dimanche 24 avril 2016

Un commandement nouveau. Nouveau ? Comment ça ? (Jean 13,31-38)

Mais avant de lire l'évangile de Jean, un retour vers la Torah, avec deux grands grands textes.

Lévitique 19
13 N'exploite pas ton prochain et ne le vole pas; la paye d'un salarié ne doit pas rester entre tes mains jusqu'au lendemain;
14 n'insulte pas un sourd et ne mets pas d'obstacle devant un aveugle; c'est ainsi que tu auras la crainte de ton Dieu. C'est moi, le SEIGNEUR.
15 Ne commettez pas d'injustice dans les jugements: n'avantage pas le faible et ne favorise pas le grand, mais juge avec justice ton compatriote;
16 ne te montre pas calomniateur de ta parenté et ne porte pas une accusation qui fasse verser le sang de ton prochain. C'est moi, le SEIGNEUR.
17 N'aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n'hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d'un péché à son égard;

18 ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l'égard des fils de ton peuple: c'est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C'est moi, le SEIGNEUR.

Au sujet de Lévitique 19, il me vient tout à coup l'idée de m'interroger sur ce chapitre. Le chapitre 19 est entre le chapitre 18 et le chapitre 20. Banalité totale... mais l'amour du prochain vient là entre deux chapitres qui déclarent impur, sale, voire horreur aux yeux de l'Eternel, toutes sortes de gestes et toutes sortes de gens, et qui vont même jusqu'à commander la mise à mort de... et bien, vous lirez Lévitique 20. Mais entre ces deux terribles collections de commandements, il y a celui de l'amour du prochain. Est-ce pour mettre un bémol sur les collections juridiques qui l'entourent? Est-ce au contraire pour qu'on ne se trompe pas de prochain, ou de commandement... Je laisse ces questions à mes lecteurs. Ce sera pour une autre prédication, un autre jour.
Commandement nouveau : tu enseigneras à tes enfants COMMENT penser... et non pas QUE penser

Deutéronome 6
1 Voici le commandement, les lois et les coutumes que le SEIGNEUR votre Dieu a ordonné de vous apprendre à mettre en pratique dans le pays où vous allez passer pour en prendre possession,
2 afin que tu craignes le SEIGNEUR ton Dieu, toi, ton fils et ton petit-fils, en gardant tous les jours de ta vie toutes ses lois et ses commandements que je te donne, pour que tes jours se prolongent.
3 Tu écouteras, Israël, et tu veilleras à les mettre en pratique: ainsi tu seras heureux, et vous deviendrez très nombreux, comme te l'a promis le SEIGNEUR, le Dieu de tes pères, dans un pays ruisselant de lait et de miel.
4 ÉCOUTE, Israël! Le SEIGNEUR notre Dieu est le SEIGNEUR UN.
5 Tu aimeras le SEIGNEUR ton Dieu de tout ton coeur, de tout ton être, de toute ta force.
Jean 13
31 Dès que Judas fut sorti, Jésus dit: «Maintenant, le Fils de l'homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui;
32 Dieu le glorifiera en lui-même, et c'est bientôt qu'il le glorifiera.
33 Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Vous me chercherez et comme j'ai dit aux Juifs: ‹Là où je vais, vous ne pouvez venir›, à vous aussi maintenant je le dis.
34 «Je vous donne un commandement nouveau: aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.
35 À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples: à l'amour que vous aurez les uns pour les autres.»
36 Simon-Pierre lui dit: «Seigneur, où vas-tu?» Jésus lui répondit: «Là où je vais, tu ne peux me suivre maintenant, mais tu me suivras plus tard.»
37 «Seigneur, lui répondit Pierre, pourquoi ne puis-je te suivre tout de suite? Je me dessaisirai de ma vie pour toi!»
38 Jésus répondit: «Te dessaisir de ta vie pour moi! En vérité, en vérité, je te le dis, trois fois tu m'auras renié avant qu'un coq ne se mette à chanter.»
Prédication :
            « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Voici un commandement que Jésus adresse à ses disciples, et dont il déclare que c’est un commandement nouveau. Le tout simple adjectif « nouveau » est l’occasion de cette prédication.
            Notre attention portera sur trois points. C’est que (1) pour que ce commandement puisse être nouveau, il faut qu’il n’ait jamais été énoncé auparavant, donc qu’il soit nouveau par rapport au passé, par rapport à hier. Il faut aussi (2) qu’il apporte quelque chose de neuf au moment où il est énoncé, donc qu’il soit nouveau dans l’instant présent. Et il faut enfin (3) que sa nouveauté tienne à lui-même et demeure toujours inentamée, donc qu’il soit nouveau pour le futur.

            Premier point donc, pour que le commandement que Jésus donne à ses disciples soit un commandement nouveau, il faut qu’il soit nouveau – inédit – dans la tradition juive – ou hébraïque – qui est celle dans laquelle il est formulé. Est-ce le cas ? Il nous faut, pour répondre, être en mesure de nous tourner vers cette tradition tout entière en compulsant tout ce qu’elle a laissé, Torah, Prophètes et Ecrits, textes anciens du Talmud et Ecrits intertestamentaires… Tenons-nous en à la Bible. Les lecteurs de la Bible, premier Testament, s’agissant d’amour, sauront bien se rappeler que l’amour de Dieu et l’amour du prochain ne sont pas en tant que tels des inventions chrétiennes. Le Deutéronome commande un amour absolu de Dieu. Lévitique comporte une collection imposante de commandements éthiques et moraux qui sont résumés en un commandement d’aimer le prochain. L’amour de Dieu et l’amour du prochain sont reconnaissables à une manière de vivre, reconnaissables dans des mises en pratique tout à fait concrètes. Mais ajoutons, et c’est ici capital, que ces mises en pratiques vont laisser tous les protagonistes chacun à sa place : Dieu à sa place de Dieu, en-haut, et les humains à leurs places humaines. Or, dans l’évangile de Jean, un bouleversement va avoir lieu. Ce bouleversement a lieu lorsque Jean proclame que le Verbe se fait Chair (Jn 1,14), lorsqu’il proclame l’unité du Père et du Fils (Jn 10,30), et lorsqu’il énonce que « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique… » (Jn 3,16). Pris tous ensemble, ces versets affirment que Dieu s’est donné lui-même, tout entier et sans reste aucun. De fait, le verbe aimer, dans l’évangile de Jean, est toujours assorti du verbe donner, celui qui aime étant toujours tout à la fois donateur et don, sans reste, sans retour, sans réserve ni reprise. Cette compréhension radicale du verbe aimer est tout à fait nouvelle dans le paysage biblique et, en ce premier sens, le commandement que Jésus donne à ses disciples peut être réellement vu comme un commandement nouveau.

            Second point : pour que ce même commandement puisse être déclaré nouveau, il faut qu’il apporte une nouveauté, quelque chose d’inouï au moment où il est formulé. Ce moment de l’évangile de Jean est un moment de grande tension, un moment où Jésus donne à ses disciples un enseignement ultime, comme une sorte de testament. Or, Judas vient de sortir, on connaît la suite : il va disposer de Jésus, il ne va rien donner de lui-même, puisqu’il va prendre… Quant à Pierre qui, avec son habituelle faconde, affirme qu’il va tout donner, on connaît aussi la suite ; Pierre ne va rien donner du tout, il va trahir… Ainsi, ce qu’il y a de nouveau, lorsque Jésus parle et donne ce nouveau commandement à ses disciples, c’est la vérité de leur situation à tous, apparemment barrée, et pourtant pas totalement sans espérance, puisqu’il est affirmé à Pierre par Jésus, que là où va Jésus – c'est-à-dire au bout de l’amour et du don – Pierre, lui aussi, un jour, ira.

            Troisième point : pour que ce même commandement puisse être déclaré nouveau, il faut que la nouveauté qu’il apporte ne soit jamais épuisée. En quoi donc cette nouveauté est-elle inépuisable ? Elle l’est parce que l’histoire de l’humanité est et sera perpétuellement créatrice. Pour un être humain qui entend le mettre en pratique, il s’agit toujours de se demander comment il peut obéir à ce commandement nouveau, aimer comme Jésus a aimé, donner sans reprise et sans reste. Tant qu’on n’a pas donné tout ce qu’on a, il reste encore à donner. Et lorsqu’on a donné tout ce qu’on a, il reste la vie à donner. Le commandement reste donc toujours nouveau. Tous ne sont évidemment pas appelés au martyre. Mais au cours d’une vie humaine, tout ce qu’on apprend, tout ce qu’on possède, et tout ce qu’on reçoit, depuis le début et jusqu’à la fin, est concerné par ce commandement. Et si d’aventure on vient à lui obéir, cette obéissance elle-même est encore concernée par le commandement. Du commencement à la fin de la vie, on ne cesse jamais d’apprendre et de recevoir. Le commandement d’aimer reste donc ainsi toujours nouveau.

            Mais quelqu’un va-t-il obéir ? Quelqu’un a-t-il obéi ? Souvenons-nous de Judas, et de Pierre. L’un et l’autre désobéiront. Puis Pierre obéira, plus tard. Quant à Judas, passé le moment où il livre Jésus, l’évangile de Jean ne nous en dit plus rien. Dieu seul connaît la fin de Judas.
            Et nous autres ? Le don total et définitif que Dieu fait de lui-même à notre humanité, en Jésus Christ, sans reprise et sans reste, fonde la possibilité que nous obéissions à ce commandement nouveau. La possibilité divine d’obéir jusqu’au bout au commandement d’aimer devient pour nous une possibilité humaine.
            Et qu’allons-nous faire ? Nous pouvons parfaitement ne pas obéir, et peut-être que notre mémoire nous rappelle que, parfois, nous n’avons pas obéi. Le commandement nouveau est toujours nouveau et même si nous obéissons, notre obéissance ne peut être qu’imparfaite… Mais elle est possible. Rappelons-le, tous ne sont pas appelés au martyre. Tous sont appelés à l’obéissance, même si elle n’a pas la même forme pour chacun.
            Nous aimer les uns les autres comme Jésus a aimé ses disciples, ce commandement nous est donné, toujours nouveau et toujours de nouveau. Lui obéir est l’horizon de notre existence.
            Que le Seigneur nous soit en aide.

dimanche 17 avril 2016

Si ta main... (Matthieu 18,1-10) une méditation sur l'existence chrétienne

Matthieu 18
1 À cette heure-là, les disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent: «Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux?»
2 Appelant un enfant, il le plaça au milieu d'eux
3 et dit: «En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux.
4 Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des cieux.
5 Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m'accueille moi-même.
6 «Mais quiconque pervertit un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule et qu'on le précipite dans l'abîme de la mer.
7 Malheureux le monde qui pervertit tellement ! Des perversions sont hélas inévitables, mais malheureux l'homme par qui la perversion arrive !
8 Si ta main ou ton pied entraînent ta perversion, coupe-les et jette-les loin de toi; mieux vaut pour toi entrer dans la vie manchot ou estropié que d'être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel!
9 Et si ton œil entraîne ta perversion, arrache-le et jette-le loin de toi; mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vie que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne de feu!
10 «Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, car, je vous le dis, aux cieux leurs anges se tiennent sans cesse en présence de mon Père qui est aux cieux.

Prédication : 
            Qui sont ces enfants, qui sont ces petits dont Jésus parle dans ces quelques versets ? Il est tout à fait vraisemblable de considérer que le petit d’homme que nous avons baptisé tantôt est l’un de ces enfants, l’un de ces petits dont Jésus parle. Lui, et tous les autres enfants du monde… Mais pour autant, nous ne pouvons pas nous satisfaire de dire seulement cela. Bien entendu qu’il faut protéger, accompagner, accueillir… ces petits que nous mettons au monde et tous les enfants du monde. Mais il n’y a là rien de particulièrement spécifique à la prédication chrétienne.
Ajoutons que, s’agissant de l’enfant que nous venons de baptiser, aucune prédication ni aucune exhortation n’est bien nécessaire : les engagements pris il y a quelques instants devant nous par les parents, parrain et marraine, et pris aussi par la communauté, suffisent.
Laissons donc là ce beau vœu que chacun peut faire sien, que nul ne vole jamais son enfance à un enfant…
Intéressons-nous maintenant à une exhortation présente dans ce texte : il nous est fait exhortation de changer et de devenir comme les enfants. Qu’est-ce à dire ? De nouveau nous tournons les yeux vers le petit que nous venons de baptiser ? Faut-il que nous revenions à cette situation humaine particulière qui est celle du petit d’homme dans les premiers temps de son existence, être servi en toutes choses, réclamer bruyamment la pitance et l’hygiène, se les faire servir, et dormir béatement le reste du temps ? Pourquoi pas… et d’ailleurs le paysage de notre société ressemble à bien des égards à une grande nursery, avec de gros bébés râleurs qui clament haut et fort l’importance de leur personne et réclament à une sorte de providence collective l’aisance et la considération qui leurs sont dues, mais sans autrement remarquer qu’en tant que projet social ça ne tient pas : un bébé doit être pris en charge, mais dans un groupe de bébés personne ne peut prendre en charge personne… Faudrait-on qu’une communauté chrétienne redevienne une communauté d’enfants, de petits ou de bébés ? Il s’est trouvé dans l’histoire récente de nos Eglises des groupes de chrétiens qui ont mis cela au programme de leur vie commune… mais dans ces groupes il y a toujours eu quelqu’un pour dominer les autres et pour profiter d’eux.

Aucune régression n’est attendue ici de vous. Ceci dit, une méditation sur l’importance que nous nous donnons à nous-mêmes est possible, elle est même suggérée par Jésus. C’est là le point de départ du texte lorsque Jésus est interrogé par ses disciples : « Dis-donc, Seigneur, qui est le plus grand dans le Royaume des cieux ? » Cela fait, pour le lecteur, deux questions en une. Une sur le Royaume des cieux, une sur le plus grand. Et bien nous laissons en suspens ces deux questions, et nous nous intéressons à la réponse que propose Jésus.
La réponse que Jésus propose ne peut pas conduire à une quelconque régression, nous l’avons déjà dit. On peut la ramener à quatre propositions, juste en lisant le texte :
Première proposition : « Appelant un enfant, il le plaça au milieu d’eux ». Cet enfant n’a rien demandé à personne, et c’est malgré lui qu’il sert d’exemple. Il a été appelé, il a été placé là. Vous voulez entrer dans le Royaume des cieux, leur dit Jésus ? Et bien, premièrement, vous avez été appelés à la vie, vous avez été placés là sans l’avoir mérité, et vous n’avez rien à revendiquer pour vos propres personnes !
Deuxième proposition : « Si vous ne changez pas… », dit Jésus. Le simple fait que ses disciples aient posé la question à Jésus signale que la réponse leur est inaccessible. Et bien, leur enseigne Jésus, poser la question de son rang dans le Royaume des cieux, et même supposer qu’on y est ou qu’on y sera, c’est s’en barrer l’entrée.
Troisième proposition de Jésus. Entrer dans le Royaume est néanmoins possible aux êtres humains, sans contredire le principe qu’il n’y a de salut que par grâce seule. Il s’agit pour cela de considérer que le Royaume des cieux n’est pas une réalité de l’au-delà, mais une manière de vivre ici-bas. Il s’agit, enseigne Jésus, de devenir comme des enfants, non pas sur le mode d’une régression volontaire, mais sur le mode d’une progression volontaire. Et cette progression est clairement énoncée par Jésus : elle concerne la main, le pied, et l’œil.
La main, ou plutôt ce que l’on entend avoir le droit de prendre, de tenir, et de posséder. Non qu’il s’agisse de ne rien prendre, tenir ou posséder, mais cela, enseigne Jésus, doit être considéré sans que cela soit au détriment d’autrui. Que voulez-vous posséder, demande Jésus à ses disciples, que voulez-vous tenir, et qui payera en payera le prix ?  
Le pied, ou plutôt ce après quoi l’on court, et dans la course, aucun égard pour ceux qui courent moins vite, ou moins longtemps, aucun égard pour de plus faibles, ou les moins gâtés par la nature. Après quoi courrez-vous sans vous soucier de votre prochain, demande Jésus ?
L’œil, ou plutôt ce vers quoi le regard porte, nourrissant la convoitise, et faisant d’autrui, ou de quoi que ce soit, un objet à posséder. Vers quoi votre regard se porte-t-il, et que convoitez-vous, demande Jésus ?
Coupez, coupez, arrachez… ordonne Jésus. Prenons ce texte tel qu’il est, et il est très sévère. Si une seule fois dans mon existence je n’ai pas vu, ou pas respecté l’un de « ces petits qui croient en Jésus », l’un de ceux qui n’ont pour tout viatique que leur foi en la vie, alors mon existence ne vaut rien. Il appartient à chacun de prendre la mesure du chemin qu’il a à faire, de prendre la mesure de ce dont il a à se défaire. Il appartient à chacun d’examiner s’il a, « en pensée, en parole, par action et par omission », laissé trop peu, ou pas du tout de place, à plus faible que lui. Il appartient à chacun d’accueillir en lui la dureté de l’interpellation de l’évangile de Matthieu à cet endroit-là.
Mais pourquoi une telle dureté dans l’évangile de Matthieu ? Sans doute parce que Matthieu, comme Jésus, a en face de lui, comme adversaires, et comme disciples, des gens aux cœurs durs, des gens prompts à considérer comme mérite et comme dû ce qui ne peut être advenu que par pure générosité et par grâce. Alors Jésus tâche de les mener dans l’impasse, dans cette impasse existentielle où l’on ne peut compter que sur la miséricorde pour continuer à vivre. Et si l’on continue alors à vivre, c’est avec la conscience que sans cette miséricorde, cette divine miséricorde, on ne serait rien, mais qu’avec cette divine miséricorde, parce qu’on laisse un peu de place à ses semblables, il y en a aussi un peu pour soi.

Et c’est la quatrième proposition que Jésus fait dans ces quelques versets : le Royaume des cieux n’est pas dans les cieux, il est une possibilité terrestre. Cette possibilité est accessible à ceux qui, se dépouillant de leurs propres revendications et de leur soi-disant dignité, apprennent à recevoir ce qui leur est donné, et à accueillir dans leurs cœurs et dans le monde ceux que la vie a moins ménagés qu’eux, et qui, par la force des choses ne réclament rien ni ne revendiquent rien, qui n’ont pour tout viatique que leur foi en la vie... C’est une réelle discipline et qui n’est pas un appel à la résignation. L’existence chrétienne n’est pas une existence fataliste et sans joie ; elle est une sorte de lutte contre soi, c’est vrai, pour apprendre à se réjouir de ce que l’on reçoit, et pour apprendre aussi à laisser de la place à autrui, à sa joie, et de la place à la vie.
Sœurs et frères, notre situation est sérieuse, mais pas désespérée. Le chemin vers le Royaume des cieux nous est tracé. A nous de le suivre. Que Dieu nous soit en aide.

dimanche 10 avril 2016

les ministères de l'Eglise, la mystique, et le Ressuscité (Jean 21,1-22)

Jean 21
1 Après cela, Jésus se manifesta de nouveau aux disciples sur les bords de la mer de Tibériade. Voici comment il se manifesta.
2 Simon-Pierre, Thomas qu'on appelle Didyme, Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée et deux autres disciples se trouvaient ensemble.
3 Simon-Pierre leur dit: «Je vais pêcher.» Ils lui dirent: «Nous allons avec toi.» Ils sortirent et montèrent dans la barque, mais cette nuit-là, ils ne prirent rien.
4 C'était déjà le matin; Jésus se tint là sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c'était lui.
5 Il leur dit: «Eh, les enfants, n'avez-vous pas un peu de poisson?» - «Non», lui répondirent-ils.
6 Il leur dit: «Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez.» Ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener.
7 Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre: «C'est le Seigneur!» Dès qu'il eut entendu que c'était le Seigneur, Simon-Pierre ceignit un vêtement, car il était nu, et il se jeta à la mer.
Pierre et son style
8 Les autres disciples revinrent avec la barque, en tirant le filet plein de poissons: ils n'étaient pas bien loin de la rive, à deux cents coudées environ.
9 Une fois descendus à terre, ils virent un feu de braise sur lequel on avait disposé du poisson et du pain.
10 Jésus leur dit: «Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre.»
11 Simon-Pierre remonta donc dans la barque et il tira à terre le filet que remplissaient cent cinquante-trois gros poissons, et quoiqu'il y en eût tant, le filet ne se déchira pas.
12 Jésus leur dit: «Venez déjeuner.» Aucun des disciples n'osait lui poser la question: «Qui es-tu?»: ils savaient bien que c'était le Seigneur.
13 Alors Jésus vient; il prend le pain et le leur donne; il fit de même avec le poisson.
Invitation à Tibériade
14 Ce fut la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples depuis qu'il s'était relevé d'entre les morts.
15 Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre: «Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci?» Il répondit: «Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime», et Jésus lui dit alors: «Pais mes agneaux.»
16 Une seconde fois, Jésus lui dit: «Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?» Il répondit: «Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime.» Jésus dit: «Sois le berger de mes brebis.»
17 Une troisième fois, il dit: «Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?» Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois: «M'aimes-tu?», et il reprit: «Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t'aime.» Et Jésus lui dit: «Pais mes brebis.
18 En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas.»
19 Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu; et après cette parole, il lui dit: «Suis-moi.»
20 Pierre, s'étant retourné, vit, les accompagnant, le disciple que Jésus aimait, celui qui, au cours du repas, s'était penché vers sa poitrine et qui avait dit: «Seigneur, qui est celui qui va te livrer?»
21 Quand il le vit, Pierre dit à Jésus: «Seigneur, et celui-là?»
22 Jésus lui répondit: «Et si je veux qu'il existe jusqu'à ce que je revienne, qu’est-ce que ça peut te faire? Toi, suis-moi.»

Prédication : 
            Au fil de cette scène, Pierre se voit projeté au premier plan : les trois questions que Jésus lui pose lui valent une investiture personnelle. Il est assez certain que, dès les premiers temps de l’Eglise (disons la fin du premier siècle), Pierre et ses « successeurs » occupaient une position particulièrement importante dans la toute jeune tradition chrétienne.
Pourtant, dans le texte que nous lisons, Pierre constate qu’il n’est pas « le seul ». Et lui, demande-t-il alors à Jésus ? Et l’autre disciple ? C’est que, même si une partie du jeune christianisme se réclame de Pierre, il y a une autre partie du jeune christianisme qui se réclame de Jean, « le disciple que Jésus aimait ».
Est-ce à dire que Jésus aimait l’un d’entre ses disciples, et n’aimait pas les autres ? On ne peut pas soutenir une telle idée. Tout au plus peut-on affirmer que le meilleur des maîtres pouvait entretenir avec chacun de ses disciples une relation personnalisée. Et peut-être qu’avec tel de ses disciples – Pierre – Jésus avait une relation didactique, et un peu ombrageuse, mais qu’il avait avec tel autre – Jean – une relation plus intuitive, plus affective …

Toujours est-il qu’investi d’une triple autorité, Pierre se voit confronté à l’existence d’un courant du jeune christianisme qui échappe à son autorité. De quoi Pierre a-t-il été investi ? Quel est ce courant qui échappe à son autorité ? Nous allons nous intéresser à cela.   
           
            (1) Première investiture et première autorité de Pierre, « Pais mes agneaux », lui dit Jésus. L’agneau, c’est le petit du mouton, qui n’a pas la force de se déplacer, qu’il faut patiemment nourrir, le temps qu’il grandisse. L’agneau, c’est le jeune chrétien, à qui il faut apprendre à parler, à prier… qu’il faut protéger aussi. La première autorité de Pierre, c’est l’autorité d’un pâtre, c’est une autorité pédagogique, l’autorité d’un précepteur, d’un catéchète. Mais nul ne reste enfant bien longtemps et ce n’est pas là où l’on a vu le jour qu’on fait sa vie. On y prend des forces seulement dans la perspective d’un départ.
            (2) D’où la seconde investiture et la seconde autorité de Pierre, « Sois le berger de mes brebis », lui dit Jésus. Le pâtre doit seulement veiller sur les bêtes au pâturage, le berger doit être capable de faire se déplacer le troupeau, de trouver pour les bêtes, pour les fidèles, le lieu et la nourriture spirituels qui conviennent aux circonstances. La seconde autorité de Pierre est une autorité pastorale. Elle est totalement nécessaire en temps de crise. Peut-être est-elle un peu moins nécessaire lorsque le calme est revenu.
            (3) Mais ça n’est pas tout. Car même menées – on l’espère – au meilleur endroit qui leur convienne, les brebis sont parfois un peu dissipées, indisciplinées, pressées. Troisième investiture et troisième autorité de Pierre, « Sois le pâtre de mes brebis », lui dit Jésus. Et il s’agit alors de nouveau de veiller sur les brebis. Il s’agit d’une autorité doctrinale. L’autorité doctrinale, c’est l’art de tracer les frontières, non pas pour empêcher les brebis et les fidèles d’aller chercher une herbe plus verte dans le pré d’à-côté, mais bien plutôt pour développer leur sens critique, pour qu’elles ne se laissent pas « refiler n’importe quoi par n’importe qui ». 

            Pierre donc reçoit une triple investiture, qui correspond à une triple autorité : pédagogique, pastorale, et doctrinale. Cette investiture correspond à son caractère, un caractère entier, militant, violent, et parfois excessif. Cette triple autorité et, de fait, les trois ministères qui lui correspondent sont totalement nécessaires pour organiser et structurer l’Eglise… Mais ces ministères se suffisent-ils à eux-mêmes ? Pierre est triplement investi après qu’une certaine question lui a été posée trois fois par Jésus. Cette question ? « M’aimes-tu ? » Pierre, qui est catéchète, pasteur et docteur, qu’aime-t-il dans l’exercice de ses ministères ?  Aime-t-il le ministère pour lui-même, ou aime-t-il son Seigneur, Jésus ? Le ministère de catéchète, s’il n’est pas porté par l’amour de Jésus, risque d’être une perversion ; le ministère pastoral, s’il n’est pas porté par l’amour de Jésus, risque d’être une manipulation ; et le ministère doctrinal, s’il n’est pas porté par l’amour de Jésus, risque d’être une domination. « Pierre, m’aimes-tu ? », et m’aimes-tu plus que ceux-ci ne m’aiment, et m’aimes-tu plus que tu ne les aimes ? Si cet amour manque, l’Eglise n’est plus l’Eglise de Jésus Christ mais une entreprise d’asservissement des âmes…
            Mais Pierre aime Jésus, il le déclare par trois fois. Et Jésus, qui connaît bien son disciple, et qui sonde son cœur… l’investit.

            Vous pourrez ici, en bon protestants, objecter que l’investiture de Pierre et la primauté de Pierre, des successeurs de Pierre, et du siège épiscopal romain, ne vous concernent guère… Mais, en bon protestants aussi, vous savez que chacun est investi d’une part du ministère de l’Eglise, que chacun est catéchète, pasteur ou docteur. Vous savez bien que témoigner, accompagner, rendre compte de sa foi, c’est l’ordinaire du chrétien. Alors la question posée à Pierre est posée à chaque lecteur de l’évangile, elle est posée par Jésus à chacun d’entre nous : « M’aimes-tu ? ». Chacun peut s’examiner, et chacun peut répondre. 

            Cependant, même à supposer que ces ministères soient mis en place dans l’Eglise, et que chaque membre de l’Eglise en assume bravement sa part, il reste que tout n’est pas encore dit. Pierre, se retourne, et voit Jean… et il voit qu’il y a quelqu’un, il voit qu’il y a quelque chose, qui lui échappe et qui échappe aux ministères institués. Et Pierre pressent que cela va lui échapper toujours. Alors il demande à Jésus : « Et lui, et l’autre, cet autre disciple ? »
            L’autre, c’est le disciple que Jésus aimait. L’autre, c’est celui dont l’évangile commence par « et le Verbe se fait chair », cet évangile qui met en place l’unité du Père et du Fils, et qui institue le « comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie », avec cette puissance d’amour qui unit le ciel et la terre, qui unit les hommes et Dieu. Ce disciple, celui que Jésus aimait, ramène tout à l’intime, tout au sentiment… Et ainsi, face à la puissance organisatrice des ministères de l’Eglise, il y a la puissance de l’union avec le divin. Face au catéchisme, à la liturgie et aux confessions de foi de l’Eglise, il y a la puissance irréductible et inexplicable de la mystique. Et Pierre, pour un peu, opposerait l’immédiat de la mystique aux médiations de l’Eglise. Pour un peu, Pierre demanderait à son Seigneur de le débarrasser de « ça ».
Le disciple que Jésus aimait, comme je l'imagine
            Réponse de Jésus à Pierre, en parlant de Jean : « Et si je veux qu’il existe jusqu’à ce que je revienne, qu’est-ce que ça peut te faire ? » Ainsi, déclare Jésus, pour toujours ce que représentent Jean et son Evangile demeureront. Pour toujours, parce que le Verbe s’est fait chair, la chair aura cette irréductible capacité à s’unir au divin. Et pour toujours cette puissance sera l’embarras des ministères de l’Eglise qu’elle dépasse, qu’elle interroge… mais que parfois aussi elle stimule et elle féconde. Car parfois l’Eglise peut mettre tellement en avant ses ministères qu’elle en oublie sa raison d’être, son Seigneur, et qu’elle oublie aussi la question posée par Jésus à Pierre : « M’aimes-tu ? »

            Ainsi, et pour toujours, Jean interpelle Pierre. Pour toujours, l’indicible puissance de l’amour interpelle prophétiquement la puissance organisatrice de l’Eglise, puissance de l’Eglise qui s’emploie à mettre des mots sur l’indicible…

            Et il ne reste à Pierre, autant qu’à Jean, il ne reste qu’à nous autres, certains plus intuitifs, d’autres plus cérébraux, chacun selon ses dons, qu’à apprendre à vivre ensemble, les uns avec les autres, les uns pour les autres, dans l’écoute attentive et active de la question posée par Jésus : « M’aimes-tu ? » et dans la mise en œuvre de l’ordre qu’il donne : « Toi, suis-moi. » Amen