dimanche 20 octobre 2013

Signes indubitables de la foi, certitude du salut (Luc 17,20-35)

Les listes de "textes du jour" découpent bien souvent le texte en laissant de côté certains versets. Ainsi, le lectionnaire "Dimanches et fêtes" passe-t-il de Luc 17,11-19 à Luc 18,1-8. Il laisse de côté les versets que nous allons commenter maintenant. Ces versets sont, tout comme il me semble, l'occasion d'approfondir encore la réflexion sur la foi. Pour rappeler au lecteur telle des prédications qui ont précédé celle-ci, et parce que le texte de Luc l'évangéliste est beaucoup plus homogène que ce qu'on imagine, je reprends la lecture vers la fin de la rencontre de Jésus avec dix lépreux.

Luc 17
15 L'un d'entre eux, voyant qu'il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix.
 16 Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce; or c'était un Samaritain.
 17 Alors Jésus dit: «Est-ce que tous les dix n'ont pas été purifiés? Et les neuf autres, où sont-ils?
 18 Il ne s'est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu: il n'y a que cet étranger!»
 19 Et il lui dit: «Relève-toi, va. Ta foi t'a sauvé.»

 20 Les Pharisiens lui demandèrent: «Quand donc vient le Règne de Dieu?» Il leur répondit: «Le Règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable.
 21 On ne dira pas: ‹Le voici› ou ‹Le voilà›. En effet, le Règne de Dieu est au milieu de vous.»

 22 Alors il dit aux disciples: «Des jours vont venir où vous désirerez voir ne fût-ce qu'un seul des jours du Fils de l'homme, et vous ne le verrez pas.
 23 «On vous dira: ‹Le voilà, le voici.› Ne partez pas, ne vous précipitez pas.
 24 En effet, comme l'éclair en jaillissant brille d'un bout à l'autre de l'horizon, ainsi sera le Fils de l'homme lors de son Jour.
 25 Mais auparavant il faut qu'il souffre beaucoup et qu'il soit rejeté par cette génération.
 26 «Et comme il en fut aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il aux jours du Fils de l'homme:
 27 on mangeait, on buvait, on prenait femme, on prenait mari, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche; alors le déluge vint et les fit tous périr.
 28 Ou aussi, comme il en fut aux jours de Loth: on mangeait, on buvait, on achetait, on vendait, on plantait, on bâtissait;
 29 mais, le jour où Loth sortit de Sodome, Dieu fit tomber du ciel une pluie de feu et de soufre et les fit tous périr.
 30 Il en ira de la même manière le Jour où le Fils de l'homme se révélera.
 31 «Ce Jour-là, celui qui sera sur la terrasse et qui aura ses affaires dans la maison, qu'il ne descende pas les prendre; et de même celui qui sera au champ, qu'il ne revienne pas en arrière.
 32 Rappelez-vous la femme de Loth.
 33 Qui cherchera à justifier sa vie la perdra et qui la perdra l’engendrera.
 34 Je vous le dis, cette nuit-là, deux hommes seront sur le même lit: l'un sera pris, et l'autre laissé.
 35 Deux femmes seront en train de moudre ensemble: l'une sera prise, et l'autre laissée.»

Prédication :
            Juste après la lecture de ces quelques versets, faisons une sorte de bilan. Il y a le Samaritain qui avait été lépreux, et auquel Jésus affirme que sa foi l’a sauvé. Il y a Noé, qui fut sauvé du déluge. Loth, sauvé de la destruction de Sodome. Il y a bien d’autres personnages, comme les contemporains de Noé et de Loth, qui périrent. Il y a aussi des Pharisiens, et les lecteurs que nous sommes. Tous sont engagés dans une réflexion sur la foi, une réflexion qui traverse plusieurs chapitres de l’évangile de Luc, une réflexion difficile, et exigeante.
            Cette réflexion, cela fait plusieurs semaines que nous la poursuivons et, au point où nous en sommes, elle peut être ainsi résumée : sachant que c’est par la foi qu’on est sauvé, existe-t-il un critère absolu qui permette de dire qui a la foi, et donc qui est sauvé ?
            A Noé bien entendu Jésus ne put pas dire que sa foi l’avait sauvé du déluge. Pourquoi Noé fut-il sauvé ? Jésus, interprète original et brillant de la Genèse, ne mentionne pas du tout la justice et la droiture de Noé. Mais il évoque plutôt une forme de vie qui, du temps de Noé, est réduite au processus alimentaire et procréateur : les gens mangent, boivent, copulent et se reproduisent, et c’est tout. Aucune autre activité. Comment qualifier une telle vie ? C’est une vie de prédation, une vie d’expansion, une vie de violence. Noé décide de refuser cette vie, il entre dans l’arche, c'est-à-dire dans une alliance, un projet de vie commune dans un espace limité et qu’il faut préserver. Retenez bien que Noé entre dans l’arche. Noé put être sauvé parce qu’il décida d’entrer dans l’espace limité de l’arche.
            A Loth bien entendu Jésus ne put pas dire que sa foi l’avait sauvé de la destruction de Sodome. Pourquoi Loth fut-il sauvé ? Jésus, de nouveau interprète brillant et original de la Genèse, nous épargne une longue relecture. Il ne mentionne en aucun cas la justice et l’hospitalité de Loth, ni les mœurs brutales et dépravées des hommes de Sodome. Cela ne l’intéressait pas. Loth, ça se passe en ville, c'est-à-dire dans un espace clos, un espace à l’intérieur duquel on mange, boit, achète, vend, plante et bâtit, et rien d’autre. On n’accomplit là rien d’autre que des activités économiquement finalisées. C’est une autre forme de la violence. Et Loth décide de sortir, et il sort de Sodome ! Il put être sauvé du désastre parce qu’il sortit.
            Loth sortit… Noé entra… Pour ce qu’il en est de trouver un critère absolu qui permette de dire qui a la foi, c’est raté. Et pourtant ils sont assez semblables. Ils prennent une décision, ils la mettent en œuvre, et ils se singularisent par rapport à leurs contemporains. Dans l’interprétation qu’en donne Jésus, c’est sans aucunement se préoccuper de leur salut qu’ils le font, et sans chercher de récompense. Leur acte est libre et gratuit. Jacob sort de Sodome, Noé entre dans l’arche, et personne ne s’en aperçut. Mais il est certain que, dès qu’ils mettent en œuvre leurs choix, c’est que tant l’un que l’autre perd les avantages que lui procurait le mode de vie qu’il partageait jusqu’alors avec ses contemporains. Cette perte, qui était le prix de leur acte, le prix de leur liberté, fut le motif de leur nouvelle vie : celui qui perdra sa vie l’engendrera, énonce ensuite Jésus.
Nous pouvons voir le signe de la foi dans l’acte de Noé, et dans celui de Loth. L’interprétation que Jésus donne nous permet de repérer que l’acte de la foi qui sauve est un acte personnel, assumé et désintéressé. Ce dernier adjectif, désintéressé, est le plus important parce qu’il renvoie à la décision personnelle qui précède l’acte, une décision qui ne calcule pas, et qui n’envisage aucun profit. Noé entre, Loth sort, le Samaritain revient, chacun fait mouvement, sans aucunement savoir où cela le mène. 
            Jésus n’a certes pas dit à Noé, ni à Loth, « ta foi t’a sauvé », mais, avec beaucoup de prudence, et en essayant de poursuivre l’interprétation de Jésus, nous allons oser dire que la foi de Loth a sauvé Loth, et que la foi de Noé a sauvé Noé, tout comme c’est la foi du Samaritain qui l’a sauvé. Et le plus important, c’est de se souvenir qu’aucun des trois ne le savait.

            La question de la foi n’est pas pour autant épuisée. Il y a deux raisons à cela, deux raisons qui apparaissent dans les versets que nous méditons.
La première, c’est que nous voudrions savoir, avant de nous mettre en route, ce que nos actes nous mériteront. C’est la question que posent les Pharisiens, une sorte de question préalable : quand donc vient le Règne de Dieu ? Autrement dit, à quoi le reconnaît-on ? C’est la question des Pharisiens, question de ceux qui, toujours plus ou moins Bible en main, exigent pour eux-mêmes, et souvent contre leurs semblables, une rétribution divine de leurs choix et de leurs actes avant même d’avoir choisi et agi, avant même d’avoir cru. Et bien il n’y a rien de la foi si l’on attend d’être certain pour croire…
La seconde raison pratique pour laquelle la question de la foi n’est pas épuisée, c’est que nous voudrions savoir, après nous être mis en route, ce que nous avons gagné à le faire. Cette situation est brutalement évoquée par Jésus : rappelez-vous la femme de Loth. « Sa femme regarda en arrière et devint une colonne de sel » (Genèse 19,26). Elle avait pourtant été sauvée de la destruction de Sodome ; elle l’avait été en tant que femme de Loth, c'est-à-dire sans aucun mérite personnel. Mais elle s’est retournée. A son salut par pure grâce, et à la foi avec laquelle elle s’est enfuie, elle a voulu ajouter quelque chose, une sorte de supplément de vie, un supplément de jouissance, une certitude, en contemplant le malheur de Sodome. J’ai eu bien raison de fuir, a-t-elle dû se dire, j’ai eu bien raison, et cela l’a figée… Celui qui voudra assurer, justifier, rétribuer lui-même sa vie, ou sa foi, la perdra. Pauvre femme de Loth, et pauvre de nous…
Prenons bien garde à ce que nous venons d’énoncer. Car celui qui pose un regard entendu ou satisfait sur le malheur de la femme de Loth risque bien de subir le même sort qu’elle. Il ne reste rien de la foi si l’on cherche derrière soi la justification d’avoir cru.

Nous ouvrions cette prédication en nous demandant si un critère absolu de la foi pouvait être formulé. Faisons le bilan. Ni entrer, ni sortir, ni faire demi-tour ne peuvent constituer un tel critère. Nous devons écarter aussi des raisons qui viendraient avant nos actes, et des justifications qui viendraient après eux. Nous ne pouvons pas d’avantage retenir qu’il s’agit d’être des héros, ou des gens d’une totale insignifiance : une simple lavandière et un dormeur ordinaire ne sont pas nécessairement exclus du salut. N’ayant jamais accès qu’aux apparences et n’ayant connaissance que de peu de choses, et très peu de connaissance de nous-mêmes, nous ne pouvons donc pas formuler un critère absolu de la foi qui nous garantisse une certitude absolue du salut.
C’est une heureuse conclusion. Car elle nous mène à conclure qu’il est parfaitement inutile de se précipiter vers ceux qui affirment qu’ils savent ce qu’il en est et ce qu’il devrait en être. Et si notre enquête fut vaine, c’est qu’aucune situation n’est disqualifiée d’emblée, qu’aucun être humain n’est d’emblée écarté. Autrement dit, il n’y a pas de vie sans espérance, chacun peut prendre et mettre en œuvre des décisions salutaires, et aucun être humain n’est perdu.
En renonçant à formuler un critère absolu de la foi, nous nous rendons disponibles pour croire. Le Dieu en qui nous croyons, et qui veut nous sauver, saura nous inspirer. Amen