Matthieu 11
2 Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres
du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples:
3 «Es-tu ‹Celui qui vient›
ou attendons-nous quelqu’un d’autre?»
4 Jésus leur répondit: «Allez rapporter à Jean ce que vous
entendez et voyez:
5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent
droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts
ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres;
6 et heureux celui qui
n’aura pas été piégé à cause de moi!»
(…)
20 Et alors il se mit à fulminer
contre les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu'elles
ne s'étaient pas converties.
21 «Malheureuse es-tu, Chorazin! Malheureuse es-tu,
Bethsaïda! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr
et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre, elles se seraient
converties.
22 Oui, je vous le déclare, au jour du jugement, Tyr et
Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous.
23 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu'au ciel? Tu
descendras jusqu'au séjour des morts! Car si les miracles qui ont eu lieu chez
toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd'hui.
24 Aussi bien, je vous le déclare, au jour du jugement, le
pays de Sodome sera traité avec moins de rigueur que toi.»
25 Et à cet instant,
Jésus reprit : «Je confesse, Père, Seigneur du ciel et de
la terre, (que tu as) caché cela aux
sages et aux intelligents et (que tu
l’as) dévoilé aux très petits enfants.
26 Oui, Père, c'est ainsi que tu en as disposé dans ta
bienveillance.
27 Tout m'a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils
si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à
qui le Fils le dévoilera :
28 «Venez auprès de
moi, vous tous qui peinez, surchargés par le fardeau, et moi je vous donnerai
le repos.
29 Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi que je suis serein,
et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes.
30 Oui, mon joug est bienfaisant
et mon fardeau léger.»
Prédication :
Ainsi donc, pour ne relire
maintenant qu’un seul verset, le 25ème, cela fut caché aux intelligents et aux sages et dévoilé aux très
petits enfants. Qu’est-ce que cela ?
Cela ne peut être que dévoilé, affirme Jésus, et si l’on cherche à en
donner une formulation qui soit accessible aux intelligents et aux sages, ce
n’est plus de cela que nous parlons.
Tout au plus peut-on espérer rendre compte du mouvement de ce dévoilement, et
repérer un chemin qui, peut-être, sera praticable.
Demandons-nous d’abord si
le monde est partagé entre les intelligents et les sages d’un côté, et les très
petits enfants, de l’autre ? Supposons-le un instant. Nous sommes tous ici
en possession de moyens intellectuels et sans doute aussi d’un certain nombre
d’éléments de sagesse. Devons-nous abdiquer et régresser pour nous approcher de
Jésus, pour nous approcher de Dieu, et en revenir à cet état ancien, qui nous
vit dans tout la belle pureté du premier âge nous consacrer exclusivement – ou
presque – à notre alimentation et à notre sommeil ? Prêcher ceci
reviendrait à récuser l’intelligence et la sagesse ; une prédication qui
récuse l’intelligence et la sagesse est étrangère à l’Evangile. L’Evangile
certes interroge radicalement certains visages, certains mésusages de
l’intelligence et de la sagesse. Mais l’humanité n’a pas besoin, n’a jamais eu
besoin de hordes d’adeptes décérébrés. L’humanité n’a pas besoin non plus de gourous. Nous avons supposé un
instant que le monde pourrait être partagé entre les intelligents et les sages
et les très petits enfants. Nous écartons cette supposition…
Nous écartons aussi cette
supposition parce que le texte lui-même ne permet pas de la maintenir. Dans la
bouche de Jésus il n’y a pas un principe intangible, mais une exclamation,
comme il est écrit : « Et à cet
instant, Jésus reprit :
… » L’on pourrait même oser traduire par « Et à cet instant, Jésus se
reprit… », tout comme l’on dit parfois à une personne qui s’emporte, ou
déraille, ou s’égare : « Mais enfin, reprends-toi ! »
Jésus se serait-il
égaré ? Un moment d’égarement pourrait-il arriver à Sa Divine
Personne ? Blasphème… Pourtant, chers amis, nous allons poursuivre cette
piste, celle d’un moment d’égarement de Jésus. Voyez-vous la doctrine ne doit
jamais précéder la lecture. Et le texte biblique est là juge de nos passions.
Lisons, lisons les versets qui précèdent celui par lequel nous avons commencé
cette méditation, et demandons-nous sérieusement ce qui s’y joue.
Jean le Baptiste, d’abord,
envoie demander ceci à Jésus : «Es-tu ‹Celui qui vient› ou attendons-nous
quelqu’un d’autre?» Jean est emprisonné et ne lui parviennent sans doute
que des rumeurs. Ceux de ses propres disciples qu’il envoie vers Jésus sauront
bien le rassurer. Mais nous devons interroger la question de Jean le Baptiste.
Lui qui a prophétisé une venue s’enquiert de la réalisation littérale de sa
propre prophétie. Il veut savoir, oui, ou non, si Jésus est bien cet homme qu’on attend. Alors
bien entendu à Jean le Baptiste on fera crédit de sa réclusion ; mais on
va se demander sérieusement si la satisfaction d’un prophète tient à la
réalisation littérale de ses prophéties. La question que pose Jean le Baptiste
ressemble fort à ce genre de question que se posent ceux qui, ayant donné
longtemps le meilleur d’eux-mêmes au service de l’Evangile, se demandent
soudain si, par malheur, ils n’auraient pas œuvré pour rien et qui espèrent un
réconfort, ou une sorte de récompense...
Oui, ou non, es-tu celui
dont j’ai annoncé la venue ? Jésus ne tombe pas dans le piège du oui ou du
non. Il ne répond pas « Oui je suis
celui que tout le monde attend ! », mais il répond sur les actes et
sur la prédication. Il répond sur un engagement qui certes est le sien propre
mais qui pourrait, qui peut toujours, être l’engagement d’autres que lui. Notre
engagement !
Jésus est celui qui vient, telle est sans aucun
doute la leçon de l’évangile de Matthieu. Mais tant qu’il y aura des aveugles,
des boiteux, des lépreux, de sourds, des morts et des pauvres, Jésus est celui
qui doit venir et les œuvres du Christ demeurent à accomplir. Les œuvres du
Christ auront à être accomplies par les humains tant que monde durera.
Retenons de Jean le
Baptiste qu’il cherche, dans une correspondance des prophéties et des faits, à
vérifier la pertinence de son propre ministère. Prophétiser n’est pas prédire,
mais certains dérapent parfois. Or, la quête, voire l’exigence d’une
correspondance littérale entre les prédictions et les faits est l’un des
visages possibles de l’intelligence, et pas le plus beau. S’agissant de la
sagesse, qui produit à partir de l’observation des énoncés probables, on pourra
dire aussi que l’exigence d’une correspondance littérale entre les énoncés et
les faits est l’un des visages possibles de la sagesse, pas le plus beau non
plus. Jean le Baptiste se comporterait-il momentanément comme l’un de ces
intelligents et sages qui énoncent, qui prédisent, puis qui exigent ?
Le réel de la vie ne doit
rien à la sagesse des sages ni à l’intelligence des intelligents. Le réel de la
venue du Christ ne doit rien aux prophéties des prophètes, ni aux doctrines des
théologiens, ni aux dogmes des Eglises. La prédication chrétienne ne peut
jamais dire « Il vient comme ceci et pas autrement ! » Elle ne
peut que proclamer « Il vient ! » et mettre concrètement en
œuvre ce qu’elle proclame.
La question finalement que pose Jean le Baptiste
traduit-elle un moment d’égarement ? L’hypothèse mérite, voyez-vous, qu’on
ne l’écarte pas trop vite, surtout lorsque la fin de la réponse de Jésus est
celle-ci : « heureux celui qui
n’aura pas été piégé à cause de moi ! » Heureux, énonce Jésus, celui
qui ne s’immobilise pas, qui ne s’arrête pas sur le nom, le texte, le dogme,
les visages toujours provisoires de la vérité. Heureux celui qui prêche, qui
témoigne, qui baptise, qui donne sans s’arrêter à aucune considération de
vérification, de validation par le grand nombre, ou de retour sur
investissement… Heureux celui pour qui tout ce qu’il reçoit est grâce et tout
ce qu’il donne est don, il ne sera piégé ni à cause de Jésus le Christ, ni à
cause de rien d’autre.
Ainsi, Jésus se montre lucide, et sans concession,
sur ce qu’il en est de la question de Jean le Baptiste. Mais lucide il l’est
beaucoup moins s’agissant de lui-même. Quelques versets plus loin, vous trouvez
dans la bouche de Jésus des propos terribles. Il s’en prend à tous ses
contemporains, collectivement. Il s’en prend à des villes entières,
collectivement. Et là où Abraham défendit toute une ville pécheresse devant
Dieu pour la raison que quelques justes s’y trouvaient peut-être, Jésus
condamnerait des villes entières au motif que quelques pécheurs y auraient
subsisté ? Dans ces villes Jésus a enseigné, il y a accompli des miracles,
oui. Et alors ? En quoi cela oblige-t-il les habitants de ces
villes ? La prédication de l’Evangile oblige-t-elle en quoi que ce soit
celui qui l’entend ? Le prédicateur, le témoin de l’Evangile, le Christ
lui-même, peuvent-il exiger de ceux auxquels ils s’adressent qu’ils approuvent
en adhérant massivement ?
Moment de faiblesse, moment d’égarement, moment
bien humain que celui que traverse ici Jésus. Moment que connaissent tous ceux
qui, dans quelque domaine que ce soit, donnent le meilleur d’eux-mêmes, et pour
quel résultat ? Qui se consacre sérieusement à des enfants, des ados, des
détenus, des camés, des élèves de tous les âges… qui se consacre à ses sœurs et
frères en Eglise, bourriques, comprend de quoi je parle. A certains moments,
tout semble caché, et l’inertie des gens, et l’indifférence du monde appellent
ce genre de terribles propos.
Et puis soudain, ça passe. Et à cet instant, soudainement, Jésus reprit : «Je confesse,
Père, Seigneur du ciel et de la terre, (que
tu as) caché cela aux sages et aux intelligents et (que tu l’as) dévoilé aux
très petits enfants. » Jésus
reprend et se reprend. Il confesse d’un coup sa foi en Dieu, Seigneur du ciel
et de la terre : si ce qu’il entreprend doit avoir une suite, cela
appartient à Dieu. Il confesse en quelque manière son égarement, son inutile
ambition, ses exigences envers ses contemporains, et il s’en détourne. Il se
reprend en tant qu’homme, et se redonne en tant qu’homme et en tant que
Christ.
Intense soulagement, dévoilement, pour lui, et
pour nous. La foi en Dieu seul, et l’insouci de soi dont il fait montre à cet
instant fondent pour nous toute
libre adhésion possible.
Jésus passe – et l’on peut passer avec lui, derrière
lui – de l’autre côté, de l’autre côté, du côté de ceux qui reçoivent sans
avoir demandé, et qui donnent sans rien exiger. Dans ce passage, on n’abdique
rien de son intelligence, on ne renie rien de la sagesse, mais on laisse
derrière soi l’idée qu’on a raison d’être ce qu’on est et que ceux à qui l’on
donne nous doivent quoi que ce soit. On donne parce qu’on a choisi de donner,
et le devenir de ce don ne nous intéresse plus. On ne fait donc pas ainsi de ce
qu’on a choisi de porter une charge pour autrui. Jésus ne le fait pas lui-même,
ainsi donc son joug est-il doux, bienfaisant, et son fardeau léger.
L’engagement le plus profond est là, et avec lui
une certaine forme d’insouciance de soi qui est la marque de la grâce. Puisse
cela nous arriver. Amen