dimanche 6 octobre 2013

Augmente en nous la foi (Luc 17,5)

Cette prédication ne porte pas seulement sur Luc 17,5. Elle propose une traversée des chapitres 14 à 17 de l'évangile de Luc, une traversée toute en interprétation, toute en méditation sur, justement, la foi. Le lecteur pourra se munir du texte de ces chapitres, que nous ne reproduisons pas ici, et voudra bien excuser le caractère excessivement concis et peut-être même brutal des interprétations proposées.    

Quant à l'étonnement du traducteur, qui est à l'origine de cette prédication, et à l'exploration des traductions qui l'a suivi, ils pourront être l'occasion d'une autre prédication, ou d'une passionnante étude biblique.

Luc 16
29 Abraham lui dit (il parle à l'homme riche) : ‹Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent.›
 30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham, mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.›
 31 Abraham lui dit: ‹S'ils n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.› »

Luc 17
 1 Jésus dit à ses disciples: «Il est inévitable qu'il y ait des causes de chute. Mais malheureux celui par qui la chute arrive.
 2 Mieux vaut pour lui qu'on lui attache au cou une meule de moulin et qu'on le jette à la mer et qu'il ne fasse pas tomber un seul de ces petits.
 3 Tenez-vous sur vos gardes. «Si ton frère vient à t'offenser, reprends-le; et s'il se repent, pardonne-lui.
 4 Et si sept fois le jour il t'offense et que sept fois il revienne à toi en disant: ‹Je me repens›, tu lui pardonneras.»
 5 Les apôtres dirent au Seigneur: «Augmente en nous la foi.»

6 Le Seigneur dit: « Si vous avez de la foi comme une graine de moutarde et que disiez à ce mûrier tu vas être déraciné et planté dans la mer, il vous prêtera attention »

 7 «Lequel d'entre vous, s'il a un serviteur qui laboure ou qui garde les bêtes, lui dira à son retour des champs: ‹Va vite te mettre à table›?
 8 Est-ce qu'il ne lui dira pas plutôt: ‹Prépare-moi de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive; et après tu mangeras et tu boiras à ton tour›?
 9 A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu'il a fait ce qui lui était ordonné?
10 De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites: ‹Nous sommes des serviteurs quelconques. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.›»

Prédication : 
Je voudrais commencer par partager avec vous l’étonnement du traducteur que je suis. Dans la traduction que nous avons lue, les apôtres adressent cette demande au Seigneur : « Augmente en nous la foi. » C’est ce qu’on lit le plus souvent. Mais le traducteur que je suis lit son texte en langue grecque et ne comprend pas ce qui a pu conduire ses collègues à utiliser le verbe augmenter. Pour ce que je lis, voici la demande des apôtres : « Ajoute-nous la foi. »
Entre augmente en nous la foi et ajoute-nous la foi, il y a beaucoup plus qu’une simple nuance.

Si les apôtres prient le Seigneur qu’il augmente en eux la foi, c’est qu’ils estiment qu’ils ont déjà la foi, mais qu’elle est trop petite, qu’elle devrait être plus grande, qu’ils ne peuvent pas la faire grandir eux-mêmes et qu’ils ont besoin pour cela de l’intervention du Seigneur. Et nous serons assez d’accord pour nous reconnaître dans cette situation.
Mais si les apôtres prient le Seigneur qu’il leur ajoute la foi, c’est qu’ils reconnaissent qu’ils ne l’ont pas, qu’ils sont incapables de la produire en eux-mêmes ; ce qui revient pour eux à reconnaître radicalement que tout ce qui leur a tenu lieu de foi jusque là n’était pas la foi. Et là, on peine plus sans doute à se reconnaître soi-même dans cette prière et dans cette situation.
Je pense très profondément que les apôtres prient le Seigneur de leur ajouter la foi, une foi qu’ils n’ont pas. Je pense très profondément aussi que Luc l’évangéliste invite ses lecteurs à s’interroger radicalement sur ce qu’il en est de leur foi, même si, et surtout si c’est du Seigneur Jésus qu’ils se réclament.

Comment Luc va-t-il caractériser la foi ? Luc raconte à sa manière quelques épisodes de la vie de Jésus. Souvenons-nous un peu des chapitres précédents.
            Chapitre 14 : C’est jour de shabbat, et Jésus choisit de guérir publiquement un malade. La foi n’est pas dans l’observance d’un commandement quelconque, même l’un des plus sacrés comme celui du shabbat.
Chapitre 14, le même jour. Jésus est invité à un repas chez des notables, et il s’y rend. Il s’y illustrera en professant un détachement sans limites à l’égard du respect des convenances sociales. Accepter une invitation obligerait à rendre ? Il s’en défie. La foi est gratuite. Elle invite et donne sans limites sans espérer de retour, et elle reçoit sans aucunement s’obliger à rendre.
Chapitre 14, encore. Jésus enseigne que la foi est certes raisonnable, mais choisit la vie vivante plutôt que le règlement mort. Il ajoute que la foi ne fait pas peser sur autrui le poids de choix qui ne sont pas les siens, et que la foi répond jusqu’au bout des choix qu’elle a fait.
Chapitre 15, Jésus enseigne que la foi ne se satisfait pas de se faire gardienne d’un grand nombre de gens bien satisfaits entre eux, mais qu’elle se consacre plutôt à l’individu qui singulièrement prend le risque de se perdre ; il ajoute que la foi se réjouit des retrouvailles plutôt que de la conformité.
Chapitre 15, Jésus enseigne que la foi est un profond détachement à l’égard du droit sacré des aînés à recevoir la totalité des héritages, en même temps que la foi est une miséricorde infinie et une compréhension infinie à l’égard de ceux qui choisissent leur liberté (c’est la parabole du fils prodigue).
Chapitre 16, Jésus enseigne que le rapport qu’on a à l’argent et au pouvoir qu’il donne n’est jamais différent du rapport qu’on a à Dieu ; en cela il enseigne que la foi est détachée totalement du pouvoir que procurent l’argent et le nom de Dieu.
Chapitre 16, encore, Jésus dénonce que ceux qui se réclament de lui ont fait de la foi en lui une nouvelle norme, un nouveau pouvoir, et un nouveau mérite. Il enseigne donc que la foi agit au-delà de toute norme, et qu’elle espère au-delà de tout asservissement et de tous les mérites possibles.
Chapitre 16, avec la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, Jésus enseigne que la foi ne peut pas se prouver par les saintes Ecritures et se dispense de l’appui de tout miracle.
Chapitre 17, Jésus enseigne – si l’on en doutait encore – que la foi est toujours parfaitement scandaleuse et que celui qui croit est aussi vulnérable en sa foi qu’un nouveau né qui n’a rien pour lui que son souffle de vie ; et Jésus ajoute qu’il est donc inévitable que dans la foi l’on soit blessé par ses contemporains, auxquels par la foi et à cause de la foi, l’on pardonnera on pardonnera autant de fois qu’il le faudra…

Après tous ces enseignements et les exigences qu’ils apportent, y a-t-il un des apôtres qui puisse dire « J’ai la foi » ? Les apôtres ont suivi Jésus. Envoyés en mission par lui ils ont œuvré pour le royaume, annoncé l’Evangile, guéri des malades, voyagé sans bagages et sans argent, se sont fait bien accueillir parfois, rejeter parfois. La foi a certainement quelque chose à voir là-dedans. Et pourtant ils prient ainsi le Seigneur : « Ajoute-nous la foi. » Cette prière est le signe qu’ils ont compris quelque chose. Et au titre de ce quelque chose, Jésus complète son enseignement.
La foi est extrême précarité et que c’est dans l’extrême précarité que la foi est puissance de vie. C’est lorsqu’on est confronté à ce qui est pour nous tout à fait nouveau et tout à fait impossible que la question de la foi se pose. Ainsi lorsque se pose la question de la foi, elle se pose toujours d’une manière totalement nouvelle. La foi est donnée toujours dans une situation particulière, pour cette situation particulière. Et elle n’a d’efficace, c'est-à-dire de puissance, que dans cette situation particulière. Cette puissance ne vient pas de nous, mais du Seigneur. Celui qui croit n’est ainsi jamais maître de cette puissance ; il en est seulement serviteur.
Résumé de tout cet enseignement : la foi ne se réclame d’aucune justification, ne réclame aucune rétribution, ne peut être que reçue du Seigneur et toujours totalement renouvelée. C’est cette foi que demandent les apôtres. Cette foi qui est la foi seule – ou sinon elle n’est pas la foi.

Qu’en est-il de tout le reste ? Qu’en est-il des mots qu’on a reçus ? Qu’en est-il de la foi de nos pères et de la foi de l’Eglise ? Qu’en est-il de nos convictions et de nos engagements ? N’hésitons pas à parler de foi. Il faut les mots d’hier pour parler aujourd’hui. Ce sont les engagements d’hier qui ont construit aujourd’hui, mais c’est aujourd’hui qu’il faut vivre. L’enseignement de Jésus a pour but de nous annoncer qu’aujourd’hui n’est pas comme hier et que c’est aujourd’hui qu’il faut croire parce que c’est aujourd’hui qu’il faut vivre.

La prière des apôtres doit donc être la nôtre. Il n’y a pour nous de foi que l’apprentissage de la foi. Croire, en réalité, c’est toujours apprendre à croire. Tout autant que vivre est toujours apprendre à vivre.
« Seigneur, ajoute-nous la foi. » Le Seigneur exauce notre prière. Amen