dimanche 22 novembre 2015

Sur les attentats de Paris, le Notre Père (Matthieu 6,7-13), la tentation et un certain malaise

Matthieu 6
7 Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens; ils s'imaginent que c'est à force de paroles qu'ils se feront exaucer.
 8 Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait ce dont vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez.
 9 «Vous donc, priez ainsi : Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié,
10 que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
11 Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour,
12 pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés,
13 et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal.

Genèse 22
1 Or, après ces événements, Dieu tenta Abraham ; il lui dit : «Abraham» ; il répondit : « Me voici. »
2 Il reprit: «Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l'offriras en holocauste sur celle des montagnes que je t'indiquerai.»
3 Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit avec lui deux de ses jeunes gens et son fils Isaac. Il fendit les bûches pour l'holocauste. Il partit pour le lieu que Dieu lui avait indiqué.
4 Le troisième jour, il leva les yeux et vit de loin ce lieu.
Titien (1510-1545) Le sacrifice d'Isaac
Jacques 1
13 Que nul, quand il est tenté, ne dise: «Ma tentation vient de Dieu.» Car Dieu ne peut être tenté de faire le mal et ne tente personne.
14 Chacun est tenté par sa propre convoitise, qui l'entraîne et le séduit.
15 Une fois fécondée, la convoitise enfante le péché, et le péché, arrivé à la maturité, engendre la mort.

Tentation ? Tout ce qu'on va lire ensuite est marqué par le thème de la tentation. Et chacun pourra se débarrasser de mes propos par un simple artifice de traduction. C'est vrai. Mais le fond de la question posée n'est pas de savoir si Dieu lui-même, tel qu'en lui-même, tente, ou ne tente pas. Nous n'avons aucune connaissance de Dieu tel qu'en lui-même, aucune. Nous n'avons de Dieu que des images de Dieu, tous autant que nous sommes. Par conséquent rien de ce que nous disons de Dieu, rien de ce qui fut dit de Dieu n'a de valeur intrinsèque et absolue. Même la cohérence entre ce que qu'on dit et ce qu'on fait n'a pas de valeur intrinsèque et absolue. Si tel était le cas, alors le terrorisme aurait une valeur intrinsèque et absolue. Ce sont les actes qu'il s'agit d'interroger, toujours ! Et très précisément la part que les actes laissent à cette altérité de l'être humain. Ah, me dira-t-on, il n'est pas nécessaire de mettre en branle toute cette rhétorique pompeuse pour condamner le terrorisme. Et c'est vrai. Mais condamner le terrorisme ne me suffit pas. J'entends interroger une posture, celle de croyants apparemment modérés, qui se réclament d'un texte sacré, d'une spiritualité particulière, et qui récusent en même temps toute intelligence de la foi autre que la leur...  

Prédication
            « Au nom d’Allah le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux », ce sont les premiers mots du texte par lequel sont revendiqués les attentats qui ont ensanglanté Paris, vendredi 13 novembre 2015.
            Le lendemain de ces attentats, le synode régional de Notre Eglise a été appelé à se prononcer sur un texte proposé par quelques-uns de ses membres, et demandant une nouvelle traduction de la 6ème demande du Notre Père. Voici un court extrait de ce texte : « …l’Eglise catholique, prenant en compte le malaise que de nombreux chrétiens ressentent à la récitation du « Notre Père » (…) a choisi de reformuler la 6ème demande, passant de Et ne nous soumets pas à la tentation » à ne nous laisse pas entrer en tentation ».
            Quelle conjonction entre les attentats et le synode ?
           
            « Ne nous soumets pas à la tentation… », nous le disons lorsque nous récitons le Notre Père. Cette traduction avait été proposée et retenue conjointement par les protestants, les catholiques et les orthodoxes en 1966.  En 2013, l’Eglise catholique romaine a mis en circulation sa nouvelle traduction liturgique de la Bible dans laquelle la 6ème demande du Notre Père est ainsi formulée : « ne nous laisse pas entrer en tentation ». On nous suggère que c’est à cause du malaise que de nombreux chrétiens ressentaient à la récitation du Notre Père que la traduction a été changée… pour en finir avec ce malaise.
Et bien, plutôt que de vouloir en finir avec ce soi-disant malaise, interrogeons-le !
           
            Le plus souvent, la raison qu’on invoque pour expliquer ce malaise est que « ça n’est jamais Dieu qui nous tente ». L’idée que ce serait Dieu lui-même qui nous tente vient heurter certaines bonnes consciences croyantes. Non, Dieu ne peut pas nous tenter, parce que Dieu veut seulement notre bien, parce que Dieu est bon, parce que Dieu est amour. En s’exprimant ainsi, ces consciences croyantes défendent leur chère image de Dieu… au lieu de croire en Dieu.
Pour expliquer ce même malaise, on entend aussi que non, Dieu ne peut pas nous tenter, parce qu’il est écrit, épître de Jacques, 1er chapitre, 13ème verset, que Dieu ne peut être tenté de faire le mal et ne tente personne. Oui, c’est écrit. Mais c’est une bien étrange manière d’argumenter, puisqu’en Bible en main, en opposant Jacques aux prières de Jésus rapportées par Matthieu et Luc, on donne tort à Jésus. C’est aussi une étrange manière aussi d’argumenter puisque Dieu lui-même, au 22ème chapitre de la Genèse, tenta Abraham, ou encore, au livre de l’Exode, 16ème chapitre, déclara vouloir tenter son propre peuple. Quant à ceux qui ont choisi de faire de Satan le grand tentateur, ils ont aussi des versets fétiches qui sont les leurs…
Sœurs et frères, lorsqu’on argumente ainsi, en annulant un verset biblique au moyen d’un autre verset biblique, on ne fait que mettre les Ecritures à la remorque de notre propre image de Dieu… on y gagne sans doute en tranquillité, et certains malaises disparaissent, mais, le grand perdant, c’est Dieu.

Ces manières de faire sont stériles. Si les Ecritures nous disent véritablement quelque chose de Dieu, elles nous le disent toutes ensemble. Ainsi, Bible en main, il est aussi vrai de dire que Dieu endurcit le cœur de Pharaon que de dire qu’il est amour ; et il est aussi vrai Bible en main de dire que Dieu tente que de dire qu’il ne tente pas.
En plus, lorsque nous récusons un texte biblique par un autre texte biblique, nous agissons comme si nous étions nous-mêmes plus et mieux inspirés que ceux ont écrit, transmis et traduit les Ecritures. Soyons modestes : nous n’avons pas été précédés par des imbéciles et des névrosés, nous ne sommes pas les premiers de l’histoire à être lucides et intelligents, et nous n’allons pas prétendre que Dieu nous a gratifiés d’une révélation meilleure que celle qu’il fit à nos Pères.

            Si nous voulons sérieusement être adorateurs de Dieu, c’est Lui Seul, Lui non divisible et Lui Tout Entier qu’il nous faut adorer, et non pas des morceaux que nous aurons choisis dans les Ecritures selon notre fantaisie et en éliminant ce qui nous met mal à l’aise… Eliminons tous les versets qui nous provoquent des malaises, et Dieu sera beau comme George Clooney, fort comme Daniel Craig, drôle comme le Dalaï Lama, fidèle comme le Général de Gaulle, aimant comme un adolescent s’en allant à son premier rendez-vous… Avec un tel Dieu, vous n’aurez plus de malaises ! Mais on peut aussi, tout à l’inverse, choisir d’éliminer des Ecritures tous les versets décidément trop indulgents avec cette humanité déchue et endurcie ; et là, si le malaise persiste et si autrui n’adhère pas à votre Dieu, il reste la kalachnikov…
Il faut donc creuser ce malaise plutôt que de chercher à le supprimer.

Creusons ! Dans le texte grec qui est l’unique source par laquelle nous arrive le Notre Père, Dieu est le sujet du verbe, nous ne pouvons rien y changer. Le verbe est un verbe de mouvement, nous ne pouvons rien y changer. Et nous sommes exposés à cette tentation, sans pouvoir rien changer au texte. Malaise ? Malaise parce que notre image de Dieu est malmenée. Mais c’est Dieu lui-même qui malmène l’image que nous avons de Dieu, alors que nous voudrions qu’Il ne le fasse pas. Nous voudrions prier Dieu, en somme, qu’Il nous laisse tranquille avec nos images de Dieu. Nous voudrions prier Dieu qu’Il ne soit pas Dieu, et cela nous met mal à l’aise. Et bien, ce malaise est précieux, il est extrêmement précieux pour nous. Parce que ce malaise est le signe de LA TENTATION, non pas le signe de ces petites tentations bénignes dont la volonté et une bonne discipline peuvent toujours venir à bout, mais de LA TENTATION, la tentation par excellence, celle de faire de Dieu ce que nous voulons qu’Il soit, pour que nous puissions dire à sa place et en son nom ce que nous voulons qu’Il dise, et pour que nous puissions faire à sa place et en son nom ce que nous voulons qu’Il fasse.
LA TENTATION est là, et, avec elle, le malaise qui nous la signale. Alors, si nous supprimions ce malaise, qu’adviendrait-il ? Une part de notre conscience s’évanouirait, la part de notre conscience qui nous signale que Dieu est Dieu, qu’Il est donc autre, toujours, autre que ce que nous pensons, autre que ce que nous disons, et c’est ainsi. Or, c’est cette même part de notre conscience qui nous signale aussi que les autres sont autres, et que c’est ainsi. Si nous supprimons ce malaise de notre prière, ni les autres ni Dieu ne seront pas moins autres, mais de devoir le constater et de devoir constater aussi que nous n’y pouvons rien changer nous deviendra insupportable. Supprimer ce malaise de notre vie spirituelle reviendrait à écarter Dieu de notre vie spirituelle, et cela ne pourrait que nous rendre mauvais.

Alors oui, nous ressentons un malaise lorsque nous disons « Ne nous soumets pas à la tentation… », un autre aussi, lorsque nous disons « Délivre-nous du mal », un autre encore lorsque nous disons « comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »… Ces malaises, signes que Dieu nous réprouve, sont de précieux malaises. Il faut les interroger, non pas en interrogeant Dieu, mais en nous interrogeant nous-mêmes, en interrogeant nos images de Dieu, nos images des autres, nos désirs, nos pulsions. Car ces malaises sont tout à la fois les signes de notre perdition, et le signe d’un possible salut. Ils sont aussi repris, mais pas annulés, par les moments de louange, d’action de grâce et de bénédiction, par lesquels Dieu nous approuve.
Mais si nous faisons disparaître ces malaises, il ne restera de notre foi qu’une approbation d’une image de Dieu qui ne sera qu’une approbation absolue de nous-mêmes, et alors plus rien ne nous arrêtera. Rien ne nous empêchera alors de faire, sans aucun malaise, ce qu’il appartient seulement à Dieu de faire… comme par exemple de prendre des vies.

J’ai commencé cette prédication en rappelant que le jour où a été abordée la question du malaise suscité par « ne nous soumets pas à la tentation » était le lendemain des attentats de Paris. La connexion a été pour moi immédiate. Les gens qui ont tué n’éprouvaient sans doute plus aucun malaise à la récitation de leurs prières qui affirment pourtant que Dieu seul est Dieu, qu’il est le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux, ou encore que celui qui tue un être humain, c’est comme s’il tuait l’humanité toute entière.
           
Puissent nos prières longtemps encore nous faire éprouver ce malaise, un malaise juste et salutaire. Pour que nous avancions encore un peu, et en spiritualité et en humanité.


            Que Dieu nous prenne en pitié et qu’il nous soit en aide. Amen