samedi 25 février 2023

Matthieu, les tentations, et les autres (Matthieu 4,1-11)

 Matthieu 4

1 Alors Jésus fut conduit par l'Esprit au désert, pour être tenté par le diable.

 2 Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il finit par avoir faim.

 3 Le tentateur s'approcha et lui dit: «Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains.»

 4 Mais il répliqua: «Il est écrit: Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu.»

 5 Alors le diable l'emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du temple

 6 et lui dit: «Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit: Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre.»

 7 Jésus lui dit: «Il est aussi écrit: Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu.»

 8 Le diable l'emmène encore sur une très haute montagne; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire

 9 et lui dit: «Tout cela je te le donnerai, si tu te prosternes et m'adores.»

 10 Alors Jésus lui dit: «Retire-toi, Satan! Car il est écrit: Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c'est à lui seul que tu rendras un culte.»

 11 Alors le diable le laisse, et voici que des anges s'approchèrent, et ils le servaient.

Prédication : 

            Je voudrais commencer en posant une question toute simple : pourquoi la bonne nouvelle de Jésus Christ a-t-elle été transmise sous la forme d’histoires de la vie de Jésus Christ ?

            Nous avons quatre évangiles, nous avons pris l’habitude de considérer qu’un évangile c’est un récit de vie de Jésus. C’est même plus fort que ça, lorsque ces quatre évangiles sont regroupés en un seul récit (Harmonie des quatre évangiles), les fragments se complétant, dont parfois le déroulement est totalement lié à l’année liturgique… L’Évangile c’est alors la vie de Jésus Christ, rapportée par des témoins oculaires et autorisés.

            Pourtant, évangile ça ne signifie pas histoire, mais Bonne Nouvelle, et la bonne nouvelle a un auteur. C’est d’après cet auteur – parfois on ne le connait pas – que l’histoire est connue. Commencement de la bonne nouvelle de Jésus Christ Fils de Dieu, c’est un titre assez précis – selon Marc, le titre est complet…

            Mais pourquoi fallut-il que cette Bonne Nouvelle prenne l’allure d’une histoire ? La question revient. Il faut dire que la Bonne Nouvelle a été transmise sous d’autres formes. Ainsi, exemple le plus connu, l’Apôtre Paul a transmis l’Évangile de Jésus Christ sous la forme de lettres théologiques, et sans aucunement insister sur la biographie de ce Jésus dont il parle, Galates, Philippiens, Romains. Ainsi aussi, l’auteur de l’épître aux Hébreux a transmis l’Évangile en utilisant un vocabulaire spécifique, un vocabulaire lié à une tradition du Temple. Et la liste peut être prolongée en explorant tous les livres du Nouveau Testament, et de l’Ancien aussi, car la Bonne Nouvelle ne peut pas – ne doit pas – être circonscrite à un Testament, ni à l’autre, ni à un genre littéraire particulier, ni...

            Pourtant, lorsque nous arrivons à cette forme narrative particulière usuellement appelée évangile, tout se passe comme si Jésus-Christ avait été, sa vie durant, suivi par plusieurs scribes fidèles et habiles à prendre des notes, habiles à en faire une composition. Et bien souvent alors, dans toutes sortes de discussions, sur l’organisation de l’Eglise, ou sur la vie que mènent les gens, nous nous heurtons à l’autorité de la chose racontée (Jésus a commandé ceci ; Jésus a désigné Untel), nous nous heurtons à l’autorité de la chose racontée, surtout à l’autorité de ceux qui s’en réclament.

           

            En ce premier dimanche de Carême, sept dimanches d’ici Pâques, il nous est suggéré de lire la tentation d’Adam et Ève, c’est le serpent qui gagne, de lire l’œuvre de Jésus Christ selon Paul, c’est Jésus Christ qui gagne et gagnera, et de lire les tentations de Jésus Christ selon Matthieu. Nous insistons sur Matthieu, sur ces trois épreuves qui, selon Matthieu, sont proposées à Jésus.

            Première, le pain, les pierres, et la parole, avec une certaine question : de quoi l’homme vivra-t-il ? Et d’où cela lui viendra-t-il ? Réponse simple : de Dieu. L’essentiel nourrissant vient de Dieu, toujours. Il s’attend et se reçoit de Dieu.

            Deuxième, un miracle promis par Dieu dans les Saintes Écritures : se jeter dans le vide et survivre avec brio, car c’est écrit. La réplique de Jésus est sans nuances, Dieu agit et agira toujours selon sa grandeur et selon sa liberté. D’où vient-il que l’on survive ? De Dieu et de lui seul.

            Troisième, le pouvoir s’obtient par prosternation intéressée, c’est la proposition du tentateur. Réponse de Jésus, le culte rendu à Dieu est un culte gratuit, désintéressé. Aucun pouvoir à attendre de ce culte et si un pouvoir un jour vous est remis, c’est Dieu seul qui le remet.

            Quel est le résultat de cette rapide exploration des tentations selon Matthieu ? Tout d’abord, les tentations ne sont pas chronologiques, ça n’est pas une puis une seconde, puis la troisième. Elles peuvent être simultanées, elles peuvent être consécutives. Les tentations ne sont pas nécessairement chronologiques, mais elles sont topologiques. Si l’on compare la vie à un jardin, les tentations sont plantées à tel ou tel endroit, vivaces, perpétuelles, et celui qui vit là risque toujours de s’y perdre (Zola, La faute de l’Abbé Mouret). S’y perdre, est-ce fatal ?

            Nous avons deux raisons de répondre que ça n’est pas fatal. L’une constater que l’être humain peut dire non. Il y en a qui disent non. Il y en a un qui dit non, Jésus Christ, qui renvoie le tentateur à ses tentations, par trois fois. C’est donc humainement possible. Et même la voie dévastée par le premier couple peut redevenir carrossable après la résistance de Jésus. Jésus qui est un homme – on ne le dira jamais assez. Et, s’agissant de la foi, ce qu’un homme fait, l’homme peut le faire.

            Deuxième raison pour laquelle la perdition n’est pas fatale, en quatre lettres : Dieu. Là où Dieu est, tout est grâce et tout est don. C'est-à-dire, là où sont les tentations, là aussi est ce que Dieu veut donner, et demande à jaillir. Ça n’est pas tentation puis résolution, mais c’est en même temps présence du Tentateur, du Tenté, et du Sauveur. Les trois parlent ensemble.

 

            Ils parlent ensemble. Et nous ne pouvons pas imaginer une conversation courtoise, bien assis autour d’une table de jeu. Il y a bien un affrontement entre tous. Tout comme dans le livre de Job lorsque Dieu, Diable, et Job, se disputent au sujet de l’intégrité de l’homme, et tout comme l’homme proteste de sa propre intégrité devant Dieu et devant ceux qui parlent trop doctement de lui. Trois voix donc se font entendre.

            Laquelle va parler le plus fort ? C'est-à-dire, on n’entendra plus qu’elle, et ce qu’elle dit l’emportera sur ce que diront les autres. L’emportera en volume, ou en profondeur du propos ?

            Bien sûr, nous avons nos favoris, et bien sûr aussi nous préférons la victoire, façon Jésus Christ, au désastre, façon Adam et Ève. Mais, la vraie vie, de quoi est-elle faite ? De victoires, de désastres, et aussi de retournements considérables, car avec Dieu et devant Dieu, le pire n’est jamais certain.

            Nul ne sait jamais quelle voix parlera le plus fort. Et si telle voix parle un temps le plus fort, nul ne sait combien de temps cela durera. Ce qu’il en sera à la fin ? Nous disons souvent que Dieu seul le sait. C’est une phrase juste qui, dans le cadre de notre méditation de ce matin, signifie que celui qui croit va continuer toujours sa réflexion, et sa conversation avec Diable et avec Dieu.

 

            Carême ? Qu’est-ce que Carême ? Le temps d’un apprentissage, l’apprentissage de cette conversation entre le Croyant, le Tentateur, et le Sauveur, qui se fait aujourd’hui dans la méditation de Romains, Genèse, et Matthieu, un menu déjà particulièrement copieux – il y a de la finesse et beaucoup de nourriture. Diable, Dieu, l’homme, personne ne l’emporte. C’est déjà un acquis considérable. Car la conversation va continuer.

            Cependant il me semble que c’est plus qu’un apprentissage, c’est une révision. Vous saviez déjà ce que nous venons de partager.

            Nous en revenons donc au Carême, à cette sorte de combat de la foi que représentent toujours toutes ces tentations, avec les risques afférents, et avec les promesses connexes. Et surtout, sur l’horizon la résurrection à venir.

samedi 18 février 2023

Matthieu le théologien (Matthieu 5,38-48)


 

Matthieu 5

38 «Vous avez appris qu'il a été dit: Œil pour œil et dent pour dent.

 39 Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre.

 40 À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau.

 41 Si quelqu'un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui.

 42 À qui te demande, donne; à qui veut t'emprunter, ne tourne pas le dos.

 43 «Vous avez appris qu'il a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.

 44 Et moi, je vous dis: Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent,

 45 afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes.

 46 Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir? Les collecteurs d'impôts eux-mêmes n'en font-ils pas autant?

 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens n'en font-ils pas autant?

 48 Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

Prédication : 

             Quelques versets encore du sermon sur la montagne, qui doivent être d’une certaine importance, parce qu’il en va à la fin de la perfection divine, d’une perfection divine à laquelle l’être humain doit atteindre… et tout de suite – si j’ose dire – nos ennuis commencent, car deux traductions nous sont proposées. L’une : vous donc, soyez parfaits comme votre père céleste est parfait. L’autre : vous donc vous serez parfaits comme votre père céleste est parfait. Cette perfection – nous la préciserons tantôt – advient-elle instantanément lorsque l’être humain se soumet à toutes sortes d’impératifs, ou advient-elle au fil d’une longue maturation ? Et ce qui advient dans l’un et l’autre cas ne sera évidemment pas la même chose, et puisqu’il est question de perfection divine, puisqu’il est question de Dieu, deux représentations de Dieu bien différentes l’une de l’autre vont probablement émerger de la méditation de ces versets.

            Disons tout de suite qu’il y aura le Dieu du et et le Dieu du mais.

 

            Dans les versets que nous méditons maintenant, par deux fois nous avons : « Vous avez appris qu’il a été dit… mais moi je vous dis… » En fait, cette tournure revient 6 fois dans cette partie du discours. C’est une fois encore un petit mot de deux lettres qui vient embarrasser les lecteurs. Ce petit mot signifie-t-il et ou mais ? Lorsqu’une certaine chose a été dite depuis toujours et qu’on ajoute mais moi je vous dis… cela signifie que la première chose est abrogée. Mais si l’on ajoute et moi je vous dis, cela signifie que la chose ancienne se voit enrichie d’une signification nouvelle.

            Par exemple : Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent et lorsque cette loi fut promulguée, elle constitua un réel progrès en limitant le champ de la vengeance, comme le massacre d’une famille entière pour une simple égratignure. Mais dans un monde mieux structuré et plus apaisé, est-ce encore nécessaire ? Voilà la suite : et moi je vous dis de ne pas résister au méchant ; au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. c’est ainsi que le droit évolue, d’autres limites sont assignées à de nouveaux énoncés régulateurs.

            Sauf qu’il ne s’agit pas ici seulement d’un élargissement du droit. Ça y ressemble. C’est seulement une ressemblance. Si les formes primitives donnaient à la vengeance une extension sans limite, la proposition du Sermon sur la montagne renverse complètement la perspective, double renversement : recevoir les coups de l’offenseur, et les recevoir sans limite. Et si l’on veut bien voir dans ce texte un modèle de l’Évangile, tel est l’Évangile : recevoir les coups sans les rendre et sans limite, faire passer l’amour fraternel avant l’amour de Dieu dans le culte, ne pas résister au méchant, aimer ses ennemis, etc. Et dans ce chapitre 5 que nous méditons depuis plusieurs semaines nous trouvons par anticipation bien des événements qui vont se passer dans la suite, et jusqu’à la fin.

            Et ainsi nous verrons comment ce propos deviendra des actes, les propos deviendront des actes.

 

            Des paroles et des actes de Jésus, dans le cœur du récit, des paroles et des actes de ses disciples, aussi. Et c’est une précieuse enquête que les lecteurs peuvent mener. Et d’autres personnes aussi dans le fil du récit. Où en sont-ils, les uns et les autres ? Ce changement radical de perspective dont nous savons qu’il peut avoir lieu, a-t-il eu lieu ? Y a-t-il eu un changement de comportement ?

            Et puis le rapport à certains textes a-t-il changé ? Par exemple : « si ton œil droit entraine ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi, car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne »

            Car il est des commandements qui sont écrits pour être accomplis, et d’autres qui sont écrits pour ne pas être accomplis. Et souvent ils ressemblent, et même beaucoup. Et comme le temps passe et prend toujours ses tours, la réflexion ne doit – ne devrait – jamais s’arrêter.

            Et nous en revenons à ce par quoi nous avons commencé, le et et le mais, Le Dieu du et et le Dieu du mais. Et il faut bien garder le et pour maintenir Dieu dans un dynamisme créateur. Sans ce dynamisme nous n’avons que des énoncés desséchés à force d’être affirmatifs, et qui ne servent plus qu’à taper sur la tête des gens. Or les gens méritent mieux que ça, et Dieu aussi, et les Saintes Écritures aussi. (Une sorte de premier niveau)

            Et en second niveau, il nous faut retrouver la fin de notre texte du jour, « vous donc vous serez parfaits comme votre père céleste est parfait ». Certains rendent « soyez parfais… » Mais comment pourrait-on faire peser sur vos têtes un impératif aussi massif ? Comment pourrait-on vous ordonner soyez Dieu !? Il faut écarter  cela, et garder le futur, vous serez parfaits, un jour, sur votre chemin et dans telles circonstances, cela vous sera donné, ou vous le prendrez, et vous en ferez don à vos contemporains. Et en cela, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. 

           

samedi 11 février 2023

Une certaine quête de sens (Matthieu 5,17-37)

Matthieu 5

17 «N'allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes: je ne suis pas venu abroger, mais accomplir.

 18 Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l'i ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé.

 19 Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux.

 20 Car je vous le dis: si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux.

 21 «Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens: Tu ne commettras pas de meurtre; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal.

 22 Et moi, je vous le dis: quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal; celui qui dira à son frère: ‹Imbécile› sera justiciable du Sanhédrin; celui qui dira: ‹Fou› sera passible de la géhenne de feu.

 23 Quand donc tu vas présenter ton offrande à l'autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi,

 24 laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère; viens alors présenter ton offrande.

 25 Mets-toi vite d'accord avec ton adversaire, tant que tu es encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge, le juge au gendarme, et que tu ne sois jeté en prison.

 26 En vérité, je te le déclare: tu n'en sortiras pas tant que tu n'auras pas payé jusqu'au dernier centime.

 27 «Vous avez appris qu'il a été dit: Tu ne commettras pas d'adultère.

 28 Et moi, je vous dis: quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l'adultère avec elle.

 29 «Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi: car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne.

 30 Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi: car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne s'en aille pas dans la géhenne.

 31 «D'autre part il a été dit: Si quelqu'un répudie sa femme, qu'il lui remette un certificat de répudiation.

 32 Et moi, je vous dis: quiconque répudie sa femme - sauf en cas d'union illégale - la pousse à l'adultère; et si quelqu'un épouse une répudiée, il est adultère.

 33 «Vous avez encore appris qu'il a été dit aux anciens: Tu ne te parjureras pas, mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de tes serments.

 34 Et moi, je vous dis de ne pas jurer du tout: ni par le ciel car c'est le trône de Dieu,

 35 ni par la terre car c'est l'escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c'est la Ville du grand Roi.

 36 Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir.

 37 Quand vous parlez, dites ‹Oui› ou ‹Non›: tout le reste vient du Malin.

Prédication :

            Matthieu est le pays des grands discours. Le premier de ces grands discours est usuellement intitulé Sermon sur la montagne. Il nous est proposé, depuis trois semaines, de méditer sur des fragments de ce long discours, qui est le premier acte du ministère public de Jésus. C’est un discours étonnant, l’ordre des fragments ne semble pas forcément logique, logique dans le sens où quelque chose allait être infailliblement prouvé. Pensez plutôt à une pierre précieuse. Elle est une, mais le travail qu’elle fait sur la lumière requiert chacune des facettes. Travail de façonnage au terme duquel la lumière elle-même devient plus belle.

            Il y a les Béatitudes. Puis il y a vous êtes la lumière du monde, puis – aujourd’hui – non pas abroger la Loi ou Les prophètes, mais les accomplir.

            Nous reviendrons tantôt sur les deux premiers "moments".

 

            Non pas abroger, mais accomplir la Loi et les Prophètes. Qu’est-ce que ça signifie ? Commençons le plus simplement possible : les abroger, c’est ne plus du tout faire tout ce qu’il est commandé de faire dans cette collection de livres que nous appelons la Bible, ou Torah écrite, plus ce qui est appelé Torah orale, une autre collection jadis transmise oralement, puis mise par écrit, 10 fois plus grosse que la Bible. Abroger donc, c’est d’abord arrêter de faire. Puis deuxième étape, abrogation de la pensée, car il ne suffit pas de cesser de faire, il faut en plus cesser de penser à faire, et cesser aussi de penser qu’un jour on a fait. Troisième étape, faire disparaître tous les documents qui rappellent la Loi et les Prophètes. Puis quatrième, renoncer à tout ce que produit l’observance ; on dit parfois que l’observance de la Loi conduit à la justice ; d’où il vient que l’abrogation de la Loi permet de s’autoriser toute injustice, de suspendre tout amour du prochain, de disposer de tout ce qui est un peu plus faible que soi. Ceci donc pour abroger la Loi et les Prophètes, abroger ou abolir, ou fracasser. Et ça n’est pas un puis deux puis trois puis quatre, c’est tout en même temps, et le bilan est assez simple : c’est l’apprentissage de la prédation, c’est faire d’autrui ce qu’il me plait de faire, sans aucune considération pour sa personne… Abroger la loi et les prophètes.

            Et qu’en est-il d’accomplir ? Accomplir, entendons remplir, arriver à la plénitude de l’accomplissement et même à un débordement – comme il est écrit dans le Psaume 23 Tu oins d’huile ma tête et ma coupe déborde. Mais déborder, qu’est-ce que c’est s’agissant de la Loi et des Prophètes ? C’est peut-être faire ce que le commandement dit, et c’est le faire avec un sens supérieur de la justice et de la nécessité. Un exemple assez simple est par exemple de guérir quelqu’un le jour de sabbat. On voit dans ce simple exemple qu’accomplir ne méprise absolument pas la lettre de la Loi et des Prophètes, mais en rappelle le sens, le sabbat est fait pour l’homme, complétant cela par une réflexion, par une décision, dont l’être humain est le centre. Et ainsi, à chaque rencontre, chaque fois qu’un autre autrui se présente et dans d’autres circonstances, c’est une autre réflexion qui commence, et d’autres gestes appropriés qu’il faut inventer. Accomplir, c’est à chaque fois remettre tout en jeu.

            (alors bien sûr, c’est beaucoup plus simple de s’en tenir à des déterminations simples, sabbat, ou pas, homme ou femme, moins de 13 ans, ou plus de 13 ans, pur ou impur, toutes sortes de déterminations binaires qui permettent toutes sortes de jugements simples, et fiables, conformes à la Loi ; prenons pourtant bien en considération que des jugements conformes à la Loi ne sont pas – toujours – conformes à la Loi ; en tout cas, s’ils le sont il ne le sont pas au sens de l’accomplissement)

 

            Abolir, ou accomplir ? La différence n’est pas une différence de quantité, ni une différence d’intensité. Ce qui abolit la Loi et les Prophètes, et ce qui les accomplit ne sont pas de même nature, même si les mêmes mots peuvent être employés pour en parler.

            Tout comme il y a le vase, plus ou moins rempli, mais il y a aussi le débordement – et ce qui le provoque, mystère ! Pour en revenir à nos dernières prédications, il y a les Béatitudes (les Béatitudes mystérieuses).

            Tout comme nul ne peut voir Dieu sans en mourir, il y a Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu.

            Tout comme il y a des expériences de la vie qui laissent les gens inconsolables, il y a une autre réalité, celle de Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés.

            Et tout comme le monde est celui où la terre arable et la forêt native sont les lieux où les petits paysans et autres tribus sont éliminés à la force des armes, il y a Heureux les doux, ils auront la terre en partage.

            Vous complèterez la liste avec les autres Béatitudes.

            En chacune de ces Béatitudes, il y a la position d’une rupture, non pas un plus ou moins de quelque chose, mais l’écriture de tout autre chose, l’écriture et donc la possibilité d’un monde différent dont l’avènement relève d’une véritable transformation de fond, d’une véritable conversion.

 

            Nous n’avons pas fini. Après les Béatitudes, il y a Vous êtes le sel de la terre, et Vous êtes lumière du monde. Il y a rupture encore, une rupture bien nette, entre le sel, et la terre, avec un sel qui voudrait se faire autre qu’il n’est et qui s’y perdrait. Nous ne savons pas avec sel et terre comment il se fait que l’un et l’autre soient ce qu’ils sont. Ils le sont, et c’est la coupure, la différence, qui est ici l’objet de ce moment de la méditation. Essayons d’apprécier la différence entre les petits cristaux de sel et la poussière des chemins… c’est une grande différence, mais c’est encore du minéral au minéral. Avec Lumière du monde, nous sommes invités à apprécier la distance qu’il y a entre la pierre et la lumière. Quelle distance y a-t-il entre la pierre et la lumière ? L’énoncé de la question n’a pas de signification ? Et pourtant, en l’écrivant, en le méditant, nous sommes invités à méditer l’une de ces vérités bibliques qui n’ont aucun sens apparent sauf dans ce qu’on peut appeler réalité de la rupture de la foi.

            Et pourvu que le sel demeure sel, la lumière lumière, pourvu que ces ruptures dont nous parlons ne soient jamais comblées, pourvu qu’elles demeurent distances, qu’elles demeurent ruptures, qu’on s’en émeuve, qu’on s’en émerveille peut-être, ou pas, mais que surtout, surtout on ne s’y habitue jamais.

 

            C’est avec la Loi et les Prophètes que nous avons commencé notre méditation. Jésus vient pour accomplir la Loi et les Prophètes. Nous avons bien vu que cet accomplissement correspond au franchissement d’un grand abime, à une existence dans un autre cadre, et il semble que ce ne sont pas les gens seulement qui sont appelés à la conversion, c’est le monde et les structures du monde qui sont appelés, appelés d’une manière si radicale qu’il nous vient l’envie que Dieu seul accomplisse cela. Ce qui est une rupture de plus. Peut-être insuffisante pour toutes sortes de démonstrations, mais, il faut le croire, suffisante pour l’espérance.

 

            Et voilà, nous avons lu 20 versets, et notre méditation a porté, sur un seul de ces versets. Mais ça n’était qu’en apparence. C’est le sermon sur la montagne qui nous intéresse, qui commence par le plus difficile – les Béatitudes – puis poursuit par du moins difficile, et pour arriver finalement à ce que la parole humaine peut énoncer mais que l’homme ne peut accomplir (s’arracher les yeux), puis à ce que l’être humain peut accomplir.

            Et puis, après son très long enseignement, Jésus passera comme on dit aux travaux pratiques, s’occupant du corps humain. Amen

samedi 4 février 2023

Sel de la terre, lumière du monde (Matthieu 5,13-16)

 

            Que sont les Béatitudes ? Que sont les enseignements sel de la terre et lumière du monde ? Que sont les enseignements sur la Loi et les Prophètes ? Ce ne sont pas à proprement parler des enseignements. Leur propos commun n’est pas de répondre à des questions ni de poser de puissantes questions. Leur propos est de rendre possible une parole humaine qui soit une parole divine. Avec leur air de ne pas y toucher, avec leur air de simplicité, ces fragments invitent leur lecteur à une profonde méditation des moyens et des fins, méditation sans laquelle aucune parole de Dieu ne saurait être prononcée par un être humain, et si nous l’osions, méditation sans laquelle aucune théologie n’est possible.

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Matthieu 5

13 «Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel? Il ne vaut plus rien; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes.

 14 «Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peut être cachée.

 15 Quand on allume une lampe, ce n'est pas pour la mettre sous le boisseau, mais sur son support, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison.

 16 De même, que votre lumière brille aux yeux des hommes, pour qu'en voyant vos bonnes actions ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux.

Prédication

            « Vous êtes le sel de la terre. »  C’est tout simple, sujet verbe complément. C’est tout simple, apparemment. Une phrase qui peut être reçue comme un commandement. Ou comme une sorte de compliment. Comme une sorte de déclaration, adressée à ceux qui, disciples de Jésus, auront bien agi, se sont bien tenus, auront fait du bien à leurs contemporains. La phrase donc peut avoir le sens d’une distinction, d’une récompense. Mais aussi comme une invitation à la méfiance, tant il est vrai qu’il faut, parfois, se méfier de soi-même. La phrase alors met le trouble en nous. Cette phrase qui n’est une phrase si simple, sujet, verbe complément.

            Je me souviens vaguement d’un rassemblement de jeunesse organisé par notre Eglise, il y a quelques années parmi les slogans duquel figurait un Matthieu 5,13 un petit peu transformé : « Nous sommes le sel de la terre ». Une recherche sur le net et avec ce genre de transformation du texte s’avère assez féconde – si l’on peut parler pour cela de fécondité. Le « vous êtes » est souvent transformé en « nous sommes ». La déclaration que Jésus adresse à ses disciples devient une sorte de slogan « nous sommes le sel de la terre ! » ; soit, mais, les autres, comment le savent-ils ? qui l’a dit, et qui le montre, et qui le garantit ? qui se dresse pour, ou contre, une aussi belle affirmation, qui est peut-être une vérité, mais qui peut aussi être une folle prétention ? Qui donc va le dire ?

            Et puis, d’abord, sel de la terre, qu’est-ce que ça signifie ? Dans le sens qui est ici employé (Matthieu 5,13), le sel est un exhausteur de goût. Un petit peu de sel rend la nourriture un peu plus savoureuse, et la chose est connue depuis l’antiquité. Sel de la terre doit s’entendre un peu de la même manière, non pas pour une assiette de soupe seulement, mais pour le monde entier et pour la joie de tous ceux qui y vivent. Tous ceux qui y vivent, c’est sans doute un peu beaucoup, mais peuple, ou une foule, oui, pourquoi pas…

            Pourquoi pas. Mais  tout cela étant dit, le sel n’est qu’une chose, il est inerte. Le sel n’a pas conscience de ce qu’il est. Le sel ne dit jamais « je suis le sel de la terre ». Il contente d’être là, offert, et il disparaît totalement dans l’usage qu’on fait de lui.

            Alors, celui qui se réclame de Jésus, celui qui veut se proclamer sel de la terre, est-il toujours d’accord ? Veut-il vraiment être cette chose passive, infiniment offerte, et qui se dissout sans reste, ne laissant là que la satisfaction d’un convive… ? Ce sel, ou ce disciple qui se veut sel de la terre, il semble que plus il y prétend, et moins il l’est. Car ça n’est pas à cause de trop peu de sel que le sel perd sa saveur, mais au contraire la faute à trop de sel.

            Et puis, trop de sel, ou trop peu de sel, est-il possible de distinguer ? Pour ceux qui lisent la Bible, il est certainement possible, Bible en main, de construire un ensemble permettant d’évaluer les paroles et les actes d’untel et de se prononcer sur oui ou non sel de la terre. Mais les paroles et les actes n’ont pas toujours la même portée, la même saveur. Qui donc décidera ? Une suggestion, peut-être, des actes et des paroles peuvent sauver des vies. Paroles et gestes d’êtres humains après coup recevant le titre de Justes parmi les Nations, et dont certains ont à jamais refusé tout honneur ou distinction. Ils disparaissent, l’histoire oublie leur nom comme le sel dont nous avons parlé. Sauf que, dans ce cas, les Justes ne choisissent pas, ne réclament pas les honneurs. Le sel ne choisit pas, il apparaît, fait ce qui doit être fait et puis disparaît, laissant derrière lui un monde à la saveur renouvelée

            Qui donc le dira sel de la terre ? C’est nous, c’est vous. Pensant à celles et ceux auxquels nous devons, nous dirons d’eux, ou nous leur dirons, « Vous êtes le sel de la terre »

 

            « Vous êtes la lumière du monde » Le second énoncé à la même forme que le premier, et la réflexion que nous avons menée jusqu’ici semble pouvoir être assez simplement reprise. A ceci près que la méditation du sel était très terre à terre. La parole était possible, entre deux risques, celui de la rétention et celui de l’extinction. Entre les deux, voire delà de l’une et de l’autre, se trouvait le champ d’une parole à la fois forte et humble, disant ce qui devait l’être, et laissant au temps et aux humains la responsabilité de son accomplissement. Mais qu’en est-il de la lumière ?

            Avec les versets portant sur la lumière, nous avons affaire à des matériaux plus denses, et plus durables. Le sel de la terre n’était rien, dès le début de « vous êtes le sel de la terre », il n’était rien de plus que la buée du premier verset de Qoeleth (l’Ecclésiaste) Sel de la terre, vanité des vanités, poussière de poussière. Mais la pierre, les villes, et les maisons, c’est autre chose. La lumière ne peut rien contre elles. Tout au plus la lumière peut-elle produire des ombres ; elle permet que soient appréciés volumes et reliefs. Mais si la lumière vient de partout en quantité considérable, on n’y voit finalement plus rien, éblouissement garanti, direction défaillante et collision.

            Dans ce deuxième moment de la notre méditation, s’il semble être question d’une petite lampe domestique et d’une simple maison, il est aussi question d’une ville entière, de Dieu lui-même et du ciel. Il est donc question de petites affaires domestiques, et de grandes affaires ; les affaires domestiques peuvent être de grandes affaires. Grandes affaires, ou petites, ce sont des affaires permanentes.

            Et comment cela va-t-il se mettre en place et en évidence ? Un peu comme « le sel de la terre ». Ceux à qui l’on dit « vous êtes lumière du monde » vont pouvoir – vont devoir… vont pouvoir examiner les raisons et les buts de leurs actions, même si finalement c’est avec une certaine spontanéité qu’ils les accompliront. Avec une différence importante puisque le travail, et la méditation s’opèrent sur des matériaux divins, nous voyons la pierre et la lumière. Qui dit matériaux permanents dit empreinte permanente. Avec pierre et lumière, la trace des bonnes actions est ineffaçable, et la trace des mauvaises actions est ineffaçable. En plus, avec pierre et lumière c’est Dieu lui-même qui est en œuvre, et en cause. Si bien que tout ce qui a été dit avec le sel de la terre peut – et doit – impérativement être repris, par le disciple de Jésus Christ, avec prudence mais peut probablement aussi être repris avec joie. Est-on jamais tout à fait certain de ne pas se tromper ? On ne sait. Mais quelqu’un vous dit ceci : « Vous êtes lumière du monde ! » Et ça n’est pas du monde entier, c’est quand même lumière, et si seulement une maison est éclairée, si c’est une seule pièce de la maison, c’est quand même lumière.

             Vous êtes le sel de la terre

            Vous êtes la lumière du monde

            Amen