dimanche 20 octobre 2013

Signes indubitables de la foi, certitude du salut (Luc 17,20-35)

Les listes de "textes du jour" découpent bien souvent le texte en laissant de côté certains versets. Ainsi, le lectionnaire "Dimanches et fêtes" passe-t-il de Luc 17,11-19 à Luc 18,1-8. Il laisse de côté les versets que nous allons commenter maintenant. Ces versets sont, tout comme il me semble, l'occasion d'approfondir encore la réflexion sur la foi. Pour rappeler au lecteur telle des prédications qui ont précédé celle-ci, et parce que le texte de Luc l'évangéliste est beaucoup plus homogène que ce qu'on imagine, je reprends la lecture vers la fin de la rencontre de Jésus avec dix lépreux.

Luc 17
15 L'un d'entre eux, voyant qu'il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix.
 16 Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce; or c'était un Samaritain.
 17 Alors Jésus dit: «Est-ce que tous les dix n'ont pas été purifiés? Et les neuf autres, où sont-ils?
 18 Il ne s'est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu: il n'y a que cet étranger!»
 19 Et il lui dit: «Relève-toi, va. Ta foi t'a sauvé.»

 20 Les Pharisiens lui demandèrent: «Quand donc vient le Règne de Dieu?» Il leur répondit: «Le Règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable.
 21 On ne dira pas: ‹Le voici› ou ‹Le voilà›. En effet, le Règne de Dieu est au milieu de vous.»

 22 Alors il dit aux disciples: «Des jours vont venir où vous désirerez voir ne fût-ce qu'un seul des jours du Fils de l'homme, et vous ne le verrez pas.
 23 «On vous dira: ‹Le voilà, le voici.› Ne partez pas, ne vous précipitez pas.
 24 En effet, comme l'éclair en jaillissant brille d'un bout à l'autre de l'horizon, ainsi sera le Fils de l'homme lors de son Jour.
 25 Mais auparavant il faut qu'il souffre beaucoup et qu'il soit rejeté par cette génération.
 26 «Et comme il en fut aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il aux jours du Fils de l'homme:
 27 on mangeait, on buvait, on prenait femme, on prenait mari, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche; alors le déluge vint et les fit tous périr.
 28 Ou aussi, comme il en fut aux jours de Loth: on mangeait, on buvait, on achetait, on vendait, on plantait, on bâtissait;
 29 mais, le jour où Loth sortit de Sodome, Dieu fit tomber du ciel une pluie de feu et de soufre et les fit tous périr.
 30 Il en ira de la même manière le Jour où le Fils de l'homme se révélera.
 31 «Ce Jour-là, celui qui sera sur la terrasse et qui aura ses affaires dans la maison, qu'il ne descende pas les prendre; et de même celui qui sera au champ, qu'il ne revienne pas en arrière.
 32 Rappelez-vous la femme de Loth.
 33 Qui cherchera à justifier sa vie la perdra et qui la perdra l’engendrera.
 34 Je vous le dis, cette nuit-là, deux hommes seront sur le même lit: l'un sera pris, et l'autre laissé.
 35 Deux femmes seront en train de moudre ensemble: l'une sera prise, et l'autre laissée.»

Prédication :
            Juste après la lecture de ces quelques versets, faisons une sorte de bilan. Il y a le Samaritain qui avait été lépreux, et auquel Jésus affirme que sa foi l’a sauvé. Il y a Noé, qui fut sauvé du déluge. Loth, sauvé de la destruction de Sodome. Il y a bien d’autres personnages, comme les contemporains de Noé et de Loth, qui périrent. Il y a aussi des Pharisiens, et les lecteurs que nous sommes. Tous sont engagés dans une réflexion sur la foi, une réflexion qui traverse plusieurs chapitres de l’évangile de Luc, une réflexion difficile, et exigeante.
            Cette réflexion, cela fait plusieurs semaines que nous la poursuivons et, au point où nous en sommes, elle peut être ainsi résumée : sachant que c’est par la foi qu’on est sauvé, existe-t-il un critère absolu qui permette de dire qui a la foi, et donc qui est sauvé ?
            A Noé bien entendu Jésus ne put pas dire que sa foi l’avait sauvé du déluge. Pourquoi Noé fut-il sauvé ? Jésus, interprète original et brillant de la Genèse, ne mentionne pas du tout la justice et la droiture de Noé. Mais il évoque plutôt une forme de vie qui, du temps de Noé, est réduite au processus alimentaire et procréateur : les gens mangent, boivent, copulent et se reproduisent, et c’est tout. Aucune autre activité. Comment qualifier une telle vie ? C’est une vie de prédation, une vie d’expansion, une vie de violence. Noé décide de refuser cette vie, il entre dans l’arche, c'est-à-dire dans une alliance, un projet de vie commune dans un espace limité et qu’il faut préserver. Retenez bien que Noé entre dans l’arche. Noé put être sauvé parce qu’il décida d’entrer dans l’espace limité de l’arche.
            A Loth bien entendu Jésus ne put pas dire que sa foi l’avait sauvé de la destruction de Sodome. Pourquoi Loth fut-il sauvé ? Jésus, de nouveau interprète brillant et original de la Genèse, nous épargne une longue relecture. Il ne mentionne en aucun cas la justice et l’hospitalité de Loth, ni les mœurs brutales et dépravées des hommes de Sodome. Cela ne l’intéressait pas. Loth, ça se passe en ville, c'est-à-dire dans un espace clos, un espace à l’intérieur duquel on mange, boit, achète, vend, plante et bâtit, et rien d’autre. On n’accomplit là rien d’autre que des activités économiquement finalisées. C’est une autre forme de la violence. Et Loth décide de sortir, et il sort de Sodome ! Il put être sauvé du désastre parce qu’il sortit.
            Loth sortit… Noé entra… Pour ce qu’il en est de trouver un critère absolu qui permette de dire qui a la foi, c’est raté. Et pourtant ils sont assez semblables. Ils prennent une décision, ils la mettent en œuvre, et ils se singularisent par rapport à leurs contemporains. Dans l’interprétation qu’en donne Jésus, c’est sans aucunement se préoccuper de leur salut qu’ils le font, et sans chercher de récompense. Leur acte est libre et gratuit. Jacob sort de Sodome, Noé entre dans l’arche, et personne ne s’en aperçut. Mais il est certain que, dès qu’ils mettent en œuvre leurs choix, c’est que tant l’un que l’autre perd les avantages que lui procurait le mode de vie qu’il partageait jusqu’alors avec ses contemporains. Cette perte, qui était le prix de leur acte, le prix de leur liberté, fut le motif de leur nouvelle vie : celui qui perdra sa vie l’engendrera, énonce ensuite Jésus.
Nous pouvons voir le signe de la foi dans l’acte de Noé, et dans celui de Loth. L’interprétation que Jésus donne nous permet de repérer que l’acte de la foi qui sauve est un acte personnel, assumé et désintéressé. Ce dernier adjectif, désintéressé, est le plus important parce qu’il renvoie à la décision personnelle qui précède l’acte, une décision qui ne calcule pas, et qui n’envisage aucun profit. Noé entre, Loth sort, le Samaritain revient, chacun fait mouvement, sans aucunement savoir où cela le mène. 
            Jésus n’a certes pas dit à Noé, ni à Loth, « ta foi t’a sauvé », mais, avec beaucoup de prudence, et en essayant de poursuivre l’interprétation de Jésus, nous allons oser dire que la foi de Loth a sauvé Loth, et que la foi de Noé a sauvé Noé, tout comme c’est la foi du Samaritain qui l’a sauvé. Et le plus important, c’est de se souvenir qu’aucun des trois ne le savait.

            La question de la foi n’est pas pour autant épuisée. Il y a deux raisons à cela, deux raisons qui apparaissent dans les versets que nous méditons.
La première, c’est que nous voudrions savoir, avant de nous mettre en route, ce que nos actes nous mériteront. C’est la question que posent les Pharisiens, une sorte de question préalable : quand donc vient le Règne de Dieu ? Autrement dit, à quoi le reconnaît-on ? C’est la question des Pharisiens, question de ceux qui, toujours plus ou moins Bible en main, exigent pour eux-mêmes, et souvent contre leurs semblables, une rétribution divine de leurs choix et de leurs actes avant même d’avoir choisi et agi, avant même d’avoir cru. Et bien il n’y a rien de la foi si l’on attend d’être certain pour croire…
La seconde raison pratique pour laquelle la question de la foi n’est pas épuisée, c’est que nous voudrions savoir, après nous être mis en route, ce que nous avons gagné à le faire. Cette situation est brutalement évoquée par Jésus : rappelez-vous la femme de Loth. « Sa femme regarda en arrière et devint une colonne de sel » (Genèse 19,26). Elle avait pourtant été sauvée de la destruction de Sodome ; elle l’avait été en tant que femme de Loth, c'est-à-dire sans aucun mérite personnel. Mais elle s’est retournée. A son salut par pure grâce, et à la foi avec laquelle elle s’est enfuie, elle a voulu ajouter quelque chose, une sorte de supplément de vie, un supplément de jouissance, une certitude, en contemplant le malheur de Sodome. J’ai eu bien raison de fuir, a-t-elle dû se dire, j’ai eu bien raison, et cela l’a figée… Celui qui voudra assurer, justifier, rétribuer lui-même sa vie, ou sa foi, la perdra. Pauvre femme de Loth, et pauvre de nous…
Prenons bien garde à ce que nous venons d’énoncer. Car celui qui pose un regard entendu ou satisfait sur le malheur de la femme de Loth risque bien de subir le même sort qu’elle. Il ne reste rien de la foi si l’on cherche derrière soi la justification d’avoir cru.

Nous ouvrions cette prédication en nous demandant si un critère absolu de la foi pouvait être formulé. Faisons le bilan. Ni entrer, ni sortir, ni faire demi-tour ne peuvent constituer un tel critère. Nous devons écarter aussi des raisons qui viendraient avant nos actes, et des justifications qui viendraient après eux. Nous ne pouvons pas d’avantage retenir qu’il s’agit d’être des héros, ou des gens d’une totale insignifiance : une simple lavandière et un dormeur ordinaire ne sont pas nécessairement exclus du salut. N’ayant jamais accès qu’aux apparences et n’ayant connaissance que de peu de choses, et très peu de connaissance de nous-mêmes, nous ne pouvons donc pas formuler un critère absolu de la foi qui nous garantisse une certitude absolue du salut.
C’est une heureuse conclusion. Car elle nous mène à conclure qu’il est parfaitement inutile de se précipiter vers ceux qui affirment qu’ils savent ce qu’il en est et ce qu’il devrait en être. Et si notre enquête fut vaine, c’est qu’aucune situation n’est disqualifiée d’emblée, qu’aucun être humain n’est d’emblée écarté. Autrement dit, il n’y a pas de vie sans espérance, chacun peut prendre et mettre en œuvre des décisions salutaires, et aucun être humain n’est perdu.
En renonçant à formuler un critère absolu de la foi, nous nous rendons disponibles pour croire. Le Dieu en qui nous croyons, et qui veut nous sauver, saura nous inspirer. Amen

dimanche 13 octobre 2013

Ta foi t'a sauvé (Luc 17,7-19)

Luc 17
7 «Lequel d'entre vous, s'il a un serviteur qui laboure ou qui garde les bêtes, lui dira à son retour des champs: ‹Va vite te mettre à table›?
 8 Est-ce qu'il ne lui dira pas plutôt: ‹Prépare-moi de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive; et après tu mangeras et tu boiras à ton tour›?
 9 A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu'il a fait ce qui lui était ordonné?
 10 De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites: ‹Nous sommes des serviteurs inutiles, des esclaves qu’il n’est pas nécessaire d’honorer. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.› »

 11 Or, comme Jésus faisait route vers Jérusalem, il passa à travers la Samarie et la Galilée.
 12 À son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. Ils s'arrêtèrent à distance
 13 et élevèrent la voix pour lui dire: «Jésus, maître, aie pitié de nous.»
 14 Les voyant, Jésus leur dit: «Allez vous montrer aux prêtres.» Or, pendant qu'ils y allaient, ils furent purifiés.
 15 L'un d'entre eux, voyant qu'il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix.
 16 Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce; or c'était un Samaritain.
 17 Alors Jésus dit: «Est-ce que tous les dix n'ont pas été purifiés? Et les neuf autres, où sont-ils?
 18 Il ne s'est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu: il n'y a que cet étranger!»

 19 Et il lui dit: «Relève-toi, va. Ta foi t'a sauvé.»

Prédication
Ta foi t’a sauvé, dit Jésus au lépreux guéri, un sur les dix, un Samaritain, revenu vers lui en glorifiant Dieu et qui s’est prosterné devant son guérisseur. Pour quelle raison Jésus a-t-il pu dire cela à cet homme ? Où est la foi de cet homme et quand la voyons-nous en œuvre ?
            Ces questions sont très tentantes ; parce que le récit que nous avons de l’épisode est un récit bien détaillé, un récit dont toutes les étapes s’enchaînent très naturellement. Chaque étape est une petite œuvre accomplie par cet homme. Alors, en réfléchissant un peu, nous devrions pouvoir affirmer qu’à tel moment c’est la manifestation de la foi, et que c’est pour cette raison que l’homme est sauvé.
            Pour prendre un exemple, c’est lorsque l’homme l’a remercié et s’est prosterné devant lui que Jésus lui dit « Lève-toi, va. Ta foi t’a sauvé. » On peut alors penser que c’est parce qu’il s’est prosterné et qu’il a remercié qu’il est sauvé. Sauf que Jésus ne dit pas ta prosternation et tes remerciements t’ont sauvé ; Jésus dit : ta foi t’a sauvé. C’est donc que la foi n’est pas assimilable à la prosternation et aux remerciements. On pourrait aussi envisager que c’est parce que l’homme est revenu en rendant gloire à Dieu qu’il est sauvé. Mais Jésus ne lui dit pas ton retour et ta louange t’ont sauvé. Est-ce alors tout l’agir de l’homme, depuis le cri qu’il a poussé et jusqu’à sa prosternation ? Jésus ne parle pas du tout des actes de l’homme, mais de sa foi. Et nous n’allons pas attacher la foi, et encore moins le salut, à un agir humain. Cela laisserait bien trop à penser que Jésus proclame un salut sous condition.
           
Il faut nous souvenir de cette formule superbe, que nous avons relue, qui précède le récit de la guérison des dix lépreux, et selon laquelle celui qui vit pour l’évangile est un esclave non nécessaire, un serviteur inutile, qui fait tout à fait gratuitement ce qu’il lui est commandé. L’enseignement de Jésus s’applique à Jésus. C’est en tant que serviteur inutile que Jésus guérit ces dix hommes, en mettant au service de la vie la puissance dont il dispose, et c’est tout. Il ne va absolument rien exiger en retour. Aucun des actes du Samaritain ne peut donc être regardé comme cause nécessaire et suffisante du salut. C’est ta foi qui t’a sauvé, énonce Jésus, ta foi, et rien d’autre.
Alors nous n’allons pas nous prononcer sur les actes de Samaritain avant et après sa guérison. C’est la foi qui sauve, et aucun acte humain n’est récompensé par le salut. Si nous nous refusons à nous prononcer sur les actes, nous pouvons tout de même tenter de les interpréter.

Dix hommes, qui étaient des parias, rencontrent un homme capable de faire des miracles, lui demandent sa pitié, obéissent à son injonction d’aller voir les prêtres, sont guéris et déclarés purs. Nous n’allons pas bouder sur tout cela. Et puis il fallait bien que ces dix hommes aient une certaine dose de confiance pour faire tout cela, et cette confiance a contribué à leur guérison, et à leur restauration à tous. Dix hommes reprennent une vie sociale normale. C’est beaucoup, c’est même extraordinaire.
Nous ne savons plus rien de neuf de ces dix hommes. Ces neuf-là étaient des Juifs. Ils ne sont pas revenus vers Jésus, et cela leur aura évité une prosternation idolâtre : un Juif ne se prosterne que devant Dieu, et jamais devant un homme. Ces neuf-là, nous pouvons parfaitement les imaginer en train de rendre gloire à Dieu, ailleurs. Et nous ne savons rien de leur salut.
Maintenant, un Samaritain doit-il se prosterner devant un Juif ? Et un guérisseur doit-il guérir ? Et un malade doit-il être, du fait de sa maladie, distingué en quelque manière ? Ces dix hommes sont, au début du récit, parfaitement insignifiants ; lépreux ils sont, et personne ne leur doit rien. Pourtant, Jésus, qui ne leur doit rien, distingue ces insignifiants personnages en les guérissant, tant Juifs que Samaritain. Un Samaritain lépreux, c’est deux fois insignifiant pour un Juif. Un Samaritain guéri, ça demeure un Samaritain. Les Juifs détestaient les Samaritains, qui le leur rendaient bien. Alors qu’est-ce que ce Samaritain guéri fait prosterné devant son guérisseur qui est un Juif ? Il est de nouveau deux fois insignifiant, mais non pas maintenant du fait des hasards de la vie, mais du fait exprès de sa volonté personnelle.
On peut ici parler de foi ; parce que cet homme dont la vie avait fait un paria, s’est trouvé soudain gratuitement distingué, libéré des griffes du sort, et n’en a manifestement pas conclu qu’il était plus qu’il n’était. Samaritain insignifiant il était devant celui qui pouvait le guérir, Samaritain insignifiant il reste devant celui qui l’a guéri, tout comme l’on pourrait dire, en se sachant indûment gracié, pécheur je suis, pécheur je reste, étranger j’étais, étranger je reste et la grâce qui m’est faite me demeure comme étrangère, elle ne m’était pas due, elle m’a pourtant été faite. Croire, c’est affirmer que la grâce qui m’est faite ne fait pas de moi un être supérieur, mais seulement un serviteur.
Et pouvons ajouter à cela que, sans doute, un être humain peut en appeler à Jésus lorsqu’il a besoin de ses services, ce qui relève de la foi, mais qu’il peut tout autant en appeler à Jésus aussi lorsqu’il a obtenus ce qu’il demandé. Bien souvent alors, l’être humain ne le fait pas ; bien souvent il oublie, bien souvent même il murmure après avoir été libéré… Le Samaritain revient vers Jésus alors qu’il est encore dans la joie de sa guérison. Son retour est ainsi parfaitement gratuit, signe vraisemblable de sa foi.
Mais prenons bien garde. Tout ce que nous venons de dire, ce ne sont que des interprétations que nous proposons. Et nous ne pouvons toujours pas dire que son retour, sa louange, sa prosternation et ses remerciements sont les causes du salut du Samaritain. Nous pouvons tout au plus affirmer que si cet homme est sauvé de quelque chose, c’est de l’ingratitude… ce qui n’est déjà pas si mal, mais ne peut pas constituer un objectif que poursuit Jésus qui, lui, agit en esclave inutile, c'est-à-dire totalement gratuitement.

Que dirons-nous donc ? Il nous reste à oser dire que c’est totalement gratuitement que Jésus dit à cet homme « Ta foi t’a sauvé. » Pourquoi le lui dit-il ? Et nous allons dire que Jésus le lui dit parce que Jésus a choisi de le lui dire. Le salut est sans pourquoi. L’affirmation de Jésus apparaît sans raison. Cette affirmation ne peut rester tout à fait gratuite, c'est-à-dire à la hauteur de l’enjeu du salut, qu’en demeurant presque tout à fait opaque.
Elle est certes la conclusion de toute cette petite histoire ; elle en est une conclusion libre. Elle est adressée à cet homme par son sauveur pour que cet homme soit parfaitement libre vis-à-vis de son sauveur. Elle lui est adressée de manière conclusive pour qu’il soit libre vis-à-vis de son propre parcours. Car un salut qui vous aliénerait à votre sauveur ne serait pas un salut, tout comme un salut que vous devriez à vos propres mérites ne vous sauverait en rien.

Relève-toi, va, ta foi t’a sauvé, dit Jésus. L’expérience du salut est celle de la plus grande liberté, de la plus infinie gratuité. Et lorsqu’on rencontre le Christ vivant, lorsqu'on rencontre un témoin véritable du Christ vivant, l’expérience du salut et l’expérience de la vie correspondent exactement. Que cette grâce nous soit faite. Amen

dimanche 6 octobre 2013

Augmente en nous la foi (Luc 17,5)

Cette prédication ne porte pas seulement sur Luc 17,5. Elle propose une traversée des chapitres 14 à 17 de l'évangile de Luc, une traversée toute en interprétation, toute en méditation sur, justement, la foi. Le lecteur pourra se munir du texte de ces chapitres, que nous ne reproduisons pas ici, et voudra bien excuser le caractère excessivement concis et peut-être même brutal des interprétations proposées.    

Quant à l'étonnement du traducteur, qui est à l'origine de cette prédication, et à l'exploration des traductions qui l'a suivi, ils pourront être l'occasion d'une autre prédication, ou d'une passionnante étude biblique.

Luc 16
29 Abraham lui dit (il parle à l'homme riche) : ‹Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent.›
 30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham, mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.›
 31 Abraham lui dit: ‹S'ils n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.› »

Luc 17
 1 Jésus dit à ses disciples: «Il est inévitable qu'il y ait des causes de chute. Mais malheureux celui par qui la chute arrive.
 2 Mieux vaut pour lui qu'on lui attache au cou une meule de moulin et qu'on le jette à la mer et qu'il ne fasse pas tomber un seul de ces petits.
 3 Tenez-vous sur vos gardes. «Si ton frère vient à t'offenser, reprends-le; et s'il se repent, pardonne-lui.
 4 Et si sept fois le jour il t'offense et que sept fois il revienne à toi en disant: ‹Je me repens›, tu lui pardonneras.»
 5 Les apôtres dirent au Seigneur: «Augmente en nous la foi.»

6 Le Seigneur dit: « Si vous avez de la foi comme une graine de moutarde et que disiez à ce mûrier tu vas être déraciné et planté dans la mer, il vous prêtera attention »

 7 «Lequel d'entre vous, s'il a un serviteur qui laboure ou qui garde les bêtes, lui dira à son retour des champs: ‹Va vite te mettre à table›?
 8 Est-ce qu'il ne lui dira pas plutôt: ‹Prépare-moi de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive; et après tu mangeras et tu boiras à ton tour›?
 9 A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu'il a fait ce qui lui était ordonné?
10 De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites: ‹Nous sommes des serviteurs quelconques. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.›»

Prédication : 
Je voudrais commencer par partager avec vous l’étonnement du traducteur que je suis. Dans la traduction que nous avons lue, les apôtres adressent cette demande au Seigneur : « Augmente en nous la foi. » C’est ce qu’on lit le plus souvent. Mais le traducteur que je suis lit son texte en langue grecque et ne comprend pas ce qui a pu conduire ses collègues à utiliser le verbe augmenter. Pour ce que je lis, voici la demande des apôtres : « Ajoute-nous la foi. »
Entre augmente en nous la foi et ajoute-nous la foi, il y a beaucoup plus qu’une simple nuance.

Si les apôtres prient le Seigneur qu’il augmente en eux la foi, c’est qu’ils estiment qu’ils ont déjà la foi, mais qu’elle est trop petite, qu’elle devrait être plus grande, qu’ils ne peuvent pas la faire grandir eux-mêmes et qu’ils ont besoin pour cela de l’intervention du Seigneur. Et nous serons assez d’accord pour nous reconnaître dans cette situation.
Mais si les apôtres prient le Seigneur qu’il leur ajoute la foi, c’est qu’ils reconnaissent qu’ils ne l’ont pas, qu’ils sont incapables de la produire en eux-mêmes ; ce qui revient pour eux à reconnaître radicalement que tout ce qui leur a tenu lieu de foi jusque là n’était pas la foi. Et là, on peine plus sans doute à se reconnaître soi-même dans cette prière et dans cette situation.
Je pense très profondément que les apôtres prient le Seigneur de leur ajouter la foi, une foi qu’ils n’ont pas. Je pense très profondément aussi que Luc l’évangéliste invite ses lecteurs à s’interroger radicalement sur ce qu’il en est de leur foi, même si, et surtout si c’est du Seigneur Jésus qu’ils se réclament.

Comment Luc va-t-il caractériser la foi ? Luc raconte à sa manière quelques épisodes de la vie de Jésus. Souvenons-nous un peu des chapitres précédents.
            Chapitre 14 : C’est jour de shabbat, et Jésus choisit de guérir publiquement un malade. La foi n’est pas dans l’observance d’un commandement quelconque, même l’un des plus sacrés comme celui du shabbat.
Chapitre 14, le même jour. Jésus est invité à un repas chez des notables, et il s’y rend. Il s’y illustrera en professant un détachement sans limites à l’égard du respect des convenances sociales. Accepter une invitation obligerait à rendre ? Il s’en défie. La foi est gratuite. Elle invite et donne sans limites sans espérer de retour, et elle reçoit sans aucunement s’obliger à rendre.
Chapitre 14, encore. Jésus enseigne que la foi est certes raisonnable, mais choisit la vie vivante plutôt que le règlement mort. Il ajoute que la foi ne fait pas peser sur autrui le poids de choix qui ne sont pas les siens, et que la foi répond jusqu’au bout des choix qu’elle a fait.
Chapitre 15, Jésus enseigne que la foi ne se satisfait pas de se faire gardienne d’un grand nombre de gens bien satisfaits entre eux, mais qu’elle se consacre plutôt à l’individu qui singulièrement prend le risque de se perdre ; il ajoute que la foi se réjouit des retrouvailles plutôt que de la conformité.
Chapitre 15, Jésus enseigne que la foi est un profond détachement à l’égard du droit sacré des aînés à recevoir la totalité des héritages, en même temps que la foi est une miséricorde infinie et une compréhension infinie à l’égard de ceux qui choisissent leur liberté (c’est la parabole du fils prodigue).
Chapitre 16, Jésus enseigne que le rapport qu’on a à l’argent et au pouvoir qu’il donne n’est jamais différent du rapport qu’on a à Dieu ; en cela il enseigne que la foi est détachée totalement du pouvoir que procurent l’argent et le nom de Dieu.
Chapitre 16, encore, Jésus dénonce que ceux qui se réclament de lui ont fait de la foi en lui une nouvelle norme, un nouveau pouvoir, et un nouveau mérite. Il enseigne donc que la foi agit au-delà de toute norme, et qu’elle espère au-delà de tout asservissement et de tous les mérites possibles.
Chapitre 16, avec la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, Jésus enseigne que la foi ne peut pas se prouver par les saintes Ecritures et se dispense de l’appui de tout miracle.
Chapitre 17, Jésus enseigne – si l’on en doutait encore – que la foi est toujours parfaitement scandaleuse et que celui qui croit est aussi vulnérable en sa foi qu’un nouveau né qui n’a rien pour lui que son souffle de vie ; et Jésus ajoute qu’il est donc inévitable que dans la foi l’on soit blessé par ses contemporains, auxquels par la foi et à cause de la foi, l’on pardonnera on pardonnera autant de fois qu’il le faudra…

Après tous ces enseignements et les exigences qu’ils apportent, y a-t-il un des apôtres qui puisse dire « J’ai la foi » ? Les apôtres ont suivi Jésus. Envoyés en mission par lui ils ont œuvré pour le royaume, annoncé l’Evangile, guéri des malades, voyagé sans bagages et sans argent, se sont fait bien accueillir parfois, rejeter parfois. La foi a certainement quelque chose à voir là-dedans. Et pourtant ils prient ainsi le Seigneur : « Ajoute-nous la foi. » Cette prière est le signe qu’ils ont compris quelque chose. Et au titre de ce quelque chose, Jésus complète son enseignement.
La foi est extrême précarité et que c’est dans l’extrême précarité que la foi est puissance de vie. C’est lorsqu’on est confronté à ce qui est pour nous tout à fait nouveau et tout à fait impossible que la question de la foi se pose. Ainsi lorsque se pose la question de la foi, elle se pose toujours d’une manière totalement nouvelle. La foi est donnée toujours dans une situation particulière, pour cette situation particulière. Et elle n’a d’efficace, c'est-à-dire de puissance, que dans cette situation particulière. Cette puissance ne vient pas de nous, mais du Seigneur. Celui qui croit n’est ainsi jamais maître de cette puissance ; il en est seulement serviteur.
Résumé de tout cet enseignement : la foi ne se réclame d’aucune justification, ne réclame aucune rétribution, ne peut être que reçue du Seigneur et toujours totalement renouvelée. C’est cette foi que demandent les apôtres. Cette foi qui est la foi seule – ou sinon elle n’est pas la foi.

Qu’en est-il de tout le reste ? Qu’en est-il des mots qu’on a reçus ? Qu’en est-il de la foi de nos pères et de la foi de l’Eglise ? Qu’en est-il de nos convictions et de nos engagements ? N’hésitons pas à parler de foi. Il faut les mots d’hier pour parler aujourd’hui. Ce sont les engagements d’hier qui ont construit aujourd’hui, mais c’est aujourd’hui qu’il faut vivre. L’enseignement de Jésus a pour but de nous annoncer qu’aujourd’hui n’est pas comme hier et que c’est aujourd’hui qu’il faut croire parce que c’est aujourd’hui qu’il faut vivre.

La prière des apôtres doit donc être la nôtre. Il n’y a pour nous de foi que l’apprentissage de la foi. Croire, en réalité, c’est toujours apprendre à croire. Tout autant que vivre est toujours apprendre à vivre.
« Seigneur, ajoute-nous la foi. » Le Seigneur exauce notre prière. Amen