évidemment à rien, puisqu’il est gratuit. Mais ça n’est pas le sens du texte. Pour celui qui prend conscience d’avoir été ainsi pardonné, ce doit être de nature à transformer, au moins un peu, les relations qu’il a avec ses semblables. Comme on dit "Noblesse oblige", on doit pouvoir dire "La grâce oblige". C’est de cette obligation-là que peut émerger un pardon capable de passer l’éponge sur 100 deniers, c'est-à-dire 3 mois de travail. Et ce doit être de cette obligation-là aussi qu’émerge, dans la vie de la communauté, une certaine obligeance mutuelle et réciproque qui donne à la communauté son ciment et sa saveur.

Ici, nous pouvons dire "Amen !", qu’il en soit ainsi, et que Dieu nous soit en aide. Mais nous revenons sur cette conversation entre pasteurs, dont je vous parlais tantôt. Avions-nous raison ? Et notre collègue avait-il tort ? Il avait lu Matthieu 18 plus attentivement que nous. Nous avions lu Éphésiens 2,8 tout autant que lui (C’est par grâce que vous êtes sauvés, ça passe par la foi ; ça ne vient pas de vous ; don de Dieu). Qui avait raison, et qui avait tort ? Si l’objet de la conversation avait été un objet ordinaire, tort et raison auraient pu être reconnus et validés. Mais peut-on avoir raison ou tort lorsqu’il s’agit de Dieu, qui n’est pas un objet ordinaire de la conversation, et qui n’est même pas un objet du tout ?

Avec le souvenir de cette conversation, je trouve en moi un peu de tristesse parce que, pasteurs et théologiens que nous étions, cramponnés chacun à ses versets chéris, nous n’avons pas été capables d’engager une conversation un tant soit peu digne de son sujet, et ce sujet était Dieu. D’avoir seulement mis en avant des énoncés contradictoires, et de nous être arrêtés là, témoignait d’une certaine légèreté, et d’un manque de vitalité de notre foi.

Mais en même temps, ce souvenir est comme un aiguillon : il invite à d’avantage d’attention et de réflexion. Il renvoie, en somme à Matthieu 18, mais à un Matthieu 18 qui serait un peu apaisé.

Puissions-nous partager avec Matthieu cet apaisement. Puisse Dieu nous être en aide. Amen

dimanche 6 septembre 2020

Méditation sur la rétribution (Matthieu 16,21-27)

 Matthieu 16

21 À partir de ce moment, Jésus Christ commença à montrer à ses disciples qu'il lui fallait s'en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter.

22 Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander, en disant : « Dieu t'en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t'arrivera pas ! »

23 Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »

24 Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive. 25 En effet, qui veut sauvegarder sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie à cause de moi, l'assurera. 26 Et quel avantage l'homme aura-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie ? Ou bien que donnera l'homme qui ait la valeur de sa vie ? 27 Car le Fils de l'homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun selon sa conduite.

Prédication

Chaque dimanche que Dieu fait, plusieurs textes, trois en général, sont proposés à notre méditation. Et chaque dimanche que Dieu fait, le prédicateur, confronté à la richesse de ces textes, doit faire des choix et laisser de côté plusieurs thèmes sur lesquels il aurait voulu prêcher. Après tout, la liste des textes proposés pour le culte dominical se répète tous les trois ans… et donc pour tel texte et pour ce qu’il inspire, rendez-vous dans trois ans. Sauf que ça ne se passe pas toujours comme ça : comme vous le savez bien, la vie d’un lecteur de la Bible est une vie pleine de surprises et certaines surprises appellent une sorte d’approfondissement immédiat. C’est de cette immédiateté que parlaient les quelques versets de Jérémie que nous avons lus dimanche dernier. Mais ça n’est pas Jérémie 20 que nous venons de relire, ni d’ailleurs Paul (Romains 12,1 et 2).

Nous venons de relire Matthieu 16,21-27 ; et pour la seconde fois en deux semaines, nous avons entendu ceci, de la bouche de Jésus : « …le Fils de l'homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père; et alors il rendra à chacun selon sa conduite. » Matthieu, Marc et Luc rapportent tous les trois comment Pierre, dans un époustouflant élan de foi, confessa le premier et publiquement Jésus comme Christ, et ils rapportent aussi tous les trois comment Pierre, réprimandant Jésus qui annonçait sa passion, fut méchamment taclé par le Seigneur… Mais seul Matthieu rapporte ceci : « le Fils de l’homme… rendra à chacun selon sa conduite. »

Vous reconnaissez dans ces derniers mots le thème de la rétribution. Et le thème de la rétribution est placé par Matthieu dans la bouche de Jésus Christ, en qui et par qui pourtant tout est grâce – nous le répétons ici trois ou quatre fois dans chaque culte.

Le Fils de l’homme donc rendra, à Pierre par exemple, selon sa conduite. Quelle est la conduite de Pierre ? Ce qui le mène à confesser que Jésus est le Christ. C’est aussi ce qui le mène à réprimander le Christ lui-même... et plus tard à renier le Christ… Le Fils de l’homme, le Christ en gloire, que rendra-t-il à Pierre ? Et si ça n’est pas Pierre, ça sera nous, l’un après l’autre. Dans la comptabilité de la fin des temps, à combien de reniement a-t-on droit, combien de repentirs sincères faut-il pour annuler l’effet de nos reniements, et le tout pour recevoir quoi ?

Bien sûr, nous sommes tous des enfants de Martin Luther et nous savons quel soulagement et quelle libération ce fut pour lui de découvrir, en méditant Paul (Romains 1,16-17), ce qu’est la grâce divine. Nous savons que c’est la grâce prévenante de Dieu qui nous sauve, bien avant que nous ne le sachions, et que le juste vit par la foi. Nous savons aussi quelle révolution ce fut, dans l’Europe du 16ème siècle, lorsqu’il proclama qu’aucune bonne œuvre ne peut apporter le salut. Mais nous savons un peu moins que Martin dû lutter à l’intérieur même de son propre camp pour que la grâce reste grâce, pour que le salut par la grâce ne devienne pas ce qui doit être cru et professé pour être sauvé. Martin fut intraitable sur ce point : un homme ne peut en aucun cas, d’aucune manière, ni jamais, contribuer à son propre salut…

Opuscules, traités, sermons, lettres, thèses théologiques, cantiques… une très grande partie de la production littéraire de Martin Luther ne parle que de ça. Et il en parle bien. Il parvient même, dans certains écrits, à parler de la grâce en raison, tout en ne faisant pas trop outrage à ce qui fait que la grâce est grâce. Et il le fait en parlant en même temps – autant que faire se peut – de la grâce et du péché. Le croyant, selon Martin Luther, est en même temps juste et pécheur. 

Revenons à Matthieu et aux Saintes Écritures. Le Fils de l’homme rendra à chacun selon sa conduite. Le thème de la rétribution n’est pas du tout rare dans la Bible. Jugez-en :

Moi, le SEIGNEUR, qui scrute les pensées, examine les sentiments, et rétribue chacun d'après sa conduite, d'après le fruit de ses actes (Jérémie 17,10) ;

C'est pourquoi je vous jugerai, chacun selon ses chemins (Ezéchiel 18,30) ;

Le SEIGNEUR a un procès avec Juda, pour faire rendre compte à Jacob de sa conduite et le rétribuer selon ses actions. (Osée 12,3) ;

Mentionnons tout en passant le Psaume 92, et les amis du malheureux Job, prompts à affirmer, contre toute évidence, que Dieu protège les gens honnêtes et précipite la chute des méchants ;

N’oublions pas qu’un grand courant théologique (deutéronomiste) a entrepris d’expliquer toute l’histoire, malheurs et bonheurs, du peuple élu sur la base d’idées de rétribution ;

Et la rétribution n’est pas qu’une affaire de prophétisme et d’une théologie de l’histoire qui n’appartiendrait qu’à l’Ancien Testament. Nous avons évoqué Matthieu, et nous ne laisserons pas Paul manquer à l’appel : Celui qui plante et celui qui arrose, c'est tout un, et chacun recevra son salaire à la mesure de son propre travail (1Corithiens 3,8). 

En face de dizaines de versets de ce genre nous pouvons placer autant de versets qui affirmeront que Dieu est amour et que « c’est par grâce que vous êtes sauvés, ça passe par la foi et ça ne vient pas de vous, c’est don de Dieu » (Éphésiens 2,8). Mis face à face, ces versets disent bien le contraire les uns des autres. Et pourtant, là n’est pas l’essentiel.

Nos anciens n’ont certainement pas conservé les versets de la rétribution pour bien démontrer que seule la grâce peut nous sauver. Si c’est cela qu’ils avaient voulu faire, ils auraient simplement expurgé les textes, et alors les versets parlant de rétribution seraient soit oubliés, soit apocryphes (c’est d’ailleurs ce qui fut fait s’agissant de la gnose et de l’apocalyptique). La réciproque est tout aussi vraie.

Si rétribution et grâce se trouvent face à face, entremêlés au point d’être indémêlables, canonisées ensemble, c’est qu’elles forment un véritable ensemble. Ça n’est pas, ça ne peut pas être ou bien l’une, ou bien l’autre. C’est l’une et l’autre, par nécessité, question de vérité du rapport au réel, question de pertinence et de dynamisme de ce que nous professons, et question de crédibilité de notre foi en Dieu. C’est parce que nous ne savons rien de ce qui relève du jugement de Dieu. C’est parce que rien, ni en foi, ni en raison, ne peut justifier la mort d’un enfant, ou le sort qui est fait à ceux qu’on persécute. Prêcher la grâce, ou la rétribution, après un incendie ravageur et meurtrier serait juste le signe d’un dessèchement du cœur, d’une sclérose de la foi et de la pensée. Être absolument certain des raisons de son propre salut par pure grâce serait signe d’une grande arrogance, et peut-être même un blasphème.

Il faut à la grâce seule, autant qu’elle est professée et prêchée, une sorte aiguillon, et même une morsure, une morsure qui émane du texte-même qui la fonde, morsure précisément ici de la rétribution, pour que cette grâce puisse demeurer une grâce vécue, pour que demeurent l’illumination de la raison et sa part d’ombre, pour que demeurent la pure certitude et sa part d’inquiétude, pour que ce soit bien en Dieu qu’on place sa confiance et non pas en soi-même.

Qu’il en soit ainsi. Amen