samedi 28 novembre 2015

La piété d'une femme (Luc 21,1-36) et la rétribution

Avant le sermon, je partage avec mes lecteurs une réflexion dont voici l'occasion première : je célébrais vendredi 27 au matin les funérailles d'une vieille femme, décédée à l'âge de 95 ans. Ces funérailles ont été célébrées en même temps qu'avait lieu l'office républicain à la mémoire et en l'honneur des victimes des attentats du 13 novembre. M'est revenu au cours de ces funérailles le dernier vers d'une strophe de cantique.

De Paul Gerhardt (1607-1676) nous avons, entre autres, « O Haupt voll Blut und Wunden », que Bach met en musique dans sa Passion selon Saint Matthieu, et dont on trouve au moins deux adaptations en langue française, l’une catholique, « Mystère du calvaire » (P. Didier Rimaud et P. Claude Rozier), l’autre protestante, « O douloureux visage » (Henri Capieu). La version de Paul Gerhardt est elle-même une adaptation du « Salve caput cruentatum » attribué à Bernard de Clairvaux (1090-1153)…


« Mystère du calvaire », seconde strophe :
Tu sais combien les hommes ignorent ce qu'ils font :
Tu n'as jugé personne, tu donnes ton pardon.
Partout des pauvres pleurent, partout on fait souffrir,
Pitié pour ceux qui meurent, et ceux qui font mourir.

Pitié pour ceux qui font mourir ? Bigre. On entend bien entendu là-dedans l’accent de « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,34). Mais dans l’évangile de Luc, c’est celui qui va mourir qui implore la pitié de Dieu pour ceux qui s’affairent à le mettre à mort. Aussi bien seuls ceux qui sont morts dans les attentats du 13 novembre pourraient faire leur cette prière et leur ce cantique. Et quant à ce cantique, nous autres épargnés par ces attentats nous devrions nous abstenir de le chanter. Seuls pourraient peut-être le chanter celles et ceux qui n’ont pas été épargnés par les balles mais que la mort n’a pas pris. Et nul ne peut sans être d’une effroyable grossièreté leur suggérer ce chant.

Quelle pitié pour les tueurs ? Ce qu’on pourrait appeler une pitié froide, une pitié raisonnée, une pitié résolue à mettre hors d’état de nuire ceux qui s’en prennent ainsi à vous, une pitié qui se donne les moyens de ce qu'elle a résolu. Une pitié sans pitié. Et lorsque la mort de vos ennemis est au bout de leur chemin, une pitié qui s’abstienne de toute jubilation déplacée. On ne danse pas de joie sur le corps d’un ennemi abattu. Car de la mort de cet ennemi il faut bien rendre des comptes ; et que ce soit « lui ou moi », et que ce soit « eux ou nous » ne change rien à la mort d’un semblable, ni aux commandements bibliques ou coraniques qui portent sur elle. Il existe des guerres justes. Mais la justice d’une guerre n’exempte pas de responsabilité celui qui la fait et, en particulier, n’exempte pas le croyant qui la fait d’en répondre devant Dieu.

Aussi bien la pitié qu’on éprouve pour ceux qui meurent ne peut pas être exactement la même que celle qu’on éprouve pour ceux qui font mourir. La pitié de mes entrailles ne peut pas être la même que celle de mon intellect. Qu’il me soit donné de ne jamais me tromper de pitié.
__________________

Luc 21
1 Levant les yeux, Jésus vit ceux qui mettaient leurs offrandes dans le tronc. C'étaient des riches.
2 Il vit aussi une veuve misérable qui y mettait deux petites pièces,
3 et il dit: «Vraiment, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous les autres.
4 Car tous ceux-là ont pris sur leur superflu pour mettre dans les offrandes; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle avait pour vivre.»
 
5 Comme quelques-uns parlaient du temple, de son ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus dit:
6 «Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n'en restera pas pierre sur pierre: tout sera détruit.»
7 Ils lui demandèrent: «Maître, quand donc cela arrivera-t-il, et quel sera le signe que cela va avoir lieu?»
(…)
25 «Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et sur la terre les nations seront dans l'angoisse, épouvantées par le fracas de la mer et son agitation,
26 tandis que les hommes défailliront de frayeur dans la crainte des malheurs arrivant sur le monde; car les puissances des cieux seront ébranlées.
27 Alors, ils verront le Fils de l'homme venir entouré d'une nuée dans la plénitude de la puissance et de la gloire.
28 «Quand ces événements commenceront à se produire, redressez-vous et relevez la tête, car votre libération est proche.»

29 Et il leur dit une parabole: «Voyez le figuier et tous les arbres:
30 dès qu'ils bourgeonnent vous savez de vous-mêmes, à les voir, que déjà l'été est proche.
31 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Règne de Dieu est proche.

32 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout n'arrive.
33 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas. 
34 «Tenez-vous sur vos gardes, de crainte que vos coeurs ne s'alourdissent dans l'ivresse, les beuveries et les soucis de la vie, et que ce jour-là ne tombe sur vous à l'improviste,
35 comme un filet; car il s'abattra sur tous ceux qui se trouvent sur la face de la terre entière.
36 Mais restez éveillés dans une prière de tous les instants pour être jugés dignes d'échapper à tous ces événements à venir et de vous tenir debout devant le Fils de l'homme.»

Prédication : 
             Relisons attentivement le dernier verset. « Mais restez éveillés dans une prière de tous les instants pour être jugés dignes d’échapper à tous ces événements à venir et (dignes de) vous tenir debout devant le Fils de l’homme. »
          N’êtes-vous pas étonnés en lisant cela ? Je suis étonné en lisant cela. Il me semble là comprendre que si nous prions continuellement avec une attention absolue, alors nous acquerrons une dignité supérieure qui nous vaudra d’être épargnés par les catastrophes de la fin des temps. Il est étonnant de lire cela parce que personne ne peut prier continuellement et avec une attention absolue ; c’est une exigence impossible, si bien que la récompense qui va avec cette exigence ne peut nourrir aucune espérance. C’est bien plutôt l’obsession et la crainte qui se présentent sur un tel chemin…
Sœurs et frères, si quelqu’un vient un jour vous proposer ce genre de marché, prière perpétuelle en échange d’une certaine indulgence, fuyez-le, ou combattez-le, même si c’est au nom de Dieu que cette personne s’exprime, et, surtout, ne le croyez pas.

            Ce verset est là, néanmoins, le traducteur (TOB : Traduction Œcuménique de la Bible) a fait un choix, et ce choix met sous nos yeux l’idée que Dieu rétribue la piété. Les protestants que nous sommes, fils et filles de la Réforme, réagissent d’une manière atavique à cette idée : ils la rejettent. Sola gratia, disent-il. C’est par pure grâce que nous sommes sauvés. Mais cette affirmation appelle une question : pourquoi donc prier ? Ou plutôt, puisque nous prions, puisque nous pratiquons notre religion, puisque nous avons une certaine piété, notre pratique est-elle vraiment tout à fait exempte d’une idée de rétribution ? En tout cas, le traducteur de la TOB semble bien avoir été marqué par cette idée.
            Si nous prions sans cesse et sans faiblesse, alors nous serons jugés dignes par Dieu d’échapper aux événements de la fin… et comme ces événements de la fin doivent s’abattre « sur tous ceux qui sont à la surface de la terre », il devient de la responsabilité écrasante du chrétien que le monde ne soit pas immédiatement ramené au néant par celui-là même qui l’a créé. Ecrasante responsabilité, n’est-ce pas que la nôtre. Et si nous ne prenons pas cela avec un peu de détachement, l’obsession nous guette ! La seule solution qui permette d’échapper à cette obsession est de croire qu’il existe toujours quelque part sur la terre un « juste », et qu’en raison de l’existence de ce « juste » caché, Dieu épargne et épargnera toujours sa création… certains courants du Judaïsme croient à l’existence de ce juste caché. Croire qu’il existe toujours quelque part dans l’humanité au moins un juste est une merveilleuse espérance. Mais nous ne sommes pas Juifs… seulement lecteurs de l’évangile de Luc.

            Revenons à ce verset embarrassant : « …restez éveillés dans une prière de tous les instants pour être jugés dignes d’échapper à tous ces événements à venir… » Exigence impossible, nous l’avons déjà dit, mais nous nous sommes aussi interrogés sur l’idée d’une certaine forme de rétribution de la piété. Il faut le faire, aussi calmement que possible, mais résolument. Car Dieu ne rétribue pas la piété, il faut bien tout de même que la piété apporte quelques certitudes.
            Ainsi, dans les premiers versets que nous avons lus, certaines personnes « parlaient du temple, de son ornementation de belles pierres et d’ex-voto. » Nous pouvons comprendre que leur piété, liée à ce temple magnifique, était porteuse d’une idée de solidité, de sécurité, et de perpétuité. Oui, il faut bien que la piété repose sur quelque chose de ferme… et de visible, et de solide. Et bien cette certitude – purement esthétique – Jésus la démonte impitoyablement, il la brise aussi impitoyablement que Moïse avait brisé les premières tables de la Loi, et le veau d’or. Tout ce qui se voit sera détruit… tout ce qui est construction humaine sera détruit. Le discours que tient Jésus vise à démonter méthodiquement tout ce que les humains se construisent et à quoi ils se fient pour assurer leur destin ici-bas et dans l’au-delà. Illusion et fausse certitude que cela, enseigne-t-il. Et tout y passe ! Les cieux et la terre, les grandes constructions, architecturales, politiques et religieuses… rien qui tienne, rien qui perpétuellement ne tienne. L’homme Jésus, un homme de l’antiquité méditerranéenne, sait déjà cela, et Luc, l’évangéliste qui nous parle ici de Jésus, le sait mieux encore : lorsqu’il écrit, il n’y a plus de Jérusalem, ni de Temple.
Jésus dénonce, démonte et détruit toutes les illusions… même celle selon laquelle les gens très pieux sont toujours à l’abri du pire. Il ne le fait évidemment pas pour angoisser ses contemporains, mais pour leur demander d’examiner ce qu’il resterait de leur foi s’ils venaient à tout perdre, tout, sauf la vie. Il le fait pour interroger et, s’il se peut, pour consolider leur foi en Dieu.
 Quelle est cette foi en Dieu ? Nous avons relu le récit de l’offrande des riches et de la  pauvre veuve. Que reste-t-il à cette pauvre veuve, une fois qu’elle a donné ses deux petites pièces ? Elle a pris sur sa misère, dit notre traducteur. Ce qu’elle donne est si insignifiant même qu’on peut dire qu’elle a pris de son manque. Que lui reste-t-il ? Et nous répondrons qu’il ne lui reste que son acte, résolu, absolu, dérisoire aux yeux des humains… mais qu’importe le regard des humains sur son acte. Et il ne lui reste aussi que sa foi en Dieu, qui est aussi une confiance en l’humanité, qui est aussi une confiance en la vie. Cette femme était extrêmement exposée déjà, sa piété l’a exposée plus encore et la laisse livrée à la vie, à ses semblables, et à Dieu. Il fallait à cette femme une simplicité et une force considérable pour accomplir cela, une force s’ignorant, une force aucunement intéressée à elle-même.
Jésus fait d’elle le modèle (paradigme) de la piété et de la foi. Revenons avec cette femme à ce verset qui nous posait tellement de problèmes au début de notre méditation. La prière de cette femme, c’est son don, c’est l’acte par lequel elle s’expose et par laquelle elle expose, sans un mot, la confiance qu’elle a en Dieu et en la vie. Il faut être habité par une certaine force pour agir ainsi. De plus, au point où elle en est, avec sa force, son acte et sa foi, quel jugement pourrait-elle redouter ? Aucun ! Et elle pourra, à son dernier jour, se présenter tête haute devant son juge… supposons qu’elle ne le fasse pas, c’est lui qui la relèvera.

Sœurs et frères, nous avons avec tout cela une meilleure compréhension, et  par là une meilleure traduction d’un verset important de la Bible : « Ne vous illusionnez pas ; en tous temps priez que vous ayez la force d’échapper à toutes (ces illusions) qui doivent advenir, et (ainsi la force) de vous tenir debout devant le Fils de l’homme. »

Seigneur, ne permets pas que, nous illusionnant sur nous-mêmes et sur Toi,
Nous nous détournions de tes promesses.
Donne-nous la force d’avancer vers toi simplement, dépouillés.

Et puissions-nous par ta grâce tenir debout jusqu’à notre fin.  Amen

dimanche 22 novembre 2015

Sur les attentats de Paris, le Notre Père (Matthieu 6,7-13), la tentation et un certain malaise

Matthieu 6
7 Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens; ils s'imaginent que c'est à force de paroles qu'ils se feront exaucer.
 8 Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait ce dont vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez.
 9 «Vous donc, priez ainsi : Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié,
10 que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
11 Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour,
12 pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés,
13 et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal.

Genèse 22
1 Or, après ces événements, Dieu tenta Abraham ; il lui dit : «Abraham» ; il répondit : « Me voici. »
2 Il reprit: «Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l'offriras en holocauste sur celle des montagnes que je t'indiquerai.»
3 Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit avec lui deux de ses jeunes gens et son fils Isaac. Il fendit les bûches pour l'holocauste. Il partit pour le lieu que Dieu lui avait indiqué.
4 Le troisième jour, il leva les yeux et vit de loin ce lieu.
Titien (1510-1545) Le sacrifice d'Isaac
Jacques 1
13 Que nul, quand il est tenté, ne dise: «Ma tentation vient de Dieu.» Car Dieu ne peut être tenté de faire le mal et ne tente personne.
14 Chacun est tenté par sa propre convoitise, qui l'entraîne et le séduit.
15 Une fois fécondée, la convoitise enfante le péché, et le péché, arrivé à la maturité, engendre la mort.

Tentation ? Tout ce qu'on va lire ensuite est marqué par le thème de la tentation. Et chacun pourra se débarrasser de mes propos par un simple artifice de traduction. C'est vrai. Mais le fond de la question posée n'est pas de savoir si Dieu lui-même, tel qu'en lui-même, tente, ou ne tente pas. Nous n'avons aucune connaissance de Dieu tel qu'en lui-même, aucune. Nous n'avons de Dieu que des images de Dieu, tous autant que nous sommes. Par conséquent rien de ce que nous disons de Dieu, rien de ce qui fut dit de Dieu n'a de valeur intrinsèque et absolue. Même la cohérence entre ce que qu'on dit et ce qu'on fait n'a pas de valeur intrinsèque et absolue. Si tel était le cas, alors le terrorisme aurait une valeur intrinsèque et absolue. Ce sont les actes qu'il s'agit d'interroger, toujours ! Et très précisément la part que les actes laissent à cette altérité de l'être humain. Ah, me dira-t-on, il n'est pas nécessaire de mettre en branle toute cette rhétorique pompeuse pour condamner le terrorisme. Et c'est vrai. Mais condamner le terrorisme ne me suffit pas. J'entends interroger une posture, celle de croyants apparemment modérés, qui se réclament d'un texte sacré, d'une spiritualité particulière, et qui récusent en même temps toute intelligence de la foi autre que la leur...  

Prédication
            « Au nom d’Allah le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux », ce sont les premiers mots du texte par lequel sont revendiqués les attentats qui ont ensanglanté Paris, vendredi 13 novembre 2015.
            Le lendemain de ces attentats, le synode régional de Notre Eglise a été appelé à se prononcer sur un texte proposé par quelques-uns de ses membres, et demandant une nouvelle traduction de la 6ème demande du Notre Père. Voici un court extrait de ce texte : « …l’Eglise catholique, prenant en compte le malaise que de nombreux chrétiens ressentent à la récitation du « Notre Père » (…) a choisi de reformuler la 6ème demande, passant de Et ne nous soumets pas à la tentation » à ne nous laisse pas entrer en tentation ».
            Quelle conjonction entre les attentats et le synode ?
           
            « Ne nous soumets pas à la tentation… », nous le disons lorsque nous récitons le Notre Père. Cette traduction avait été proposée et retenue conjointement par les protestants, les catholiques et les orthodoxes en 1966.  En 2013, l’Eglise catholique romaine a mis en circulation sa nouvelle traduction liturgique de la Bible dans laquelle la 6ème demande du Notre Père est ainsi formulée : « ne nous laisse pas entrer en tentation ». On nous suggère que c’est à cause du malaise que de nombreux chrétiens ressentaient à la récitation du Notre Père que la traduction a été changée… pour en finir avec ce malaise.
Et bien, plutôt que de vouloir en finir avec ce soi-disant malaise, interrogeons-le !
           
            Le plus souvent, la raison qu’on invoque pour expliquer ce malaise est que « ça n’est jamais Dieu qui nous tente ». L’idée que ce serait Dieu lui-même qui nous tente vient heurter certaines bonnes consciences croyantes. Non, Dieu ne peut pas nous tenter, parce que Dieu veut seulement notre bien, parce que Dieu est bon, parce que Dieu est amour. En s’exprimant ainsi, ces consciences croyantes défendent leur chère image de Dieu… au lieu de croire en Dieu.
Pour expliquer ce même malaise, on entend aussi que non, Dieu ne peut pas nous tenter, parce qu’il est écrit, épître de Jacques, 1er chapitre, 13ème verset, que Dieu ne peut être tenté de faire le mal et ne tente personne. Oui, c’est écrit. Mais c’est une bien étrange manière d’argumenter, puisqu’en Bible en main, en opposant Jacques aux prières de Jésus rapportées par Matthieu et Luc, on donne tort à Jésus. C’est aussi une étrange manière aussi d’argumenter puisque Dieu lui-même, au 22ème chapitre de la Genèse, tenta Abraham, ou encore, au livre de l’Exode, 16ème chapitre, déclara vouloir tenter son propre peuple. Quant à ceux qui ont choisi de faire de Satan le grand tentateur, ils ont aussi des versets fétiches qui sont les leurs…
Sœurs et frères, lorsqu’on argumente ainsi, en annulant un verset biblique au moyen d’un autre verset biblique, on ne fait que mettre les Ecritures à la remorque de notre propre image de Dieu… on y gagne sans doute en tranquillité, et certains malaises disparaissent, mais, le grand perdant, c’est Dieu.

Ces manières de faire sont stériles. Si les Ecritures nous disent véritablement quelque chose de Dieu, elles nous le disent toutes ensemble. Ainsi, Bible en main, il est aussi vrai de dire que Dieu endurcit le cœur de Pharaon que de dire qu’il est amour ; et il est aussi vrai Bible en main de dire que Dieu tente que de dire qu’il ne tente pas.
En plus, lorsque nous récusons un texte biblique par un autre texte biblique, nous agissons comme si nous étions nous-mêmes plus et mieux inspirés que ceux ont écrit, transmis et traduit les Ecritures. Soyons modestes : nous n’avons pas été précédés par des imbéciles et des névrosés, nous ne sommes pas les premiers de l’histoire à être lucides et intelligents, et nous n’allons pas prétendre que Dieu nous a gratifiés d’une révélation meilleure que celle qu’il fit à nos Pères.

            Si nous voulons sérieusement être adorateurs de Dieu, c’est Lui Seul, Lui non divisible et Lui Tout Entier qu’il nous faut adorer, et non pas des morceaux que nous aurons choisis dans les Ecritures selon notre fantaisie et en éliminant ce qui nous met mal à l’aise… Eliminons tous les versets qui nous provoquent des malaises, et Dieu sera beau comme George Clooney, fort comme Daniel Craig, drôle comme le Dalaï Lama, fidèle comme le Général de Gaulle, aimant comme un adolescent s’en allant à son premier rendez-vous… Avec un tel Dieu, vous n’aurez plus de malaises ! Mais on peut aussi, tout à l’inverse, choisir d’éliminer des Ecritures tous les versets décidément trop indulgents avec cette humanité déchue et endurcie ; et là, si le malaise persiste et si autrui n’adhère pas à votre Dieu, il reste la kalachnikov…
Il faut donc creuser ce malaise plutôt que de chercher à le supprimer.

Creusons ! Dans le texte grec qui est l’unique source par laquelle nous arrive le Notre Père, Dieu est le sujet du verbe, nous ne pouvons rien y changer. Le verbe est un verbe de mouvement, nous ne pouvons rien y changer. Et nous sommes exposés à cette tentation, sans pouvoir rien changer au texte. Malaise ? Malaise parce que notre image de Dieu est malmenée. Mais c’est Dieu lui-même qui malmène l’image que nous avons de Dieu, alors que nous voudrions qu’Il ne le fasse pas. Nous voudrions prier Dieu, en somme, qu’Il nous laisse tranquille avec nos images de Dieu. Nous voudrions prier Dieu qu’Il ne soit pas Dieu, et cela nous met mal à l’aise. Et bien, ce malaise est précieux, il est extrêmement précieux pour nous. Parce que ce malaise est le signe de LA TENTATION, non pas le signe de ces petites tentations bénignes dont la volonté et une bonne discipline peuvent toujours venir à bout, mais de LA TENTATION, la tentation par excellence, celle de faire de Dieu ce que nous voulons qu’Il soit, pour que nous puissions dire à sa place et en son nom ce que nous voulons qu’Il dise, et pour que nous puissions faire à sa place et en son nom ce que nous voulons qu’Il fasse.
LA TENTATION est là, et, avec elle, le malaise qui nous la signale. Alors, si nous supprimions ce malaise, qu’adviendrait-il ? Une part de notre conscience s’évanouirait, la part de notre conscience qui nous signale que Dieu est Dieu, qu’Il est donc autre, toujours, autre que ce que nous pensons, autre que ce que nous disons, et c’est ainsi. Or, c’est cette même part de notre conscience qui nous signale aussi que les autres sont autres, et que c’est ainsi. Si nous supprimons ce malaise de notre prière, ni les autres ni Dieu ne seront pas moins autres, mais de devoir le constater et de devoir constater aussi que nous n’y pouvons rien changer nous deviendra insupportable. Supprimer ce malaise de notre vie spirituelle reviendrait à écarter Dieu de notre vie spirituelle, et cela ne pourrait que nous rendre mauvais.

Alors oui, nous ressentons un malaise lorsque nous disons « Ne nous soumets pas à la tentation… », un autre aussi, lorsque nous disons « Délivre-nous du mal », un autre encore lorsque nous disons « comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »… Ces malaises, signes que Dieu nous réprouve, sont de précieux malaises. Il faut les interroger, non pas en interrogeant Dieu, mais en nous interrogeant nous-mêmes, en interrogeant nos images de Dieu, nos images des autres, nos désirs, nos pulsions. Car ces malaises sont tout à la fois les signes de notre perdition, et le signe d’un possible salut. Ils sont aussi repris, mais pas annulés, par les moments de louange, d’action de grâce et de bénédiction, par lesquels Dieu nous approuve.
Mais si nous faisons disparaître ces malaises, il ne restera de notre foi qu’une approbation d’une image de Dieu qui ne sera qu’une approbation absolue de nous-mêmes, et alors plus rien ne nous arrêtera. Rien ne nous empêchera alors de faire, sans aucun malaise, ce qu’il appartient seulement à Dieu de faire… comme par exemple de prendre des vies.

J’ai commencé cette prédication en rappelant que le jour où a été abordée la question du malaise suscité par « ne nous soumets pas à la tentation » était le lendemain des attentats de Paris. La connexion a été pour moi immédiate. Les gens qui ont tué n’éprouvaient sans doute plus aucun malaise à la récitation de leurs prières qui affirment pourtant que Dieu seul est Dieu, qu’il est le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux, ou encore que celui qui tue un être humain, c’est comme s’il tuait l’humanité toute entière.
           
Puissent nos prières longtemps encore nous faire éprouver ce malaise, un malaise juste et salutaire. Pour que nous avancions encore un peu, et en spiritualité et en humanité.


            Que Dieu nous prenne en pitié et qu’il nous soit en aide. Amen


mardi 17 novembre 2015

Pour ne pas oublier

Une liste, celle que Libération tient à jour.

http://www.liberation.fr/france/2015/11/15/attaques-de-paris-qui-sont-les-victimes_1413563

On n'a rien vu, ou presque rien.
C'est que la pudeur interdit de porter le regard sur ceux qui tirent et sur ceux qui tombent.
Les fleurs et les gens qui pleurent, à République, ou devant le Bataclan, on les a vus.
On n'est ni juif, ni Charlie. On est juste un passant, épargné en passant, ou tué en passant.
On invoque le nom de Dieu.
Et maintenant, que fait-on ? On a peur et on continue.
Si Dieu nous maintient en vie, il est Dieu.
Si Dieu réclame nos vies, il est Dieu.
Pour l'heure, puissions nous écraser ces gens. Remercier sans jubilation déplacée ceux qui l'auront fait pour nous.
Et quand nous paraîtrons au tribunal du Tout Puissant, puissions-nous dire, résolus :
Oui, Seigneur, nous l'avons fait ;
Et nous avons approuvé ceux qui l'ont fait pour nous.
Juge-nous maintenant.


lundi 16 novembre 2015

No comment !

http://www.liberation.fr/france/2015/11/16/la-france-se-fige-a-midi-pour-une-minute-de-silence-premieres-ripostes-a-raqa_1413709

Juste cette photo.
Un jour, bientôt, la liste des noms des victimes sera connue.
Alors, comme je l'ai fait  un temps, je l'afficherai sur cette page.
Pour l'heure, silence.

dimanche 8 novembre 2015

Dieu nous punit-il ? (Jérémie 31)


Je me souviens de la Loi n°.99-944, une loi de la République française, promulguée le 15 novembre 1999. C’est cette loi qui rendait possible le PACS. Je me souviens aussi de Lothar et Martin, deux ouragans qui traversèrent la France les 26, 27 et 28 décembre 1999. Six semaines séparent les deux événements… Y a-t-il un lien entre ces deux événements ? Je pense que vous répondrez négativement.


Voici donc un troisième souvenir. Dans les premiers jours de janvier 2000, j’ai reçu dans mon bureau quelqu’un qui était venu m’expliquer que les tempêtes de fin décembre 1999 étaient la punition de Dieu contre la France, pour avoir légalisé l’homosexualité. J’ai d’abord demandé à cette personne de m’expliquer de quoi pourrait bien être coupable devant Dieu un bébé qui, avec ses parents, des parents chrétiens, aurait été écrasé par un arbre déraciné par la tempête. Divers bredouillements sont venus, qui m’ont agacé. Alors j’ai flanqué cette personne à la porte de mon bureau, en lui donnant l’ordre de méditer sur mes propos et en lui interdisant l’accès à mon bureau tant elle ne serait pas dans des dispositions plus charitables… en quelque manière, donc, j’ai puni cette personne, tant il est vrai que, parfois, la charité chrétienne n’a rien d’autre à donner que des coups de pied aux fesses.

Ces trois souvenirs pour nourrir un peu la question : Dieu nous punit-il ?

Je ne veux pas d’emblée ouvrir la Bible pour répondre à une telle question. Il ne le faut pas… j’ai même envie de dire qu’il ne faut jamais ouvrir la Bible aux fins de répondre d’emblée à une question sérieuse.
Se demander si Dieu nous punit, c’est s’interroger au moins à trois titres :
C’est se demander s’il y a un lien entre ce qui pourrait être une faute, qui est éventuellement une faute, et ce qui vient ensuite dans la vie. Je n’ai pas respecté la priorité à droite, et ma voiture est hors service ; mais dirais-je ceci si ma voiture est hors service, panne de démarreur, trois semaines après ledit refus de priorité ?
C’est se demander si Dieu tient compte de nos fautes et intervient dans nos vies à leur suite. Confère l’exemple par lequel commence cette méditation ; mais on peut aussi, pas loin du même registre, se souvenir de ce temps où l’on a entendu que le SIDA était une punition divine… les enfants hémophiles et morts du SIDA après avoir été transfusés par du sang contaminé, Dieu les a punis de quoi ?
C’est se demander si Dieu punit individuellement ou collectivement des fautes individuelles ; c’est se demander si la notion de faute collective existe…
C’est se demander où l’on peut apprendre que Dieu nous punit.

Mais, en attendant de répondre à toutes ces questions, quelqu’un demande : Dieu nous punit-il ? Pour poser une telle question, il faut deux conditions, au moins :
Quelqu’un vous a suggéré que Dieu punit ; vous avez ça dans la tête et ça vous revient dans telle et telle circonstances ; ou encore quelqu’un vous interroge – j’y viendrai avec un autre souvenir.
Vous vous interrogez au sujet de cette affirmation ; il vous apparaît même peut-être urgent de pouvoir donner une réponse.

La question de départ ayant été suffisamment déployée, peut-être est-il possible d’ouvrir la Bible. Mais de l’ouvrir à quelle page, et dans quelle traduction ? Parce que, suivant la traduction que vous lirez, les chances de répondre que « Oui, Dieu nous punit. » ou de répondre que « Non, Dieu ne nous punit pas. » ne sont pas du tout les mêmes. Vos risques d’être puni, ou châtié, par Dieu, sont bien plus grande si vous êtes lecteurs de la traduction Segond 1910 que si vous êtes lecteurs de la traduction Darby…

Ce qui apparaît dans toutes les traductions que j’ai lues, c’est que bien des auteurs bibliques s’interrogent sur les origines des bonheurs et des tribulations d’Israël, et qu’ils affirment que Dieu n’est pas étranger à tout cela. Suivant les auteurs, et selon les préjugés des traducteurs, l’image de Dieu sera plus ou moins l’image d’un père qui éduque, qui éduque par la persuasion ou par la trique, ou l’image d’un surveillant qui récompense ou qui punit, et qui le fait d’une manière strictement individuelle (chacun paie pour ses propres fautes), ou bien transgénérationnelle (les fautes des pères punies sur les fils), ou bien par substitution (la piété du roi ou des princes bénéficie à tout le peuple, la faute du roi est punie sur tout le peuple), etc.

Lorsqu’on se met à mêler le nom de Dieu aux hasards de l’histoire, tout se complique, rien n’est simple, l’idiotie patente et la monstruosité jamais impossibles. Exemple : le roi Josias. Josias est précédé par deux rois, Manassé et Amôn, dont on retient qu’ils firent « ce qui est mal aux yeux du Seigneur », en conséquence de quoi, dit le Seigneur, « Je vais amener sur Jérusalem et sur Juda un malheur tel que les deux oreilles tinteront à quiconque l’apprendra, etc. » (2 Rois 21). Puis vient Josias, qui devient roi à l’âge de 8 ans ; « il fit ce qui est droit aux yeux de l’Eternel, et suivit exactement le chemin de David, son père, sans dévier ni à droite ni à gauche. » (2 Rois 22) Josias restaure et purifie le Temple, détruit les hauts-lieux, remet en vigueur la Loi, la Pâque, détruit toutes sortes de dieux étrangers, extermine les nécromanciens, etc. Vous vous dites, récompense pour Josias… hélas, il meurt pitoyablement dans une escarmouche contre le pharaon Neko. Justification théologique de cela ? « L’Eternel ne revint pas de l’ardeur de la grande colère qui l’avait enflammé contre Juda, à cause de toutes les offenses que Manassé avait commises contre lui. » (2 Rois 23). Hum…
Conclusion, l’homme exemplaire est puni pour les fautes de ses prédécesseurs. Une théologie de la rétribution ne recule jamais devant cela… les pieux exilés de Babylone, car il y en eut, auront apprécié l’endurcissement de leur Dieu, ou le caractère obtus de ceux qui leur parlaient de Dieu... Certains d’entre eux se seront sans doute dit déjà que de ce que quelqu’un confesse personnellement de Dieu on ne peut, ni ne doit, jamais, inférer quoi que ce soit qui serait un savoir sur Dieu.

Dieu merci, toute la Bible n’est pas construite autour de théologies de la rétribution. Voici tout autre chose : Jérémie 31
29 En ce temps-là (dans cette perspective-là), on ne dit plus: «Les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les enfants qui en ont les dents rongées!»
30 Mais non! Chacun meurt pour son propre péché, et si quelqu'un mange du raisin vert, ses propres dents en seront rongées.
31 Des jours viennent - oracle du SEIGNEUR - où je conclus avec la communauté d'Israël - et la communauté de Juda - une nouvelle alliance.
32 Elle est différente de l'alliance que j'ai conclue avec leurs pères quand je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d'Égypte. Eux, ils rompent mon alliance; mais moi, je reste le maître chez eux - oracle du SEIGNEUR.
33 Voici donc l'alliance que je conclus avec la communauté d'Israël après ces jours-là - oracle du SEIGNEUR: je dépose mes directives au fond d'eux-mêmes, les inscrivant dans leur être; je deviens Dieu pour eux, et eux, ils deviennent un peuple pour moi.
34 Ils ne s’instruisent plus entre compagnons, entre frères, répétant: «Apprenez à connaître le SEIGNEUR», car ils me connaissent tous, petits et grands - oracle du SEIGNEUR. Je pardonne leur crime; leur faute, je n'en parle plus. 

Avec tous les verbes mis au présent, et rien n’interdit de les mettre tous au présent, c’est une perspective toute nouvelle qui apparaît, d’une part, celle de la responsabilité personnelle ; et, devant l’histoire de l’exil, plus encore qu’une nouvelle perspective, c’est de l’espérance pour les innocents, et aussi pour certains coupables… pourvu bien entendu qu’ils fassent ce que nous faisons depuis un certain temps : interroger.

Reste cependant la question que quelqu’un pose personnellement.

https://www.facebook.com/Mywifesfightwithbreastcancer/

-          Monsieur l’Aumônier, Dieu nous punit-il ?
-          Que voulez-vous me dire, Madame ?
-          On m’a appris depuis que je suis petite fille que Dieu récompense les bons et punit les méchants.
-          Oui…
-          J’ai été bonne, Monsieur l’Aumônier. Je n’ai aimé que mon mari, j’ai bien élevé mes enfants, j’ai prié tous les jours et j’ai été à la messe, jamais sans me confesser. J’ai tout bien fait, vous savez, Monsieur l’Aumônier, rien de mal, jamais.
-          Je vous crois, Madame.
-          Alors de quoi Dieu me punit-il avec ce cancer ?
-          Il ne vous punit de rien, Madame…
-         
-          Que pensez-vous de ce qu’on vous appris ?
-          Des conneries, Monsieur l’Aumônier… ne le prenez pas mal… des conneries.
-          En effet…
-          Peut-être que ça n’est pas trop tard pour recommencer…

-          Ça n’est pas trop tard, Madame. Il n’est jamais trop tard pour ça.

https://www.facebook.com/Mywifesfightwithbreastcancer/

dimanche 1 novembre 2015

et tout à la fin, un scribe s'avança (Marc 12,24-34)

Marc 12
28 Un scribe s'avança. Il les avait entendus discuter et voyait que Jésus leur avait bien répondu. Il lui demanda : « Quel est le premier de tous les commandements ? »
29 Jésus répondit : « Le premier, c'est: Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur ;
30 tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force.
31 Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. »
32 Le scribe lui dit: «Très bien, Maître, tu as dit vrai: Il est unique et il n'y en a pas d'autre que lui,
33 et l'aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices.»

34 Jésus, voyant qu'il avait répondu avec sagesse, lui dit: «Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu.» Et personne n'osait plus l'interroger.

Stèle juridique d'Hammourabi (env. 1760 av. J.-C.)


Prédication :  
         Un scribe s’avança… il s’avança et adressa le dernier la parole à Jésus. Le dernier après des grands prêtres, d’autres scribes et des anciens, autorités instituées qui avaient mis en doute l’autorité de Jésus. Il vient aussi après des Pharisiens et des Hérodiens qui voulaient prendre Jésus au piège, Dieu ou César. Il vient enfin après les Sadducéens qui voulaient empêtrer Jésus dans une fine spéculation sur l’au-delà.
            Notre scribe a tout entendu… Face à fourberie des uns, il a deviné la franchise de Jésus ; face à la dangereuse médiocrité de certains, il a compris la bonté des réponses de Jésus. Ce scribe vient le dernier. Il a tout entendu et, manifestement, il a compris quelque chose. C’est pour vérifier qu’il a bien compris qu’il interroge Jésus. « Quel est le premier de tous les commandements ? »

            Entendons-nous bien sur la portée de la question posée. Le premier des commandements n’est pas celui qui vient en premier dans la collection des commandements que constituent les cinq premiers livres de la Bible. Le premier des commandements n’est pas non plus celui qu’untel ou tel autre préférerait personnellement. Le premier des commandements est celui qui interroge radicalement le respect de tous les autres commandements. Mais il est aussi celui qui interroge radicalement la transgression éventuelle des autres commandements. Le premier commandement est le principe qui permettra l’évaluation de tout ce qui sera fait au titre des autres commandements.
            L’intuition du scribe concernant Jésus qu’il vient d’entendre est que ce qui apparaît aux yeux de ses détracteurs comme honte, blasphème ou abomination est en fait parfait accomplissement de la Loi.

            Quel est donc le premier, le principal, le principe même, de tous les commandements ? Réponse de Jésus : « Le principal, le principe même, c'est : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur UN ; tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. »
Nous repérons tout de suite que la question du scribe porte sur un commandement, et que la réponse de Jésus porte sur deux commandements. Est-ce à dire que le second est secondaire ? Non. L’évangile de Matthieu, conscient de la difficulté, et en l’éludant, affirmera que le second est semblable au premier.
Ce que Jésus répond n’est pas premier et second, mais primo, et deusio. Ce qui signale que l’action de quelqu’un qui se réclame de la Loi de Dieu doit être doublement évaluée : à l’aune de l’amour de Dieu, et en même temps à l’aune de l’amour du prochain. Pourquoi cette double évaluation ? Parce que depuis toujours il est bien connu que l’amour ne se reconnaît pas seulement au sentiment qu’on déclare, mais se reconnaît aussi aux actes qu’on accomplit. Parce qu’aussi depuis toujours des humains se réclamant de Dieu-qu’ils-aiment sont capables de commettre des atrocités. C’est pourquoi Jésus répond au scribe qui l’interroge en lui proposant ce double principe et cette double évaluation.

Il s’agit ainsi d’aimer. L’amour ici en question n’est pas un désir de possession, ni une conversation profonde et essentielle, mais cet amour que les grecs nomment agapè, et qui est un amour spontané et gratuit, sans motif, sans intérêt et même sans justification. Il s’agit d’aimer en donnant tout, en se consacrant totalement à qui l’on aime, sans rien attendre, sans rien exiger en retour.
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de cet amour-là… Est-ce que quelqu’un peut dire que c’est ainsi qu’il aime Dieu ? Nous chantons, par exemple, « J’aime mon Dieu car il entend ma voix » (Psaume 116) ; si j’aime mon Dieu car il entend ma voix, n’est-ce pas déjà une raison de l’aimer ? Cette raison ne correspond pas à l’agapè, principe de tous les commandements. J’aime mon Dieu parce qu’il me répond, parce qu’il m’exauce… et s’il ne me répond pas, et s’il n’exauce pas mes prières ? Est-ce que vraiment quelqu’un peut dire qu’il aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toute sa force ? Et quelqu’un peut-il ajouter que tout ce qu’il entreprend, à chaque instant de sa vie, correspond à cet amour-là ? Non ?
Et ça n’est pas tout, car nous reste le second niveau de l’évaluation. Aucun être humain ne vit tout à fait seul. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ce que tu lui donneras, ce sera spontanément, gratuitement, sans motif, sans intérêt et sans justification et sans rien attendre en retour. Ton prochain ? A ce niveau d’exigence on ne choisit pas son prochain. L’amour du prochain, s’il s’agit d’agapè, ne peut sans se ruiner choisir qui il aime ; il est universel, ou il n’est pas. Alors, quelqu’un peut-il dit qu’il aime ainsi son prochain et que tout ce qu’il entreprend correspond à cet amour-là ? Non ?



C’est pourtant la réponse que Jésus propose au scribe venu l’interroger. Et le scribe approuve pleinement cette réponse… Cette réponse correspond à l’intuition qu’il a eue lui-même en entendant Jésus répondre à ses détracteurs. L’intuition du scribe ? Jésus, que d’aucuns regardent comme un dangereux agitateur, un abominable blasphémateur, un ennemi de la religion et un concurrent à abattre, ce Jésus obéit pleinement au commandement essentiel. Résumons en peu de mots l’intuition du scribe : ce qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et dans l’amour du prochain s’accomplit toujours par-delà le bien et le mal ; et « cela vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices ».

Quelqu’un peut-il affirmer que c’est ainsi qu’il aime et vit ? Le double principe et la double évaluation que Jésus propose ne peuvent laisser personne indemne. Certains instants de grâce peuvent être donnés, certes, mais les faire valoir serait déjà les ruiner. Aimer et agir dans l’amour à l’échelle de toute une vie, qu’en est-il ? C’est avec prudence, avec sagesse, et surtout avec lucidité que le scribe répond. Il sait, nous savons – car nous sommes comme ce scribe des observateurs avisés du fait religieux – ce que la pratique religieuse visible et ce que le service apparent du prochain peuvent masquer de calcul, ou de méchanceté, voire de sauvagerie.
Le scribe acquiesce donc à la réponse de Jésus, réponse qu’il fait sienne. Je ne puis moi-même prétendre que j’agis toujours et en toutes choses selon l’amour de Dieu et selon l’amour du prochain, reconnaît-il. Je ne le peux pas. Ni moi, ni personne d’autre. Personne !

Mais cela, qui pourrait être le premier pas vers une forme de désespoir, Jésus ne le déclare pas sans valeur. Etre lucide sur soi-même, c’est s’approcher très près de la foi. C’est de cette lucidité que jaillit un certain cri du cœur : « Je crois, viens au secours de mon manque de foi ! » (Marc 9,24) C’est cette lucidité sur soi-même qui fait constater, sans désespérer, qu’il y a en nous un écart entre la parole et l’acte, entre la prière et l’exaucement. C’est cette lucidité qui signale qu’on a bien compris que Dieu seul est UN en lui-même et avec lui-même, qu’à ce Dieu on peut s’adresser et que son Unité peut-être l’horizon de nos vies.
Et parce que Jésus l’affirma au scribe venu l’interroger, nous pouvons nous entendre dire que nous ne sommes « pas loin du Royaume de Dieu ». Il nous est même déjà arrivé d’y goûter.
Sœurs et frères, rendons grâce à Dieu, persévérons. Et que le Seigneur nous soit en aide. Amen