dimanche 24 septembre 2017

Suivre Jésus, pour quelle rétribution ? (Matthieu 19,29-20,21)

Matthieu 19
29 Et quiconque aura laissé maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra beaucoup plus et héritera la vie éternelle.
30 Beaucoup de premiers seront derniers et beaucoup de derniers, premiers.

Matthieu 20
1  «Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d'embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d'une pièce d'argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d'autres qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.›
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d'autres qui se tenaient là et leur dit: ‹Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail?› -
7 ‹C'est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés.› Il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne.›
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant: ‹Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.›
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d'argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu'ils allaient recevoir davantage; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d'argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison:
12 ‹Ces derniers venus, disaient-ils, n'ont travaillé qu'une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.›
13 Mais il répliqua à l'un d'eux: ‹Mon ami, je ne te fais pas de tort; n'es-tu pas convenu avec moi d'une pièce d'argent?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t'en. Je veux donner à ce dernier autant qu'à toi.
15 Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon?›
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers.»
17 Sur le point de monter à Jérusalem, Jésus prit les Douze à part et leur dit en chemin:
18 «Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes; ils le condamneront à mort
19 et le livreront aux païens pour qu'ils se moquent de lui, le flagellent, le crucifient; et, le troisième jour, il ressuscitera.»

20 Alors la mère des fils de Zébédée s'approcha de lui, avec ses fils, et elle se prosterna pour lui faire une demande.
21 Il lui dit: «Que veux-tu?» - «Ordonne, lui dit-elle, que dans ton Royaume mes deux fils que voici siègent l'un à ta droite et l'autre à ta gauche.»

Prédication :
Commençons avec ceci que Jésus annonce à ses disciples au sujet du Fils de l’homme : « …le troisième jour, il ressuscitera ». Nous savons tous ce qu’il en sera de la fin du ministère de Jésus, de sa Passion, de sa mort, et de sa résurrection. Mais, les Douze, lorsque Jésus leur annonce le sort du Fils de l’homme, que comprennent-ils de tout cela ?
A ce moment du récit de Matthieu, ceux qui accompagnent Jésus, les Douze et la mère de deux d’entre eux, ne comprennent sans doute pas grand-chose. Ils en sont plutôt à se demander s’ils seront bien récompensés pour avoir suivi Jésus. Une rétribution, c’est ce qu’ils attendent, ici-bas et dans l’au-delà. Jésus ne les détrompe d’ailleurs aucunement : rétribution il y aura. Qu’en sera-t-il de cette rétribution ?

C’est pour répondre à cette question que Jésus propose une parabole, ‘les ouvriers de la 11ème heure’ que seul Matthieu a recueillie.
            Il est constamment question de rétribution dans cette parabole. Mais il n’est question qu’une seule fois d’un prix convenu d’avance : le maître de maison discuta avec les ouvriers embauchés les premiers, et il convint avec eux du prix d’un denier, salaire parfaitement correct, on pourrait dire minimum légal, pour une journée de travail. Tous les autres ouvriers qu’il appelle par la suite, il les invite à aller à la vigne, et il leur promet de leur donner ce qui est juste. Répondant à l’appel, sans aucune discussion préalable, ils y vont.
            Tous ces ouvriers étaient des journaliers. Les journaliers se tenaient sur la place publique, offrant leurs services, le plus souvent pour des travaux de force. Ceux qui avaient besoin de main d’œuvre les prenaient pour une journée. On peut évidemment penser – sans doute d’ailleurs ont-ils tous ainsi pensé – que chacun serait payé proportionnellement à son temps de travail. Alors l’échelle des salaires entre ces hommes aurait été de 1 à 12. Qui se serait ému de ce que certains auraient touché 1/12ème du salaire d’une journée ? Qu’achète-t-on, et que mange-t-on avec 1/12ème du salaire d’une journée payée au minimum en vigueur ?
Lorsque le maître de maison commande qu’on rémunère en premier les derniers embauchés, c’est juste un artifice narratif, pour laisser les lecteurs, s’imaginer que les premiers embauchés vont toucher 12 fois plus que les derniers… et qu’ils vont être payés 12 fois au-dessus du taux en vigueur.
Mais, cette rétribution considérable aurait-elle été plus juste que celle qui fut mise en œuvre ? Elle aurait seulement satisfait un certain sens de l’arithmétique, et une certaine idée de l’équivalence travail salaire que nous appelons parfois justice.
Dans ce moment d’évangile où chacun s’intéresse à sa petite rétribution personnelle, qu’est-ce qui serait juste ? Que Jacques et Jean soient assis l’un à la droite et l’autre à la gauche de Jésus dans son royaume, serait-ce juste ? Pourquoi eux plutôt que d’autres ? Que ceux qui auraient tout abandonné à cause du nom de Jésus héritent la vie éternelle, serait-ce juste ? Que savons-nous de ce qu’abandonnent ceux qui suivent Jésus, et que savons-nous nous-mêmes de ce que nous abandonnons ?
Oui, c’est bien à un moment précis de son ministère que Jésus raconte cette parabole. Il est entouré, voire harcelé, par des gens qui veulent le suivre, mais qui voudraient savoir ce que cela leur rapportera, ou qui veulent être certains que la respectabilité d’un disciple et l’honneur qu’il doit recevoir sont proportionnels à son ancienneté dans la fonction… Et bien, à tous ces gens, Jésus annonce que oui, rétribution il y aura et que, quelle qu’elle soit, elle sera juste. Nous devons considérer, parce qu’il s’agit d’une parabole de Jésus, que la rétribution de tous les ouvriers, sans exception, est une rétribution juste. Et comme Jésus poursuit son enseignement en annonçant sa Passion, nous devons aussi considérer aussi sa Passion est la rétribution de son saint ministère, et que c’est une rétribution juste.

            A ce point de notre méditation, je partage avec vous un souvenir récent. Méditant sur ce texte, et parti dans Paris faire quelques achats, je passe par hasard rue Geoffroy l’Asnier (Paris 4ème), où se trouve le mémorial parisien de la Shoah ; perpendiculaire à cette rue, il y a l’allée des Justes. Les noms des Justes de France sont gravés là. J’y prends le temps du recueillement. Je prends aussi le temps de rechercher Madeleine Davaine, et Madeleine Dietz. Je suis petit-fils de l’une et petit-neveu de l’autre… Tous les gens dont les noms sont gravés sur ce mur ont pris des risques mortels pour sauver des Juifs. Quelle a été leur rétribution ? Si l’on considère le titre qui leur a été conféré, pour tous, la rétribution a été la même. Qu’ils aient caché quelqu’un pendant quelques heures ou pendant quelques années, qu’est-ce que ça change, lorsqu’il s’agit de sauver une vie ? Qu’ils aient sauvé une personne, ou dix, qu’est-ce que ça change ? Qu’ils aient payé leur engagement de leur vie ou qu’ils aient vécu longtemps après la guerre, qu’est-ce que ça change s’agissant de l’engagement lui-même ? Rien. Et s’agissant de la rétribution ?
Va dans la vigne, sauve ces gens, dit la voix de la conscience ! La rétribution de souffrance de celui qui savait ce qu’il risquait en répondant à l’appel est-elle moins juste que la rétribution de celui qui a la chance de survivre à son engagement ? Seul celui qui répond à l’appel a le droit de se prononcer sur sa rétribution. Mais, de fait, la question ne se pose pas, ne se pose jamais lorsqu’on décide de répondre à l’appel : va dans la vigne, pour la vigne, pour la vie ! L’appel est le même, impératif, et la réponse à l’appel ne souffre ni négociation, ni délai. Répondre à l’appel et y répondre de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toute sa force, c’est cela seul qui importe. Et alors, la rétribution sera juste, comme nous l’avons dit déjà, quelle qu’elle soit.
Alors, la Passion de notre Seigneur Jésus Christ, cette Passion qu’il annonce à ses disciples, sera-t-elle la juste rétribution de son Saint ministère ? Nous l’avons dit. Et la résurrection, alors, qu’en dirons-nous, puisque Jésus l’annonce aussi ? La résurrection est-elle la juste rétribution du Saint ministère et de la Passion de notre Seigneur ? Il ressuscitera, avons-nous lu. Mais c’est Matthieu 20 que nous lisons, et pas Matthieu 28 (Tout pouvoir m’a été donné…), ni Philippiens 2 (C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom). Nous lisons Matthieu 20, et lorsque nous le lisons finement, nous découvrons ceci : l’annonce que fait Jésus c’est que le Fils de l’homme  sera ressuscité, ou encore il sera relevé. Le verbe est à la voix passive. Le Seigneur, le Fils de l’homme, ne se relèvera pas tout seul. A la résurrection, qui va relever le Seigneur, qui va le ramener de la mort à la vie ? L’ange, qui descend du ciel, roule pierre et s’assied dessus ? Dieu lui-même… Dieu qui n’a pas besoin de nos services. Mais répondre Dieu n’épuise pas la question, surtout lorsqu’on vient juste d’entendre et de méditer la parabole des ouvriers de la 11ème heure.
Dans un certain sens, celui de cette parabole, le Fils de l’homme – Christ – ne se relèvera pas tout seul. La vigne ne s’entretiendra pas toute seule si personne ne répond à l’impératif d’y aller, impératif assorti d’une promesse : « Je vous donnerai ce qui est juste ». La vigne est une allégorie de la vie. La vie d’un être humain dans la détresse ne peut pas continuer si personne ne répond à l’appel. La vigne est aussi une allégorie de l’Eglise, et l’Eglise ne peut pas continuer en tant qu’Eglise du Christ vivant si personne ne répond à cet appel qui n’est assorti que d’une seule promesse : « Je vous donnerai ce qui est juste. »
Et bien, sœurs et frères, puissions-nous répondre à l’appel. Amen


dimanche 17 septembre 2017

Une dette irrémissible (Matthieu 18,21-35)

Longue est la liste des horreurs commises cette semaine. La mort, ce créancier impitoyable, servie souvent par des imbéciles, a encore exigé son dû. Devant un paysage de solitude et de beauté, ne pas l'oublier. Rendre grâce, dans une reconnaissance émue, avec une joie infinie, totale, et donc aussi habitée de larmes, celles de la douleur, celles de la révolte et, aussi, celles du repentir.
Matthieu 18
21 Alors Pierre s'approcha et lui dit: «Seigneur, quand mon frère péchera contre moi, combien de fois lui pardonnerai-je? Jusqu'à sept fois?»
22 Jésus lui dit: «Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois.
23 «Ainsi en va-t-il du Royaume des cieux comme d'un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs.
24 Pour commencer, on lui en amena un qui devait dix mille talents.
25 Comme il n'avait pas de quoi rembourser, le maître donna l'ordre de le vendre ainsi que sa femme, ses enfants et tout ce qu'il avait, en remboursement de sa dette.
26 Se jetant alors à ses pieds, le serviteur, prosterné, lui disait: ‹Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.›
27 Pris de pitié, le maître de ce serviteur le laissa aller et lui remit sa dette.
28 En sortant, ce serviteur rencontra un de ses compagnons, qui lui devait cent pièces d'argent; il le prit à la gorge et le serrait à l'étrangler, en lui disant: ‹Rembourse ce que tu dois.›
29 Son compagnon se jeta donc à ses pieds et il le suppliait en disant: ‹Prends patience envers moi, et je te rembourserai.›
30 Mais l'autre refusa; bien plus, il s'en alla le faire jeter en prison, en attendant qu'il eût remboursé ce qu'il devait.
31 Voyant ce qui venait de se passer, ses compagnons furent profondément attristés et ils allèrent informer leur maître de tout ce qui était arrivé.
32 Alors, le faisant venir, son maître lui dit: ‹Mauvais serviteur, je t'avais remis toute cette dette, parce que tu m'en avais supplié.
33 Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j'avais eu pitié de toi?›
34 Et, dans sa colère, son maître le livra aux tourmenteurs, en attendant qu'il eût remboursé tout ce qu'il lui devait.
35 C'est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur.»

Prédication : 
         Si mon frère vient à pécher contre moi… ou me manquer de respect, ou être plus chanceux – ou supposément plus favorisé par Dieu – que moi… La question que Pierre pose n’est pas nouvelle dans la Bible.
            Caïn, meurtrier de son frère Abel, chassé de sa terre pour cela, se plaint à Dieu de ce que tout homme qui le trouvera le tuera (Genèse 4). Mais il se voit protégé par un signe divin, avec la promesse, s’il vient à être à son tour assassiné, d’être vengé 7 fois. Cet épisode nous signale déjà une chose : à l’époque où ce texte a été composé, le fratricide était un crime si grave qu’il était considéré comme péché contre l’humanité elle-même, et l’humanité entière avait un devoir de vengeance. Mais une autre chose est aussi signalée : le meurtre de certaines personnes réputées spécialement protégées par Dieu lui-même pouvait être puni plus violemment encore qu’un fratricide. Etre vengé 7 fois, promesse réputée divine faite à Caïn, cela signifie que toute la famille du tueur éventuel serait mise à mort.
            Dans le même chapitre de la Genèse, Lamec, descendant de Caïn, met la barre encore plus haut : Lamec sera vengé 77 fois. Pour venger une égratignure, il fait vœu de tuer un enfant, et pour venger une simple blessure, il fait vœu d’anéantir une famille entière. Voyez à quel point il sacralise sa propre personne ! Et s’il ne peut mener à bien ses propres vengeances, ce sont ses femmes, éducatrices de la génération suivante, qui y pourvoiront.
Une société gérée par ce genre de loi a-t-elle une chance de survie ? Certaines sociétés méditerranéennes ont perduré avec de telles lois… La loi du Talion, qui prévoit une simple équivalence, « œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie » (Exode 21) aura clairement pour mission de limiter les excès de vengeance. Mais d’autres excès sont toujours possibles, comme punir de mort ceux qui se sont approchés un peu trop près d’un lieu sacré, ou qui ont transgressé le jour sabbat, ou qui ont eu avec quelques partenaire des relations réputées interdites (Lévitique 20).
Tout ce qu’un être humain fait qu’il n’aurait soit disant pas dû faire, ou ne fait pas mais qu’il aurait dû faire, peut toujours être qualifié de péché par un autre : « Il a péché contre moi, contre nous, contre le Christ ou contre Dieu ! » Et l’on s’autorise alors parfois des comportements très particuliers, voire la violence la plus extrême. Ou bien on ne se l’autorise pas… ça dépend, de ce qui s’est passé, ou du nombre de fois. Est-ce qu’à partir de 7 fois on peut tout se permettre ?


            Considérons les 7 fois que propose Pierre. Même s’il s’agit d’un chiffre symbolique, cela reste une quantité… une quantité déjà abondante, mais une quantité tout de même. La réponse de Jésus, 70 fois 7 fois, dépasse toute considération de quantité, ce qui doit nous conduire à écarter du champ de notre méditation tout ce qu’on peut compter, dénombrer, et qui ne relève au fond que de la contrariété, ou encore de la blessure d’amour propre. Alors, bien sûr, même cela peut s’achever dans la violence, voire par un assassinat : Jésus fut tué par des gens certes qui l’accusaient de péché, et de blasphème… mais contre lesquels il n’avait pas péché du tout.         Peu importe donc combien fait 7 fois 70. Lorsque Jésus répond 70 fois 7 fois, ce n’est plus de quantité qu’il s’agit. 70 fois 7 fois signale que lorsque qu’un frère pèche contre son frère, il y a des dégâts permanents, des atteintes irréversibles, du ravage dans sa vie. Avoir péché contre son frère, contre sa sœur, contre son semblable, c’est avoir fait rentrer la mort dans sa vie, c’est donc avoir contracté non seulement envers lui, mais aussi envers la vie elle-même, une dette absolument irrémissible.
            C’est à cette profondeur, c’est à ce niveau de gravité, que Jésus entend placer son enseignement. Et nous, nous entendons placer là aussi notre méditation.

            Tel est donc le point de départ de la parabole que Jésus raconte : un homme a une dette irrémissible. Serait-il vendu comme esclave avec femme et enfants, vivrait-il 1000 ans, la dette ne serait pas réglée. Et cet homme ne peut compter pour sa survie que sur la miséricorde, sur la pitié, sur le pardon en somme de son créancier… Et ce créancier lui fait miséricorde de l’incommensurable ; la dette irrémissible lui est remise, une dette incommensurable, même pour un roi de parabole. Au lieu de finir esclave, le débiteur sort en homme libre. Vous connaissez la suite : il fera jeter en prison un autre homme, qui lui doit quelque chose, c’est vrai, mais quelque chose de parfaitement dénombrable : 100 deniers, c’est au plus trois mois de travail.
            Sommes-nous concernés par une dette incommensurable, comme créancier, ou comme débiteur ? Oui, si nous sommes de ceux qui ont fait entrer la mort dans la vie de quelqu’un. Oui, si nous sommes de ceux qui ont vu la mort entrer dans leur vie par une main humaine. Nous allons en parler un peu plus loin.
Si Jésus (alias Matthieu) introduit cette dette incommensurable, irrémissible et pourtant remise, dans son enseignement, c’est qu’il a l’idée que tous ses auditeurs et lecteurs sont concernés. Ceux qui connaissent bien une certaine prière de Calvin vont se réciter ceci : « Seigneur Dieu, Père éternel, nous reconnaissons et nous confessons devant ta sainte majesté que nous sommes de pauvres pécheurs. Nés dans l’esclavage du péché, enclins au mal, incapables par nous-mêmes de faire le bien, nous transgressons tous les jours et de plusieurs manières tes saints commandements, attirant sur nous, en conséquence, la condamnation et la mort. » Il y a deux plans, dans ce début de prière : le plan du dénombrable (nous transgressons chaque jour…), et celui de l’incommensurable (nés dans l’esclavage du péché). Le premier plan relève de notre volonté. Et le second ? Qu’est-ce que ça veut dire, né dans l’esclavage du péché ? Il faut donner un sens à cela, et un sens qui ne soit ni moral, ni religieux, un sens qui n’installe ni dans le confort d’un péché originel tellement ineffaçable qu’on finit bien par s’en moquer, ni dans l’arrogance d’un péché originel tellement bien pardonné par un rituel efficace ou par grâce seule qu’on en devient un rien arrogant. Naître et être vivant, cela constitue une dette incommensurable et irrémissible : la vie nous a été donnée sans que nous l’ayons demandé ni mérité, et nous prélevons chaque jour sur la vie elle-même ce qu’il nous faut pour vivre. Nous sommes des débiteurs insolvables. Les vivants que nous sommes n’existent que par grâce et ne subsistent que par miséricorde. Miséricorde de qui ? Certains diront de Dieu, ou providence, d’autres diront destin, ou chance. Mais la dette est la même pour tous. En même temps, nous contribuons à la vie, nous répondons de la vie, nous la choisissons. Comme le roi de la parabole, dans la vie duquel son débiteur a fait entrer la mort, nous choisissons la vie pour des personnes qui sont, vis-à-vis de nous, totalement insolvables.
            Mais pourquoi faisons-nous cela ? Dans la parabole que nous méditons, il y a quelque chose que le débiteur impitoyable n’a pas saisi. Si le pardon, fait de la bonté du roi, le libère de son irrémissible dette, ce pardon établit une autre dette, une dette seconde. Etre pardonné dans l’ordre de l’incommensurable appelle et exige – qu’on pardonne dans l’ordre du commensurable. La dette d’être soi-même vivant appelle qu’on choisisse la vie. Etre relevé d’un poids de mort appelle et exige qu’on n’apporte pas la mort. C’est ce que le débiteur impitoyable n’a pas saisi, et qui lui vaut son tourment. Ainsi pouvons-nous expliquer que le Roi le livre aux tourmenteurs jusqu’à ce qu’il lui ait rendu ce qu’il lui devait. La dette remise a été remise et ne peut être reprise, et ce ne peut pas être non plus de la vengeance, il y aurait sinon des contradictions ruineuses. Ce que le débiteur doit au Roi qui lui a remis la dette, et qu’il doit surtout à la vie en général, c'est-à-dire en particulier à cet autre homme, c’est la reconnaissance de la dette seconde ; il doit choisir la vie. Et tant qu’il n’aura pas fait ce choix, la dette seconde le tourmentera. Cette dette seconde, avec la question de la vie, avec la question Dieu, vient vous tourmenter, aussi longtemps que vous n’avez pas choisi la vie.
Position de la question Dieu, ou de la dette incommensurable

            Revenons avec tout à ce que nous avons laissé de côté tout à l’heure : ceux chez qui la mort est entrée, et ceux qui ont fait entrer la mort... Nous pouvons être l’un, ou l’autre, l’un et l’autre, le créancier, le débiteur. Si mon frère a péché contre moi… dit Pierre, qui se pose en créancier. Et Pierre, nous le savons, sera aussi l’un des plus grands débiteurs de Jésus. Et bien, le débiteur, et le créancier, souvent, c’est le même être humain, à tel ou tel moment de sa vie, parfois en même temps. Combien de temps faudra-t-il, pour comprendre ce qui doit être compris, pour rendre ce qui doit être rendu ? Il faut certainement du temps. Remettre la dette, comprendre la dette seconde… Faut-il 7 unités de temps, ou 70 fois 7.
            Pierre ? C’est moi. C’est nous. Débiteurs, et pardonnés. Puissions-nous, exhorté par notre maître et au fil du temps choisir la vie. Que Dieu nous soit en aide. Amen


dimanche 10 septembre 2017

Actualité de la Transfiguration (Matthieu 16,24-17,9)

Matthieu 16
24 Alors Jésus dit à ses disciples: «Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive.
25 En effet, qui veut sauvegarder sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie à cause de moi, l'assurera.
26 Et quel avantage l'homme aura-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie? Ou bien que donnera l'homme qui ait la valeur de sa vie?
27 Car le Fils de l'homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père; et alors il rendra à chacun selon sa conduite.
28 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Fils de l'homme venir dans son règne.»
Matthieu 17
1 Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l'écart sur une haute montagne.
2 Il fut transfiguré devant eux: son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière.
3 Et voici que leur apparurent Moïse et Elie qui s'entretenaient avec lui.
4 Intervenant, Pierre dit à Jésus: «Seigneur, il est bon que nous soyons ici; si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie.»
5 Comme il parlait encore, voici qu'une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait: «Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu'il m'a plu de choisir. Écoutez-le!»
6 En entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre, saisis d'une grande crainte.
7 Jésus s'approcha, il les toucha et dit: «Relevez-vous! soyez sans crainte!»
8 Levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus, lui seul.
9 Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre: «Ne dites mot à personne de ce qui s'est fait voir de vous, jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit ressuscité des morts.»
Prédication :
« En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Fils de l'homme venir dans son règne. » Cette promesse, Jésus la fit un jour à ses disciples. Il la fit à ces hommes qui avaient à peine commencé à le suivre. Dimanche dernier, nous avons dit que, pour Pierre, Jacques et Jean, cette promesse s’était réalisée six jours plus tard, lorsqu’ils avaient vu Jésus transfiguré. Et puisqu’une rétribution est promise par Jésus à ceux qui l’auront suivi, nous avons cru pouvoir affirmer qu’en Christ, et pour ceux qui le suivent, cette rétribution promise vient tout au début du parcours…
Nous avons ainsi pris pour nous cette promesse, et nous avons même proclamé qu’elle ne pouvait faillir, promesse de notre Seigneur : il a été, il est et il sera présent, transfiguré, lumineux, à nos côtés ! Mais n’était-ce pas un peu hâtif de proclamer cela ? Nous n’avons pas assisté à la Transfiguration, comme Pierre, Jacques et Jean !
Mais au fond, Pierre, Jacques, et Jean, à quoi ont-ils assisté ? Nous, lecteurs, nous savons tout, toujours tout. Et, bien souvent, lorsque nous lisons la Bible, notre savoir nous encombre. De Jésus de Nazareth, nous savons toujours déjà qu’il est Jésus Christ Fils de Dieu ; de la voix qui parle dans la nuée nous savons que c’est celle de Dieu. Mais si, un jour, dans la nature, un ami – ou un de nos maîtres – se mettait à rayonner, à devenir tout brillant, si des apparitions survenaient, avec des nuages et peut-être même des voix du ciel, que ferions-nous, que comprendrions-nous ? Cette expérience serait-elle pour nous décisive ? Combien de temps nous faudrait-il, et quelle réflexion faudrait-il mener, pour que nous concluions ce que les disciples ont conclu a posteriori et que Matthieu, qui n’y était pas, a si lumineusement raconté ?
De certaines expériences de vie nous ne savons pas d’emblée qu’elles seront capitales. Mais peut-être qu’un chrétien pourrait dire a posteriori de certaines de ses expériences de vie qu’il a vu là le Fils de l’homme venir dans son règne.
En nous inspirant du récit de la Transfiguration, nous allons imaginer certaines expériences possibles. C’est un effort d’imagination et de mémoire que chacun peut accomplir, et chacun saura pour lui-même s’il a vu là le Christ transfiguré.

Première expérience possible : dans l’intimité d’un de nos maîtres. Nous pensons à nos maîtres, à ces “grandes personnes” qui ont compté pour nous, qui nous ont éduqués, qui nous ont formés. Avons-nous un jour vu l’un d’entre eux transfiguré, c'est-à-dire saisi devant nous par cela même dont il nous parlait ? Il nous faut interroger nos souvenirs.
Si cela nous a été donné, l’aurons-nous reçu comme un moment décisif de notre vie ? Et aurons-nous compris, ou comprenons-nous maintenant, cela comme réalisation de la divine promesse d’avoir vu le Fils de l’homme venir dans son règne ?
Il n’est jamais trop tard pour saisir la portée décisive de ce qui nous est arrivé, jamais trop tard pour, peut-être, en découvrir le sens.

Deuxième expérience possible : s’il est moment qui peut nous rappeler la Transfiguration et nous rendre présent un Christ lumineux, c’est la Sainte Cène lorsque nous la célébrons. Le Christ s’y donne tout entier ; il s’y donne tout entier à manger ; il s’y donne aussi tout entier à voir.
Les protestants réformés français ont parfois un peu de peine à considérer que Christ se donne ainsi à voir. On peut bien entendu considérer que la Cène est juste une commémoration. Et la question de la présence du Christ et de sa visibilité ne se pose pas. Mais on ne peut pas échapper à la question de la présence du Christ, à la question de comprendre “ceci est mon corps”.
La Sainte Cène, de bien des manières, peut évoquer la Transfiguration, tant le Christ s’y montre métamorphosé. La Sainte Cène peut donc être comprise comme une réalisation de la promesse d’une réelle présence du Christ vivant à côté de nous, parmi nous, et en nous. Est-ce le cas ?
Nous y penserons la prochaine fois que nous célébrerons la Sainte Cène.
             Troisième expérience possible : nos pères de la Réforme ont insisté magistralement sur l’importance cruciale de la parole de la prédication. En insistant comme ils l’ont fait, ils n’ont certes pas cherché à faire du prédicateur un nouveau prêtre, même si c’est tout de même parfois ce qui s’est produit… Ils ont insisté sur l’intelligence des Ecritures, c'est-à-dire sur leur lecture, leur étude, leur méditation, personnelle et communautaire. Et ils ont fait de cet exercice – il faut s’y exercer – c’est une discipline – et l’on retrouve le mot disciple – le moyen privilégié par lequel et dans lequel le Christ se donne à voir, se donne tout court, en tant que vivante parole.
            Ainsi donc, la parole de la prédication peut être comprise comme une Transfiguration, toujours renouvelée. Et il en ira de même si cette parole est entendue au cours d’une lecture personnelle, ou au cours d’une étude biblique.
            La parole de la prédication, lorsqu’elle est reçue, lorsqu’elle atteint le cœur, n’accomplit-elle pas la promesse ?

Quatrième expérience possible : la vie communautaire. Souvenons-nous que c’est ensemble que Pierre, Jacques et Jean vivent cette expérience, et qu’ils la vivent à l’écart, sur une haute montagne.  Ceux qui se rendent au culte se mettent ensemble à l’écart, dans un lieu particulier.
Dans cette intimité, dans ce recueillement, la sœur ou le frère qui est là, avec qui je chante, avec qui je prie, avec qui je partage la Sainte Cène et qui est ému, voire saisi, n’est-il pas le signe de la vivante présence du Christ transfiguré ?

Cinquième expérience possible : il y a quelques temps, l’un de mes collègues m’a raconté que la contemplation d’une mosaïque d’un Christ en gloire avait été et demeurait encore pour lui un élément décisif de sa vocation chrétienne. L’art peut, peut-être, nous rendre présent le Christ transfiguré. L’art, ou l’architecture religieuse…
Il y a quelques mois, dans la cathédrale Saint Pierre et Saint Paul de Philadelphie (Pennsylvanie), j’ai vu une lumière éblouissante, c’était la lumière du soleil, elle frappait un autel latéral, était reflétée sur un sol poli, elle illuminait tout, et m’a illuminé. Cela m’évoque la Transfiguration, et la Transfiguration m’évoque la présence à mes côtés d’un Christ vivant et agissant. 
Philadelphie (Pennsylvanie), 3 mai 2017
Au fil de ces évocations, vous vous êtes souvenu d’une chose ou d’une autre, d’un beau souvenir, de l’un de ces souvenirs qui vous soutiennent et vous portent. Nous avons associé ces beaux souvenirs à la Transfiguration de notre Seigneur, et nous les avons compris comme la réalisation de sa promesse. Ainsi, cela nous porte. Et puisque c’est notre vie et notre croix qu’il nous faut aussi porter, nous croyons que notre Seigneur nous accompagne, et les porte avec nous. Amen

dimanche 3 septembre 2017

Rétribution (Matthieu 16,24-28 et Job 7,1-6)

Matthieu 16
24 Alors Jésus dit à ses disciples: «Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive.
25 En effet, qui veut sauvegarder sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie à cause de moi, l'assurera.
26 Et quel avantage l'homme aura-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie? Ou bien que donnera l'homme qui ait la valeur de sa vie?
27 Car le Fils de l'homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père; et alors il rendra à chacun selon sa conduite.
28 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Fils de l'homme venir comme roi.»


Job 7
1 N'est-ce pas un temps de corvée que le mortel vit sur terre, et comme jours de saisonnier que passent ses jours?
2 Comme un esclave soupire après l'ombre, et comme un saisonnier attend sa paye,
3 ainsi des mois de néant sont mon partage et l'on m'a assigné des nuits harassantes:
4 À peine couché, je me dis: «Quand me lèverai-je?» Le soir n'en finit pas, et je me saoule de délires jusqu'à l'aube.
5 Ma chair s'est revêtue de vers et de croûtes terreuses, ma peau se crevasse et suppure.

6 Mes jours ont couru, plus vite que la navette, ils ont cessé, à bout de fil.


Prédication : 
            « … le Fils de l’homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun selon sa conduite. » Certains traduisent « il rendra à chacun selon ses actes ». C’est ce verset qui est le point de départ de notre méditation. Notre méditation portera donc sur la question de la rétribution. S’agit-il d’une rétribution à la fin des temps ? C’est ce qu’il semble, à lire seulement, et hâtivement, ce seul verset.
            Les auteurs bibliques abordent souvent, très souvent, la question de la rétribution. Ils n’abordent pas toujours la question dans le sens d’une rétribution qui viendrait à la fin des temps. Ils l’abordent aussi pour rendre compte de catastrophes qui sont déjà arrivées – ou qui pourraient arriver. En fait de catastrophes, il peut s’agir de razzias (livre des Juges), de destructions de villes (Samarie, Jérusalem, ou encore Sodome), d’épidémies comme celle qui ravagea le royaume de David vers la fin de son règne. Devant la catastrophe, les éprouvés demandent « Pourquoi ? », et il y a toujours quelqu’un pour trouver un parce que… Avant, et après, la catastrophe, il y a toujours des gens pour dire « Si… alors… ». Le livre de Job présente toute une palette de réponses. Et à la question que Job pourrait poser : « Pourquoi cela m’est-il arrivé ? », ses amis savent excellemment répondre par de bonnes et imparables raisons.

Ces raisons ne nous intéressent pas ; nous connaissons par cœur toutes les sottises que ceux qui sont éprouvés doivent supporter, et qu’il nous arrive de dire aussi nous-mêmes… Ce qui nous intéresse, c’est la lamentation de Job (v.1 à 3) : « N’est-ce pas un temps de corvée que le mortel vit sur terre, et comme jours de journalier que passent ses jours ? Comme un homme jouet du destin aspire à sa propre fin, comme un journalier attend de l’ouvrage, ainsi des mois de néant sont mon lot… »

Avez-vous remarqué que j’ai ici changé un peu la traduction ? Le texte que nous avons lu il y a quelques minutes évoque un saisonnier attendant sa paye, c'est-à-dire sa rétribution au terme d’un emploi d’une certaine durée – une saison. En fait, il ne s’agit ni d’un emploi durable, ni d’une rétribution. Il s’agit d’un journalier, un employé qui offre ses services et qu’on embauche, ou pas, pour un jour seulement. Alors, bien avant d’attendre sa rétribution, cet homme attend… du travail. Il en est ici comme des journaliers de la parabole des ouvriers de la onzième heure (Matthieu 20 – seul Matthieu rapporte cette parabole) : avant qu’il leur soit fait grâce d’une stupéfiante et gracieuse rétribution, les journaliers attendent… du travail.
Ils attendent, ces ouvriers, ou l’homme balloté par le destin, ou Job, non pas une rétribution, mais un sens, une tâche qui donnerait du sens, qui les mènerait si ce n’est à un soulagement du moins à un certain accomplissement.
            Lorsque c’est ainsi qu’on comprend la lamentation de Job, et c’est bien dans ce sens que va le texte hébreu, la question posée n’est plus « Pourquoi cela m’est-il arrivé ? », mais « Et maintenant, que vais-je faire ? » C’est de ce faire, de cette sorte particulière d’activité, qu’il est question dans le verset de Matthieu que nous méditons : « Le Fils de l’homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun selon… » Selon quoi ? Il manque ici un mot spécifique pour dire selon quoi – qui est une activité humaine – le Fils de l’homme rendra à chacun ce qu’il lui rendra.

             Selon ses actes ? On ne peut pas considérer sérieusement que le nouveau testament reconduit seulement une ancienne idée de simple rétribution des actes. Dès l’ancien testament, cette idée est contestée par bien des auteurs. Pour ne parler que de Job, aucun de ses actes ne justifie le malheur qui s’est abattu sur lui. Ajoutons d’ailleurs, s’agissant du nouveau testament, que nous n’aurions que faire d’un Christ en gloire qui ne serait qu’une sorte de comptable en chef. Pour autant, les actes sont les actes, irréversibles, ineffaçables, les meilleurs comme les pires.
            Alors, serait-ce selon sa conduite, comme on peut le lire, que chacun serait rétribué ? C’est déjà bien plus profond, parce que cela évoque tout de même un chemin à prendre, des choix, des bifurcations, un chemin qui d’ailleurs est balisé, dans l’évangile de Matthieu, par le Sermon sur la montagne, c’est à dire par la Loi et les Prophètes d’une part, et par les Béatitudes d’autre part.
Les Béatitudes ne font d’ailleurs que complexifier le problème, car elles ne sont jamais une possession dont on peut se réclamer, mais la proclamation du Christ vivant sur ceux qui les vivent. Nul ne peut dans ce sens jamais se déclarer lui-même bienheureux, quels qu’aient été ses actes, et quelle que soit sa conduite.
            « Le Fils de l’homme rendra à chacun selon… » En un seul mot, que nous peinons à traduire et qui mérite bien qu’on le médite, Jésus évoque les actes, la conduite, et quelque chose de plus profond encore, que nous pourrions appeler offrande de soi, ouverture, abandon, ou foi toujours remise en question et en jeu, jamais capitalisée, toujours précaire et pourtant – on l’espère – insistante, agissante. Le mot employé dans notre verset est le petit mot grec praxis. Plus de dix pages dans les gros dictionnaires, et de très longs développements chez les philosophes. Ça n’a guère d’intérêt de dire que Jésus rendra à chacun selon sa praxis. Mais au fil de notre méditation, il apparaît que ce petit mot désigne ce qu’on a fait (les actes), qu’il désigne aussi ce qu’on a fait de ce qu’on a fait : la conduite, ou le changement de conduite, c'est-à-dire la conversion. Mais plus profondément encore ce qu’on a fait de sa propre conduite et de son éventuelle conversion. En aura-t-on fait un capital, un modèle, un mérite ? Ou tout autre chose, laissé là dans le dénuement résolu de la foi ?
 

Et bien, le Fils de l’homme lorsqu’il viendra avec les anges dans la gloire de son Père, rendra à chacun tout à la fois selon ses actes, selon son repentir, selon sa louange, selon son doute, selon sa fierté et sa modestie, selon sa responsabilité et son abandon, et selon l’abandon même de son propre abandon, en un mot, selon sa sainteté. On comprend avec ce seul mot, praxis, ce que Jésus veut dire lorsqu’il parle de l’impossibilité faite à toute vie humaine de se sauver elle-même, l’impossibilité même de se savoir sauvé. Et l’on comprend aussi pourquoi une volonté de se sauver soi-même est totalement vaine.

            Porter sa propre croix et suivre le Christ, tel est le mot d’ordre. Mais n’allons surtout pas penser avec ceci que porter notre propre croix et suivre le Christ soit un chemin d’obsession, d’aridité et de macération. Ce n’est pas un chemin de légèreté, mais ce n’est pas un chemin sans bonheur ni sans joie. L’exigence posée par notre Seigneur ne va pas sans une promesse. « Parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venu dans son règne » Ne pensez pas maintenant à l’imminence de la fin des temps dont peut-être on vous a rebattu les oreilles et qui est imminente depuis bientôt 2000 ans. Lisez seulement la suite de l’évangile de Matthieu. « Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l'écart sur une haute montagne. Il fut métamorphosé devant eux : son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. »
            La semaine dernière, nous avons envisagé que Pierre était un disciple et un homme ordinaire. Nous maintenons ceci cette semaine, et nous disons à tous les disciples du Christ ici présents, hommes et femmes ordinaires comme Pierre, qu’à la suite du Christ la vision du Christ en gloire n’attend pas la fin des temps. Pierre, Jacques, et Jean, n’ont à peu près rien à faire valoir qui leur mérite cette expérience. Elle leur est donnée, au tout début du parcours. Par une sorte de divine grâce – nous appellerons cela ainsi – la rétribution leur est donnée presque avant le travail, comme si le Christ les avait de toujours précédés et qu’il n’attendait qu’une sorte de oui, qu’une sorte d’obéissance ne se connaissant même pas comme telle, pour se donner à eux. Telle est la promesse, elle ne saurait faillir.
            Alors, sœurs et frères, ce Christ en gloire nous précède et nous attend. Allons à sa suite. Amen