samedi 29 janvier 2022

Le prix de l'unité (une méditation sur les groupes et leurs manières d'accueillir - ou de ne pas accueillir) Luc 4,21-30

Vous allez tout de suite sentir la nécessité de relire le début du chapitre 4 de Luc. Vous sentirez un peu plus tard la nécessité de lire Jérémie 1,1-19, et de lire aussi 1Corinthiens 12,31-13,13... ce qu'est l'amour... et si je ne l'ai pas... 

Luc 4

21 Alors il commença à leur dire: «Aujourd'hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l'entendez.»

22 Tous lui rendaient témoignage; ils s'étonnaient du message de la grâce qui sortait de sa bouche, et ils disaient: «N'est-ce pas là le fils de Joseph?»  23 Alors il leur dit: «Sûrement vous allez me citer ce dicton: ‹Médecin, guéris-toi toi-même.› Nous avons appris tout ce qui s'est passé à Capharnaüm, fais-en donc autant ici dans ta patrie.» 24 Et il ajouta: «Oui, je vous le déclare, aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie. 25 En toute vérité, je vous le déclare, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d'Elie, quand le ciel fut fermé trois ans et six mois et que survint une grande famine sur tout le pays; 26 pourtant ce ne fut à aucune d'entre elles qu'Elie fut envoyé, mais bien dans le pays de Sidon, à une veuve de Sarepta. 27 Il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Elisée; pourtant aucun d'entre eux ne fut purifié, mais bien Naamân le Syrien.»

28 Tous furent remplis de colère, dans la synagogue, en entendant ces paroles. 29 Ils se levèrent, le jetèrent hors de la ville et le menèrent jusqu'à un escarpement de la colline sur laquelle était bâtie leur ville, pour le précipiter en bas. 30 Mais lui, passant au milieu d'eux, alla son chemin.

Prédication : 

         1.

            Jérémie est un prophète qui observa et commenta les règnes des derniers descendants de David, Rois de Juda à Jérusalem. Ainsi commence le livre de Jérémie : « 1 Paroles de Jérémie, fils de Hilqiyahou, l'un des prêtres résidant à Anatoth, dans le territoire de Benjamin. 2 Où la parole du SEIGNEUR s'adressa à lui, au temps de Josias, fils d'Amôn, roi de Juda, la treizième année de son règne. » Dans ces deux versets, quantité d’informations précieuses. Nous n’en commenterons qu’une, qui tient en peu de mots : « au temps de Josias ».

            Josias est sans doute, dans le second livre des Rois, celui dont les chroniqueurs religieux ont gardé le souvenir le plus fourni. Il faut dire que, sous son règne, eut lieu une certaine réforme religieuse. Le Temple était resté à l’abandon, et la Loi était en déshérence. Josias eut l’idée de restaurer le Temple. Or, pendant qu’on restaurait le Temple, il advint qu’un certain rouleau y fut découvert. Un prêtre vint dire au Roi : « J’ai trouvé le rouleau de la Loi dans la maison du Seigneur » (2 Rois 22:8).

            Cette phrase est à elle seule un programme politique et religieux, un programme centralisateur, et unificateur. Il y eut donc unification : destruction de tous les anciens poteaux cananéens, destruction de tous les sanctuaires d’inspiration étrangère, liquidation des lieux sacrés de l’ancienne religion de Iahvé, destruction de ces hauts lieux où l’on rendait un culte, où l’on rendait justice et où l’on festoyait rituellement, destruction des lieux aussi où les textes sacrés étaient conservés, et mis à jour… On liquida par la même occasion les familles de sacrificateurs, de prêtres et de juges qui exerçaient sur ces lieux depuis des temps immémoriaux. « (Josias) sacrifia sur les autels tous les prêtres des hauts lieux… » Afin – nous l’avons dit déjà – qu’il ne subsiste que Jérusalem, son Temple et son culte.

            Ainsi l’unité fut-elle atteinte. Prix de cette unité : des centaines de morts.

            2.

            Ça n’est pas la seule fois, dans l’histoire biblique, que l’unité fut atteinte par la voie des armes.

            Lorsque Moïse revint du Mont Sinaï avec les tables que Dieu avait gravées, il découvrit que le peuple et Aaron avaient tourné casaque et choisi de se vouer à une statue taurine. L’histoire du veau d’or est connue, mais la fin de cette histoire est rarement contée. Sur ordre de Moïse, il y eut une reprise en main du peuple, une unification. Des membres de la tribu de Lévi, épée en main, radicalisés, traversèrent le camp et massacrèrent sans distinction. Unité de terreur, et prix de l’unité selon Moïse et après le veau d’or : 3.000 morts (Exode 32:28).

            3.

            Nous ne commenterons pas l’unité selon Esdras et Néhémie, ni l’unité selon les extrémistes du Lévitique, ni l’unité selon Pierre dans le temps qui suivit la première Pentecôte, ni l’unité dont rêvait Paul l’apôtre des gentils, ni l’unité qu’envisageaient Jacques et Jean, disciples de Jésus, prêts à incendier un village parce qu’on leur avait refusé l’hospitalité.

            Ce qui nous intéresse est la notion de prix de l’unité, et sur ce point les deux Testaments nous donnent à réfléchir sérieusement.

            Le prix de l’unité, c’est ce qui est exigé pour former l’unité, ou pour la maintenir, et ce sur quoi l’on ne transige jamais. C’est, lorsqu’existe une frontière, ce que doivent apporter ceux qui veulent entrer, et aussi ceux qui veulent rester. C’est ce qu’ils doivent payer. Il peut s’agir d’argent et de biens matériels. Il peut s’agir d’une adhésion inconditionnelle à telle confession de foi, ou l’adhésion à certaines convictions. Toujours, celui qui veut entrer doit payer. Toujours aussi celui qui veut rester doit payer. Payer et se conformer, se conformer ou disparaître. C’est ce que nous appelons le prix de l’unité.

            4.

            Dans l’évangile de Luc, là où nous avons lu, Jésus se rend à Nazareth, et il y prêche… Avant de prêcher à Nazareth, il avait prêché à Capharnaüm, et il y avait accompli semble-t-il d’assez nombreux miracles.

            Lorsqu’à Nazareth il proclame "Aujourd’hui, cette écriture est entièrement accomplie pour vous qui l’entendez", il parle de lui-même, de son ministère messianique, paroles et actes, il annonce la proximité de Dieu et du Règne de Dieu. Et, vous l’aurez remarqué dès la lecture de l’évangile, il n’exige rien de personne.

            Il n’en est pas de même de ses auditeurs à Nazareth, qui exigent de lui au moins autant que ce qui s’est passé ailleurs, de fait, à Capharnaüm. "Si tu es Fils de Dieu, fais-en ici encore plus qu’ailleurs…" Ils exigent de Jésus plus, et plus encore, sous peine de mort : prix de l’unité.

            Devant autant d’exigence et autant de brutalité, devant autant de rage destructrice, devant ce qu’on allait lui faire payer à cause de la vérité et de la singularité de son message, ce que nous avons appelé le prix de l’unité, Jésus, se faufilant entre eux, "partit sur son propre chemin."

            5.

            Que Jésus parte sur son propre chemin ne signifie pas seulement qu’il quitta Nazareth, le lieu où il avait été éduqué, pour ne plus jamais y revenir. Cela signifie qu’il renonça à l’éducation qu’il y avait reçue, qu’il renonça à ses avantages d'artisan notable. Cela signifie qu’il résista une fois encore à la tentation : il renonça à tout qui lui aurait fait mériter quelque chose.

            Jésus poursuivit son propre chemin, ce chemin sur lequel il donna, sans condition. Il donna sa parole, il donna son enseignement, il donna sa puissance en nourrissant des foules, en guérissant de pauvres gens, et en sauvant ses disciples du naufrage, naufrage en barque, et naufrage spirituel… Il ne fit que donner jusqu’au moment où il donna son propre corps, son propre sang, et sa propre vie. L’engagement de Jésus fut sans limite et sans reste. Ainsi là où tous exigeaient le prix de l’unité, Jésus, lui, donna le prix de la grâce.

            6.

            Les humains que nous sommes sont-ils capables de tels engagements ? Lorsque les protestants que nous sommes entendent "prix de la grâce", ils pensent au pasteur Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), à sa participation à l’opposition allemande au troisième Reich, aux dangereux engagements qu’il prit et qui lui coutèrent la vie. Le prix de la grâce, c’est ce que chacun est appelé à donner en libre réponse à ce qu’il a reçu par grâce. Chacun est appelé à donner, pour le service du prochain, de l’Église et de Dieu. Le martyre n’est pas exigé de tous, car tous ne sont pas nés dans un moment dramatique de l’histoire et tous n’ont pas la force des géants. Mais nul n’est trop pauvre pour n’avoir rien à donner.

            7.

            Les deux Testaments, avons-nous dit tout à l’heure, donnent à réfléchir. Ils donnent aussi à espérer.

            Ainsi cette nouvelle alliance que Dieu promet par Jérémie : "Je déposerai ma Loi (Torah) au fond d'eux-mêmes, les inscrivant dans leur être; je deviendrai Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi. 34 Ils ne prétendront plus s’instruire entre compagnons, entre frères, répétant à l’envi : «Apprenez de moi à connaître le Seigneur», car ils me connaîtront tous, petits et grands. » " Et s’il est vrai que la connaissance de l’homme et la connaissance de Dieu sont une seule et même chose (Calvin), alors cette nouvelle alliance sera semblable à celle de l’amour dont Paul, en son temps, aura eu l’intuition et dont il aura admirablement parlé.

            Puisse cette nouvelle alliance être en vérité toujours celle qui nous appelle à l’unité. Amen



samedi 15 janvier 2022

Cana, où l'eau fut changée en vin, mais pas que... (Jean 2,1-12)

Jean 2

1 Or, le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là.  2 Jésus lui aussi fut invité à la noce ainsi que ses disciples.  3 Comme le vin manquait, la mère de Jésus lui dit: «Ils n'ont pas de vin.»  4 Mais Jésus lui répondit: «Que me veux-tu, femme? Mon heure n'est pas encore venue.»  5 Sa mère dit aux serviteurs: «Quoi qu'il vous dise, faites-le.»  6 Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs; elles contenaient chacune de deux à trois mesures.  7 Jésus dit aux serviteurs: «Remplissez d'eau ces jarres»; et ils les emplirent jusqu'au bord.  8 Jésus leur dit: «Maintenant puisez et portez-en au maître du repas.» Ils lui en portèrent,  9 et il goûta l'eau devenue vin - il ne savait pas d'où il venait, à la différence des serviteurs qui avaient puisé l'eau - , aussi il s'adresse au marié  10 et lui dit: «Tout le monde offre d'abord le bon vin et, lorsque les convives sont gris, le moins bon; mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant!»

 11 Tel fut, à Cana de Galilée, le commencement des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.  12 Après quoi, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples; mais ils n'y restèrent que peu de jours.

Prédication

            Et donc l’eau fut changée en vin. C’est le meilleur vin possible qui fut servi à la fin du repas – non pas l’ignoble piquette qu’on réserve d’ordinaire à la fin du festin à des invités déjà bien entamés.

            Nous n’allons pas gloser cette partie du texte, car cela nous conduirait à rendre comme témoignage que ça ira mieux à la fin… ou encore que le meilleur vin est à venir. Peut-être est-ce vrai, mais même si c’est vrai nous devons nous demander si c’est vraiment ce que la foi chrétienne a à dire. Croire, est-ce une projection vers ailleurs et demain ? Croire, est-ce ici et maintenant ?

            Dans l’épisode des noces de Cana, il y a le ici et maintenant d’une fête qui menaçait de capoter faute de vin. Mais il y a aussi le ailleurs et demain, avec Jésus qui dit « mon heure n’est pas encore venue. » L’heure de Jésus, c’est quand, et c’est où ?

            Nous ne sommes pas tout à fait démunis devant ces questions. Nous avons un texte, et nous avons quantité d’outils avec lesquels mener nos recherches. Nous allons donc saisir nos outils, nos concordances, et les notes de bas de page de nos Bibles, et nous aurons une belle surprise.

            Nous allons trouver des phrases affirmant que l’heure est venue, mais le verbe venir employé dans ces phrases n’est pas le verbe venir employé par Jésus aux noces de Cana. En forçant à peine le trait, nous pouvons dire que, s’agissant des noces de Cana et de ce que Jésus dit à sa mère, l’heure de Jésus n’est pas encore venue, et ne viendra jamais, elle ne viendra jamais dans l’évangile de Jean.

            Ce qui est sans doute pour vous une découverte – c’est une découverte pour moi aussi.

            Il faut chercher ailleurs, et surtout autrement.

            Et donc, sur une sorte de demande impérieuse de sa mère, Jésus changea de l’eau en vin, pendant une noce, le lieu s’appelait Cana. Selon la tradition qui est la nôtre, nous verrons dans cet événement une monstration de la foi de Marie en Jésus, une démonstration de la gloire et de la puissance de Jésus, et encore nous verrons ses disciples recevant ce jour-là comme un supplément de foi. Tout cela, bien évidemment, nous pouvons le voir tout à fait positivement ; et pourquoi ne le ferions-nous pas ? Cet échange entre mère et fils, et le miracle qui s’ensuit, nous les voyons positivement.

            Mais, simultanément, nous nous demandons pourquoi Jésus la tance vertement. En serrant le texte, nous trouvons ceci : « Mon heure n’est pas encore venue. » Son heure n’étant pas encore venue, il va accomplir ce que sa mère suggère, voire ordonne. Et si son heure était venue, qu’aurait-il fait ? L’heure de Jésus, Verbe fait chair, lorsqu’elle vient, est-ce pour accomplir toutes sortes de miracles, autant que les gens en espèrent, ou en réclament ? Peu probable… L’évangile de Jean est tellement pauvre en miracles – qui d’ailleurs ne s’appellent même pas des miracles, mais des signes – que nous ne pouvons pas imaginer que « mon heure n’est pas encore venue » laisse espérer pour plus tard profusion de miracles. Se focaliser sur des miracles à venir, c’est une fausse piste.

 

            Et nous repartons, une fois encore, du début du texte. Une fois les faits constatés et exposés par Marie sa mère, Jésus lui répond vertement « … mon heure n’est pas encore venue », puis accomplit quand même le miracle de changer l’eau en vin. Prenons ensemble ces deux éléments, l’heure pas encore venue, et il accomplit le miracle. Et renversons le propos, comme si l’heure était venue : l’heure est venue, et… il n’accomplit pas de miracle.

            Dans ce sens, si l’heure était venue dès avant les noces de Cana, Jésus n’y aurait rien accomplit du tout et les phrases qui suivent le récit de l'acte auraient été biffées. Nous savons bien  sur quel genre de malentendus la foi peut parfois tenter de se construire. Nous savons aussi que, d’une certaine manière, ce sont des malentendus nécessaires, ou presque nécessaires. Et que l’épreuve de la foi, c’est l’absence du Seigneur et l’absence de tout miracle.

            Il y a, dans l’évangile de Jean, une phrase très importante – peut-être est-ce la phrase la plus importante de cet évangile : « Et le Verbe fut fait chair » (Jean 1,14) Comme nous lisons traditionnellement ce chapitre pendant le culte du matin de Noël, nous pouvons avoir l’impression qu’une fois qu’il a été mis au monde par sa mère, ça y est, Jésus, qui est le Verbe, s’est fait chair et que, ça y est, c’est fait. Et que cette chair qui porte pour nom Jésus, de Nazareth, a tout de suite la stature, et la puissance, du Verbe qu’il n’a jamais cessé d’être. Ce qui lui permet, entre autres faits admirables, de changer de l’eau en vin.

            Mais s’il n’a jamais cessé d’être Verbe, pourquoi affirmer que le Verbe s’est fait chair ?

 

            Considérons plutôt que même Lui a besoin d’une sorte d’apprentissage. Et que, lorsque nous lisons « Et le Verbe fut fait chair », il y a tout un processus. Le Verbe apprend à devenir chair (vous pouvez imaginer que cet apprentissage commence dès les fragments les plus anciens de l’Ancien Testament). En particulier, il apprend à devenir chair en renonçant à la puissance du Verbe, qui est puissance de Dieu.

            Dans le cadre de cet apprentissage, il aurait dû, à Cana, renonçant à la puissance de Dieu, ne rien accomplir du tout. Mais il se trouve acculé, il se trouve réduit au discours de sa mère et donc réduit à faire ce qu’elle réclame – exige – de lui. Et même si, ensuite, elle commande aux domestiques : « Quoi qu'il vous dise, faites-le ! », elle demeure comme dominante et lui comme Messie débutant. Son heure n’est pas encore venue.

            Mais quand viendra-t-elle, cette heure ? Elle viendra lorsque le Verbe aura fini d’accomplir son apprentissage de la chair, et se sera dépouillé, et laissé dépouiller de tout ce qui tenait au Verbe, la puissance, la parole, la liberté d’aller et venir, l’autorité sur ses contemporains et sur ses disciples... Nous pouvons penser au fil tout entier de l’évangile de Jean, à la Passion selon Jean… Est-ce que ce dépouillement est tout à fait complet ? Est-ce que son heure est bien arrivée ? La maîtrise dont Jésus fait montre, dans l’évangile de Jean, jusque sur la croix, et après la résurrection, laisse à penser qu’il existe un reste irréductible du Verbe qui, en Jésus, adhère singulièrement à la chair. C’est ainsi…Ce sont des humains qui écrivirent la Bible, il nous faut penser que les écrivains de la Bible, et beaucoup de leurs lecteurs, ne veulent pas d’une totale résorption du Verbe dans la chair. Et c’est ainsi.

 

            Mais même si c’est ainsi – et peut-être parce qu’il en est ainsi – nous devons nous intéresser à l’autre mouvement de l’évangile de Jean. Le Verbe se fait chair, c’est le premier mouvement ; l’autre mouvement, c’est la chair se fait Verbe. L’homme se fait Dieu. L’agir humain se hausse à un agir divin. Et il y a parfois quelque chose de miraculeux dans certains gestes et certaines paroles. Bien sûr, ne se fait pas Dieu qui veut… mais par contre, se fait aidant, agissant comme Verbe, qui agit dans la foi. Et lorsqu’une telle chose arrive, il est possible de dire que l’heure du Messie est arrivée.

            Et nous faisons un dernier retour à Cana. A Cana, l’heure du Verbe fait chair n’était pas encore arrivé et Jésus, captif du discours de sa mère, accomplit presque forcé le miracle de changer l’eau en vin… mais si son heure avait été arrivée, il n’aurait accompli aucun miracle, et on ne lui en aurait réclamé aucun, car l’agir spontané des humains aurait su être pertinent et approprié, et on aurait simplement laissé Dieu en paix. On n'aurait fait que chanter ses louanges.

            Amen

samedi 8 janvier 2022

Le baptême de Jésus, où l'homme et Dieu se rencontrent, et sont définitivement transformés (Luc 3,15-22)

 Luc 3

15 Le peuple était dans l'attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean: ne serait-il pas le Messie? 16 Jean répondit à tous: «Moi, c'est d'eau que je vous baptise; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu; 17 il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s'éteint pas.» 18 Ainsi, avec bien d'autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.

21 Or comme tout le peuple était baptisé, Jésus, baptisé lui aussi, priait; alors le ciel s'ouvrit; 22 l'Esprit Saint descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel: «Tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré.»

Prédication :

Ces quelques versets que nous méditons ce matin sont porteurs, depuis toujours, d’une controverse sur la personne de Jésus. Ça ne se voit pas trop si l’on ne consulte qu’une traduction. Il faut en lire plusieurs, et on finira par trouver d’intéressantes différences. Aujourd’hui, je t’ai engendré, c’est ce que nous avons trouvé aujourd’hui, mais on trouvera aussi en toi ma joie est parfaite (et quelques autres variantes mineures).

            Aujourd’hui, je t’ai engendré et en toi ma joie est parfaite, la tradition nous a transmis deux textes bien différents, deux textes qui sont prononcés par une même voix du ciel ; autrement dit c’est Dieu en direct, et ce sont donc des énoncés décisifs. En tout cas suffisamment décisifs pour que les auteurs et certains copistes après les auteurs ne se soient jamais arrangés. Examinons un peu ces deux phrases.

            Aujourd’hui, je t’ai engendré. Citation de Psaume 2,7, cette phrase, dans les commencements de l’évangile de Luc, signifie que Dieu engendre Jésus le jour de son baptême. Et cet engendrement est un engendrement parfait (le verbe grec est au parfait). Soit, dirons-nous. Mais si Jésus n’est engendré qu’au jour de son baptême, qu’était-il avant son baptême ? La réponse à laquelle nous pouvons penser est qu’avant cet engendrement, il était un homme, seulement un homme, rien d’autre qu’un homme. Ce qui signifie que c’est un homme, rejeton mâle de l’espèce humaine, qui a traversé sa vie ordinaire, jusqu’à ce jour-là, celui de son baptême. Derrière cette affirmation, il y a trois idées au moins.

            Première idée, autant Dieu que son Messie sont d’une sainteté si insondablement élevée qu’ils ne vont jamais connaître les affres de la gestation, ni de la naissance, ni des premières années de toute vie humaine, lorsqu’on apprend la locomotion, le langage, la propreté, etc.

            Deuxième idée, c’est que tout ce qui est conté dans l’évangile de Luc en fait d’Annonciation, de Nativité, apparitions d’Anges et autres prodiges doit être lu comme contes et rapports merveilleux certes édifiants si l’on veut, mais essentiellement dépourvus de valeur normative.

            Troisième idée, la mission du Messie commençant donc juste après son baptême… quand finit-elle ? Car il est difficile d’imaginer qu’une sainteté insondablement élevée puisse connaître l’humiliation, la souffrance et la mort. Certains auteurs écriront donc qu’une substitution eut lieu et que ça n’est pas Jésus qui aura été mis à mort, mais un autre homme. N’ayant donc pas été mis à mort, Jésus pourra réapparaître au bon moment, quelques jours plus tard.

            Cette proposition, Aujourd’hui, je t’ai engendré, conduit, vous le voyez, à des conclusions qui nous semblent étranges. Encore qu’elles ne soient rien d’autre que des points de vue sur la sainteté, sur l’insondable sainteté du Fils et du Père. Qu’est-ce que cette sainteté ? Nous ne l’avons pas dit. D’elle nous avons seulement trouvé qu’elle est totalement étrangère à la chair, à l’humanité ; que Dieu, très haut, très saint, descend vers son Fils, pour et avec son Fils, mais sans que ni l’un ni l’autre n’épouse la chair ou le sort des humains…

            Ce qui fait que les humains en quête de leur Messie n’auront pas d’autre voie que celle de l’ascèse, une ascèse infinie vers une sainteté inatteignable. Une ascèse toujours plus rigoureuse…

            Et peut-être n’est-ce pas ce que vous voulez… 

            Examinons maintenant la deuxième phrase En toi ma joie est parfaite. Et l’on peut bien entendre ici que la perfection de la joie de la voix divine désigne ce Jésus qui, ayant vécu dès le début ce que vivent les humains, Jésus ayant été instruit et signifiant publiquement par son baptême son engagement inconditionnel et perpétuel  en faveur des humains, la voix du ciel le proclame Fils. Dieu se réjouit de cet homme et en cet homme, qu’il proclame Fils. Fils est alors juste un titre, mais pas une nature.

            Car le Fils réjouit le Père, mais c’est depuis toujours que le Père est père et que le Fils est fils. Autrement dit, même si ce qui est dit est dit par une voix venue du ciel, le Fils est depuis le commencement fils selon l’humanité des humains, fils selon l’engendrement, selon la gestation, la parturition, fils selon l’apprentissage du métier d’homme et selon l’apprentissage de la foi.

            Ainsi, comprendrons-nous aussi sans difficultés que Jésus, sujet doué, enfance studieuse, enseigne ses contemporains, notamment en paraboles, mais aussi en tant que brillant polémiste. Ainsi aussi comprendrons-nous que la qualité de sa parole et de l’attention qu’il porte aux gens soient de nature à provoquer certains retournements et certaines guérisons, oui. Et nous pourrons comprendre sans trop de difficultés que ses propos et son engagement auront été subversifs et l’auront mené à la croix.

            Jésus ainsi n’est qu’un homme. Mais nous devons remarquer qu’en ne faisant de Jésus qu’un homme nous mettons de côté tout ce qui vient du ciel, les voix divines, les éléments apaisés, les guérisons, et même la résurrection – sans parler de tout ce qu’il y a de merveilleux dans les Actes des Apôtres. Nous ne pouvons pas mettre tout cela de côté en douce… car, dès le début de notre méditation, nous n’avons pas mis de côté la voix du ciel qui dit …en toi ma joie est parfaite ! Alors, nous avons le choix entre deux attitudes, avec Dieu, ou sans Dieu.

            Il est toujours possible d’affirmer que tous les actes de puissance que rapportent les textes bibliques – pas seulement les évangiles – sont des récits que les humains ont pensés, écrits et construits dans le but de donner un langage à la méditation et à l’espérance. Dans notre méditation d’aujourd’hui, nous considérerons plutôt que lorsque la Voix du ciel, Dieu, déclare à Jésus et publiquement en toi ma joie est parfaite, Dieu expérimente des émotions humaines, et se fait avec et en Jésus, tout proche, infiniment proche des êtres humains, si proche que Dieu finit par se confondre avec l’humanité, puis par se fondre en elle.

            Il ne reste alors que la mémoire de Dieu conservée sous forme textuelle. Et le disciple du Messie de ce Dieu-là n’aura d’autre ressource que ces textes, ni d’autre voie que la scrutation de ces textes dans une quête infinie d’une sagesse immortelle. 

            Aujourd’hui, je t’ai engendré… ou bien en toi ma joie est parfaite… Comme nous l’avons vu, les traducteurs choisissent. Ils doivent choisir (ils ont bien entendu la possibilité d’ajouter des notes à leur texte, mais, pour ce que j’ai pu voir, les notes ajoutées ferment le débat et ne l’ouvre guère, comme s’il était absolument nécessaire de choisir et en plus de se justifier). Pour nous, nous ne sommes pas obligés de choisir.

            Nous ne sommes pas obligés de choisir entre la sainteté de Dieu et la sagesse de Dieu. Nous ne sommes pas obligés de choisir entre Dieu infiniment éloigné et Dieu infiniment proche. Nous ne sommes pas obligés de choisir entre l’aridité de l’ascèse et l’aridité de la réflexion.

            Ce sont des voies possibles, elles sont réservées si l’on veut à des champions. Seulement, la foi chrétienne n’est pas une foi réservée à des champions. Nous ne voyons pas que ces deux voies ouvertes devant nous soient réconciliables. C’est ainsi, et c’est même bien ainsi. Plus que des voies, nous avons des nuances, nous avons des moments, moments spirituels, moments réflexifs, auxquels il nous faut ajouter les moments diaconaux pour équilibrer, pour incarner notre foi.

            Au jour de son baptême Jésus est un humain que Dieu hausse au Divin ; et pour le faire Dieu, lui qui est divin, s’abaisse à l’humain. Et, nous n’en avons rien dit encore, l’Esprit Saint lui-même participe de cet événement, en prenant corps de colombe, en descendant sur Jésus…

            A partir de ce moment, les territoires de la foi ayant été convenablement balisés, l’Évangile peut commencer.