dimanche 30 novembre 2014

Veillez ! Le tragique et la joie (Marc 13,33-37)

Marc 13
22 De faux messies et de faux prophètes se lèveront et feront des signes et des prodiges pour égarer, si possible, même les élus.
23 Vous donc, prenez garde, je vous ai prévenus de tout.
24 «Mais en ces jours-là, après cette détresse, le soleil s'obscurcira, la lune ne brillera plus,
25 les étoiles se mettront à tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées.
26 Alors on verra le Fils de l'homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et dans la gloire.
27 Alors il enverra les anges et, des quatre vents, de l'extrémité de la terre à l'extrémité du ciel, il rassemblera ses élus.
28 «Comprenez cette comparaison empruntée au figuier: dès que ses rameaux deviennent tendres et que poussent ses feuilles, vous reconnaissez que l'été est proche.
29 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Fils de l'homme est proche, qu'il est à vos portes.
30 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive.
31 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.
32 Mais ce jour ou cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, personne sinon le Père.
33 «Prenez garde, restez éveillés, car vous ne savez pas quand ce sera le moment.
34 C'est comme un homme qui part en voyage: il a laissé sa maison, confié à ses serviteurs l'autorité, à chacun sa tâche, et il a donné au portier l'ordre de veiller.
35 Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison va venir, le soir ou au milieu de la nuit, au chant du coq ou le matin,
36 de peur qu'il n'arrive à l'improviste et ne vous trouve en train de dormir.
37 Ce que je vous dis, je le dis à tous: veillez.»

Marc 14
1 La Pâque et la fête des pains sans levain devaient avoir lieu deux jours après. Les grands prêtres et les scribes cherchaient comment arrêter Jésus par ruse pour le tuer.
2 Ils disaient en effet: «Pas en pleine fête, de peur qu'il n'y ait des troubles dans le peuple.»
3 Jésus était à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux et, pendant qu'il était à table, une femme vint, avec un flacon d'albâtre contenant un parfum de nard, pur et très coûteux. Elle brisa le flacon d'albâtre et lui versa le parfum sur la tête.
4 Quelques-uns se disaient entre eux avec indignation: «À quoi bon perdre ainsi ce parfum?


Prédication :
            « Veillez ! », tel est l’impératif qui vient clore cette première partie de l’évangile de Marc. Juste avant cet impératif, il y a des textes qui parlent d’apocalypse, de fin des temps et, juste après, il y a la Passion. Quant à nous, nous en sommes au premier dimanche de l’Avent. « Veillez ! », c’est ce que commande Jésus. Nous allons nous demander sur quoi porte cet impératif.
Tout d’abord, nous remontons un peu le fil du texte. Nous trouvons toute une série d’enseignements, avec des listes de signes de la fin des temps. Faux messies, faux prophètes, catastrophes naturelles… Est-ce que l’impératif de veiller porte sur ces signes ? Le bon sens nous dit que ces signes sont plus ou moins fréquents mais récurrents dans l’histoire de l’humanité. En plus, même si ces signes semblent indiquer la proximité de la fin, Jésus précise que « ce jour et cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, personne sinon le Père. » Autrement dit, même le savoir du Fils sur les signes des temps est un savoir qui ne sait pas. Cela bien évidemment ne dispense personne d’être attentif aux signes des temps et d’agir où il le peut. Mais cela signale en même temps que l’impératif de veiller ne porte pas réellement sur eux. Veiller ne peut pas être une surveillance compétente au titre d’un savoir. Ce doit être tout autre chose, une activité peut-être, une disposition d’esprit sans doute, qui peut bien laisser de côté les signes de la fin.

            Revenons au texte. « Veillez ! », c’est l’impératif qui clôt la première partie de l’évangile de Marc. Lorsque nous continuons la lecture, nous nous trouvons à lire la Passion de Jésus Christ, qui va être trahi, livré, abandonné, jugé puis mis à mort. L’impératif de veiller porte aussi sur la Passion de Jésus Christ. Qui va veiller sur sa Passion ? Déjà, dans le fil du récit, lorsque par trois fois Jésus annonce sa Passion, il rencontre le déni de ses disciples. Et lorsqu’elle advient, ses disciples, invités à veiller au jardin de Gethsémanée ne sauront que s’endormir. Ils ne sauront que céder à la tentation de se mettre au repos lorsque le chemin du maître sera devenu pour eux trop aride, trop risqué. Ils ne sauront que s’absenter lorsque la fin sera connue.
           
            Pourtant, l’impératif de veiller est là, comme un commandement directement donné par Jésus Christ. C’est un commandement auquel aucun des disciples ne semble vraiment pressé obéir… Ce commandement interroge l’engagement des disciples dans des circonstances extrêmes, lorsqu’ils ne comprennent pas ce qui se joue, lorsqu’ils ne veulent pas de ce qui est pourtant inévitable, ou encore lorsqu’ils  ne peuvent rien contre ce qui est inéluctable. Et bien le commandement de veiller interroge la profondeur et le sérieux de l’engagement des disciples envers leur maître. Et lorsque les circonstances de la vie vont décider de la mort du maître, le commandement de veiller interroge les disciples sur le sens de leur vie. 

Et ça n’est pas tout. Revenons encore au texte. Ainsi parle Jésus : « Ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez ! » Marc l’évangéliste, le plus ancien des évangélistes, place ce commandement au milieu, voire même au cœur de son évangile. Ainsi les lecteurs et auditeurs de l’évangile se voient-ils destinataires d’un commandement nouveau : « Veillez ! ». Ce commandement les interpelle dans trois types de circonstances extrêmes de la vie : lorsqu’ils ne comprennent plus rien à ce qui se passe, lorsqu’ils ne veulent pas de ce qui est inévitable, lorsqu’ils ne peuvent rien contre ce qui est inéluctable. Il restera alors à veiller.
Mais obéir au commandement de veiller n’interviendra qu’après qu’on aura obéi à tous les autres commandements. Nul ne saurait veiller tant qu’il lui est possible d’agir. Le veilleur n’est pas un voyeur. Le voyeur n’agit en rien et jouit solitairement de la fin ; le veilleur cesse à la fin d’agir et s’ouvre dans sa veille à un possible commencement.
Ajoutons que notre Seigneur est bon de nous avoir donné ce commandement, parce qu’il donne réellement quelque chose à faire quand il n’y a plus rien à faire. Veillez, ordonne le Seigneur. Cela ne change rien à la suite de la vie de ce sur quoi vous veillez ; cela est le signe que vous n’êtes pas indifférents à cette vie, que vous participez encore à elle.
Veiller, c’est affirmer silencieusement, fut-ce impuissant face à la mort, que le dernier acte n’est jamais déjà joué, qu’un premier acte est toujours encore à venir.

Ayant maintenant médité sur le commandement de veiller qui est au cœur de l’évangile de Marc, nous pouvons nous demander quel sens a cette méditation le premier dimanche de l’Avent.
Il y aura encore trois dimanches et, ensuite, ça sera Noël. Nous fêterons la naissance de Jésus. Nous allons la fêter, c’est certain, et c’est une joie de la fêter. Mais puisque le commandement de veiller marque cette année l’entrée dans l’Avent, nous ne pouvons pas nous contenter de préparer cette fête comme si nous savions ce que nous fêtons. Nous ne le savons pas. Et même si nous savons quelle importance a l’histoire de cette naissance précise dans l’histoire de l’humanité, nous ne savons pas encore quelle importance elle doit prendre dans chacune de nos vies. Nous ne le saurons que lorsque nos vies s’achèveront. Nous allons donc fêter joyeusement ce que nous ne savons pas. Ce qui ajoute une dimension joyeuse à la dimension jusqu’ici tragique de la veille.


« Veillez ! », nous commande notre Seigneur. Et dans le temps de l’Avent, dans l’attente d’un Noël, et bien au-delà, cela nous apprend que le plus beau, nous ne savons pas quoi, mais le plus beau, reste à venir.

dimanche 23 novembre 2014

le prix de ce qu'on ajoute à la grâce (Juges 11,29-39)

Juges 11
29 L'esprit du SEIGNEUR fut sur Jephté. Jephté passa par le Galaad et Manassé, puis par Miçpé-de-Galaad, et de Miçpé-de-Galaad il franchit la frontière des fils d'Ammon.
30 Jephté fit un voeu au SEIGNEUR et dit: «Si tu me donnes pour de vrai les fils d'Ammon,
31 quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre quand je reviendrai sain et sauf de chez les fils d'Ammon, celui-là sera au SEIGNEUR, et je l'offrirai en holocauste. »
32 Jephté franchit la frontière des fils d'Ammon pour leur faire la guerre et le SEIGNEUR les lui donna.
33 Il les battit depuis Aroër jusqu'à proximité de Minnith, soit vingt villes, et jusqu'à Avel-Keramim. Ce fut une très grande défaite ; ainsi les fils d'Ammon furent abaissés devant les fils d'Israël.
34 Tandis que Jephté revenait vers sa maison à Miçpa, voici que sa fille sortit à sa rencontre, dansant et jouant du tambourin. Elle était son unique enfant: il n'avait en dehors d'elle ni fils, ni fille.
35 Dès qu'il la vit, il déchira ses vêtements et dit : « Ah ! ma fille, tu me plonges dans le désespoir ; tu es de ceux qui m'apportent le malheur; et moi j'ai trop parlé devant le SEIGNEUR et je ne puis revenir en arrière.»
36 Et elle lui dit : « Mon père, tu as trop parlé devant le SEIGNEUR ; traite-moi selon la parole sortie de ta bouche puisque le SEIGNEUR a tiré vengeance de tes ennemis, les fils d'Ammon. »
37 Puis elle dit à son père : « Que ceci me soit accordé: laisse-moi seule pendant deux mois pour que j'aille errer dans les montagnes et pleurer sur ma virginité, moi et mes compagnes. »
38 Il lui dit : « Va », et il la laissa partir deux mois ; elle s'en alla, elle et ses compagnes, et elle pleura sur sa virginité dans les montagnes.

39 À la fin des deux mois elle revint chez son père, et il accomplit sur elle le vœu qu'il avait prononcé.

Prédication
L’Esprit du Seigneur fut sur Jephté, lisons-nous au commencement des versets que nous avons lus. L’Esprit du Seigneur fut sur celui que le Seigneur choisit ; qu’y avait-il de plus à souhaiter ? Et que souhaiter de plus, pour soi-même, que l’Esprit du Seigneur soit sur soi ?

Il faut nous rappeler qui est Jephté. Jephté, c’est un bâtard, le fils d’une prostituée. Et ses frères, les légitimes, l’ont chassé pour qu’il n’hérite pas avec eux. Alors Jephté s’est installé ailleurs, et a vécu de rapines, c'est-à-dire, faute de vivre de ce qu’il avait reçu par grâce, il a vécu de ce dont il pouvait s’emparer lui-même.
            Quant à ses frères, ils ont servi d’autres dieux que le Seigneur, c'est-à-dire qu’ils se sont prosterné devant tel dieu parce qu’ils avaient tel besoin. Et puis lorsqu’ils avaient un autre besoin, ou un autre intérêt, ils changeaient de dieu. Et puis lorsqu’ils ont eu épuisé les dieux qu’ils avaient à leur disposition, mais qu’ils avaient encore un besoin, celui de libérer de leurs ennemis, ils se sont tournés vers le Seigneur, qu’ils ont servi comme tout autre dieu. C’est que l’invocation du nom du Seigneur ne suffit pas à faire la différence entre les idolâtres et les autres… encore faut-il assumer cette invocation en agissant de manière appropriée et conséquente… Invoquer le nom du Seigneur et refuser de marcher par la foi, c’est idolâtrie.
Or, aucun des fils légitimes n’acceptait de se lever et d’aller combattre. C'est-à-dire que les frères de Jephté certes invoquaient le nom du Seigneur, mais aucun d’entre eux ne voulait de la grâce du Seigneur, aucun d’entre eux ne voulait marcher par la foi. Ils allèrent chercher le bâtard. Et le bâtard, Jephté, vit sans doute là le moyen d’une revanche, ou au moins le moyen de revenir. Lisons plutôt : « 8 Les anciens du Galaad dirent à Jephté : « Si maintenant nous sommes revenus vers toi, c'est pour que tu reviennes avec nous, que tu combattes les fils d'Ammon et que tu sois notre prince, celui de tous les habitants du Galaad.» 9 Jephté dit aux anciens du Galaad : « Si vous me faites revenir pour combattre les fils d'Ammon et que le Seigneur les livre devant moi, alors c'est moi qui serai votre prince. »

         Repérons bien comment ils se parlent : ils se parlent en « si… alors… ». Le propre des idolâtres, c’est qu’ils parlent en « si… alors… », tant à leurs semblables qu’à leurs dieux, et qu’ils font ainsi peser le poids de leurs engagements sur leurs semblables et sur leurs dieux. D’un idolâtre on n’est jamais que l’objet du désir, l’esclave, ou le déchet. Et il n’y a là ni grâce, ni foi.

        Les fils légitimes et le bâtard concluent leur marché et, après qu’une ambassade auprès des ennemis ait échoué, ce fut la guerre. Comme nous l’avons lu, l’Esprit du Seigneur fut sur Jephté. Jephté n’est pas David… et le Seigneur reste libre toujours d’envoyer son Esprit sur qui il veut, même sur un bâtard, même sur un idolâtre… Prenons au pied de la lettre cette expression : l’Esprit du Seigneur fut sur Jephté, Jephté part donc à la bataille avec sur lui l’Esprit du Seigneur. De quoi d’autre aurait-il besoin ? Que faut-il de plus que l’Esprit du Seigneur pour aller à la bataille ? La grâce que le Seigneur fait à Jephté ne lui suffit-elle pas ? Et ne lui suffit-il pas, à Jephté, de marcher par la  foi ? Non.

          Jephté, même ayant sur lui l’Esprit du Seigneur, même porté par la grâce du Seigneur, demeure ce qu’il est, un homme qui dit « si… alors… ». Et viennent ces phrases terribles : « Si tu me donnes pour de vrai les fils d'Ammon, 31 quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre quand je reviendrai sain et sauf de chez les fils d'Ammon, celui-là sera au Seigneur, et je l'offrirai en holocauste. » L’engagement de Jephté au service du Seigneur comporte un arrêt de mort pour tel de ses semblables. Pourquoi ?

Grâce lui est faite, mais Jephté ne marche pas par la foi. Il en rajoute à la grâce comme si tout n’était pas grâce lorsque Dieu vous choisit. Et qui paye alors le prix le plus fort ? Pas Jephté, pour qui le prix de ce qu’il ajoute à la grâce est déjà terrifiant. La fille de Jephté paye de sa vie le prix de la condition que son père a ajoutée à la seule grâce du Seigneur. Ce qu’on ajoute à la grâce est à payer d’un prix inutile… et, le plus souvent, c’est à autrui qu’on fait payer le prix le plus fort.

Si bien que, pour finir, la leçon de l’histoire de Jephté, c’est qu’il n’y a pas d’autre légitimité que celle de la grâce, pas d’autre voie vivifiante que celle de la foi : croire, un point c’est tout, marcher par la foi, sans condition aucune, sans rien faire peser sur aucun de nos semblables. Car, si le Seigneur nous fait grâce, pourquoi ne ferait-il pas grâce à d’autres que nous ? 


dimanche 16 novembre 2014

Ce qu'on a fait de tant de grâces... (Matthieu 25,13-30) Pour la mémoire de Peter Kassig


"I guess I am just a hopeless romantic, and I am an idealist, and I believe in hopeless causes."

Pour la mémoire de Peter Kassig et des 18 soldats irakiens assassinés mais dont les noms nous sont inconnus.


Matthieu 25
14 «En effet, il en va (du Royaume des cieux) comme d'un homme qui, partant en voyage, appela ses esclaves et leur donna ses biens.
 15 À l'un il donna cinq talents, à un autre deux, à un autre un seul, à chacun selon ses capacités; puis il partit. Aussitôt
 16 celui aux cinq talents s'en alla travailler et en gagna cinq autres.
 17 De même celui des deux talents en gagna deux autres.
 18 Mais celui à un (talent) s'en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l'argent de son maître.
 19 Longtemps après, le maître de ces esclaves revient, et il discute avec eux.
 20 Celui aux les cinq talents s'avança et en apporte cinq autres, en disant: ‹Maître, tu m'avais donné cinq talents; voici cinq autres talents que j'ai gagnés.›
 21 Son maître lui dit: ‹C'est bien, esclave bon et confiant, tu as été confiant sur peu de choses, sur beaucoup je t'établirai; viens te réjouir avec ton maître.›
 22 Celui des deux talents s'avança à son tour et dit: ‹Maître, tu m'avais donné deux talents; voici deux autres talents que j'ai gagnés.›
 23 Son maître lui dit: ‹C'est bien, esclave bon et confiant, tu as été confiant sur peu de choses, sur beaucoup je t'établirai; viens te réjouir avec ton maître.›
 24 S'avançant à son tour, celui à un talent dit: ‹Maître, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes où tu n'as pas semé, tu ramasses où tu n'as pas répandu ;
 25 par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre: le voici, tu as ce qui est à toi.›
 26 Mais son maître lui répondit: ‹Mauvais esclave, timoré ! Tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé et que je ramasse où je n'ai rien répandu.
 27 Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers : à mon retour, j'aurais recouvré ce qui est à moi, avec un intérêt.
 28 Retirez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents.
 29 Car à tout homme qui a, l'on donnera et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré.
 30 Quant à cet esclave inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors: là seront les pleurs et les grincements de dents.›

On pourra lire, tout à la suite, les versets suivants, même s'ils sont rappelés au début de la prédication...


Prédication :
            Concernant le Royaume des cieux, l’enseignement que Jésus donne ne s’arrête pas à cette fort triste histoire, puisque, toujours au sujet du jour du Fils de l’homme, c'est-à-dire toujours au sujet de la fin des temps et du jugement dernier, il enchaîne avec le fait que les justes hériteront du royaume préparé pour eux dès avant la fondation du monde. Et ces justes découvriront leur propre justice seulement le jour du jugement. Ils en découvriront le caractère fortuit, gratuit et minuscule… « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire? » Et le Seigneur répond : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait ! »
            Laissons en réserve pour l’instant le caractère finalement fortuit, gratuit et minuscule de la justice qui justifie, et méditons sur l’histoire de ces esclaves qui, au départ de leur maître, virent soudain entre leurs mains des sommes d’argent tout à fait colossales, eux qui n’étaient que des esclaves, sans fortune ni rétribution aucune, qui firent de cela ce qu’ils purent... et que se passa-t-il, lorsque le maître, incidemment, revint ?

            Cette histoire n’est pas une histoire simple… elle n’est pas simple comme une histoire de d’actionnaire et de gestionnaires, elle n’est pas si simple qu’une histoire de boutique et de profit.
C’est que, pour commencer, certains traducteurs suggèrent que le maître confia ses biens, remit telle et telle somme, que les esclaves s’en allèrent commercer et qu’il allait falloir rendre des comptes. C’est une traduction possible. Mais d’autres traducteurs orientent l’affaire tout à fait différemment. Le maître transmit ses biens, les donna donc dans une perspective tout à fait définitive et s’en alla, pour toujours. Et donner, c’est donner ! Et à qui l’on donne pour de vrai on ne demande jamais de comptes. On se dit alors qu’un esclave s’étant vu donner de telles sommes par son maître sur le départ pour toujours, devrait agir en homme libre… Alors, celui qui avait reçu cinq talents s’en alla travailler. Et lorsqu’incidemment le maître revint, il s’entretint simplement avec ces hommes, comme on se raconte, lorsqu’on ne s’est pas vu depuis longtemps... Et ces hommes de lui raconter.
En lisant donc finement plusieurs traductions, nous pouvons émettre un doute quant à l’aspect nécessairement marchand de cette histoire.
Nous pouvons aussi émettre un doute sur l’aspect marchand de cette histoire parce qu’il s’agit finalement d’une histoire d’Evangile, de miséricorde, de royaume, de grâce divine, toutes affaires fort belles qu’il advient qu’on reçoive sans les avoir autrement méritées, et qu’il ne sied pas de considérer comme un fonds de commerce.
Et pour nourrir encore ce doute, nous ajoutons que, lecteurs de l’Evangile de Matthieu, nous savons que le bilan final de Jésus lui-même est commercialement désastreux : il finit sur la croix, sans fortune, seul, sans disciples, avec seulement quelques proches, impuissants et effarés.

Nous pouvons donc écarter l’aspect marchand de cette histoire, écarter l’idée que le Royaume des cieux, ou l’Evangile, serait une sorte de capital qu’il s’agirait de faire fructifier pour le profit d’un actionnaire gourmand. Ecartons résolument cette perspective.

Pourtant, nous n’en avons pas fini. Car si l’on écarte l’aspect marchand de ce texte, il reste que ces esclaves à qui rien n’était dû reçurent un jour par pure grâce quelque chose de colossal, et qu’il arriva, plus tard, qu’ils eurent l’occasion de s’interroger sur ce qu’ils en avaient fait. Alors, la question qui se pose au lecteur de ce texte est donc tout à fait simple : qu’as-tu fait de ce que tu as reçu par pure grâce ?
Qu’avons-nous fait de l’Evangile ? Bien entendu, nous pourrions nous demander si nous l’avons fait connaître et combien d’âmes nous avons amenées à Christ. Mais avons-nous en l’espèce des obligations de résultat ? Nous pouvons seulement nous demander quand et à qui nous avons parlé de notre espérance et de notre foi. Ce ne sont pas là des questions tout à fait simples, mais nous pouvons toujours nous les poser. Nous pouvons toujours nous tenir prêts à nous expliquer sur ce que nous professons. Mais le texte biblique, Jésus lui-même, nous invite plutôt à nous poser des questions beaucoup plus simples encore, autour des réalités toutes simples de la vie : la faim, la soif, le fait d’être étranger, d’être nu, ou malade, d’être empêché d’aller et venir. Et l’Evangile dont Jésus parle à ce moment-là devient tout simple puisqu’il rappelle qu’on a été nourri, abreuvé, accueilli, vêtu, soigné et visité, et qu’on y était pour rien, qu’on ne le méritait pas, qu’on n’était pas en mesure de le réclamer, et pourtant quelqu’un a pris soin de nous, comme ça, par pure grâce. Jésus alors interroge en demandant : de cette grâce, de ces simples grâces, qu’avez-vous donc fait ?
Alors, bien entendu, le verre d’eau qu’on a bu ne peut pas être rendu avec intérêts à celui qui nous l’avait donné. Par contre, le verre d’eau qu’ensuite on offre vient s’additionner à celui qu’on avait reçu. Cela fait deux verres d’eau là où il n’y en avait qu’un, tout comme cela fit dix talents là où il n’y avait que cinq talents ; mais comme il s’agit de verres d’eau, on n’y pense même pas, et l’on ne pense même pas qu’offrir un verre d’eau mérite quoi que ce soit.
Pourtant, de cette manière, le Royaume des cieux résulte du banal, du commun, du minuscule, de l’insignifiant qu’on partage, qu’on transmet sans même y penser. Ainsi aussi celui qui n’a apparemment rien à donner n’est pourtant pas pauvre, parce qu’un sourire, ce presque rien qu’est un sourire donné, contribue tout autant au Royaume des cieux que les plus grands et impossibles engagements.

            Quelle est donc finalement la perspective ouverte par l’histoire des talents ? Seuls se perdent ceux qui ont pensé que, s’agissant du Royaume des cieux, il n’est dû qu’à ceux qui rendent à leur maître un compte d’exploitation positif. Pour tous les autres, le simple et insouciant travail du partage des simples dons de la vie suffit à faire de vous le plus riche des humains. Et l’on peut bien alors imaginer qu’un des esclaves de la parabole des talents revienne les mains vides, humblement, tout tremblant, riche seulement du partage qu’il aurait fait des richesses qui lui avaient été données ; et il serait accueilli joyeusement par son maître. Accueilli joyeusement par son maître parce que, tout comme les deux autres, il aurait agi sans rien dissimuler de la grâce, et dans une confiance qui permet de risquer de tout perdre, une confiance qui permet surtout de tout recevoir.

dimanche 2 novembre 2014

Le grand commandement dans la Loi... (Matthieu 22,34-40)

Matthieu 22
34 Apprenant qu'il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent.
35 Et l'un d'eux, un légiste, lui demanda pour le tenter :
36 «Maître, quel est le grand commandement dans la Loi?»
37 Jésus lui déclara: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée.
38 C'est là le grand, le premier commandement.
39 Un second est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
40 A ces deux commandements est suspendue toute la Loi, et les Prophètes.»

Prédication :
                «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. 38 C'est là le grand, le premier commandement. 39 Un second est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 40 A ces deux commandements est suspendue toute la Loi, et les Prophètes. » Et que se passa-t-il une fois que Jésus eut donné cette magistrale réponse ? Rien, rien du moins qui fût directement lié à ce qui était en débat, le grand commandement de la Loi. Le petit fragment de récit s’arrête… C’était une tentation, piège et mise à l’épreuve, et Jésus ne s’est pas laissé prendre.
            Reste au lecteur à s’interroger. Le texte parle d’une tentation. En quoi la question posée était-elle une tentation ?

            Tout d’abord, tâchons de comprendre ce que signifie la question posée. Qu’est-ce que le grand commandement ? Le grand commandement, c’est celui auquel sont référés tous les autres commandements et à l’aune duquel s’évaluent toutes les interprétations et toutes les mises en œuvres de tous les autres commandements. Toute la Loi et les prophètes sont, comme on l’a lu, suspendus au grand commandement ; cela signifie tout clairement que sans le grand commandement, toute la parole, toute la pratique religieuse est vaine, morte, tombe et se décompose comme une feuille à l’automne…
            Quel est donc le grand commandement dans la Loi ? La Loi, la Loi juive, n’est pas composée seulement des cinq premiers livres de la Bible que nous connaissons, mais aussi en ce temps-là des milliers de commentaires canoniques, qui se transmettent oralement de maître à disciples, et qui sont autant d’interprétations et d’interprétations d’interprétations, une somme qui représente imprimée plus d’une dizaine de gros volumes. Quel est le grand commandement dans tout cela, demande-t-on à Jésus ?

            La question posée à Jésus est une tentation. Souvenons-nous du 4ème chapitre de Matthieu. « Jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre. » La tentation, c’était proposer de choisir le verset particulier qui répond adéquatement au problème posé…
            Quel est le grand commandement ? On attend un verset et c’est une tentation, un piège, parce que répondre par un verset revient à choisir, à se choisir un verset biblique précis pour une application religieuse précise, dans le but d’obtenir un effet précis. Ce genre de choix est typiquement un choix idolâtre. Et puis choisir un verset revient aussi à délaisser tous les autres, tous les autres que l’Esprit et nos Pères ont jugé bon de nous transmettre ; délaisser, même momentanément, ou abaisser tous les autres commandements, c’est une définition du reniement. Quel est le grand commandement ? La question posée est donc une double tentation, tentation certes du pouvoir, mais au prix de l’idolâtrie et du reniement.
Et puis, pour s’interroger plus simplement, pourquoi un commandement serait-il grand plutôt qu’un autre ? Imaginez la scène : le spécialiste des Saintes Ecritures interroge, Jésus répond, et le spécialiste objecte, et Jésus objecte au spécialiste ; on imagine une discussion d’une durée considérable, insupportable pour ceux qui, pendant ce temps, voudraient juste un sourire ou un peu de considération…
Vous voyez donc que la question posée, celle du grand commandement, est une tentation, dans le sens où elle est un piège : on tombe dedans et l’on ne s’en sort plus…

La question posée, celle du grand commandement, est aussi une tentation dans le sens où elle est une épreuve, une épreuve de la cohérence de la vie de Jésus, une épreuve de la cohérence même de l’évangile de Matthieu, avant d’être, nous y viendrons, une épreuve de la cohérence de la vie du disciple, et du lecteur.
Jésus, dans le 5ème chapitre de Matthieu, déclare qu’il est venu non pas pour abolir, mais pour accomplir. Dans le même chapitre il déclare que pas un i ni un point sur un i ne doit être omis dans la pratique quotidienne de la Loi. Comment donc Jésus serait-il cohérent avec lui-même s’il déclarait que tel commandement, choisi dans la Loi, est le grand commandement ?

Ceci étant dit, la tentation est là : «  Quel est le grand commandement dans la Loi ? »  Et il s’agit d’y faire face : «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée, 38 c'est là le grand, le premier commandement, 39 un second est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Nous n’avons aucune hésitation à avoir : c’est bien dans la Loi que tout cela se trouve, et cela fait bien un seul commandement, sous la forme de deux impératifs, qui sont déclarés semblables. Est-ce pourtant dans la Loi qu’on trouve que ces deux impératifs sont semblables ? Oui, si l’on veut bien ne pas limiter la Loi à des collections juridiques, oui, si l’on veut bien la lire en tant que totalité, oui, si l’on prendre en considération aussi les grands récits. L’impératif de l’amour du prochain, semblable à l’impératif de l’amour de Dieu, apparaît par exemple avec une force considérable lorsque Moïse, après l’épisode du veau d’or, intercède pour le peuple, par amour pour le peuple et apaise Dieu, par amour de Dieu, alors que Dieu est au paroxysme de la colère (Exode 32). Le grand commandement dans la Loi existe donc bien, avec ses deux impératifs semblables, aimer Dieu, aimer le prochain.
Mais aimer, qu’est-ce que cela signifie ? Nous sommes au Proche-Orient, et, en culture hébraïque. Ceci pour dire qu’aimer n’est pas un sentiment – pas seulement, et peut-être même pas du tout. Un vassal doit aimer son suzerain, pas en sentiments, mais en pratique. Et Jésus, avec son premier impératif d’aimer, parle d’aimer totalement : tout le cœur (c'est-à-dire les sentiments), toute l’âme (ce qu’on a de vivant, la force vitale qui nous habite), toute la pensée (ce qu’on a d’intelligence et de raison). Alors, aimer Dieu, totalement ? Chacun doit méditer pour lui-même. Est-ce ainsi que j’aime Dieu, totalement : raison, intelligence, forces et sentiments tout entiers consacrés à Lui ? Amour impossible ? Non… amour possible pour certains croyants sincères, nous pouvons même imaginer de braves Pharisiens aimant réellement ainsi Dieu. Mais il faut rajouter qu’il est assez facile de choisir Dieu, mais qu’on ne vit pas tout seul, ni par soi-même. Il y a le prochain… Le prochain, l’autre être humain, le différent, hasard de la vie, pas toujours un cadeau… le prochain, on ne le choisit pas.
Alors, aimer le prochain ? En plus d’aimer Dieu, aimer le prochain, du même amour pourtant tout entier déjà dévoué à Dieu. Aimer le prochain, et comme toi-même, avec autant de considération, d’indulgence, de complaisance pour lui que pour toi-même… ce prochain, pas un cadeau tout le temps, et qu’on ne choisit pas. Que chacun, une fois encore, médite sur son amour du prochain. C’est bien cet amour du prochain, d’un prochain qui peut être un malade, un enfant, un disciple, mais aussi un traitre, un juge, une foule en délire, un bourreau… c’est bien cet amour du prochain qui conduira Jésus à se donner et à souffrir sa passion.

Ainsi, le grand commandement, avec ses deux impératifs identiques, aimer totalement Dieu et aimer le prochain comme soi-même, est là, devant les ennemis  et les amis de Jésus (qui est ami, qui est ennemi ? où sont les gens sincères, ou sont les hypocrites ?). Le grand commandement est devant les lecteurs d’aujourd’hui. Et on est tout petit devant le grand commandement. Tout petit… très petit. Peut-être idolâtre, peut-être apostat. Mais, dans la Loi et les Prophètes, il n’y a pas que le grand commandement. Il y a aussi l’inépuisable miséricorde, le signe sur le front de Caïn, l’attente de la fin de l’exil, et l’espérance…
Aimes-tu, interroge le grand commandement ? Qu’il me soit donné d’aimer, et puisses-tu, mon Dieu, toi qui sais toutes choses, me venir en aide. Amen