dimanche 22 décembre 2013

Au commencement de l'histoire de Jésus Christ (Matthieu 1.18-25)

Deux textes sont ici proposés à mes lecteurs, textes qui s'appellent et se complètent l'un l'autre. Ils commentent tous les deux le même évangile, celui qui était proposé pour ce dernier dimanche de l'Avent 2013.

Joyeux Noël !

Matthieu 1
18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ.

Marie, sa mère, avait été  accordée en mariage à Joseph; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle fut trouvée enceinte de l'Esprit Saint.
 19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas l’accuser publiquement, résolut de la répudier secrètement.

 20 Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit: «Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse: ce qui a été engendré en elle est de l'Esprit Saint,
 21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.»

 22 Tout cela arriva pour que fût accompli ce qui avait été dit par le Seigneur, via le prophète :
 23 Voici que la jeune fille concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit: «Dieu avec nous».
 24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit: il prit chez lui son épouse,
 25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

Méditation :
            Je ne parviens pas à retrouver une citation que je croyais être dans Antigone de Sophocle, qui énonce que l’accomplissement véritable de la piété est que les vivants soient à leur place, sur terre, et les morts à leur place, sous terre. Mais en méditant ce fragment de Matthieu, il me vient – par une sorte d’association – que l’accomplissement d’une véritable rencontre de Dieu est que ce qui doit demeurer secret demeure secret, et que ne soit rendu public que ce qui a à l’être.

Pour ouvrir cette méditation, je voudrais faire observer que si les lecteurs que nous sommes sont témoins de ce qui se passe secrètement pendant le  sommeil de Joseph, les contemporains de Joseph n’ont été témoins que des décisions qu’il a publiquement mises en œuvre. Cette observation, parce qu’il y a deux mots qui retiennent mon attention dans ces versets extrêmement connus, le mot publiquement et le mot secrètement.
            Nous ne savons guère ce qu’il en fut de ces accordailles entre Monsieur Joseph et le père de Mademoiselle Marie, si c’étaient de grandes accordailles publiques ou seulement une affaire privée. Je penche pour la seconde hypothèse : c’était une affaire entre ces messieurs, une affaire qui n’était pas publique, mais qui était néanmoins très engageante, au point que la découverte de cette grossesse pour le moins inattendue donnait droit à Monsieur Joseph de porter publiquement plainte. La Loi juive lui donnait le droit d’accuser publiquement la jeune-fille : je ne l’ai pas trouvée vierge. Et la peine encourue par la jeune-fille n’était pas moins que la lapidation.
            Mais, parce qu’il est un homme juste, il choisit une autre voie que la voie de l’impitoyable littéralisme. Nous pourrions méditer longuement sur ce que cela signifie en matière de lecture, d’une juste lecture de la Bible, et non pas de la Loi seulement. Nous pourrions méditer en même temps sur ce que signifie alors pour Matthieu l’expression « accomplir les Ecritures », qu’il emploie à longueur de pages. Et nous pourrions même nous demander si une mise en œuvre littérale des Ecritures accomplit jamais quelque chose de juste… Nous méditons seulement sur secrètement et publiquement. Joseph donc, choisit de rompre secrètement.
            Or, ce premier choix est tout aussi secret que la visite de l’ange. Le texte nous en fait en quelque manière spectateurs, tout comme il nous fait spectateurs de la visite de l’ange, à la suite de laquelle Joseph mettra publiquement en œuvre tout autre chose que ce qu’il avait délibéré.
Joseph prend chez lui pour femme une jeune-fille qui lui avait été promise et qui accouchera peu de temps après d’un très joli prématuré de 3,5kg. Les braves gens du temps jadis savaient tout autant que nous autres faire le décompte de neuf mois et attribuer à ce genre de grossesse des noms plus ou moins grivois ou religieux.

Retenons que ce que fait publiquement Joseph, un homme juste, constitue le commencement publiquement observable de l’évangile de Matthieu. Mais, nous qui sommes lecteurs de l’évangile de Matthieu, nous savons bien que c’est infiniment plus que cela.
Nous ne pouvons pourtant pas nous en tenir à ce que nous savons. Parce que la volonté de l’évangile de Matthieu est précisément que les Ecritures soient accomplies, publiquement, mais non pas littéralement.

Tout lecteur donc qui vit de cet évangile, et entend l’accomplir, ne peut se réclamer publiquement ni d’une divine parole ou visite d’un ange, ni d’une délibération personnelle, ni d’un savoir scripturaire, ni d’une révélation, ni d’une vertu. Il ne peut que faire publiquement ce qu’il a délibéré de faire, qui est peut-être non-sens, ridicule, ou honte aux yeux de ses contemporains, mais il le fait. Il le fait, sans souci d’apparences et de qu’en dira-t-on, et laisse les humains, l’histoire et son Dieu décider de la suite. 


Prédication :
            C’est l’histoire d’une jeune-fille qui avait été promise pour femme à un homme et qui, avant qu’ils aient habité ensemble, fut trouvée enceinte. Nous savons bien que cette jeune-fille est Marie, que le monsieur est Joseph, que l’enfant c’est Jésus, et des siècles d’histoire sainte nous ont appris qu’un ange avait visité Marie pour lui annoncer une future grossesse totalement miraculeuse. Or, ça n’est pas ce que nous venons de lire. Aucun ange n’a visité Marie dans l’évangile de ce jour. Il y a un ange qui visite quelqu’un, le quelqu’un est Joseph. Et la grossesse qui est évoquée n’a rien de miraculeux, ni rien de miraculeusement annoncé : Marie fut trouvé enceinte. Dans l’intimité des familles, ces choses-là se savent, la fille, elle est enceinte ! Et ce qui se sait dans la famille ne tarde pas à être murmuré dans tout le village : elle est enceinte. De qui ? Gaudriole des uns, ricanements des autres, murmure et hostilité…
            Une objection  pourtant se lève. Nous avons lu – c’est écrit – que Marie fut trouvée enceinte de l’Esprit Saint.  Nous pouvons bien entendu, bon chrétiens que nous sommes, reconnaître dans cette précision ce que notre catéchisme nous a appris et que les confessions de foi nous répètent : conçu du Saint Esprit et né de la vierge Marie. Mais il est plus intéressant de penser, pour l’instant, que cette expression désignait déjà, à l’époque, et vulgairement, ces grossesses que les parents découvrent alors qu’ils n’ont rien entendu ni rien vu. Elle est enceinte de l’Esprit Saint, dit-on, après tout, l’Esprit Saint est un messager aussi bien qu’un facteur. Enceinte de l’Esprit Saint est alors un propos qui accuse et, peut-être bien, qui condamne. Car des filles comme ça ont été, et sont encore parfois, considérées comme la honte des familles. Elles risquent la disgrâce, peut-être la mort. Et peu importe comment l’enfant a été conçu, élan d’émotion amoureuse, ou ignoble violence…
Elle fut trouvée enceinte. Joseph en son temps avait parfaitement le droit d’accuser publiquement Marie. Elle aurait été jugée par un tribunal villageois et aurait été lapidée, Esprit Saint ou pas, la justice publique ne faisant pas dans le détail.
            Ceci étant dit, Joseph est un homme juste. La Loi qui régit sa communauté ne prévoit de procès que si le mari se plaint publiquement. Il a le choix de le faire, ou de ne pas le faire. Un homme juste sait bien que lorsqu’il s’agit d’appliquer la Loi, la Loi propose des choix. On peut choisir une application fermée, dure, littérale, qui prend droit sur autrui et punit le plus sévèrement possible, souvent de mort dans ce genre de cas. On peut choisir une compréhension ouverte, plus interprétative, qui laisse à la personne une chance de vivre et, qui sait, de se racheter. Joseph, cet homme juste, fait le choix de ne pas exposer Marie, il fait le choix de la laisser vivre.

            Première leçon de cette lecture, l’histoire de Jésus Christ peut commencer parce que Joseph, qui est déclaré juste, choisit de mettre en œuvre une compréhension ouverte de la Loi. L’histoire de Jésus Christ commence – ne peut commencer que – lorsque des humains ouvrent les Saintes Ecritures, les lisent et les interprètent d’une manière suffisamment ouverte pour que ceux que le bon droit condamne aient une chance de vivre.
            Donner une chance de vivre à un enfant est une chose, l’accueillir chez soi avec sa mère et l’élever en est une autre, plus concrète, autrement plus conséquente, et coûteuse. Coûteuse au moins en terme de réputation, car la rumeur publique sait bien lorsque les enfants naissent et sait bien aussi compter les jours et les mois. Celles qui sont enceintes du Saint Esprit mettent au monde des enfants du Saint Esprit, insulte qu’on peut bien subir toute une vie durant.
            Donner une chance de vivre à ceux que le bon droit condamne, ça n’est pas rien, c’est une première étape. Mais cela ne suffit pas dans la perspective de l’évangile. Il ne s’agit pas de connaître les Saintes Ecritures, il ne s’agit pas seulement de les interpréter d’une manière ouverte et généreuse. Voici alors la seconde leçon de cette lecture, il s’agit d’accomplir les Saintes Ecritures, de les mettre en œuvre, de les mener à une pleine et concrète signification. Autrement, l’histoire de Jésus Christ n’a ni commencement, ni suite d’ailleurs. Il est plus facile, moins coûteux, d’énoncer des choses justes que de les mettre en œuvre, même pour un homme juste comme Joseph. Accomplir les Saintes Ecritures est bien plus coûteux encore que les interpréter justement. Devant cet accomplissement même les plus justes hésitent parfois, forte hésitation, à la hauteur de l’enjeu.
L’histoire n’est pas finie. Lorsque, la nuit suivante, Joseph dort, l’ange du Seigneur lui apparaît en songe et répète très exactement ce que le secret des familles avait dit vulgairement : ce qui a été engendré en Marie est du Saint Esprit. Mot pour mot il le répète, et il propose à Joseph une compréhension renouvelée de cette expression vulgaire, sous la forme d’une interprétation conséquente de sa juste compréhension de la Loi. Oui, dit l’ange, c’est du Saint Esprit qu’est cet enfant. Oui, tu as bien compris la Loi en choisissant de laisser vivre Marie et l’enfant qu’elle porte. Mais ta compréhension de la Loi ne doit pas être juste seulement, elle doit aussi être conséquente, c'est-à-dire aussi audacieuse dans les actes qu’elle est généreuse dans les idées : prends Marie chez toi.
            Troisième leçon de cette lecture, l’histoire de Jésus Christ commence parce qu’en Joseph les hésitations sont levées. Il faut à Joseph un ange pour cela. Mais ne nous laissons pas abuser. Le texte que nous lisons nous projette dans l’intimité du sommeil de Joseph, et même dans l’intimité de Dieu. Nous nous abuserions si nous en restions à cela et si nous en profitions pour dire que nous ne croyons pas aux anges et qu’il n’y a pas de Dieu et que nous en profitions pour énoncer de belles choses sans les mettre en œuvre. Nous ne pénétrons dans l’intimité du sommeil de personne. Mais nous observons qu’au réveil il y en a qui prennent des décisions capitales, qui engagent leur réputation et la suite de la vie de plusieurs. Ainsi donc, et c’est bien là la troisième et dernière leçon de cette lecture, les hésitations les plus fortes peuvent être levées. L’histoire de Jésus Christ peut donc commencer.

            Un homme, et pas un homme seulement, un être humain, chaque être humain, peut accueillir en lui, chez lui, Jésus Christ qui va venir, qui est enfant du Saint Esprit, et l’y laisser grandir jusqu’à ce qu’il ait atteint une stature d’homme. Il le fera en lisant les Saintes Ecritures, et leur donnant une interprétation ouverte et généreuse, et en mettant en œuvre cette interprétation. Epaulé en cela par un ange, peut-être, tout comme Joseph le fut…
            Qu’il en soit ainsi pour nous tous. Et que l’histoire de Jésus Christ dure autant que l’humanité durera. Amen


dimanche 15 décembre 2013

La réalisation de l'espérance (Matthieu 11,3)

C'est tout le chapitre 11 de Matthieu que je propose à votre lecture. Vous en apprécierez les contrastes, dont un, particulièrement beau et fort, qui montre un homme capable de maudire des villes entières se déclarer ensuite doux et humble de coeur... Mais ces villes, les a-t-il réellement maudites? Ou ne cherche-t-il pas seulement à faire réfléchir sur ce qu'il en est d'être heureux, ou malheureux? Ne cherche-t-il pas seulement à conduire son auditeur, le lecteur, à une très sérieuse forme de légèreté? Une autre prédication que celle qui vient ici pourrait porter là-dessus. Mais peut-être bien que celle qui vient ici porte déjà là-dessus...

Matthieu 11
2 Or Jean (-Baptiste), dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples:
 3 «Tu es celui qui vient, ou nous attendons quelqu’un d’autre ? »
 4 Jésus leur répondit: «Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez:
 5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres;
 6 et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi!»
 7 Comme ils s'en allaient, Jésus se mit à parler de Jean aux foules: «Qu'êtes-vous allés regarder au désert? Un roseau secoué par le vent?
 8 Alors, qu'êtes-vous allés voir? Un homme vêtu d'habits élégants? Mais ceux qui portent des habits élégants sont dans les demeures des rois.
 9 Alors, qu'êtes-vous allés voir? Un prophète? Oui, je vous le déclare, et plus qu'un prophète.
 10 C'est celui dont il est écrit: Voici, j'envoie mon messager en avant de toi; il préparera ton chemin devant toi.
 11 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d'une femme, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste; et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui.

  12 Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu'à présent, le Royaume des cieux est assailli avec violence; ce sont des violents qui l'arrachent.
 13 Tous les prophètes en effet, ainsi que la Loi, ont prophétisé jusqu'à Jean.
 14 C'est lui, si vous voulez bien comprendre, l'Elie qui doit revenir.
 15 Celui qui a des oreilles, qu'il entende!

 16 À qui vais-je comparer cette génération? Elle est comparable à des enfants assis sur les places, qui en interpellent d'autres:
 17 ‹Nous vous avons joué de la flûte, et vous n'avez pas dansé! Nous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine!›
 18 «En effet, Jean est venu, il ne mange ni ne boit, et l'on dit: ‹Il a perdu la tête.›
 19 Le Fils de l'homme est venu, il mange, il boit, et l'on dit: ‹Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d'impôts et des pécheurs!› Mais la Sagesse a été reconnue juste d'après ses oeuvres.»
 20 Alors il se mit à invectiver contre les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu'elles ne s'étaient pas converties.
 21 «Malheureuse es-tu, Chorazin! Malheureuse es-tu, Bethsaïda! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre, elles se seraient converties.
 22 Oui, je vous le déclare, au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.
 23 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel? Tu descendras jusqu'au séjour des morts! Car si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd'hui.
 24 Aussi bien, je vous le déclare, au jour du jugement, le pays de Sodome sera traité avec moins de rigueur que toi.»

  25 En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit: «Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d'avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l'avoir révélé aux tout-petits.
 26 Oui, Père, c'est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance.
 27 Tout m'a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler.
 28 «Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos.
 29 Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes.
 30 Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger.»

Prédication
            « Tu es celui qui vient, ou nous attendons quelqu’un d’autre ? »

On ne se trompe jamais en disant « Quelqu’un doit venir, un jour. » Les risques d’erreur augmentent considérablement lorsqu’il s’agit de dire « C’est lui, maintenant ! »

En 135 après Jésus-Christ, une révolte de Juifs fut écrasée par les légions romaines. Ce fut la dernière révolte des Juifs en tant que peuple constitué et attaché à sa terre. Le soulèvement avait duré trois années et était mené par Simon Bar Kokhba. Cet homme fut reconnu comme le Messie par ses partisans. Parmi ses partisans, il y avait Rabbi Akiva ben Yossef, l’un des plus grand maîtres de toute l’histoire Juive. Rabbi Akiva ben Yossef n’était un idiot, sage et érudit, plusieurs fois ambassadeur de son peuple à Rome, il savait peser ses mots et choisir ses engagements. Il fut mis à mort par les Romains après la défaite.
            Vous pouvez retenir ou oublier toutes ces précisions. Un homme en tout cas prit le risque d’en reconnaître un autre comme le Messie, c'est-à-dire celui que Dieu avait choisi, reconnu, et oint. Vous pouvez bien entendu dire que Simon Bar Kokhba était un faux messie et que ceux qui l’avaient reconnu se sont trompés. Vous pouvez même affirmer que le Messie c’est Jésus, et qu’il n’y en a pas d’autre à attendre. Vous pouvez dire et affirmer tout cela. C’est très simple. C’est très simple parce que nous sommes au bénéfice de 2000 années d’histoire chrétienne, et que cette histoire nous a habitués à le dire sans trop y penser. C’est très simple de le dire parce que nous sommes les héritiers d’un ensemble de cultures qui nous ont habitués à penser que ce que nous affirmons en toutes choses a une portée universelle. Nous pensons donc cela lorsque nous faisons récitation des fondamentaux de notre foi. C’est très simple d’affirmer que Jésus est le Messie, parce que nous sommes ici, dans un pays de terre chrétienne, certes très sécularisé, mais aussi et surtout assez apaisé, voire indifférent. Affirmer que Jésus est le Messie universel du Dieu universel est pour nous autres assez clair… Changeons de pays, changeons d’époque, changeons seulement de cadre d’expression et cela pourrait être tout à fait différent.
            Mais ça n’est pas d’emblée ce que sur quoi nous méditons. Rabbi Akiva ben Yossef a cru, réfléchi, enseigné, il a consacré toute sa vie à une espérance de justice et de libération, dont il a vu la réalisation concrète. Et il s’est prononcé sur cette réalisation : voici celui qui vient, et je m’engage pour lui, avec lui ; qu’il vive et je vis, qu’il meure et je meurs. Qui sommes-nous pour dire qu’il s’est trompé ?
            « Tu es celui qui doit venir, ou nous attendons un autre ? » Question que pose Jean-Baptiste. Qui sommes-nous pour nous prononcer sur les questions que Jean-Baptiste se pose ? La situation de Jean-Baptiste n’a pas été différente de celle de Rabbi Akiva ben Yossef. Jean-Baptiste a prêché une espérance considérable pour un peuple qui vivait sous brutale domination. Il a parlé aussi comme un prophète, ne ménageant ni les petites gens ni les princes, ce qui lui a valu la prison. Mais avant d’être privé de liberté, il a aperçu comme un commencement de réalisation concrète de l’espérance qu’il prêchait, puis, dans sa prison, il a entendu dire que cette réalisation n’était pas totalement vide. Jean-Baptiste s’interroge donc, et comment ne le ferait-il pas, et pourquoi ne le ferait-il pas ?
            Que reconnaissons-nous, nous autres, comme réalisation concrète de l’espérance que nous proclamons et qui soutient notre foi ? C’est une question extrêmement sérieuse. Il est tout à fait simple de parler d’une espérance projetée dans un futur totalement lointain. Il est très simple de parler pour la fin des temps de l’accomplissement de toutes choses. Il est très facile de prêcher que dans le royaume des cieux il n’y aura plus ni pleurs si souffrance. Cela revient à ne guère prendre en considération ce monde-ci, cela revient même bien souvent à le disqualifier, et à disqualifier par là celles et ceux qui y vivent. Il est très facile donc de prêcher contre le présent et pour un futur lointain. Pourtant, lorsque Jésus parle du royaume des cieux, il ne le fait jamais au futur, mais toujours au présent. Un exemple, nous l’avons sous les yeux, parmi des dizaines d’autres : « …le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que (Jean-Baptiste). »
            Qu’est-ce à dire ? C'est-à-dire qu’au moment où Jean-Baptiste s’interroge sur la réalisation de l’espérance qu’il a si ardemment prêchée, il n’est pas dans le royaume des cieux. Et il n’y est pas parce qu’au lieu de rendre grâce pour les bienfaits qu’il observe ou qu’on lui relate, il se demande si c’est bien la bonne personne qui les accomplit. Jean-Baptiste n’est pas dans le royaume parce qu’il croit encore qu’un bienfait ne devrait être accompli que par un être reconnu, qualifié et parfait. Jean-Baptiste n’est pas dans le royaume parce qu’il estime quelque part que c’est à lui, prédicateur de l’espérance, de ce qui sera reconnu comme réalité de l’espérance. Heureux, dit Jésus, celui qui ne tombera pas à cause de moi ! Mais, à cause de Jésus, Jean-Baptiste tombe… Jean-Baptiste, que Jésus décrit comme le plus grand de tous ceux qui, nés d’une femme se sont levés pour prêcher l’espérance, tombe, parce que l’espérance se réalise autrement que ce qu’il avait imaginé, et qu’il en vient alors à douter.
Si cela est arrivé à Jean-Baptiste, nous pouvons envisager que cela nous arrive à nous-mêmes. Il est même inévitable que cela nous arrive à nous aussi. Ce qui fait émerger une question radicale : que reconnaissons-nous comme accomplissement concret de l’espérance que nous prêchons ? A qui ferons-nous crédit d’être capable de mettre concrètement en œuvre cette espérance ? Tous ceux qui prêchent une espérance – et même Jean-Baptiste – se prêchent en quelque manière eux-mêmes ; et l’espérance qu’ils proclament haut et fort ne devrait pour eux s’accomplir que conformément à ce qu’ils proclament.
Et pourtant, s’il plaît à Dieu de se manifester autrement que nous l’avons imaginé, qu’y pouvons-nous ? Le défi de notre foi, notre bonheur, sera de reconnaître l’agir de Dieu là où nous ne l’avons pas imaginé. Et malheur à nous si nous ne le reconnaissons pas.

A quoi donc sommes-nous prêts ? Le texte que nous méditons ne nous condamne pas. Il nous rappelle énergiquement et essentiellement que l’authentique prédication de l’espérance évangélique est une préparation à la venue d’un sauveur qui est libre de paraître et d’agir tout comme bon lui semble et donc tout autrement que nous l’imaginons. Le texte que nous méditons ne nous promet pas non plus un royaume à venir, mais un royaume déjà là.
Alors, sommes-nous prêts à reconnaître l’agir du Christ là où son nom n’est peut-être même pas prononcé ? 
Sommes-nous prêts à reconnaître la main de Dieu agissante dans des choses bienfaisantes, grandes ou minuscules, accomplies par des gens qui ne sont pas ce que nous sommes, qui confessent autre chose, ou autrement, que nous ? 
Sommes-nous  prêts à ce que notre espérance se réalise sous nos yeux comme peut se réaliser une espérance, c'est-à-dire autrement que nous imaginons ? 
Lorsque nos cœurs répondent trois fois oui, trois fois Alleluia, alors nous sommes certes petits, parce que tout nous échappe, mais nous ne sommes pas loin du royaume des cieux… il se pourrait même que nous y soyons déjà arrivés.

dimanche 1 décembre 2013

La fin des temps n'est pas forcément infinie souffrance (Matthieu 24,37-44)

Matthieu 24
 37 Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même à l'avènement du Fils de l'homme.
38 Car, dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche;
39 et ils n’en surent rien, jusqu'à ce que le cataclysme vienne et emporte tout : il en sera de même à l'avènement du Fils de l'homme.
40 Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris et l'autre laissé;
41 de deux femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée.
42 Veillez donc, puisque vous ne savez pas quel jour votre Seigneur viendra.
43 Sachez-le bien, si le maître de la maison savait à quelle veille de la nuit le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison.
44 C'est pourquoi, vous aussi, soyez préparés, car le Fils de l'homme vient à l'heure qui n’y ressemble pas.

Prédication
Aujourd’hui est-il très différent d’hier ? Et demain sera-t-il très différent d’aujourd’hui ? Nous pouvons avoir bon espoir que ces trois journées passées nous auront épargnés, se seront déroulées sans accident grave. Des causes à peu près similaires auront produit des effets à peu près semblables. Le petit ou le grand savoir que nous avons ne sera pas pris en défaut. Et nous envisagerons alors demain sans angoisse. On peut appeler ça une vie tranquille, une bonne petite vie. Et si l’on demande à ceux qui mènent cette vie comment ils vont, ils pourront répondre : « C’est une bonne journée, il ne s’est rien passé. »
           
Ce qu’évoque le texte que nous méditons ce matin est d’une toute autre nature. On peut l’appeler « ce qui arriva du temps de Noé », ou peut aussi l’appeler « l’avènement du Fils de l’homme ». Cela s’appelle un cataclysme. Et ce qui caractérise un cataclysme, c’est que rien de ce qu’on sait ne vous y a préparé. Du cataclysme que fut le déluge que relate la Genèse, Jésus ne dit pas qu’il les emporta tous, mais qu’il emporta tout. Ce que dit donc Jésus, c’est qu’à l’avènement du Fils de l’homme, tout sera emporté.
Un cataclysme est un événement qui n’est pas inscrit dans le temps tout comme nous le percevons : il n’est pas inscrit dans le passé, il n’y a rien dans le présent qui permette de le décrire, et il ne laisse aucune place à l’avenir. On peut ajouter à ce tableau terrible que, lors d’un cataclysme, aucune justice n’est respectée : deux hommes sont dans un champ, l’un est pris, pas l’autre, deux femmes sont occupées à moudre, l’une est prise, pas l’autre.
Il est donc tout à fait approprié de dire d’un cataclysme que c’est la fin des temps.

Nous ignorons tout de la fin des temps, nous l’avons bien expliqué. Mais que voulons-nous savoir de cette ignorance ? Acceptons-nous cette ignorance ? Ceux qui vivaient du temps de Noé, si nous lisons bien, ne voulaient rien savoir de cette ignorance. Leur existence était tout entière dévouée à des tâches utiles, à des tâches nécessaires : manger, boire, se reproduire. Il n’y avait pas de place dans leur vie pour une tâche aussi inutile que « entrer dans l’arche »
Précisons bien ce qu’est entrer dans l’arche. Nous devons le préciser non pas en nous souvenant de Noé construisant sa caisse en bois et y rassemblant sa propre famille et un couple de chaque espèce animale. Entrer dans l’arche, au sens du texte que nous méditons, c’est bâtir le temps autrement que nous l’avons repéré. Entrer dans l’arche c’est consacrer une part de temps à une pratique qui est tout à fait inutile, qui n’assouvit rien, qui ne produit rien en terme de savoir ni en terme de profit, qui ne protège de rien… qui n’a qu’un seul but, ne pas nous laisser cultiver en nous-mêmes l’ignorance de la fin des temps. C’est être conscient de la possibilité d’un cataclysme. Peut-être d’ailleurs ne vivrons-nous qu’un seul cataclysme, qu’une seule fin des temps, mourir, peut-être en vivrons-nous plusieurs. Entrer dans l’arche, c’est refuser de vivre en l’ignorant.

            Entrer dans l’arche, dans le langage de l’Evangile, cela s’appelle « veiller ». Veiller, c’est un commandement. Veillez, non pas parce que vous savez qu’un cataclysme arrivera, mais bien au contraire parce que vous ne savez pas : on ne sait ni quand, ni quoi, on sait qu’on ne sait pas, on sait qu’il ne restera rien de ce qu’on aura su, et c’est pourquoi il faut veiller.
            Et on en imagine déjà qui vont, d’une manière tout à fait obsessionnelle, redoubler d’attention, accumuler les prédictions, redoubler de prudence afin de n’être pas surpris, afin d’être certain d’être pris plutôt que laissé. Mais, s’il s’agit de vivre, de continuer à vivre ici bas, ne vaudrait-il mieux pas être laissé, plutôt que pris ? On en imagine aussi qui vont en perdre le sommeil, parce qu’il faut veiller, veiller, et encore veiller.
            Or, le maître de la maison, qui ne sait pas à quel moment de la nuit le voleur viendra, ne veille pas. Il dort. Etonnante précision, curieux retournement. Veiller, c'est-à-dire ne pas cultiver en soi l’ignorance de la fin des temps, c’est ce qui permet de trouver le repos. Celui qui veille ardemment dans la perspective de la fin des temps est un être tout à fait paisible, tout à fait confiant.
           
            Maintenant, interrogeons-nous. Interrogeons surtout en nous l’image terrible que nous avons de la fin des temps. Nous pensons exclusivement que la fin des temps est terrible. Et pourtant, nous avons dit d’elle qu’elle est plutôt caractérisée par le fait que nous n’en avons aucun savoir : pourquoi alors imaginons-nous quelque chose de terrible, de terriblement douloureux ?
A cette question ajoutons la fin du dernier verset du texte que nous avons lu, tel que je l’ai traduit : « le Fils de l’homme vient à l’heure qui n’y ressemble pas. »
Pourquoi la fin des temps ressemblerait-elle seulement à un cataclysme de souffrance ? Pourquoi, au lieu d’être effarement et sidération, la fin des temps ne pourrait-elle pas être émerveillement et joie ? Pourquoi, au lieu de nous amener à souhaiter quitter ce monde, ne nous amènerait-elle pas à désirer y vivre le plus longtemps possible ? Et pourquoi, alors, au lieu de dire, au futur, qu’elle viendra, ne dit-on pas, au présent, qu’elle advient déjà ? La fin des temps peut bien être un moment d’émerveillement et de joie, un moment qui advient au présent et qui nous fait désirer vivre dans ce monde tant que le Seigneur nous y prêtera vie.
            Si tel est le cas, l’Evangile n’est pas là pour nous rendre résistants à la peine mais perméables à la grâce. Et cette perméabilité peut être éprouvée chaque jour. Les instants de grâce, qui sont autant d’occasion d’émerveillement, qui sont autant de fins des temps, sont infiniment plus fréquents que les grandes catastrophes.
            Lorsque Noé entra dans l’arche, il ne fit peut-être rien de plus que s’efforcer chaque jour de discerner la présence de Dieu dans les minuscules miracles de la vie ; ainsi se prépara-t-il joyeusement et gravement à la fois à ce cataclysme dont il n’avait aucun savoir, qui emporta tout et même la volonté destructrice de Dieu, et dont lui, Noé, put pourtant se relever.

            Que le Seigneur ouvre nos yeux à son ordinaire présence, à la quotidienne merveille de sa grâce, et qu’il nous préserve ainsi d’être anéantis par le pire de ce qui nous arrivera. Amen

dimanche 24 novembre 2013

Fête du Christ Roi (Luc 23,35-43)

Fête du Christ Roi, ou du Christ Roi de l’Univers, selon qu’on considère (avec l’encyclique Quas primas de Pie XI, en 1925 – après la Grande Guerre et après la création de la Société des Nations) que toutes les nations devraient obéir aux lois du Christ (ceux qui professent aujourd’hui encore ceci célèbrent cette fête le dernier dimanche d’octobre, juste avant la Toussaint – lors même que les protestants, eux, ce même jour, célèbrent la Réformation), ou selon qu’on considère plutôt, après la réforme liturgique de 1969 (après donc le Concile), qu’en Christ est récapitulée toute la création, doctrine à vrai dire pas vraiment neuve puisque c’est Irénée de Lyon qui l’a formulée le premier, à la fin du IIè siècle, et reprise alors par l’Eglise catholique dans une perspective moins politique que la fête de 1925 ; le fondement biblique principal de l’interprétation d’Irénée est en Colossiens 1,12-20.

Luc 23 
35 Le peuple se tenait là, et regardait. Les autorités se moquaient de Jésus, disant: Il a sauvé les autres; qu'il se sauve lui-même, s'il est le Christ, l'élu de Dieu !
 36 Les soldats aussi se moquaient de lui; s'approchant et lui présentant du vinaigre,
 37 ils disaient: Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même !
 38 Il y avait au-dessus de lui cette inscription: Celui-ci est le roi des Juifs.
 39 L'un des malfaiteurs crucifiés blasphémait, disant: N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et sauve-nous !
 40 Mais l'autre le reprenait, et disait: Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation ?
 41 Pour nous, c'est justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos actes; mais celui-ci n'a rien fait de mal.
 42 Et il dit à Jésus: Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne.
 43 Jésus lui répondit: Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis.

Prédication
                Aujourd’hui, c’est le dernier dimanche avant l’Avent, c’est donc, dans notre calendrier liturgique, la fin de ce qu’on appelle le temps de l’Eglise. Ce dimanche porte parfois le nom de dimanche du Christ Roi.
            Vous vous dites que ça ne nous concerne guère, et que ce sont des affaires entre catholiques. Seulement, notre lectionnaire dimanches et fête conserve le texte biblique et supprime la mention « Christ Roi ». On nous gratifie ainsi, sans crier gare, d’un texte de la Passion dont la présence à cette période de l’année est difficilement justifiable.
            Fête du Christ Roi, mais de quelle royauté parle-t-on ? Nous pouvons, bien entendu, imaginer le temps de l’Eglise arrivé à un certain accomplissement ; nous pouvons imaginer alors un unique gouvernement mondial qui serait basé sur l’Evangile. Il existe bel et bien une utopie évangélique, un rêve de cité renouvelée, d’où auraient disparu la souffrance et les larmes. Seulement une question peut être posée : est-ce qu’une seule fois dans l’histoire une religion s’est trouvée à la tête d’un pays sans abuser de la position qui était la sienne ? A ma connaissance, ça ne s’est jamais produit. Il doit exister dans l’âme humaine une propension totalitaire à laquelle nul n’est en mesure de résister lorsqu’il a acquis suffisamment de pouvoir… De ce genre de royauté nous ne voulons pas, et même si, en se réclamant du Christ, elle venait à être instaurée sur nous il nous faudrait alors prier le Christ qu’il nous donne la force de résistance dont nous aurions besoin.

            De quelle royauté du Christ parle-t-on lorsqu’on parle du Christ Roi à la fin du temps de l’Eglise ? Un texte biblique nous a été proposé. Lisons-le, comme une parabole. Nous y voyons trois crucifiés. Les romains, lorsqu’ils crucifiaient un homme, faisaient figurer le motif de la condamnation : ici « brigand » pour deux hommes, et « roi des Juifs » pour l’autre.

            Mais nous voyons d’abord le peuple, un peuple qui ne fait rien et ne dit rien, un peuple au spectacle. L’un est peut-être dans l’effarement, un autre dans une vilaine jouissance, un autre encore dans une secrète révolte, un autre enfin dans un certain contentement, parce que ça n’est pas à lui que ça arrive. Rien n’émerge de ce peuple, ni parole, ni action, tout comme rien n’émerge parfois de nos pensées trop confuses, ou trop savantes. L’Eglise serait-elle cela ? L’Eglise, devant le spectacle du monde, serait-elle un peuple confus, indécis, silencieux et voyeur ? Si l’Eglise devenait cela, son temps serait fini, elle ne serait plus l’Eglise du Christ…

            Dans notre texte nous voyons ensuite les autorités religieuses, et les autorités religieuses donnent dans la raillerie. On pourrait dire, d’une manière assez sévère, que les autorités ecclésiastiques ont toujours horreur du Christ vivant, du Christ qui interpelle, qui célèbre la vitalité contre les institutions. Entre des autorités religieuses établies et le Christ vivant, les relations ne peuvent être que tendues ; elles ne peuvent être fécondes d’ailleurs que si elles sont tendues. Une Eglise réduite au pouvoir cynique et railleur de ses autorités est une Eglise assassine, une Eglise morte. On peut le dire autrement : l’Eglise n’est rien sans le Christ. Mais ça n’est qu’une partie de la vérité, la plus simple.
Lorsque les autorités raillent le Christ, elles disent malgré elles l’autre partie, difficile, de la vérité : le Christ n’est rien sans l’Eglise. Le Christ en sauve d’autres, mais il ne peut pas se sauver lui-même, il ne veut pas se sauver lui-même. Il en va de la dignité, de la vérité, de l’existence même de l’Eglise qu’elle le sache et qu’elle l’assume. L’Eglise est en quelque manière responsable du Christ, responsable de ce qu’elle en fait, de ce qu’elle en fait connaître. Mais, dans le texte que nous méditons, cette vérité, les autorités railleuses qui assistent à la crucifixion ne veulent ni la connaître, ni l’assumer.

            Et voici maintenant la soldatesque, veule et courtisane, dont l’attitude n’est jamais qu’un enlaidissement de l’attitude des princes. Là où les princes raillent, les courtisans s’esclaffent. Là où les princes abreuvent de loin leurs victimes d’injures, les courtisans de près les abreuvent d’une boisson trop mauvaise même pour eux. Ils en rajoutent au spectacle, sûrs et certains de leur impunité. La soldatesque, ou les courtisans, sont cette sorte de corps intermédiaire qui flaire le vent aussi efficacement qu’un charognard, ne prend jamais la défense de personne, et ne s’en prend jamais qu’à déjà mort, qu’à beaucoup plus faible que soi. Est-ce cela, l’Eglise, une vie attentiste dans l’ombre des princes ?

            Dans notre texte, il y a deux brigands crucifiés. L’un reprend à son compte, en les aggravant encore, les injures que nous avons commentées, menant à leur paroxysme verbal toutes les haines, toutes les horreurs que nous avons déjà mentionnées. Ce brigand est le type même de ce qu’on pourrait appeler l’endurcissement. Ainsi, au comble de la déréliction, il y en a qui persistent dans l’idée qu’ils ont toujours eue d’un Dieu, ou d’un Messie de Dieu qui leur doit, personnellement, quelque chose qu’ils appellent salut mais qui n’est jamais que l’assouvissement immédiat de leurs urgentes envies. Ce brigand crucifié commet sur la croix un brigandage de plus. Un brigandage, en matière religieuse, c’est reconnaître le Christ en tant que tel et exiger de lui en plus qu’il vous satisfasse dans l’instant. Le verbe que Luc emploie pour désigner ce comportement est sans ambiguïté, c’est le verbe blasphémer.

            Alors que peut Jésus pour tous ces gens ? Que peut le Christ pour tous les gens qui sont dans le même genre de posture qu’eux ? Rien. Le Christ n’est rien sans l’Eglise, avons-nous déjà dit. Il est totalement impuissant face à l’arrogance, à la sottise, à l’endurcissement, à l’exigence… il ne peut que prier le Père qu’il leur pardonne, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.
            Et pourtant nous avons bien lu que le Christ crucifié prononce des paroles que seul un Roi peut prononcer : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » Seul un Roi, seul le Christ Roi peut se permettre de telles paroles ! Il peut se les permettre parce qu’il est Christ et Roi, c’est entendu. Mais il peut prononcer ces paroles parce qu’il y a là quelqu’un pour les susciter. Ce quelqu’un, vous le savez bien, c’est l’autre brigand. Repentant ? Pas certain. Mais responsable ! (1) Pour ce qu’il en est de ses propres actions passées, il s’en remet au jugement des hommes : nous recevons ce que nos actes ont mérité. (2) Pour ce qu’il en est de son voisin, il dénonce l’injustice des hommes et celles de la vie : lui n’a rien fait de mal. (3) Et pour ce qu’il en est du reste, il s’en remet au Christ, il s’en remet à Dieu, non pas pour tout de suite dans l’exigence, mais pour la fin des temps, dans l’espérance, dans la foi. Ces trois points sont capitaux, ces trois points sont exactement ceux qui ont mené le Christ à la croix, et ils sont aussi exactement ce qui permet à l’Eglise d’être authentiquement Eglise du Christ, c'est-à-dire ce qui permet exactement à la parole du Christ d’être manifestée et entendue. Mais cette parole, la puissante parole du Christ Roi, elle n’est prononcée et manifestée que dans l’impuissance de la crucifixion. Ainsi, lorsqu’il s’agit de l’Evangile, il n’y a de royauté authentique qu’une royauté crucifiée. Lorsque cette royauté se manifeste, lorsque cette parole est prononcée, l’abime de l’épreuve et le sommet de l’espérance se rejoignent, et se confondent.
            Puissions-nous entendre et surtout, puissions-nous prononcer cette parole. Amen

dimanche 17 novembre 2013

Mais ça ne sera pas encore la fin (Luc 21,5-19)

Luc 21
 5 Comme quelques-uns parlaient du temple, de son ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus dit:
 6 «Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n'en restera pas pierre sur pierre: tout sera détruit.»

 7 Ils lui demandèrent : «Maître, quand donc cela arrivera-t-il, et quel sera le signe que cela va avoir lieu?»

 8 Il dit: «Prenez garde à ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront en prenant mon nom; ils diront: ‹C'est moi› et ‹Le moment s’est approché›; ne les suivez pas.
 9 Quand vous entendrez parler de guerres et de soulèvements, ne soyez pas effrayés. Car il faut que cela arrive d'abord, mais ce ne sera pas aussitôt la fin.»
 10 Alors il leur dit: «On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume.
 11 Il y aura de grands tremblements de terre et en divers endroits des pestes et des famines, des faits terrifiants venant du ciel et de grands signes.
 12 «Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et on vous persécutera; on vous livrera aux synagogues, on vous mettra en prison; on vous traînera devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom.
 13 Cela sera l’occasion de votre témoignage.
 14 Mettez-vous au cœur que vous n'avez pas à préparer votre défense.
 15 Car, moi, je vous donnerai un langage et une sagesse que ne pourra contrarier ni contredire aucun de ceux qui seront contre vous.
 16 Vous serez livrés même par vos pères et mères, par vos frères, vos parents et vos amis, et ils feront condamner à mort plusieurs d'entre vous.
 17 Vous serez haïs de tous à cause de mon nom;
 18 mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu.
 19 C'est par votre persévérance que vous gagnerez vos vies.

Prédication :
Il ne restera pas pierre sur pierre, prophétise Jésus. Et nous pouvons entrer dans ce texte avec la connaissance de la réalisation de cette prophétie, puisque nous savons qu’en l’an 70, les légions romaines, emmenées par Titus, fils de Vespasien, détruisirent le second Temple. Nous pouvons donc nous émerveiller de ce que Jésus est prophète, et affirmer que puisque cette prophétie s’est réalisée, les autres prophéties bibliques se réaliseront aussi.
            Nous pouvons aussi entrer dans ce texte avec une tout autre connaissance. Lorsque Luc écrit son évangile, et qu’il met dans la bouche de Jésus cette prophétie, la destruction du second Temple a déjà eu lieu. Cette remarque introduit un doute sur la performance prophétique de Jésus, un doute peut-être bien blasphématoire.
            Cela nous fait deux approches qui ne sont pas compatibles, et qui pourraient conduire à une discussion un peu stérile. Une discussion qui contesterait, ou qui défendrait, une image figée de Jésus, et une image figée de la Bible.
Mieux vaut s’intéresser à la situation fondamentale qui est celle du lecteur. Pour le lecteur qui est devant ce texte, il y a là un homme, Jésus, qui prophétise sur ce qui, pour le lecteur, est déjà arrivé. Alors le texte ne se trompe pas sur la destruction du second Temple, tout comme l’on ne se trompe jamais sur la météo de la veille. Le texte ne se trompe pas non plus sur les autres signes avant-coureurs de la fin des temps, et le lecteur le sait bien. Il y a même 80 générations de lecteurs, depuis que ce texte existe, qui ont su que le second Temple était détruit et qui ont su aussi, à voir les signes, que la fin des temps était proche. Si ce texte n’avait rien que cela à nous dire, il ne serait plus lu, et depuis longtemps.
            Lisons donc seulement le texte, sans nous préparer à attaquer ou à défendre telle image de Jésus, ou telle image de la Bible

Lorsque Jésus prophétise sur la destruction du second Temple, ceux qui l’écoutent lui demandent des précisions. Or, en fait de précisions, Jésus ne rajoute que des éléments imprécis, graves certes mais surtout récurrents dans la suite de l’histoire humaine. Chaque catastrophe qui arrive apporte avec elle son lot d’angoisse, et chaque nouvelle angoisse suscite un nouveau prédicateur qui se dit capable d’en délivrer. C’est vrai en religion comme en politique, même dans les pays de stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il en vient toujours qui sont à dire que c’est la faute d’untel, qu’ils répareront toutes choses si on les suit, si on fait ce qu’ils disent.
            Or, en lisant attentivement notre texte, nous ne voyons pas, mais alors pas du tout, Jésus enseigner ainsi. La question de « la faute à qui… » ne le préoccupe pas, ne le préoccupe jamais. Et lorsqu’il évoque une possible fin des temps, ça n’est jamais pour dire « Moi moi moi… ». Lorsqu’on lui demande des précisions sur une catastrophe, Jésus ajoute d’autres éléments catastrophiques, et il ajoute surtout « mais ça ne sera pas la fin ».
             Jésus ne dit évidemment pas cela pour annoncer que le pire est encore à venir. On ne prêche pas à celui qui est éprouvé que ça aurait pu être pire. Lorsque Jésus énonce que « ça ne sera pas la fin », ça n’est pas une catastrophe qu’il annonce, ni la catastrophe suivante, ni la catastrophe finale. Lorsque Jésus parle ainsi, c’est Luc qui pose aux survivants d’une catastrophe la question « et maintenant ? » Ainsi donc, maintenant que le second Temple est détruit, maintenant que le lieu de la présence de Dieu a été ravagé, maintenant que Dieu lui-même a laissé faire ça, maintenant que tu es devant les ruines de ce que tu avais de plus précieux, de ce qui était ton espérance et ta vie,  maintenant que, pourtant, tu n’es pas mort, que vas-tu faire ?
L’on raconte ainsi que Rabbi Akiba a ri devant les ruines du second Temple ; devant d’autres rabbis médusés, il a ri du rire de l’espérance, s’est expliqué sur son rire, et a consolé ses amis (Talmud de Babylon, Makot, 24 B). Rabbi Akiba avait 20 ans au moment de la destruction du Temple. Après cela, lui et ses amis ont inventé une nouvelle forme de la foi, non pas bâtie sur la fidélité aux fragiles pierres du Temple, mais bâtie plutôt sur la patiente lecture et l’humble interprétation d’un texte qu’on pouvait apprendre par cœur s’il le fallait, et emporter partout.
           
Et maintenant, que vas-tu faire ? Luc pose cette question à tous ceux de ses lecteurs qui ont à répondre, en quelques circonstances que ce soit, à la question « et maintenant ? » Pour les premiers lecteurs de Luc, pour ceux qui se sont les premiers réclamés de la foi au Christ, les temps ont pu être terriblement durs ; ces premiers croyants vivaient dans un monde qui était d’une dureté et d’une brutalité que nous n’imaginons pas. Nous ne sommes pas ce des premiers lecteurs, mais il y a, aujourd’hui encore, des croyants que leur foi met en danger…
Nous croyons et professons librement, mais il nous faut parfois, sur les ruines de nos vies, répondre à la question « et maintenant ? »
Entreprendre ? Mais comment alors entreprendre, puisque, la catastrophe étant advenue, il est apparu que tout ce qu’on avait construit le fut manifestement en pure perte ? Que reste-t-il alors ? Le texte que nous lisons ne laisse presque rien subsister, sauf ceci : « Pas un cheveu de votre tête ne sera perdu. » C’est une promesse dérisoire et néanmoins considérable. Et remarquons bien tous ensemble que cet énoncé ultime de l’espérance ne mentionne même pas le nom de Dieu. Cet énoncé rend tout à l’être humain qui a tout perdu, mais pas tout à fait tout. Cet énoncé fait ultimement confiance à l’être humain : il te reste ta vie. Et il reste aussi cette persévérance de la vie, cette persévérance dans la vie qui sera pour celui qui est éprouvé le point de départ de son relèvement.

            La catastrophe n’est pas encore là et nous ne prions pas pour qu’elle arrive. Lorsqu’elle arrivera, peut-être alors apprendra-t-on qui est qui, mais là n’est pas la question. Il y en a qui, au moment de la catastrophe, prennent la fuite et sauvent leur peau et qui, plus tard, deviennent les premiers prédicateurs de l’Evangile.
Se peut-il que nous soyons prêts à faire face au pire ? Ce que Jésus dit dans le texte que nous méditons maintenant, suggère bien que non. Nul n’est prêt à l’adversité radicale ; ça ne serait plus l’adversité radicale. L’on ne peut pas se préparer à répondre d’une situation qu’on n’a jamais pu envisager. Pourtant au moment où nous lisons notre texte, la question de la foi peut-être posée là, non pas dans l’angoisse de perdre, mais dans une double reconnaissance. La reconnaissance de ce qui est donné maintenant, un temple, une vie, une ville, l’amitié et l’amour des vivants… tout cela qu’on ne méritait pas et qui peut bien n’être qu’éphémère. Reconnaissance première et essentielle. Et voici la reconnaissance seconde, non moins essentielle, que nous pouvons goûter dès maintenant, et qui sera pleinement donnée à celles et ceux qui auront à faire face à ce pour quoi il était impossible qu’ils soient préparés : « aucun cheveu de votre tête ne sera perdu ».
Cette reconnaissance, elle est nôtre dès maintenant. Pour le reste, le Seigneur pourvoira. Amen

dimanche 3 novembre 2013

Sur la foi, et surtout sur la prière (Luc 17,33 - 18,17)

Pour marquer la continuité de cette prédication avec celles qui l'ont précédée, et pour marquer aussi que toutes ces prédications portent sur le même ensemble de textes de l'évangile de Luc, le texte reproduit ci-après commence au milieu d'un enseignement. Vous pouvez reprendre la lecture du texte bien plus haut, et reprendre les prédications de ces dernières semaines, aussi.

Et puis le texte que j'ai choisi de reproduire comporte un verset (le 37ème) qui est peu commenté et qui est, il me semble, un verset de conclusion. J'en donne un rapide commentaire au cours de la prédication qui suit, mais je pense aussi qu'il est adressé aux auditeurs, aux lecteurs, par un maître agacé. Après tout ce qu'ils ont entendu, ils posent encore ce genre de question? Et bien voici une réponse cassante et énigmatique, pour conclure, pour les inviter à faire le travail de réflexion qui s'impose. J'attribue donc à ce verset une fonction un peu similaire à celui qui conclut l'un des épisodes précédents et qui dit "... ta foi t'a sauvé." 

Luc 17
(Jésus enseigne sur le jour du Fils de l’homme, le jour du jugement)

33 Qui cherchera à conserver sa vie la perdra et qui la perdra la sauvegardera.
 34 Je vous le dis, cette nuit-là, deux hommes seront sur le même lit: l'un sera pris, et l'autre laissé.
 35 Deux femmes seront en train de moudre ensemble: l'une sera prise, et l'autre laissée.»

 37 Prenant la parole, les disciples lui demandèrent: «Où donc, Seigneur?» Il leur dit: «Où sera le cadavre, là se rassembleront les vautours.»

Luc 18
1 Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager.
 2 Il leur dit: «Il y avait dans une ville un juge qui n'avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes.
 3 Et il y avait dans cette ville une veuve qui venait lui dire: ‹Rends-moi justice contre mon adversaire.›
 4 Il s'y refusa longtemps. Et puis il se dit: ‹Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les hommes,
 5 eh bien! parce que cette veuve m'ennuie, je vais lui rendre justice, pour qu'elle ne vienne pas sans fin me casser la tête.› »
 6 Le Seigneur ajouta: «Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice.
 7 Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit? Et il les fait attendre!
 8 Je vous le déclare: il leur fera justice bien vite. Mais le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?»

 9 Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres:
 10 «Deux hommes montèrent au temple pour prier; l'un était Pharisien et l'autre collecteur d'impôts.
 11 Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même: ‹O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d'impôts.
 12 Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure.›
 13 Le collecteur d'impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant: ‹O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis.›
 14 Je vous le déclare: celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l'autre, car tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé.»

 15 Des gens lui amenaient même les bébés pour qu'il les touche. Voyant cela, les disciples les rabrouaient.
 16 Mais Jésus fit venir à lui les bébés en disant: «Laissez les enfants venir à moi; ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux.
 17 En vérité, je vous le déclare, qui n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas.»

Prédication :
            Nous allons commencer par situer cette parabole dans un grand ensemble qui commence au 14ème chapitre de Luc – nous sommes au 18ème chapitre de Luc – et qui finira au chapitre 19. Cela fait donc six chapitres qui sont consacrés à un grand enseignement sur la foi et le salut. Mais cet enseignement a une forme très particulière, puisqu’il consiste en réalité en un démontage méthodique et radical de tout ce que le sens commun considère comme signe habituel et  normal de la foi. Et la foi, pour le sens commun, c’est ce qui permet de rester entre soi, d’être certain du bien fondé de ce qu’on est, et de ne fréquenter que des gens respectables… Jésus démonte tout cela. Le respect du shabbat, Jésus le conteste publiquement et guérit. L’importance que les gens se donnent en se recevant les uns chez les autres, il s’en moque et il préfère les sans grades. L’obligation de rendre les invitations, il l’écarte au profit de la gratuité. Les fidélités dues à la famille, il les dénonce pour que place soit faite à une liberté personnelle qui permette de choisir personnellement ce qu’on veut faire et qui l’on veut suivre. Ce qui tient lieu de foi aux gens biens, Jésus ne s’y intéresse pas…
La foi serait-elle alors une folie ? Bien au contraire, Jésus la dit raisonnable et soucieuse de la vie d’autrui. Et il poursuit en contestant entre autres, le droit sacré des aînés à disposer de toute la richesse.
Toutes ces choses ne relèvent sans doute pas de la foi au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais elles étaient en tout cas sacrées et inamovibles, elles étaient faites parce qu’on devait les faire.
Ça n’est pas tout. Une fois ces premiers obstacles écartés, et, si l’on peut dire, une fois que la place est faite pour la foi – peut-être – Jésus interroge les miracles, dont la résurrection, qui semblent ne conduire personne à la foi, et les Ecritures Saintes, que personne ne semble disposé à lire. Si l’on ajoute à tout ceci que Jésus répond à ses disciples inquiets que la foi, telle qu’on la voit, telle qu’on la pratique, ne peut en aucun cas garantir le salut, vous avez un résumé assez précis de tout son enseignement sous la forme de trois adjectifs qualifiant la foi : improbable, mystérieuse, impuissante. Ce qui fait peu de certitudes.
            Sans doute les disciples de Jésus, et bien des lecteurs de l’évangile de Luc, ont-ils été déroutés par un enseignement aussi radical. Tout ce sur quoi ils croyaient pouvoir compter, tout ce qu’ils croyaient devoir défendre, est balayé.
Mais réfléchissons-y un instant. Existe-t-il dans la suite de l’évangile, et jusqu’à la croix, et jusqu’à la résurrection, quelque chose qu’on tient pour certain et qui ne soit pas balayé ? Même la mort, certitude des certitudes, est balayée. N’anticipons pas.
           
Ainsi donc, depuis le chapitre 14 – et nous sommes maintenant au chapitre 18 – Jésus enseigne méthodiquement, démonte méthodiquement, tout ce qu’il est convenu de reconnaître comme signe de la foi. De la foi convenue il défait, un à un, tous les attributs, tous les signes. Et il va même jusqu’à oser dire que là où l’on se met d’accord massivement sur tel ou tel signe de la foi, il n’y a qu’un cadavre de la foi, et que ceux qui s’assemblent sur les cadavres sont des vautours.
Y a-t-il, au moment où nous lisons, un signe habituel de la foi qui n’ait pas encore été questionné par Jésus ? Il y en a un, le seul d’ailleurs auquel Jésus ne se soit pas encore attaqué, c’est la prière. Et on va bien naturellement commencer par dire qu’au niveau de dépouillement auquel nous a mené l’enseignement de Jésus, il ne peut nous rester qu’à prier, et constamment, et beaucoup, et sans se décourager – ou plutôt sans perdre cœur.
            Etonnante parabole que celle qui suit : un juge du genre sans foi ni loi finit par rendre justice à une veuve du genre casse pied afin qu’elle ne vienne plus le harceler. La veuve prie. Une interprétation hâtive identifierait Dieu et ce juge. Dieu deviendrait alors un juge du genre sans foi ni loi qui finirait par exaucer nos prières juste pour cesser d’entendre nos criaillements ? Nous ne pouvons pas tenir cette position une seule seconde. Bien entendu, d’aucuns nous rendront témoignage qu’ils ont prié des années et qu’ils ont fini par voir leur prière exaucée. Mais on ne peut pas promettre l’exaucement de n’importe quelle prière au motif qu’elle aurait été priée avec une obstination sans failles. Dieu n’est pas un juge sans foi ni loi. Et Dieu est au demeurant quelqu’un dans cette parabole, il est peut-être justement la veuve, celle qui prie, et Dieu prie l’être humain sans foi ni loi ; Dieu prie, sans cesse, et encore, pour que l’être humain cesse peut-être un jour d’agir par lassitude, ou par calcul… L’être humain peut-il entendre la prière de Dieu ?
La parabole ne dit évidemment pas qui de la veuve ou du juge est l’être humain, ni qui est Dieu. Si elle le précisait, ça ne serait pas une parabole, mais une allégorie… Elle nous interroge d’abord sur l’adresse de la prière ; elle interroge ensuite sur l’objet de la prière. Que demande la veuve ? Demande-t-elle justice ? On ne demande pas justice à un juge sans foi ni loi : il ne la rendra pas. Le verbe grec nous oriente moins vers la justice que vers la vengeance. Entre les deux, la différence est considérable et nous en avons l’illustration chaque fois qu’un jugement est rendu et qu’il est considéré comme trop clément. La différence entre la justice et la vengeance, c’est que la vengeance exige une sorte d’équivalence fixée par le plaignant. Ce que demande la veuve n’est pas la justice, mais la vengeance, autrement dit, elle sait à qui elle s’adresse, ce qu’elle demande, pourquoi elle le demande, et elle sait qu’elle sera assouvie lorsqu’elle l’aura obtenu. Est-ce ainsi qu’on prie Dieu ? La prière, est-ce exiger vengeance, c’est à dire rétribution, auprès de Dieu ?
Certaines de nos prières ressemblent à ça. Et Jésus justement nous aide à le reconnaître en poursuivant ainsi son enseignement : « Et Dieu ne vengerait pas… » Mais ici, prudence. Nous avons exclu que Dieu soit un juge sans foi ni loi, nous devons donc exclure que l’exaucement des prières ne soit accordé qu’aux plus insistants, obstinés, ou bruyants d’entre nous. Lorsque Dieu exauce, Dieu ne venge pas, il fait justice, et il ne fait pas justice aux plus assidus, mais à ses élus, qu’il est seul à connaître.
Il ne reste donc rien, dans l’enseignement de Jésus, d’une prière qui serait par calcul, et qui serait exaucée par insistance par un Dieu finalement vénal. Dieu n’exaucera pas un jour les plus priants d’entre nous parce qu’ils auront bien mérité de la prière, mais Dieu fait justice tout de suite à ceux qu’il a élus.
Une prière dans la foi ne peut pas avoir d’autre objet que celui-ci : que Dieu fasse justice tout de suite à ceux qu’il a élus. Or Dieu, libre d’élire qui il veut, n’a pas besoin qu’on lui adresse cette seule prière. Pourtant, il s’agit bien, nous l’avons lu, de prier constamment et de ne pas se décourager. Mais pour quoi prier alors ? L’enseignement de Jésus peut nous répondre. Il nous reste à prier que, le Fils de l’homme venant, il trouve la foi sur la terre, la foi, et non pas seulement les apparences de la foi.
Car si le Fils de l’homme venait aujourd’hui, il trouverait sans aucun doute, et dans toutes les chapelles, et dans toutes les religions, des gens contents d’être ce qu’ils sont, contents de se trouver plus justes que les autres, contents d’adorer le seul vrai dieu, le leur, à leur manière, la seule juste, et de le bien montrer. Mais est-ce cela, la foi dont Jésus parle depuis des chapitres entiers ? Il trouverait aussi des gens qui se frappent la poitrine et prient Dieu – ou ce qui leur en tient lieu – d’avoir pitié des pécheurs qu’ils sont. Est-ce cela, la foi ?  Presque… on approche.

Après le pharisien arrogant qui a tout à faire valoir, après le collecteur d’impôts qui n’a rien à faire valoir, il y a l’enfant, celui qui ne peut même pas faire valoir qu’il n’a rien à faire valoir. La foi, c’est ça… c’est la position de celui qui ne peut même pas faire valoir qu’il n’a rien à faire valoir. Et la prière de la foi n’est pas « prends pitié de moi », mais « prends pitié de lui » ou « prends pitié d’eux ». Amen

dimanche 20 octobre 2013

Signes indubitables de la foi, certitude du salut (Luc 17,20-35)

Les listes de "textes du jour" découpent bien souvent le texte en laissant de côté certains versets. Ainsi, le lectionnaire "Dimanches et fêtes" passe-t-il de Luc 17,11-19 à Luc 18,1-8. Il laisse de côté les versets que nous allons commenter maintenant. Ces versets sont, tout comme il me semble, l'occasion d'approfondir encore la réflexion sur la foi. Pour rappeler au lecteur telle des prédications qui ont précédé celle-ci, et parce que le texte de Luc l'évangéliste est beaucoup plus homogène que ce qu'on imagine, je reprends la lecture vers la fin de la rencontre de Jésus avec dix lépreux.

Luc 17
15 L'un d'entre eux, voyant qu'il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix.
 16 Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce; or c'était un Samaritain.
 17 Alors Jésus dit: «Est-ce que tous les dix n'ont pas été purifiés? Et les neuf autres, où sont-ils?
 18 Il ne s'est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu: il n'y a que cet étranger!»
 19 Et il lui dit: «Relève-toi, va. Ta foi t'a sauvé.»

 20 Les Pharisiens lui demandèrent: «Quand donc vient le Règne de Dieu?» Il leur répondit: «Le Règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable.
 21 On ne dira pas: ‹Le voici› ou ‹Le voilà›. En effet, le Règne de Dieu est au milieu de vous.»

 22 Alors il dit aux disciples: «Des jours vont venir où vous désirerez voir ne fût-ce qu'un seul des jours du Fils de l'homme, et vous ne le verrez pas.
 23 «On vous dira: ‹Le voilà, le voici.› Ne partez pas, ne vous précipitez pas.
 24 En effet, comme l'éclair en jaillissant brille d'un bout à l'autre de l'horizon, ainsi sera le Fils de l'homme lors de son Jour.
 25 Mais auparavant il faut qu'il souffre beaucoup et qu'il soit rejeté par cette génération.
 26 «Et comme il en fut aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il aux jours du Fils de l'homme:
 27 on mangeait, on buvait, on prenait femme, on prenait mari, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche; alors le déluge vint et les fit tous périr.
 28 Ou aussi, comme il en fut aux jours de Loth: on mangeait, on buvait, on achetait, on vendait, on plantait, on bâtissait;
 29 mais, le jour où Loth sortit de Sodome, Dieu fit tomber du ciel une pluie de feu et de soufre et les fit tous périr.
 30 Il en ira de la même manière le Jour où le Fils de l'homme se révélera.
 31 «Ce Jour-là, celui qui sera sur la terrasse et qui aura ses affaires dans la maison, qu'il ne descende pas les prendre; et de même celui qui sera au champ, qu'il ne revienne pas en arrière.
 32 Rappelez-vous la femme de Loth.
 33 Qui cherchera à justifier sa vie la perdra et qui la perdra l’engendrera.
 34 Je vous le dis, cette nuit-là, deux hommes seront sur le même lit: l'un sera pris, et l'autre laissé.
 35 Deux femmes seront en train de moudre ensemble: l'une sera prise, et l'autre laissée.»

Prédication :
            Juste après la lecture de ces quelques versets, faisons une sorte de bilan. Il y a le Samaritain qui avait été lépreux, et auquel Jésus affirme que sa foi l’a sauvé. Il y a Noé, qui fut sauvé du déluge. Loth, sauvé de la destruction de Sodome. Il y a bien d’autres personnages, comme les contemporains de Noé et de Loth, qui périrent. Il y a aussi des Pharisiens, et les lecteurs que nous sommes. Tous sont engagés dans une réflexion sur la foi, une réflexion qui traverse plusieurs chapitres de l’évangile de Luc, une réflexion difficile, et exigeante.
            Cette réflexion, cela fait plusieurs semaines que nous la poursuivons et, au point où nous en sommes, elle peut être ainsi résumée : sachant que c’est par la foi qu’on est sauvé, existe-t-il un critère absolu qui permette de dire qui a la foi, et donc qui est sauvé ?
            A Noé bien entendu Jésus ne put pas dire que sa foi l’avait sauvé du déluge. Pourquoi Noé fut-il sauvé ? Jésus, interprète original et brillant de la Genèse, ne mentionne pas du tout la justice et la droiture de Noé. Mais il évoque plutôt une forme de vie qui, du temps de Noé, est réduite au processus alimentaire et procréateur : les gens mangent, boivent, copulent et se reproduisent, et c’est tout. Aucune autre activité. Comment qualifier une telle vie ? C’est une vie de prédation, une vie d’expansion, une vie de violence. Noé décide de refuser cette vie, il entre dans l’arche, c'est-à-dire dans une alliance, un projet de vie commune dans un espace limité et qu’il faut préserver. Retenez bien que Noé entre dans l’arche. Noé put être sauvé parce qu’il décida d’entrer dans l’espace limité de l’arche.
            A Loth bien entendu Jésus ne put pas dire que sa foi l’avait sauvé de la destruction de Sodome. Pourquoi Loth fut-il sauvé ? Jésus, de nouveau interprète brillant et original de la Genèse, nous épargne une longue relecture. Il ne mentionne en aucun cas la justice et l’hospitalité de Loth, ni les mœurs brutales et dépravées des hommes de Sodome. Cela ne l’intéressait pas. Loth, ça se passe en ville, c'est-à-dire dans un espace clos, un espace à l’intérieur duquel on mange, boit, achète, vend, plante et bâtit, et rien d’autre. On n’accomplit là rien d’autre que des activités économiquement finalisées. C’est une autre forme de la violence. Et Loth décide de sortir, et il sort de Sodome ! Il put être sauvé du désastre parce qu’il sortit.
            Loth sortit… Noé entra… Pour ce qu’il en est de trouver un critère absolu qui permette de dire qui a la foi, c’est raté. Et pourtant ils sont assez semblables. Ils prennent une décision, ils la mettent en œuvre, et ils se singularisent par rapport à leurs contemporains. Dans l’interprétation qu’en donne Jésus, c’est sans aucunement se préoccuper de leur salut qu’ils le font, et sans chercher de récompense. Leur acte est libre et gratuit. Jacob sort de Sodome, Noé entre dans l’arche, et personne ne s’en aperçut. Mais il est certain que, dès qu’ils mettent en œuvre leurs choix, c’est que tant l’un que l’autre perd les avantages que lui procurait le mode de vie qu’il partageait jusqu’alors avec ses contemporains. Cette perte, qui était le prix de leur acte, le prix de leur liberté, fut le motif de leur nouvelle vie : celui qui perdra sa vie l’engendrera, énonce ensuite Jésus.
Nous pouvons voir le signe de la foi dans l’acte de Noé, et dans celui de Loth. L’interprétation que Jésus donne nous permet de repérer que l’acte de la foi qui sauve est un acte personnel, assumé et désintéressé. Ce dernier adjectif, désintéressé, est le plus important parce qu’il renvoie à la décision personnelle qui précède l’acte, une décision qui ne calcule pas, et qui n’envisage aucun profit. Noé entre, Loth sort, le Samaritain revient, chacun fait mouvement, sans aucunement savoir où cela le mène. 
            Jésus n’a certes pas dit à Noé, ni à Loth, « ta foi t’a sauvé », mais, avec beaucoup de prudence, et en essayant de poursuivre l’interprétation de Jésus, nous allons oser dire que la foi de Loth a sauvé Loth, et que la foi de Noé a sauvé Noé, tout comme c’est la foi du Samaritain qui l’a sauvé. Et le plus important, c’est de se souvenir qu’aucun des trois ne le savait.

            La question de la foi n’est pas pour autant épuisée. Il y a deux raisons à cela, deux raisons qui apparaissent dans les versets que nous méditons.
La première, c’est que nous voudrions savoir, avant de nous mettre en route, ce que nos actes nous mériteront. C’est la question que posent les Pharisiens, une sorte de question préalable : quand donc vient le Règne de Dieu ? Autrement dit, à quoi le reconnaît-on ? C’est la question des Pharisiens, question de ceux qui, toujours plus ou moins Bible en main, exigent pour eux-mêmes, et souvent contre leurs semblables, une rétribution divine de leurs choix et de leurs actes avant même d’avoir choisi et agi, avant même d’avoir cru. Et bien il n’y a rien de la foi si l’on attend d’être certain pour croire…
La seconde raison pratique pour laquelle la question de la foi n’est pas épuisée, c’est que nous voudrions savoir, après nous être mis en route, ce que nous avons gagné à le faire. Cette situation est brutalement évoquée par Jésus : rappelez-vous la femme de Loth. « Sa femme regarda en arrière et devint une colonne de sel » (Genèse 19,26). Elle avait pourtant été sauvée de la destruction de Sodome ; elle l’avait été en tant que femme de Loth, c'est-à-dire sans aucun mérite personnel. Mais elle s’est retournée. A son salut par pure grâce, et à la foi avec laquelle elle s’est enfuie, elle a voulu ajouter quelque chose, une sorte de supplément de vie, un supplément de jouissance, une certitude, en contemplant le malheur de Sodome. J’ai eu bien raison de fuir, a-t-elle dû se dire, j’ai eu bien raison, et cela l’a figée… Celui qui voudra assurer, justifier, rétribuer lui-même sa vie, ou sa foi, la perdra. Pauvre femme de Loth, et pauvre de nous…
Prenons bien garde à ce que nous venons d’énoncer. Car celui qui pose un regard entendu ou satisfait sur le malheur de la femme de Loth risque bien de subir le même sort qu’elle. Il ne reste rien de la foi si l’on cherche derrière soi la justification d’avoir cru.

Nous ouvrions cette prédication en nous demandant si un critère absolu de la foi pouvait être formulé. Faisons le bilan. Ni entrer, ni sortir, ni faire demi-tour ne peuvent constituer un tel critère. Nous devons écarter aussi des raisons qui viendraient avant nos actes, et des justifications qui viendraient après eux. Nous ne pouvons pas d’avantage retenir qu’il s’agit d’être des héros, ou des gens d’une totale insignifiance : une simple lavandière et un dormeur ordinaire ne sont pas nécessairement exclus du salut. N’ayant jamais accès qu’aux apparences et n’ayant connaissance que de peu de choses, et très peu de connaissance de nous-mêmes, nous ne pouvons donc pas formuler un critère absolu de la foi qui nous garantisse une certitude absolue du salut.
C’est une heureuse conclusion. Car elle nous mène à conclure qu’il est parfaitement inutile de se précipiter vers ceux qui affirment qu’ils savent ce qu’il en est et ce qu’il devrait en être. Et si notre enquête fut vaine, c’est qu’aucune situation n’est disqualifiée d’emblée, qu’aucun être humain n’est d’emblée écarté. Autrement dit, il n’y a pas de vie sans espérance, chacun peut prendre et mettre en œuvre des décisions salutaires, et aucun être humain n’est perdu.
En renonçant à formuler un critère absolu de la foi, nous nous rendons disponibles pour croire. Le Dieu en qui nous croyons, et qui veut nous sauver, saura nous inspirer. Amen