dimanche 31 décembre 2017

Soumission

Etre soumis à quelqu'un : lui obéir en toutes choses. On peut aussi dire "se soumettre à quelqu'un".
Soumettre quelqu'un : l'amener à vous obéir en toutes choses.

Synonymes : dompter, assujettir, asservir...

Se soumettre à Dieu : Dieu est le maître.
Se soumettre Dieu : se rendre maître de Dieu.


Un Dieu insoumis
Raphaël PICON
Genève, Labor et Fides, 2017


                        Le titre de cet ouvrage posthume de Raphaël Picon (1968 – 2016) pourrait faire penser qu’il est question d’y exposer l’une des perfections divines : l’insoumission. Pas besoin d’un ouvrage de théologie pour cela. Et d’ailleurs toute entreprise visant à établir l’insoumission de Dieu comme l’une de ses perfections se contredirait jusque dans ses prémisses. Que Dieu ne se laisse pas soumettre est une idée fort ancienne, très tôt recueillie par les auteurs bibliques. Que les humains ne cessent de tenter de se soumettre Dieu est une idée tout aussi ancienne et très bien documentée. Quant à ce qu’ils sont capables d’accomplir une fois qu’ils se sont soumis Dieu, pas besoin de le décrire. Un Dieu insoumis a une double portée, c’est un ouvrage confessant, presqu’autant qu’une déclaration d’amour, et c’est en même temps un manuel d’autocritique destiné aux théologiens. Comme Raphaël Picon avait, en 2001, publié Tous théologiens, on comprendra que ce nouvel opus sera utile à chacune et à chacun. Ou du moins à celles et ceux qui voudront s’interroger eux-mêmes sur l’usage qu’ils font du mot Dieu. L’intérêt essentiel est que Dieu n’est pas ici une entité abstraite ou un signifiant parmi bien d’autres. Il est ainsi envisagé, parce qu’il faut penser et critiquer, mais il ne cesse jamais d’être, en même temps, un Dieu personnel, un Dieu en qui l’on peut croire. La tension qui en résulte, aggravée par la structure fragmentaire de l’ouvrage, est d’ailleurs extrême. C’est une ligne de crête qui est suivie, sans chuter, ni d’un côté, ni de l’autre. Ces cinquante éditoriaux parus dans Evangile et liberté et maintenant rassemblés en un petit volume méritent donc une lecture très sérieuse et qui sera d’un grand profit. On n’y trouvera nulle contestation superflue du geste religieux, mais le constat toujours à renouveler que le geste religieux est par nature conservateur et qu’il est donc nécessaire de lui opposer « une exigence d’imagination et de créativité. » Exigence tenue, et invitation à laquelle il faut répondre.


Meilleurs vœux à mes chers lecteurs !

dimanche 10 décembre 2017

Sur la consolation (Esaïe 40,1-11)



Esaïe 40
1 Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu,
2 parlez au cœur de Jérusalem et proclamez à son adresse que sa corvée est remplie, que son châtiment est accompli, qu'elle a reçu de la main du SEIGNEUR deux fois le prix de toutes ses fautes.
3 Une voix proclame: «Dans le désert dégagez un chemin pour le SEIGNEUR, nivelez dans la steppe une chaussée pour notre Dieu.
4 Que tout vallon soit relevé, que toute montagne et toute colline soient rabaissées, que l'éperon devienne une plaine et les mamelons, une trouée!
5 Alors la gloire du SEIGNEUR sera dévoilée et tous les êtres de chair ensemble verront que la bouche du SEIGNEUR a parlé.»
6 Une voix dit: «Proclame!», l'autre dit: «Que proclamerai-je?» - «Tous les êtres de chair sont de l'herbe et toute leur constance est comme la fleur des champs:
7 l'herbe sèche, la fleur se fane quand le souffle du SEIGNEUR vient sur elles en rafale. Oui, le peuple, c'est de l'herbe:
8 l'herbe sèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsistera toujours!»
9 Quant à toi, Sur une haute montagne, monte, Sion, messagère d’une bonne nouvelle, élève avec énergie ta voix, Jérusalem, messagère d’une bonne nouvelle, élève-la, ne crains pas, dis aux villes de Juda: «Voici votre Dieu,
10 voici le Seigneur DIEU! Avec vigueur il vient, et son bras lui assurera la souveraineté; voici avec lui son travail, et devant lui son œuvre.
11 Comme un berger il fait paître son troupeau, de son bras il rassemble; il porte sur son sein les agnelets, procure de la fraîcheur aux brebis qui allaitent.»
Prédication : 
            Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu ! Ces mots ouvrent une grande section du prophète Esaïe – 15 chapitres – qu’on appelle justement « le livre de la consolation ». Mais consoler, qu’est-ce que cela signifie ?
            Une petite recherche lexicale va nous rappeler que consoler Job, l’homme sur qui le sort s’était acharné, qui avait tout perdu, tout sauf la vie… consoler Job était l’objectif que s’étaient donné ses amis. Job a-t-il été consolé par ses amis ? Non. Cependant à la fin de l’histoire, Job est consolé : il retrouve le goût de vivre. Mais cela ne nous dit pas ce que c’est que la consolation. Retrouver le goût de vivre en est seulement la suite. Nous laissons Job, mais juste un instant. C’est qu’il y a un autre épisode important de la Bible dans lequel apparaît le mot traduit par consolation : le Déluge. Dieu, constatant que le mal s’est emparé de la création tout entière, création qu’il avait vouée à la bonté, décide de la détruite tout entière. Si vous traduisez aussi littéralement Genèse 6,6 que Esaïe 40,1, cela donnera que « Dieu se consola d’avoir créé… ». Le non sens est seulement apparent : consoler – le verbe hébreu traduit en Esaïe 40 par consoler – désigne un changement radical de point de vue accompagné par un changement radical dans la vie. Ainsi Dieu détruit-il ce qu’il a créé (le Déluge) ; ainsi Job reprend-il concrètement goût à la vie.
            Et voici que l’impératif se fait entendre : Consolez, consolez mon peuple ! Un consolateur se lève… plein de compassion et de bonne volonté. Mais, très vite, le consolateur va se poser deux questions. Comment faire ? Est-ce que ça va marcher ? Et bien notre texte propose 4 réponses à la question comment faire… quant à savoir si ça va marcher…

             Première réponse à la question comment faire : « 2 parlez au cœur de Jérusalem et proclamez à son adresse que sa corvée est remplie, que son châtiment est accompli, qu'elle a reçu de la main du SEIGNEUR deux fois le prix de toutes ses fautes. »
            Cette première réponse établit des liens entre le passé et la situation présente. La situation présente est le résultat d’une décision divine, liée à de mauvaises manières d’agir dans le passé. En somme, si le malheur vous frappe, c’est que Dieu l’a voulu et s’il l’a voulu, c’est que vous avez mal agi – vous ou vos ancêtres – et mérité une punition. Cependant, ça y est, c’est fini…
            Est-ce que ça marche ? Est-ce de nature à apporter la consolation ? Ou n’est-ce pas plutôt de nature à rajouter de la souffrance à la souffrance ? Est-ce vraiment Dieu qui suggère au consolateur de dire des choses pareilles ? Est-ce qu’une certaine forme de religiosité imprègne le cœur du peuple qui fait que lui rappeler une sorte de responsabilité historique serait de nature à le consoler… et si ce n’est pas à le consoler, à le faire réagir par un vigoureux « Non ! » ou à aggraver son désespoir ?
            En tout cas, ça n’a pas dû bien marcher, parce qu’après cette première réponse, il en vient une deuxième.
            Deuxième réponse à la question comment faire : « 3 Une voix proclame: «Dans le désert dégagez un chemin pour le SEIGNEUR, nivelez dans la steppe une chaussée pour notre Dieu. 4 Que tout vallon soit relevé, que toute montagne et toute colline soient rabaissées, que l'éperon devienne une plaine et les mamelons, une trouée! 5 Alors la gloire du SEIGNEUR sera dévoilée et tous les êtres de chair ensemble verront que la bouche du SEIGNEUR a parlé.»
            Cette deuxième réponse – toujours sous la forme d’une proclamation – lie la consolation et l’activité. La douleur et la tristesse vous écrasent ? Activez-vous, prenez la pelle et la pioche, épuisez-vous à telle tâche et ça ira mieux… voire beaucoup beaucoup mieux, à la fin. Prendre sur soi serait la voie de la consolation ? Ou encore, pour changer de regard sur la vie, changez le paysage… Oui, il est vrai, parfois, l’activité qu’on se donne, comme ranger un désordre ménager, peut conduire à un peu d’ordre aussi dans les idées. Mais d’une part, on est parfois tellement à bout de forces qu’on n’en a même pas la force, et d’autre part on ne voit pas nécessairement que cela change du tout au tout le rapport à la vie.
            Prendre sur soi et bouger, est-ce que ça marche ? Est-ce que ça console ? 

            Ici, nous marquons une pause, le consolateur aussi marque une pause. Ça n’a pas marché. Il n’a pas provoqué ce changement qu’il espère. Il commence même à douter de lui-même… Il faut dire que les lieux communs, les bonnes raisons, n’ont pas réussi à provoquer ce changement radical de point de vue. Les bons conseils sont inopérants. Les bonnes raisons d’être consolé ne consolent en général pas.
            Changement donc de perspective pour le consolateur. Une voix lui dit, « N’explique pas, imbécile, proclame ! » N’explique pas, imbécile, c’est moi qui le rajoute… Et imbécile n’est pas une insulte. Le consolateur est comme un imbécile : la situation que l’autre vit, il ne peut la comprendre, et toutes les ressources de sa propre intelligence sont inopérantes. La parole de consolation n’a rien à voir avec les bonnes raisons et les hautes pensées. Si elle vient, elle vient comme une proclamation qui traverse le consolateur, qui concerne le consolateur, et qui, d’une certaine manière, l’anéantit.
A ce moment donc, le consolateur est impuissant, et son vis-à-vis toujours inconsolé. Proclame, lui dit alors la voix. Et le consolateur, qui a déjà dit bien des choses – sous le nom de proclamation – ne sait évidemment plus que proclamer ! Et donc dit : « Que proclamerais-je ? » Et oui… que proclamerais-je lorsque je n’ai rien à proclamer ?
           
            Troisième réponse à la question comment faire : « «Tous les êtres de chair sont de l'herbe et toute leur constance est comme la fleur des champs: 7 l'herbe sèche, la fleur se fane quand le souffle du SEIGNEUR vient sur elles en rafale. Oui, le peuple, c'est de l'herbe: 8 l'herbe sèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsistera toujours!»
            Dans cette troisième réponse, il y a quelque chose très important qui apparaît. Tous les êtres de chair sont de l’herbe… De ce point de vue, le consolateur n’est clairement pas plus avancé que l’éprouvé ; le consolateur n’est pas – mais pas du tout – pas du tout du tout – celui qui sait, et surplombe, ou précède celui qui est éprouvé. Ils sont, l’un et l’autre, d’une même chair, d’une même fragilité devant le souffle tempétueux de la vie et de Dieu, mais aussi d’une même promesse. Quelle est cette promesse ? La parole de notre Dieu subsistera toujours ; elle s’est levée, se lève et se lèvera tant que durera l’Alliance, justement comme on se lève apaisé après la bénédiction d’un bon sommeil.
            Est-ce que cela apporte la consolation ? Je ne sais pas ; prétendre le savoir serait revenir en arrière dans notre méditation. Mais ce qui importe, maintenant, c’est que, consolateur et éprouvés, ils avancent ensemble. Avançons !
              Quatrième réponse à la question comment faire : « 9 Sur une haute montagne, monte, Sion, messagère d’une bonne nouvelle, élève avec énergie ta voix, Jérusalem, messagère d’une bonne nouvelle, élève-la, ne crains pas, dis aux villes de Juda: «Voici votre Dieu,10 voici le Seigneur DIEU! Avec vigueur il vient, et son bras lui assurera la souveraineté; voici avec lui son travail, et devant lui son œuvre. 11 Comme un berger il fait paître son troupeau, de son bras il rassemble; il porte sur son sein les agnelets, procure de la fraîcheur aux brebis qui allaitent.»
            Maintenant, le consolateur et l’éprouvé avancent ensemble, et le consolateur, peut proclamer sa foi qui peut, parce qu’ils marchent ensemble, peut-être, devenir leur foi commune. C’est emprunt de douceur, et ces images de bergers s’occupant tendrement de bêtes fragiles sont d’une grande beauté… mais le plus important n’est pas cela. Le plus important est de bien entendre que le Seigneur vient, qu’il a œuvré déjà, et qu’il œuvre, qu’il œuvre avant même que les éprouvés le sachent : devant lui est son œuvre.
            Cela est-il, finalement, de nature à apporter la consolation ? Ce texte ne dit pas combien de temps il faut marcher avec des éprouvés…

            Parfois – et parfois au bout d’un temps assez long après une catastrophe – le regard porté sur la vie vient à changer, et les éprouvés retrouvent un certain goût de vivre. La blessure demeure, ou une cicatrice, et la vie est là. Comment cela a-t-il eu lieu ? Nous n’entrons pas dans l’intimité des gens pour le savoir. Dieu le sait et, le consolateur, c’est lui.

            Amen  
- Snoopy, j'ai passé une mauvaise semaine...
- Qu'est-ce qu'on peut dire, quand tout semble sans espoir ?
- SMAK !!
- Trop bon conseil !

dimanche 3 décembre 2017

C'est Toi qui nous façonnes (Esaïe 63,16-64,7)

Marc 13 «Prenez garde, restez éveillés, car vous ne savez pas quand ce sera le moment. C'est comme un homme qui part en voyage: il a laissé sa maison, confié à ses serviteurs l'autorité, à chacun sa tâche, et il a donné au portier l'ordre de veiller.  Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison va venir, le soir ou au milieu de la nuit, au chant du coq ou le matin, de peur qu'il n'arrive à l'improviste et ne vous trouve en train de dormir. Ce que je vous dis, je le dis à tous: veillez.»
Esaïe
6316 C'est que notre Père, c'est toi! Abraham en effet ne nous connaît pas, Israël ne nous reconnaît pas non plus; c'est toi, SEIGNEUR, qui es notre Père, notre Rédempteur depuis toujours, c'est là ton nom.
17 Pourquoi nous fais-tu errer, SEIGNEUR, loin de tes chemins, et endurcis-tu nos coeurs qui sont loin de te craindre? Reviens, pour la cause de tes serviteurs, des tribus de ton patrimoine.
18 C'est pour peu de temps que ton peuple saint est entré dans son héritage; nos agresseurs l'ont écrasé, ton sanctuaire!
19 Et depuis longtemps nous sommes ceux sur qui tu n'exerces plus ta souveraineté, ceux sur qui ton nom n'est plus appelé. Ah! si tu déchirais les cieux et si tu descendais, tel que les montagnes soient secouées devant toi,

641 tel un feu qui brûle des taillis, tel un feu qui fait bouillonner des eaux, pour faire connaître ton nom à tes adversaires; les nations seraient commotionnées devant toi,
2 si tu faisais des choses terrifiantes, que nous n'attendons pas: tu descendrais, les montagnes seraient secouées devant toi.
3 Jamais on n'a entendu, jamais on n'a ouï dire, jamais l'oeil n'a vu qu'un dieu, toi excepté, ait agi pour qui comptait sur lui.
4 Tu surprends celui qui se réjouit de pratiquer la justice, ceux qui sur tes chemins se souviennent de toi. Te voilà irrité, car nous avons dévié; c'est sur ces chemins d'autrefois que nous serons sauvés.
5 Tous, nous avons été comme l'impur, et tous nos actes de justice, comme les linges répugnants; tous, nous nous sommes fanés comme la feuille, et nos perversités, comme le vent, nous emportent.
6 Nul n'en appelle à ton nom, nul ne se réveille pour t'en saisir, car tu nous as caché ton visage, tu as laissé notre perversité nous prendre en main pour faire de nous des dissolus.
7 Cependant, SEIGNEUR, notre Père c'est toi; c'est nous l'argile, c'est toi qui nous façonnes, tous nous sommes l'ouvrage de ta main.
Prédication :
Commençons notre méditation avec le dernier verset que nous avons lu dans le prophète Esaïe : « Et pourtant, Seigneur, notre Père c'est toi ; c'est nous l'argile, c'est toi qui nous façonnes, tous, nous sommes l'ouvrage de ta main. » C’est une belle affirmation que bien des croyants sont prêts à ratifier. Mais, tout de même, cette affirmation appelle une question : comment le Seigneur façonne-t-il ?
Nous tâchons de répondre à cette question juste en lisant le texte. Nous voyons que ces gens dont le prophète se fait le porte-voix sont ignorés ou méprisés, que leur sanctuaire a été détruits, qu’ils errent, abandonnés des hommes et de Dieu… ils vont d’épreuve en épreuve. Si c’est ainsi que le Seigneur façonne, cela revient à énoncer qu’il façonne en imposant aux siens toutes sortes d’épreuves, en restant silencieux lorsqu’ils crient, et plus encore, en attendant qu’ils s’accusent de fautes, dont ils doivent reconnaître qu’ils sont incapables de se purifier...
Est-ce ainsi que le Seigneur Dieu façonne ? Le prophète Esaïe est affirmatif. Pouvez-vous l’être autant que lui ? Et bien, vous le pouvez. Je ne dis pas que vous le devez, mais vous le pouvez, Bible en main, en vous réclamant, justement, par exemple, du prophète Esaïe. Mais, tout de même, il semble que ce Seigneur Dieu soit un rien sadique, et même pervers.
Si c’est ainsi que Dieu façonne, cela conduit plutôt à ne pas croire en Dieu, et, sans doute, un jour, à le rejeter.

Mais n’avons-nous pas cependant parlé trop vite ? En posant la question : est-ce ainsi que Dieu façonne, n’avons-nous pas cherché à énoncer un savoir sur Dieu, alors que le prophète, au nom du groupe qu’il représente, entreprend de parler à Dieu ? Ces gens, justement, auquel le prophète s’adresse, dans la situation qui est la leur, pourraient bien être tentés de tout envoyer balader – à commencer par Dieu. Mais quel serait le Dieu qu’ils enverraient balader ? Ils seraient tentés d’envoyer balader un Dieu dont on dit justement que c’est ainsi qu’il façonne, en vous imposant toutes sortes de malheurs. Ils pourraient même être tentés d’envoyer balader, avec leur Dieu, ceux qui parlent ainsi de Dieu. Et ils feraient bien !
Avant d’agir peut-être comme eux, repérons – et respectons – que le prophète Esaïe ne parle pas de Dieu comme on peut parler de Dieu au café du commerce. Il est toujours très facile de parler de Dieu, de dire des choses sur Dieu.  Ce n’est pas ce que fait le prophète Esaïe. Il parle à Dieu, au nom du groupe auquel il appartient, dans la situation de vie qui est la leur.
Pour être le plus clair possible, en matière de foi en Dieu, il ne s’agit jamais de dire que Dieu est ceci ou cela, qu’il est Père, ou mère, ou quoi que ce soit d’autre, jamais. En matière de foi en Dieu, il s’agit, dans toute situation de vie, de dire « Notre Père, c’est toi », de le dire envers et contre tout, non pas en parlant de Dieu, mais en parlant à Dieu… envers et contre tout, c'est-à-dire, comme le fait Esaïe, oser peut-être demander : « Pourquoi nous fais-tu errer ? » ; et, à l’extrême, comme le fait le Psaume 22, ou le Christ en croix, la foi en Dieu s’exprime lorsque jaillit ce cri, vers Dieu, mais surtout vers un ciel désespérément muet : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Vous le savez bien, nous le savons bien tous, et parfois nous savons bien l’oublier : la question de Dieu, la question de la foi en Dieu, la question de la foi, ne se pose réellement que lorsque quelqu’un, s’adressant à Dieu, crie « Ah, si le ciel se déchirait… », et que le ciel ne se déchire pas, que ni Dieu ni personne ne répond. C’est ainsi que nous devons comprendre ce que dit le prophète : « Jamais on n'a entendu, jamais on n'a ouï dire, jamais l'oeil n'a vu qu'un dieu, toi excepté, agisse pour qui attend après lui » (Esaïe 64,3). Prenons ici le texte tel qu’il est. Jamais on n’a entendu dire, jamais on n’a vu un Dieu qui en fasse aussi peu pour son peuple qui souffre et qui attend. Dieu n’agit pas ! C’est le motif du texte, justement, l’inaction de Dieu dans le sens où l’on aimerait bien que Dieu agisse, dans le sens où l’on aimerait bien que son action ait des raisons et des buts qui nous soient compréhensibles et favorables. Or le prophète Esaïe affirme que non, et même, il affirme que tant qu’il s’agit de raisons et de but, il ne s’agit pas de foi en Dieu. Et surtout, surtout, n’allez pas conclure de cela, comme pour rattraper Dieu, que c’est dans sa faiblesse que Dieu est puissant, que c’est dans son silence qu’il parle, ou que c’est dans son inaction qu’il agit. Ces genres d’affirmation ne font qu’augmenter la jouissance de ceux qui les énoncent, et qu’aggraver la souffrance de ceux qui les entendent.

La question demeure : est-ce ainsi que le Seigneur façonne ? Après le premier développement de notre méditation, il serait tentant de répondre par la négative. Ce n’est pas ainsi que Dieu façonne… nous n’allons pas répondre ainsi. Ce serait une fois de plus s’exprimer sur Dieu, parler de Dieu, alors qu’il nous faut parler à Dieu, ou encore parler en Dieu. Le prophète Esaïe, qui guide jusqu’ici notre méditation, ne parle pas de Dieu, pas plus que Jésus ne le fait dans l’extrait de Marc que nous avons lu – nous allons venir dans un instant à cet extrait. Alors, puisqu’il faut répondre à cette question qui nous poursuit, nous y répondons, à la suite du prophète Esaïe, par l’affirmative. Oui, c’est ainsi qu’il nous façonne. En substance Esaïe dit ceci : « Cependant, envers et contre tout, contre toutes les images que nous nous faisons de Dieu, contre tout ce qu’on nous dit sur Dieu… Seigneur, notre Père, c’est toi ; c’est nous l’argile – ce n’est pas toi, Dieu, qui est l’argile, c’est nous – et c’est toi qui nous façonnes – ce n’est pas nous qui te façonnons – nous sommes l’ouvrage de ta main – et ce n’est pas toi qui est l’ouvrage de nos mains. » Cette affirmation ne porte pas sur Dieu. Elle est une confession de foi et, en tant que telle, dans une situation de vie particulière, elle est l’affirmation d’une décision de vivre. Une confession de foi, c’est l’expression d’une décision de vivre.
Mais quelle vie ? Quelle vie lorsque vous avez tout perdu, lorsque vos semblables vous ignorent ou vous rejettent, et lorsque le ciel se tait, quelle vie ? Une vie éprouvée, une vie obstinée, une vie communautaire. « Envers et contre tout, notre Père – le mien et le tien – c’est toi, et ce par quoi il te façonne est aussi ce par quoi il me façonne. » Ainsi cette confession foi est-elle  à la fois un cri, et un engagement, l’engagement de se tenir proche, justement, au nom de Dieu et en Dieu, proche de ceux qui, dans des situations parfois épouvantables, choisissent la vie.
Mais quelle vie ? Une vie d’épreuves, de tristesse et de déréliction ? Nous n’avons que notre pauvre foi en Dieu à opposer au silence des plus grandes douleurs. Notre foi, notre espérance et cette injonction : « Restez éveillés ! »
Veillez, dit notre Seigneur Jésus Christ. Et ce n’est pas une menace ; ce ne peut pas en être une, car nul ne sait ni le jour ni l’heure. C’est une promesse. Veillez, ensemble, l’un avec l’autre, l’un pour l’autre ! Car vous ne savez pas quand le bonheur et la joie vont venir ou revenir, ni même à quoi ils ressembleront lorsqu’ils viendront.


Mais ils viendront. Amen 

dimanche 26 novembre 2017

Se faire tout à tous (1 Corinthiens 9,13-22)

C'est Saint Paul, tel que Martin Scorcese le représente dans La dernière tentation du Christ (1988). Je pense à cette représentation de Saint Paul, dont les propos dans ce film sont - il me semble - l'objet essentiel du scandale qui eut lieu. Invitation, si vous le prenez ainsi, à  revoir le film. Non pas seulement pour découvrir ce que Saint Paul dit, et que je ne répéterai pas ici, mais aussi pour ce film entier, et, justement cette tentation du Christ, la dernière, et la première, être autre chose, quelqu'un d'autre que, seulement, un passant, un simple passant... Harry Dean Stanton, qui jouait ce Saint Paul, est aussi le comédien qui, dans Paris, Texas (1984), incarnait un homme perdu, un simple passant que, peut-être, quelqu'un allait racheter.
1 Corinthiens 9
13 Ne savez-vous pas que ceux qui assurent le service du culte sont nourris par le temple, que ceux qui servent à l'autel ont part à ce qui est offert sur l'autel?
14 De même, le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile.
15 Mais moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits et je n'écris pas ces lignes pour les réclamer. Plutôt mourir!... Personne ne me ravira ce motif d'orgueil!
16 Car annoncer l'Évangile n'est pas un motif d'orgueil pour moi, c'est une nécessité qui s'impose à moi: malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile!
17 Si je le faisais de moi-même, j'aurais droit à un salaire; mais si j'y suis contraint, c'est une charge qui m'est confiée.
18 Quel est donc mon salaire? C'est d'offrir gratuitement l'Évangile que j'annonce, sans user des droits que cet Évangile me confère.
19 Oui, libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre.
20 J'ai été avec les Juifs comme un Juif, pour gagner les Juifs, avec ceux qui sont assujettis à la loi, comme si je l'étais - alors que moi-même je ne le suis pas - , pour gagner ceux qui sont assujettis à la loi;
21 avec ceux qui sont sans loi, comme si j'étais sans loi - alors que je ne suis pas sans loi de Dieu, puisque Christ est ma loi - , pour gagner ceux qui sont sans loi.
22 J'ai partagé la faiblesse des faibles, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns.
23 Et tout cela, je le fais à cause de l'Évangile, afin d'y avoir part.

Prédication :
            « Je me suis fait tout à tous, pour en sauver sûrement quelques-uns », nous venons de lire ce verset, nous l’avons lu aussi d’ailleurs la semaine dernière – le même texte. Mais, parfois, les réflexions d’une semaine – et le sermon qui s’ensuit – laissent de côté quelque chose qui, plus tard, semble important. Nous sommes alors ramenés au texte… et le texte ne nous lâche plus, pas d’avantage que ne nous lâchent certains de nos interlocuteurs.
            « Se faire tout à tous… qu’est-ce que cela signifie ? »

Nous avons, quelques chapitres plus loin, dans la même épître de Paul, un verset qui présente presque la même expression – en langue grecque – et qui dit ceci : « Et quand toutes choses (auront été soumise au Fils), alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a tout soumis, pour que Dieu soit tout en tous. » (1 Corinthiens 15,28)
C’est ainsi que Paul imagine la pleine manifestation de la royauté du Fils, lors du renouvellement de toutes choses : Dieu sera tout en tous. Ce sont, en grec, les mêmes mots, aux mêmes cas, que « se faire tout à tous ». Que Dieu soit un jour tout en tous est une intuition que le prophète Jérémie a eue bien longtemps avant Paul.
Jérémie le prophète constaté le désastre que les Babyloniens ont infligé à la Judée. Il a constaté aussi le désastre que les Judéens, les princes, les partis de Jérusalem, se sont infligé à eux-mêmes, chaque parti invoquant Dieu pour son propre compte, chaque parti haïssant, et mettant à mort parfois les prophètes de l’autre parti… Il a constaté un déliquescence, et a imaginé un renouvellement de l’Alliance. Le renouvellement de l’Alliance que Jérémie imagine est celui-ci : « 33 (…) - oracle du SEIGNEUR : je déposerai mes directives (ma Torah, ma Loi) au fond d'eux-mêmes, les inscrivant dans leur être ; je deviendrai Dieu-pour-eux, et eux, ils deviendront un peuple-pour-moi. 34 Ils ne s'instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant: «Apprenez à connaître le SEIGNEUR», car ils me connaîtront tous, petits et grands - oracle du SEIGNEUR. » (Jérémie 31).
Dieu donc, dans cette nouvelle Alliance que Jérémie imagine, se donne entièrement à chaque être humain, donne sa Loi, sa réalité humaine, sa vie, à chaque être humain. De sorte que la Loi de Dieu, amour de Dieu et l’amour du prochain, seront tout entiers pleinement intégrés, pleinement mis en œuvre, par chaque être humain. 

Sauf que, lorsque nous parlons de Jérémie, c’est Dieu qui sera tout en tous. Notre interrogation porte sur Paul. Paul écrit : « Je me suis fait tout à tous… » Après avoir médité sur Jérémie et la forme nouvelle de l’Alliance, nous pouvons maintenant méditer sur la relation de Paul avec les Corinthiens. Paul a tout donné de lui-même, ses certitudes, ses doutes, sa foi en Christ, son idée de liberté. Il a tout donné. A Corinthe, il y avait, dans la communauté chrétienne, des gens instruits et des gens sans instruction, des riches et des pauvres, des gens d’origine grecque ou païenne, et d’autres d’origine juive, des gens pétris de certitudes et d’autres rongés par le doute… Paul s’est adressé à chacune et chacun à son propre niveau, dans sa propre situation, avec ses propres mots, dans le plus profond respect pour dire…
Pour dire quoi ? Pour dire à chacun ce que chacun avait envie d’entendre ? Que Dieu l’aime tel qu’il est, etc. ? Certainement pas ! Pour dire à chacun l’Evangile. Mais quoi, l’Evangile ? La grâce divine que Dieu fait en Christ à l’humanité tout entière ? Soit… mais infiniment plus. L’annonce gratuite de cette grâce, qui n’appelle aucune rétribution de celui qui l’annonce, et qui appelle celui qui la reçoit à une gratuite mise à disposition de soi pour tous. Qui appelle à ne pas prendre sa propre parole pour la Parole divine, sa propre situation pour un exemple, son propre malaise pour un drame cosmique… qui appelle à ne pas prendre sa propre manière de célébrer pour la seule qui plaise à Dieu… qui appelle à écouter, et à interpeler s’il le faut, à consoler s’il le faut, toujours au nom de Dieu, jamais deux fois de la même manière, dans chaque situation.
Annoncer l’Evangile et se faire gratuitement serviteur non pas de tous, mais de chacune et chacun, c’est une seule et même chose pour Paul. Il se fait tout entier à tous, il se consacre, tout entier, chaque fois, à chacun et à tous.

Mais ça n’est pas tout. Lisons encore : « Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns. » Voilà… Paul annonce gratuitement l’Evangile, il n’exige aucune rétribution, il se fait tout à tous, mais il semble toutefois qu’il ait un but : en sauver quelques-uns.
C’est étonnant, d’ailleurs, que dans un premier temps, Paul espère en gagner le plus grand nombre (v.19), et qu’il espère un peu plus tard en sauver seulement quelques-uns (v.22). La prédication d’un prédicateur comme Paul devait effectivement, généreuse, gratuite, ouverte, peut-être, gagner des foules mais, sur le fond, s’agissant de l’exigence radicale du don total et gratuit de soi, qui – semble-t-il pour Paul – correspond au salut, c’est une toute autre affaire. Seuls quelques-uns se feront tout à tous, seuls quelques-uns suivront le chemin le plus aride, le plus difficile. Seuls quelques-uns se feront solitaires, voyageurs, écrivains de lettres. Rares sont ceux qui consentiront pour eux-mêmes totalement à l’extrême faiblesse de l’Evangile. Et je crois que même un serviteur de Dieu de la trempe de Paul aimerait bien être certain qu’il ne prêche pas totalement pour rien, totalement dans le désert…
Mais qu’en sait-il au fond, lui qui n’est qu’un écrivain qui ne sait même pas ce que ses lettres deviennent ? 

« Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns » Nous ne pouvons pas en vouloir à Paul de ce qui est, peut-être, un moment de faiblesse, un reste de prétention ou un léger manque de foi. Nous ne valons guère mieux que lui, nous sommes vis-à-vis de Paul dans une infinie reconnaissance. Il n’aurait exigé de nous aucune rétribution. Et il continue de nous tourmenter, d’interroger notre foi, de nous annoncer l’Evangile dans toute sa radicalité.
Nous revenons encore un instant au texte grec. Est-ce vraiment écrit « sûrement » ? Ce pourrait-être « du moins »… pour en sauver du moins quelques-uns. C'est-à-dire, peut-être quelques-uns… Voyez-vous, Paul n’est peut-être pas si certain que cela d’en sauver quelques-uns. Le traducteur, lui, semble plus certain que Paul. Alors, qui manque de foi ? Paul, son traducteur, ou nous-mêmes ?

Sœurs et frères, quoi qu’il en soit de Paul, souvenons-nous que Christ seul est notre salut. Aspirons à être gratuitement serviteurs les uns des autres. Demandons à notre Seigneur de faire grandir en nous la foi. Amen
Et que si c'est pas sûr c'est quand même peut-être...

dimanche 19 novembre 2017

Autant que j'y ai part j'annonce l'Evangile (1 Corinthiens 9,13-27)

Paul, apôtre, écrivant. Il ne faut jamais oublier que Paul nous est connu par ses lettres. Et qu'une lettre, on la reçoit, et on en fait ce qu'on veut... La lire, ou pas, la jeter au panier, et, parfois, l'ayant lue, chiffonnée, jetée... on va la rechercher dans le panier, et on la lit... pour de vrai, pour de sûr.
1 Corinthiens 9
13 Ne savez-vous pas que ceux qui assurent le service du culte sont nourris par le temple, que ceux qui servent à l'autel ont part à ce qui est offert sur l'autel?
14 De même, le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile.
15 Mais moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits et je n'écris pas ces lignes pour les réclamer. Plutôt mourir!... Personne ne me ravira ce motif d'orgueil!
16 Car annoncer l'Évangile n'est pas un motif d'orgueil pour moi, c'est une nécessité qui s'impose à moi: malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile!
17 Si je le faisais de moi-même, j'aurais droit à un salaire; mais si j'y suis contraint, c'est une charge qui m'est confiée.
18 Quel est donc mon salaire? C'est d'offrir gratuitement l'Évangile que j'annonce, sans user des droits que cet Évangile me confère.
19 Oui, libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre.
20 J'ai été avec les Juifs comme un Juif, pour gagner les Juifs, avec ceux qui sont assujettis à la loi, comme si je l'étais - alors que moi-même je ne le suis pas - , pour gagner ceux qui sont assujettis à la loi;
21 avec ceux qui sont sans loi, comme si j'étais sans loi - alors que je ne suis pas sans loi de Dieu, puisque Christ est ma loi - , pour gagner ceux qui sont sans loi.
22 J'ai partagé la faiblesse des faibles, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns.
23 Et tout cela, je le fais à cause de l'Évangile, afin d'y avoir part.
24 Ne savez-vous pas que les coureurs, dans le stade, courent tous, mais qu'un seul gagne le prix? Courez donc de manière à le remporter.
25 Tous les athlètes s'imposent une ascèse rigoureuse; eux, c'est pour une couronne périssable, nous, pour une couronne impérissable.
26 Moi donc, je cours ainsi: je ne vais pas à l'aveuglette; et je boxe ainsi: je ne frappe pas dans le vide.

27 Mais je traite durement mon corps et le tiens assujetti, de peur qu'après avoir proclamé le message aux autres, je ne sois moi-même éliminé.

Prédication :

                Dans ces quelques versets, il y a un petit mot qui ne cesse de revenir – un petit mot grec qui revient sous une forme ou sous une autre – et qui marque – le plus souvent – la finalité de ce qu’on fait. Précisons : je dois passer à la pompe pour que mon véhicule puisse continuer à rouler. Pour que… c’est assez simple, et c’est le commencement de notre méditation.
            Nous lisons, sous la plume de Paul : « Les athlètes s’imposent un entraînement – une ascèse rigoureuse – pour gagner la médaille. » ; la finalité  de l’entraînement des athlètes est clairement définie : gagner la médaille ; « je me suis fait l’esclave de tous, pour en gagner le plus grand nombre. », la finalité de l’action de Paul est d’en gagner le plus grand nombre ; « tout cela je le fais à cause de l’Evangile,  pour y avoir part », dit Paul… mais à ce moment, nous marquons un temps d’arrêt.

            Paul, donc, si nous lisons bien, fait tout ce qu’il fait, certes à cause de l’Evangile – il a été touché par l’Evangile – il entend vivre de l’Evangile – mais aussi pour y avoir part. Pour avoir part à quoi ? A l’Evangile ? Cela semble être le sens de la phrase. Mais avoir part à l’Evangile, qu’est-ce que cela signifie ?
            Puisqu’il apparaît l’image d’athlètes, de compétition, de prix et d’élimination, nous allons imaginer un instant qu’avoir part à l’Evangile, c’est, à la fin du parcours, remporter un prix, et qu’au contraire, ne pas avoir part à l’Evangile, c’est être éliminé... ou exclu. L’idée d’avoir part à l’Evangile et l’idée du salut comme récompense des mérites semblent ici se correspondre parfaitement. Nous annonçons l’Evangile pour – c'est-à-dire dans le but d’ – être sauvé… Mais ceci vient heurter une idée qui est très bien formulée dans l’épître aux Ephésiens – que Luther a redécouverte et magnifiquement défendue – qu’il n’en est pas ainsi. Le salut ne peut pas être un but à atteindre, car « c’est par grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi, cela ne vient pas de vous, c’est un don de Dieu » (Ephésiens 2,8). Nous ne pouvons donc pas maintenir bien longtemps d’idée que c’est pour obtenir une récompense – qui serait le salut – que Paul annonce l’Evangile, se fait tout à tous, etc..
            Paul le premier a protesté – avant Luther évidemment – contre une théologie des œuvres et des mérites, ce qui n’a pas empêché cette théologie d’avoir un grand succès. L’antiquité tardive, avec Pélage – et Saint Augustin pour le contredire – et le moyen âge européen sont pétris de théologie des œuvres et des mérites. Et il n’est pas discutable que notre temps le soit aussi. D’ailleurs, tant que le monde sera monde, les humains inventeront des dieux qui les sauveront selon leurs mérites, et ils croiront en eux, s’imagineront que par quelque action d’éclat qu’ils appelleront témoignage ou martyre, ils s’en mériteront les faveurs…
Au moyen âge, l’Eglise rassurait les fidèles avec les dévotions, les pèlerinages et les indulgences. Martin Luther et les Réformateurs ont contesté les indulgences et le pouvoir exorbitant de l’Eglise, ce qui a embêté beaucoup d’hommes d’Eglise : leur pouvoir a été considérablement amoindri. Mais cette contestation doit aussi embêter certains traducteurs d’aujourd’hui, dont celui dont nous lisons la traduction : presque toute sa traduction est marquée par le pour, par la finalité, et donc par un puissant fumet de rétribution…
Retenons à la suite de Paul – et de Martin Luther – que nous ne pouvons pas soutenir l’idée qu’avoir part à l’Evangile c’est être rétribué dans l’au-delà pour de bonnes actions.

            Mais qu’est-ce que Paul alors a voulu dire ? Le grec – car Paul s’exprime en langue grecque – connaît un même petit mot pour dire deux choses bien différentes : j’annonce l’Evangile pour (afin de) avoir part à l’Evangile et j’annonce l’Evangile tout autant que j’ai part à l’Evangile.

            Nous avons exploré le pour, explorons maintenant tout autant que. J’annonce l’Evangile, tout autant que j’y ai part. Avoir part à l’Evangile et annoncer l’Evangile se correspondraient donc ? Paul a reçu l’Evangile, et l’Evangile l’a transformé. Lorsque Paul dit « malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile » (v.17), il ne parle pas de l’Evangile comme d’un ensemble de convictions et d’opinions qu’il s’agirait de répandre partout. L’Evangile n’est pas un ensemble de convictions et d’opinions qu’il s’agit de répandre partout. Paul parle bien plutôt de lui-même, saisi et transformé, libéré de toute Loi, libre parce qu’il appartient à Christ, et qui se fait serviteur, se fait tout à tous, dans la perspective justement de leur libération, de leur transformation, avec l’espérance qu’un jour peut-être ils appartiennent eux aussi à Christ. Annoncer l’Evangile, dans ce sens, ce n’est pas une opinion qu’il défend, mais une manière d’être, de vivre et de parler qu’il pratique, qu’il cultive et qu’il promeut. « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile », cela signifie que si sa manière d’être n’est pas liberté personnelle et service de tous, ce n’est pas d’Evangile qu’il s’agit. Ainsi Paul annonce l’Evangile tout autant qu’il a part à l’Evangile : il l’a reçu, le partage et le reçoit. Annoncer l’Evangile n’est donc plus pour Paul quelque chose qu’il doit ou devrait faire, mais quelque chose qu’il ne peut pas ne pas faire, qui est pour lui presque comme une nature : sa vie et l’annonce de l’Evangile se correspondent, tout comme il dira, dans une formule limpide – et extraordinairement audacieuse – « ce n’est plus moi qui vit, c’est Christ qui vit en moi » (Galates 2,20)…           

Mais est-ce si facile et si simple ? Paul lui-même semble hésiter sur la portée de ce qu’il avance. Il semble même reprendre un peu ce qu’il a dit. « Moi-même, je tiens mon corps en bride, pour quede peur qu’après avoir proclamé aux autres je ne sois pas, moi-même, indigne » (v.27). Il laisse bien entendre que celui qui annonce l’Evangile pourrait, sous certaines conditions, en être éliminé. Comme si la grâce de Dieu, et le salut gratuit, une fois pour toutes donnés, pouvaient être repris par Dieu lui-même... Paul n’aurait-il pas foi en Dieu ?
Il faudrait beaucoup d’audace pour oser affirmer que Paul n’a pas foi en Dieu. Paul a foi en Dieu et Paul, qui vit de l’Evangile, annonce l’Evangile. Son unique salaire pour l’annonce de l’Evangile est encore l’Evangile. Il envoie une lettre, et il ne sait absolument pas si quelqu’un lira, entendra et répondra. La situation de Paul est celle-ci : à la gratuité absolue de l’annonce de l’Evangile correspond la solitude absolue de l’évangéliste. La foi de Paul est bien la foi seule. Mais vivre ainsi par la foi seule, est-ce supportable, est-ce même possible ? Paul croit, disons-le encore… et Paul aussi espère que sa foi sera une foi partagée. Ainsi pouvons-nous dire – de nouveau mais autrement – que s’il annonce l’Evangile, c’est afin d’y avoir part. Paul espère que d’autres que lui seront saisis et transformés par l’Evangile. Paul espère pour lui-même que sa foi devienne celle d’une communauté.

Mais imposera-t-il  sa foi ? Exigera-t-il – comme tant de gens maintenant – la reconnaissance, l’acquiescement, voire des applaudissements ? Paul n’exigera jamais rien. Paul – ne l’oublions jamais – n’est qu’un épistolier, un homme qui écrit des lettres. Sa lettre nous parvient et, même canonique, elle n’est qu’une lettre, à peine plus qu’un prospectus, elle est une faible proposition, une insistante invitation… Qu’on peut simplement jeter, justement comme un prospectus. Mais on peut aussi la lire, la méditer, et recevoir ce qu’elle enseigne, choisir d’y répondre et d’en répondre, choisir l’Evangile.

Puissions-nous répondre. Puissions-nous laisser l’Evangile nous saisir, puissions-nous avoir part à l’Evangile. Puissions-nous nous faire tout à tous. Que Dieu nous soit en aide.  Amen

dimanche 5 novembre 2017

Nous et les autres (Matthieu 23,1-11)


C'était le 7 janvier 2015. Ceci n'est donc pas un anniversaire... Je me demande parfois combien de temps il faut à un mouvement qui dure - comme la Réforme - pour avoir à la fin chaque jour un anniversaire à fêter et pour arriver à ne vivre que de commémorations étrangères à son véritable objet. Au train où vont les choses, nous aurons bientôt chaque jour à commémorer un attentat... Les menaces sur Charlie Hebdo sont de retour. 
Matthieu 23
1 Alors Jésus s'adressa aux foules et à ses disciples:
2 «Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de Moïse:
3 faites donc et gardez tout ce qu'ils peuvent vous dire, mais ne faites pas ce qu’ils font, car ils disent et ne font pas.
4 Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les épaules des hommes, alors qu'eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt.
5 Toutes leurs œuvres, ils les font pour se montrer aux hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges.
6 Ils aiment à occuper les premières places dans les dîners et les premiers sièges dans les synagogues,
7 à être salués sur les places publiques et à s'entendre appeler ‹Maître› par les hommes.
8 Pour vous, ne vous faites pas appeler ‹Maître›, car vous n'avez qu'un seul Maître et vous êtes tous frères.
9 N'appelez personne sur la terre votre ‹Père›, car vous n'en avez qu'un seul, le Père céleste.
10 Ne vous faites pas non plus appeler ‹Guides›, car vous n'avez qu'un seul Guide, le Christ.

11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur.
Prédication :
Dénoncer les agissements et les incohérences des scribes et des Pharisiens, c’est assurément ce que Jésus fait dans ce chapitre, et il ira jusqu’à les maudire. Mais pour autant, nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette simple perspective. L’objectif de Jésus n’est certainement pas de démontrer à quel point ses détracteurs, scribes et Pharisiens, sont de méchantes gens, ce que tout le monde sait, mais bien plutôt de faire s’interroger l’auditeur sur le croyant qu’il entend être, et ses disciples  sur cette communauté qu’ils entendent constituer. Ainsi, comme nous allons le voir, c’est un paysage assez complet qui est ici dressé.

Il y a une institution, c'est-à-dire des structures plutôt pérennes, et des gens qui habitent ces structures, mis en place par d’autres gens, depuis longtemps. Jésus le rappelle, ne le nie pas, ne cherche même pas à le contester. Il est un être humain auquel d’autres êtres humain, nés avant lui, ont enseigné ce qu’eux-mêmes avaient reçu de ceux qui étaient venus avant eux. Rien n’est jamais pour personne  directement tombé du ciel.
L’institution, du temps de Jésus, prend plusieurs visages. Il y a le Temple de Jérusalem et tout ce qui tourne autour du Temple, mais aussi, dans notre extrait, « la chaire de Moïse », c'est-à-dire un héritage fort ancien – qui remonte à Moïse, dira-t-on pour faire simple – que deux groupes de gens, scribes et Pharisiens, ont pour mission de transmettre. Les scribes ont pour mission de transmettre sans le transformer ce qui est écrit, on appelait cela Torah écrite ;  les Pharisiens ont pour mission de transmettre et d’enrichir un patrimoine non écrit à l’époque, mais tout aussi important, qu’on appelait Torah orale !
Notez bien que Jésus ne conteste en aucun cas la fonction institutionnelle des scribes et des Pharisiens ! 

Cette Torah, orale et écrite, il faut la mettre en œuvre, et il y a de multiples manières de le faire. Jésus ne se prononce aucunement sur telle ou telle manière de faire, c'est-à-dire qu’il ne se prononce aucunement sur la diversité du judaïsme de son temps (qui était fort diversifié !), pas d’avantage qu’il ne se prononce a priori sur la diversité des Eglises chrétienne d’aujourd’hui... Quelle pratique, quelle manière de faire est la bonne ? Il y a, pour un même texte, des milliers de pratiques possibles et toutes évidemment ne se valent pas.
Ce que Jésus reproche  aux scribes et aux Pharisiens n’est pas telle ou telle manière de faire qui leur serait propre ; il leur reproche de ne rien faire.
Tenons donc pour essentiel que l’auditeur, le disciple de Jésus, n’a pas à se demander si ce qu’il fait – ni si ce que font les ‘autres’ – est littéralement conforme au texte – Jésus lui-même ne le fait pas. Le disciple de Jésus a juste à se demander s’il fait quelque chose qui soit en relation avec le texte, avec la Bible.

Nous faisons quelque chose, ne serait-ce qu’en venant au culte ce matin, mais nous n’allons pas en rester à cela. Nous pouvons évaluer cette chose que nous faisons, et toutes les autres, ainsi que notre rapport avec ces choses, en examinant les trois interdictions que Jésus formule dans notre texte.

  1. « Ne vous faites pas appeler Rabbi… » – maître ou professeur
Bien sûr, le titre de Rabbi existe, ceux de professeur ou maître aussi. Ils sont en usage dans les synagogues et autres lieux d’enseignement, marque de politesse et de reconnaissance envers qui, d’un point de vue académique, vous a précédé. Et Jésus n’a rien contre cela… on est toujours à un moment de sa vie le maître, le professeur ou le rabbin de quelqu’un, ne serait-ce que lorsqu’on enseigne à ses propres enfants la bicyclette ou les tables de multiplication. Mais cela ne peut avoir qu’un temps, et cela ne consacre aucunement une dignité supérieure que tout le monde devrait reconnaître et devant laquelle chacun devrait s’incliner.
« Ne vous faites pas appeler Rabbi » pourrait tout aussi bien se dire « Tu n’exigeras pas qu’on se prosterne devant toi », ou encore « Tu ne regarderas pas les gens de haut ».
   
  1. « N’appelez personne sur terre votre ‘Père’ »
Le titre de Père existe aussi, et il n’y a pas de mal à appeler ‘Père’ un prêtre catholique romain. Il faut ici penser plutôt au père proche-oriental et à son autorité familiale et tribale, et aussi au Père du Notre Père, celui dont notre foi nous enseigne que nous dépendons radicalement de Lui pour toutes choses et que c’est de Lui que nous recevons ce qui est essentiel.
Aussi bien, ce que Jésus commande ici aux foules et à ses disciples est en rapport avec la 3ème tentation dans l’évangile de Matthieu : « Tout ce pouvoir et toute cette gloire, tu les auras si tu te prosternes et si tu m’adores… » Et bien ici, comme en écho, Jésus enseigne : « Tu ne te prosterneras devant personne, tu ne t’inclineras devant personne, tu ne regarderas personne de bas en haut avec pour idée d’obtenir un pouvoir ou une gratification... »

  1. « Ne vous faites pas appeler ‘guide’ »
Puisque Jésus n’a pas condamné a priori la diversité des Judaïsmes de son temps, et puisqu’il a enseigné à ne regarder personne de haut, et à ne regarder personne non plus ‘d’en-dessous’, cette dernière recommandation est comme une suite logique.
Qui, sur le chemin qui est le sien, peut prétendre que son propre chemin est le seul chemin ? Et qui peut se poser en guide de ses semblables pour dire à chacun ‘voici le chemin que tu dois suivre’ ? Personne… Il peut arriver que, cheminant, l’on soit appelé à donner une indication à quelqu’un qui sollicite, mais nul ne peut se prétendre guide de ses semblables.
Ainsi le conflit entre Jésus et les scribes et Pharisiens n’est pas intéressant en tant que tel ; il est intéressant parce qu’il permet une réflexion personnelle, une réflexion communautaire, une réflexion œcuménique, et peut-être même une réflexion interreligieuse… Cette réflexion dépasse totalement les questions doctrinales, les questions liées à la manière de faire propre à chaque dénomination, pour se concentrer sur la question de la foi en Dieu et de la fraternité.
Il n’y a pas de foi en Dieu sans une fraternelle et réciproque égalité de dignité, pas de foi en Dieu là où l’on cherche à dominer, pas de foi en Dieu là où l’obéissance est malsaine, pas de foi en Dieu là où l’on prétend qu’il n’y a qu’un seul et unique chemin...
Il y a foi en Dieu là où les uns et les autres sont au service les uns des autres, chacun suivant le Christ selon l’appel qu’il a personnellement reçu, et tous ensemble se reconnaissant enfants du même Père. Puissions choisir de vivre ainsi. Amen 


lundi 30 octobre 2017

Un demi millénaire pour presque rien

Place des Quatre-Piliers
Les quatre piliers du protestantisme sont… Je vous laisse compléter. Vous pourrez, à votre guise, parler latin ou français, proposer ceci ou cela, les solus et les sola de la Réforme, qui sont trois, quatre ou cinq, c’est selon les auteurs et les avis. En menant une petite recherche en ligne, vous pourrez même constater que plus les auteurs sont autoproclamés et plus les avis sont péremptoires. Vous pouvez par exemple affirmer que ces quatre piliers sont le baptême à l’âge adulte, l’autorité de la Bible, le baptême du Saint Esprit, et… j’oublie le quatrième.
C’est avec une certitude absolue que la phrase a été dite, devant moi et devant une cinquantaine d’autres personnes, membres de diverses Eglises se réclamant du protestantisme, et membres de l’Eglise catholique romaine. On peut évidemment mettre en avant des piliers différents. Et ne pouvoir, au mieux, finalement, que constater le désaccord.

Quelle est la perspective ouverte par de telles affirmations ? D’un point de vue individuel, souvent, c’est la perspective d’une certitude absolue. Et d’un point de vue collectif, la perspective d’une communauté bien homogène. Ces affirmations sont, ce me semble, des principes de certitude. Qu’allons-nous faire de tels principes de certitude ? Délimiter le champ d’une Eglise, ou, plus sûrement même, le champ de l’Eglise, de l’Eglise une ? Et qu’en sera-t-il des autres, ceux qui n’ont pas les mêmes piliers, ou les mêmes pratiques ?
Il faut se souvenir que le XVIe siècle a allumé des bûchers, des bûchers catholiques sans doute pour brûler entre autres des hérétiques protestants, mais aussi des bûchers protestants pour brûler d’autres hérétiques protestants… celui de l’antitrinitaire Servet (1553) est l’un des plus connus. Mais celui de l’anabaptiste Manz l’est insuffisamment. En 1526, le Conseil de la ville de Zürich avait prit un arrêt condamnant à la mort par noyade quiconque baptiserait des adultes ; ce type d’exécution était réservé aux femmes infidèles ou coupables d’avortement, aux infanticides et aux parricides. Manz fut exécuté en janvier 1527.
Oublier, jamais !

Le Réformateur de Zürich, Zwingli, était célébré – et il peut bien l’être toujours – pour son souci de bien comprendre et de bien mettre en œuvre les enseignements de la Bible… Alors, pourquoi, à Zürich, s’en est-on ainsi pris aux anabaptistes qui, dira-t-on, comprenaient bien l’enseignement de la Bible sur le baptême et le mettaient fidèlement en œuvre ? On pourra dire que le Conseil de la ville de Zürich et Zwingli, ça fait deux. Mais on n’a pas le souvenir que, pour défendre Manz, Zwingli ait posé sa tête sur le billot… Pourquoi ? Je laisse cette question en suspens, ou plutôt je laisse le lecteur essayer de penser aux siècles passés et à ces piliers du protestantisme dont il se réclame éventuellement. Je laisse le lecteur imaginer que, peut-être, il y avait d’autres piliers du protestantisme que celui que l’anabaptiste Manz a défendu au péril de sa vie. Je laisse le lecteur imaginer que c’est au titre d’un de ces autres piliers du protestantisme qu’on l’a mis à mort ; et comme le lecteur va consentir à cet effort d’imagination, je lui laisse le soin, Bible en main, d’imaginer lequel, s’il veut bien relire Romains 13...
Que le lecteur pense aussi qu’il fut un temps où la distinction entre "une doctrine" et "l’homme qui professe cette doctrine" n’allait pas de soi, même pour Calvin qui pourtant avait, timidement mais sûrement, opéré une distinction entre les "signes" et "les choses figurées", en 1549, mais ne sut pas empêcher qu’on brûle Servet en 1553…
Oublier, jamais !
Certains baptisent des enfants, contrairement à ce qui est un pilier du protestantisme. Allons-nous donc nous entretuer au motif que les doctrines et les usages relatifs au baptême diffèrent entre nous ? Nous aurions à en rendre compte devant la justice des hommes. J’ose espérer que ça n’est pas la crainte de la justice des hommes qui nous empêche de nous entretuer, mais un sentiment plus beau, plus profond, qui ne serait pas étranger à ce que nous prétendons professer, qui est rapporté à l’Evangile, au Christ Jésus et que, sans doute – peut-être malgré nous – nous professons.
Il est assez désespérant d’entendre des gens qui s’entendent, et plutôt bien, sur le fait que c’est bien par pure grâce que Dieu les sauve, par le moyen de la foi, des gens qui affirment que tous ont reçu le Saint Esprit même s’il ne se manifeste pas identiquement dans toutes les Eglises, s’affronter sans grande courtoisie sur le sujet du baptême : quand, comment, qui, par qui, à quel âge – surtout à quel âge… et le faire évidemment Bible en main et en affirmant que leur lecture n’est pas une lecture mais « ce que la Bible enseigne ».
A quoi bon parler du Saint Esprit qui souffle où il veut si l’on entend en même temps s’en tenir à « ce que la Bible enseigne » ? Cela m’attriste et surtout ce qui m’attriste est d’avoir succombé à cette tentation, à l’orgueil en somme, en ayant quasiment aussi affirmé que ma lecture, celle de mon Eglise, a quelque valeur. D’y avoir seulement pensé serait déjà de trop. Je me suis senti défenseur de la tradition et de la pratique de mon Eglise, que j’ai pour ainsi dire défendues comme justes. Ai-je raison, ont-ils tort ?

J’ai à me repentir de cela, ce qui sans doute siéra à ceux qui affirment que le fin mot de l’Evangile est le "repentir". Je leur suggérerai que le fin mot de l’évangile est peut-être "grâce", et que le propre d’une théologie de la grâce, s’il s’agit bien de la grâce divine, est qu’elle ne peut jamais être certaine d’elle-même : elle ne peut compter, justement, que sur la grâce. Je leur suggérerai aussi de lire quelques-unes des 95 thèses de Martin Luther et de bien vouloir prendre en considération que la volonté de notre Seigneur est la vie entière du croyant soit pénitence, ou repentir (thèse 1, citation commentée de Matthieu 4,17) ou encore que nul ne peut être certain de la vérité de sa contrition, ou de son repentir (thèse 30), et que nul conséquemment ne peut être certain de l’entière rémission.
S’agissant du baptême, pourquoi s’affronte-t-on ? Sans doute, l’ancienne notion de substance étant tombée en désuétude, la question du "ceci est mon corps" et de la présence réelle est-elle tombée en désuétude avec elle, ainsi que la doctrine de la Trinité. Qu’est-ce désormais que la substance ? C’est, d’un point de vue pratique, ce dont on est incapable de rendre compte en raison, mais que tout un chacun cependant doit reconnaître comme sacré et respecter. La substance est sacrée. S’en prendre à la substance comporte un risque létal. Le baptême est aujourd’hui pour certains le dernier reste de la substance. Et c’est pour cette raison qu’on s’entretue encore aujourd’hui à son sujet. Le reste de la substance, c’est en somme une certaine trop haute idée de Dieu qui est une trop haute idée de soi, idée de soi ornée d’une couronne de mépris.
En fait, par chez nous, on ne s’entretue pas. Mais c’est peut être moins aux Réformateurs qu’aux Humanistes, et peut-être moins à eux tous qu’aux Lumières que nous devons de ne plus nous entretuer. C’est à eux que nous devons l’inscription d’une liberté de religion dans un droit constitutionnel. C’est à eux que nous devons l’émergence d’un Etat séparé de la religion. 

Pour ma part, si c’est à nourrir ce reste que la Bible sert, je préférerais me passer de la Bible. Je préférerais n’en retenir que cette polarité de la foi et des œuvres, si magnifiquement énoncée par Bonhoeffer : « Celui qui attend de la preuve scripturaire la justification du chemin dans lequel il a marché ou marchera, veut faire son salut par ses œuvres plutôt que de vivre dans la foi. » En osant citer ce texte qui fut produit dans des circonstances dramatiques, je n’entends pas me donner raison, ce serait faire insulte à celui qui l’a écrit, à Celui dont je crois qu’il l’a inspiré, et me contredire très profondément. Si c’est bien par grâce que je crois être sauvé et on a lu ci-dessus sauvé de quoi, rien ne peut, rien ne doit me faire grâce de la foi, me dispenser de croire et de croire seulement. Je crois donc, certes, mais jusqu’à ma croyance doit être crucifiée avec Christ de sorte que je ne compte que sur Dieu seul pour, s’il Lui plaît, ressusciter avec Christ. Je ne sais rien de plus ni ne veut rien savoir de plus.

Est-ce que le baptême est un pilier du protestantisme ? Est-ce que ce que j’affirme est un pilier du protestantisme ? Cela m’est au fond bien égal que ce soit un pilier, un clou, une épingle, une casserole ou un couteau à fromage. Ni le baptême, ni rien d’autre. Je ne voudrais pas que cela soit un instrument de violence ou de domination. Que ce ne soit pas un principe affirmatif dans lequel l’homme trouve sa gloire, la gloire de s’en tenir à « ce que la Bible enseigne », mais que tout pilier soit plutôt un principe d’incertitude, de modestie, un principe de douceur et peut-être même d’effacement.