samedi 28 octobre 2023

La trentième thèse de Luther, et plus encore (Matthieu 22 34-40)

Matthieu 22

34 Apprenant qu'il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent.

 35 Et l'un d'eux, un légiste, lui demanda pour lui tendre un piège:

 36 «Maître, quel est le grand commandement dans la Loi?»

 37 Jésus lui déclara: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée.

 38 C'est là le grand, le premier commandement.

 39 Un second est aussi important: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

 40 De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes.»

Prédication

            Nous sommes aujourd’hui le dimanche qui est le plus proche du 31 octobre et c’est donc, par tradition, dimanche – ou culte – ou fête – de la Réformation ; certains célèbrent cette fête exactement le 31, c'est-à-dire mardi prochain…

            Le 31 octobre 1517 c’est la date d’affichage d’un document signé Luther, affichage qui est le commencement de grands chamboulements dans le Saint Empire Romain Germanique, puis plus tard dans tout le reste de l’Europe, dont la France… Commencement de la Réforme donc, avec énormément de beaux déploiements d’intelligence et de foi, et avec de terribles déploiements de violence.

            Alors que fête-t-on ? Difficile de dire qu’on fête des déploiements de violence. Mieux vaudrait dire qu’on les commémore. Mais un déploiement d’intelligence comme celui des 95 thèses, on peut le fêter… ça n’est pas si fréquemment qu’un être humain soulève à lui tout seul les problèmes intellectuels et religieux les plus aigus de son temps de son temps et qu’il suggère en plus des réponses non seulement pertinentes, mais aussi durables, durable suffisamment pour traverser les siècles.

            Ce qui mérite vraiment d’être fêté : l’instant et le temps. L’instant et le temps c’est le sens de la fête. Se conjuguent deux grandeurs étrangères l’une à l’autre et de cette conjugaison viennent la parole et la vie…

            Nous reviendrons un peu plus tard sur la date du 31 octobre et sur l’une des thèses, la 30ème.

 

            Mais auparavant, apprenant [que Jésus] avait réduit au silence les Sadducéens (champions du rituel), les Pharisiens se réunirent (champions de la Loi)… Tout le début ne pose aucun problème particulier, cet épisode est bien connu, il est l’avant-dernier épisode de cette longue série que nous explorons depuis plusieurs semaines.

            « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée – c’est là le grand et premier commandement – mais un second est de même nature : tu aimeras ton prochain comme toi-même. Dans ces deux commandements, est suspendue toute la Loi et les Prophètes. »

            Deux mots sont particulièrement importants dans ces versets, le mot nature et le petit mot de rien du tout mais.

            Nature. Les commandements ont une nature. Il y a quelque chose qui fait qu’ils sont ce qu’ils sont, à savoir qu’ils sont d’abord là, présents, offerts, et possiblement saisis par un auditeur, ou lecteur. Le commandement est présent dans le langage, et il attend d’être saisi. Mais n’allons pas trop vite. Entre sa présence et son saisissement, le commandement qui attend son saisissement est présent avec une puissance de sollicitation, puissance qui peut être considérée comme sa nature. Le commandement appelle, en somme, Il a en lui une forte puissance de sollicitation. « Toi, prends-moi ! » La nature du commandement, c’est sa puissance de sollicitation.

            Nous avons ici deux commandements qui sont déclarés d’égale nature par Jésus, le commandement d’aimer Dieu, et le commandement d’aimer le prochain. L’un et l’autre ont même puissance de sollicitation et conduisent à la même tâche ceux qui s’emparent de l’un, ou de l’autre, ou les deux… Mais on n’a pas le choix entre eux. Saisir le commandement, c’est se laisser saisir par lui. Et qui dit une seule nature pour deux commandement dit aussi une seule forme concrète du déploiement pratique des deux impératifs.

            Et cela paraît simple – à la fin cela paraîtra simple – pourtant il y a un mais. Retour au texte ; tu aimeras le Seigneur ton Dieu (…) grand et premier commandement mais un second est de même nature, (…) amour du prochain. C’est le mais qui nous intéresse maintenant, un mais qui vient souligner que c’est parfois au détriment de l’amour concret du prochain qu’on se réclame d’un amour de Dieu – ce qui a dû être bien avéré au temps où Jésus vivait, au temps aussi où Matthieu rédigeait. Un amour du prochain totalement laissé de côté par ceux à qui la religion avait réussi, et pour lesquels la définition du prochain n’excédait pas – presque pas – celle de la famille et du clan. Enlisés dirons-nous dans l’amour de Dieu, dans l’amour d’un amour de Dieu. Et auxquels Jésus adressera une inoubliable série de malédictions « Soyez maudits… »

            Pour finir, le premier qui vient en premier (Dieu) ne peut pas oublier le second (le prochain), qui vient en second, parce que les deux sont de même nature. Mais si d’aventure on l’oublie ? Si l’attelage des commandements est rompu ?

            Lorsque l’attelage des commandements est rompu, c’est le temps des massacres qui commence au nom d’une prétendue dévotion, aux cris d’une prétendue invocation. On se joue de Dieu, on joue à être Dieu, on joue sa prétendue fureur. Mais ces prétendues dévotions, invocations etc. fabriquent de vrais cadavres. Et lorsqu’on joue avec ces choses-là, ce sont toujours les plus faibles qui trinquent.

            Mais (encore un mais) en face de la possibilité du chaos, il y a deux commandements, une seule nature pour deux commandements, une seule tâche humaine pour que l’un et l’autre puissent vivre avec un peu – beaucoup – d’harmonie. Et en espérant que la source fraternelle et théologique qui jaillit de quelques versets de Matthieu 22 ne tarisse jamais. Il s’agit bien de Dieu lui-même et de l’homme lui-même, dont l’homme porte la responsabilité.

 

            Revenons un peu à Martin Luther, 31 octobre 1517, et à une thèse, la 30ème. Au temps de Martin, l’homme vivait sous la menace d’un purgatoire très semblable à l’enfer. Pour se libérer de la menace de ce purgatoire, certains moyens existaient, plus ou moins chers, dont l’indulgence. Mais il y avait aussi du gratuit, dont la contrition, regretter le péché. Une parfaite contrition entraine une totale rémission… c’était une doctrine, et sans doute pas la plus prêchée. Mais Martin la connaissait et il en savait long sur la nature humaine. Martin était aussi un homme extrêmement angoissé… Ce qui lui a permis d’écrire ceci : thèse 30. « Nul n'est certain de la vérité de sa contrition ; encore moins peut-on l'être de l'entière rémission. » Si bien que l’angoisse demeure. Alors, d’où le secours pourra-t-il venir ? Il n’y a de possibilité d’apaisement que du côté de la grâce, d’un apaisement ou peut-être seulement d’un moment de suspension ; pourvu que la grâce demeure ; et pourvu que ceux qui en parlent restent actif ; car c’est une responsabilité humaine, mais pas seulement. Le langage, la Parole, demeurent toujours prêts à produire un événement de sens. Pourvu que tout cela, toutes ces bonnes nouvelles ne soient pas figées, et pourvu que les instruments d’étude de la Bible restent toujours affutés, la Bible, et les grands textes reçus, comme par exemple les 95 thèses théologiques sur la puissance des indulgences, Martin Luther, 31 octobre 1517

            Et je vous donne un petit instrument de ma boîte personnelle. Martin Luther thèse 30. « Nul n'est certain de la vérité de sa contrition ; encore moins peut-on l'être de l'entière rémission. » Et donc l’angoisse toujours demeure. Mais  je réplique avec une thèse 30 bis « Nul n’est certain de la vérité de la thèse 30 »

            En Dieu la joie est donc possible. Et mieux, avec ce que nous avons médité, en Dieu la joie est promise.

samedi 21 octobre 2023

A César ce qui est à César et... (Matthieu 22,15-22)

 Matthieu 22

15 Alors les Pharisiens allèrent tenir conseil afin de le prendre au piège en le faisant parler.

16 Ils lui envoient leurs disciples, avec les Hérodiens, pour lui dire: «Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne tiens pas compte de la condition des gens.

17 Dis-nous donc ton avis: Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César?»

18 Mais Jésus, s'apercevant de leur malice, dit: «Hypocrites! Pourquoi me tendez-vous un piège?

19 Montrez-moi la monnaie qui sert à payer le tribut.» Ils lui présentèrent une pièce d'argent.

20 Il leur dit: «Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles?»

21 Ils répondent: «De César.» Alors il leur dit: «Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.»

22 À ces mots, ils furent tout étonnés et, le laissant, ils s'en allèrent.

Prédication

            Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Qu’est-ce qui est à César ? Et qu’est-ce qui est à Dieu ?

            Ces gens-là, qui étaient venus interroger Jésus, servaient-ils César, ou servaient-ils Dieu ? En tout cas, ils étaient venus pour tendre un piège, un piège de mots, un piège en OUI ou NON. Doit-on, OUI ou NON, payer le tribut ?

            D’un côté, les Hérodiens, le parti du roi Hérode, le roi fantoche, un roi qui existe uniquement par la volonté de l’occupant romain, César. Et la volonté de l’occupant, c’est surtout que l’occupé paye le tribut. L’intérêt du parti du roi, c’est que OUI, on paye le tribut. Alors si Jésus répond NON, il est un homme mort, sans doute par la croix, pour motif de sédition. Il faudrait donc que Jésus, pour demeurer en vie, réponde OUI, on doit payer le tribut.

            Mais de l’autre côté, il y a les Pharisiens, un parti religieux, pour lequel l’occupant est idolâtre, la monnaie à effigie de l’empereur est idolâtre, et tout ce qui n’est pas « juif » est impur. Si, en face de ces gens-là, Jésus répond que OUI, on doit payer le tribut, il est un homme mort, sans doute par lapidation, comme blasphémateur. Alors il devrait répondre NON, sauf qu’il y a, nous l’avons dit déjà, le parti du roi Hérode...

            Ne pas répondre OUI, ne pas répondre NON… il faut répondre, parce qu’une réponse est attendue. Quelle est, en fait, la question posée par une étrange alliance, alliance du parti du roi qui hait les religieux toujours prompts à agiter le peuple, et du parti religieux qui hait le parti du roi vendu à l’occupant païen ? Quelle est la nature de leur alliance ? Et quel était le problème commun, quel est le problème commun, le problème unique que leur pose ce Jésus ?

 

            Le politique d’un côté, le religieux de l’autre ? Il ne peut pas être question du politique d’une part et du religieux d’autre part. Il ne peut pas être question de faire au Temple ce qu’on a décidé d’y faire, et de faire ensuite sur la place publique ce qu’on a décidé d’y faire, l’un et l’autre s’ignorant. Ou l’un et l’autre s’alliant. Il s’est toujours trouvé de bons religieux – parfois chrétiens – parmi des tortionnaires… Et l’équation « à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » fonctionne alors à merveille.

            Seulement, on ne raisonnera pas ici de cette manière. Le parti de César et celui de Dieu sont alliés contre Jésus, adversaire sérieux, voire coriace. Et cette alliance signale au moins une chose : les deux partis se sentent identiquement visés par les diatribes de plus en plus violentes que Jésus leur adresse. Ils sont, effectivement alliés. Et ils le sont pour trois raisons.

            Première raison : Bien qu’ennemis apparemment, leurs intérêts sont communs, des intérêts de soumission et de domination. Le peuple doit être soumis, payer le tribut à César, un argent qui engraisse le parti Hérodien, le peuple doit aussi payer le sacrifice au Temple, un argent qui engraisse le parti des religieux. Et pour tous ces gens-là, l’être humain n’existe pas, alors que l’être humain est le cœur du souci de Jésus.

            Deuxième raison : Être conforme aux apparences, c’est ce qu’ils cherchent. Et les apparences suffisent tout à fait au bon fonctionnement du culte et à la stabilité du royaume. Ordonner ce qui doit être fait, c'est-à-dire les apparences, voilà ce qui est bon pour le système, ça le rend stable, voire perpétuel. Les apparences… mais qu’en est-il du cœur de l’être humain ? C’est le souci de la transformation du cœur de l’être humain qui anime Jésus.

            Troisième raison : Ces gens-là ont en commun l’affection pour les statues et les pouvoirs devant lesquels on s’incline, au nom desquels on domine, et par n’importe quel moyen. Ils sont en commun la haine du Dieu vivant. Alors que le Dieu que Jésus prêche est Dieu vivant, celui de la vérité, de la liberté, et de la responsabilité.

 

            Dans le face à face dont nous sommes témoins, des questions redoutables sont posées par Jésus. Ce sont des questions durables qui leur sont posées, questions qui sont parvenues jusqu’à nous.

            Ce que vous faites, en politique, et en religion… pour quelles raisons profondes le faites-vous ? Et dans quel but le faites-vous ? Lorsque vous choisissez le parti Hérodien, le parti du pouvoir fantoche, qui servez-vous ? Et lorsque vous choisissez la pratique religieuse la plus visible, est-ce vraiment Dieu que vous servez, ou bien, subrepticement, César ? Ce qu’on voit des gens ne dit pas toujours ce qu’ils sont en vérité.

            Dieu, lui, voit au cœur de l’être humain. Les ennemis de Jésus le savent bien, et ils le confessent eux-mêmes. Les apparences n’impressionnent pas Jésus, et ne l’intéressent absolument pas. Il enseigne les chemins de Dieu, la vérité. La vérité, Jésus la porte, la signifie, et la révèle. Il n’en fait pas forcément un étalage public et triomphant. Il la révèle d’abord dans le cœur des êtres humains, par sa parole. Lorsque certains viennent essayer de le faire taire, son Évangile devient une dénonciation. Et lorsqu’il sera crucifié, l’Évangile sera une véritable accusation.

 

            Dieu, ou César ? Revenons-y ! Celui qui fait bien tout ce que prescrivent les lois de la cité, sert-il seulement César ? Celui qui fait bien tout ce que prescrivent les lois religieuses, sert-il seulement Dieu ? D’une part, il n’y a là que des apparences. Dieu connaît le cœur de l’être humain. Et d’autre part, les commandements, les lois, les usages… qu’ils soient civils ou religieux, doivent parfois être transgressés. On connaît parfois les actes des humains. N’y a-t-il pas moyen de s’orienter, de choisir ? Obéir ou désobéir ? Au moment où Jésus parle, nous pourrions essayer d’affirmer que la Loi et les Prophètes ont abondamment et suffisamment informés les gens de ce temps-là. Et à la question posée à Jésus recevrait à coup sûr une réponse positive… il est toujours arrivé malheur aux rois d’Israël ou de Juda qui refusaient de payer le tribut à leur suzerain… ou négative, car Dieu a su faire lever des libérateurs pour son peuple…

            Mais Jésus, que répond-il, sans aucune ambiguïté ? A César ce qui est à César ET à Dieu ce qui est à Dieu. On peut bien choisir de se soumettre servilement à des lois iniques. On rend ainsi à César ce qui est à César. Dieu n’en est pas moins juge souverain de César, de nos actes et de nos lâchetés. On peut choisir, au nom de Dieu, de désobéir à des lois iniques. On rend ainsi à Dieu ce qui est à Dieu. Mais on rendra aussi à César ce qui est à César, qui possède ici-bas le droit de nous juger, de nous condamner selon son droit ou son bon plaisir.

            L’attitude que commande Jésus n’est donc pas la soumission, ni la révolte, mais la vérité. Et la vérité s’énonce ainsi : s’agissant de ce que tu dois aux apparences et aux lois, quelles qu’elles soient, examine, délibère, choisis, agis et réponds devant les humains comme devant toi-même de ce que tu auras fait. Le dernier jugement revient toujours à Dieu.

            Quant à Jésus, il accomplira pleinement ce qu’il aura dit, rendant à Dieu ce qui est à Dieu, en toute vérité. C’est jusqu’à la croix qu’il rendra à César ce qui est à César.

            Et Dieu sera juge des choix, des paroles et des actes de son fils. Il rendra son jugement pour toujours au matin de Pâques, en le ramenant de la mort à la vie. Amen

dimanche 15 octobre 2023

Toujours la bagarre (Matthieu 22,1-14)... toujours le Royaume

Matthieu 22

Et Jésus se remit à leur parler en paraboles:

 2 «Il en va du Royaume des cieux comme d'un roi qui fit un festin de noces pour son fils.

 3 Il envoya ses serviteurs appeler à la noce les invités. Mais eux ne voulaient pas venir.

 4 Il envoya encore d'autres serviteurs chargés de dire aux invités: ‹Voici, j'ai apprêté mon banquet; mes taureaux et mes bêtes grasses sont égorgés, tout est prêt, venez aux noces.›

 5 Mais eux, sans en tenir compte, s'en allèrent, l'un à son champ, l'autre à son commerce;

 6 les autres, saisissant les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent.

 7 Le roi se mit en colère; il envoya ses troupes, fit périr ces assassins et incendia leur ville.

 8 Alors il dit à ses serviteurs: ‹La noce est prête, mais les invités n'en étaient pas dignes.

 9 Allez donc aux places d'où partent les chemins et convoquez à la noce tous ceux que vous trouverez.›

 10 Ces serviteurs s'en allèrent par les chemins et rassemblèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, mauvais et bons. Et la salle de noce fut remplie de convives.

 11 Entré pour regarder les convives, le roi aperçut là un homme qui ne portait pas de vêtement de noce.

 12 ‹Mon ami, lui dit-il, comment es-tu entré ici sans avoir de vêtement de noce?› Celui-ci resta muet.

 13 Alors le roi dit aux servants: ‹Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors: là seront les pleurs et les grincements de dents.›

 14 Certes, la multitude est appelée, mais peu sont élus.»

Prédication

            Pour commencer cette prédication, lisons deux autres versets, toujours de l’évangile de Matthieu. « En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée : 2 “Convertissez-vous: le Royaume des cieux s'est infiniment approché!” » (Matthieu 3,1-2).

            Mais, le Royaume des cieux, qu’est-ce que c’est ? Est-ce le moment ultime de la fin l’histoire lorsque tout acte trouvera enfin sa juste rétribution, actes lumineux et actes barbares ? Ou bien sera-ce une réparation définitive de tous les maux dont l’humanité souffre, et aura souffert ? Ou bien encore un cadre de vie dans lequel les gens, bons ou mauvais, vivront une réconciliation et joie sans fin ?

            Le Royaume des cieux s’approche de lui-même, dit Jean le Baptiste. Ces choses que nous venons d’esquisser ne peuvent pas s’approcher d’elles-mêmes. Aussi sommes-nous invités à penser que le Royaume des cieux qui s’est approché, et qui ne sera jamais aussi proche d’ailleurs qu’il ne l’est au moment où parle Jean le Baptiste, n’est pas un lieu, n’est pas un moment, n’est pas quelque chose dont on peut raisonnablement parler. Si notre inventaire est suffisamment large, il nous reste que le Royaume des cieux, c’est quelqu’un. Si l’on veut comprendre quelque chose du Royaume des cieux, il faut repérer ce quelqu’un, écouter ce qu’il enseigne, et regarder comment il vit. Et puisque nous pensons que ce quelqu’un dont parle Jean le Baptiste, c’est Jésus, il nous faut relire les évangiles.

            Dans l’évangile de Matthieu, nous nous rappelons qu’il y a, de la bouche de Jésus, de nombreuses paraboles qui viennent imager le Royaume des cieux. Si Jésus est lui-même le Royaume des cieux qui s’est approché, lorsque Jésus parle du Royaume des cieux, c’est de lui-même qu’il parle. Nous pourrions relire, une à une, les paraboles en question et méditer cette idée. Nous n’aurions d’ailleurs pas trop de peine à la valider, lorsqu’il s’agit de trouver des perles de grand prix, de semer, de trouver des trésors… (Matthieu 13) l’identification est joyeuse et va de soi. Lorsque les ouvriers de la onzième heure sont rétribués douze fois mieux que ceux que la première heure, nous identifions encore dans ce généreux employeur le Royaume des cieux (Matthieu 20). Mais lorsqu’il s’agit de paraboles avec violence, exclusion et massacre, comme celle que nous venons de lire, l’identification commence à être un rien problématique. Soyons francs : nous ne nous y retrouvons plus, et peut-être même qu’une sorte de dégoût nous saisit.

 

            Comment pourrait-on dire de cette horrible histoire de noce qu’elle est une parabole du Royaume des cieux ? Même sa finale ‘beaucoup d’appelés et peu d’élus’ ne tient pas : comment pourrait-on considérer comme élus – une immense majorité d’élus – tous ces gens qui n’ont effectivement aucunement mérité d’aller à cette noce puisqu’ils n’étaient pas du tout invités au début, mais qui ont mérité tout de même d’y rester parce qu’ils avaient revêtu la tenue réglementaire ? Ça ne tient pas. Pour insister sur le fait que ça ne tient pas, je partage avec vous une note de bas de page d’une Bible : « Plutôt qu’une allusion aux Juifs d’abord invités au salut, mais maintenant exclus par leur refus du Christ, ce verset énigmatique est peut-être dirigé contre ceux qui abusent de l’invitation gratuite de Dieu et sont finalement rejetés hors du Royaume » (TOB 1975 et 2010, note sur le v.14) (un de ces jours, je vais vous proposer un groupe de travail sur les notes des Bibles…). Faut-il comprendre ici qu’il y aurait des conditions d’admissibilité dans le Royaume, que la grâce d’y être admis pourrait être annulée si l’on ne respecte pas un code, ou si l’on n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi on ne le respecte pas, c'est-à-dire si l’on n’est pas en mesure de se justifier soi-même ? (la grâce ne justifie que ceux qui ne savent pas se justifier eux-mêmes) Nous ne croyons rien de tout cela, et surtout surtout pas que les Juifs ont été exclus du salut !

Toute explication de cette parabole qui envisage le Royaume des cieux comme un lieu présent ou futur qu’il s’agirait d’atteindre et où se régleraient des comptes aboutira à des contradictions ruineuses. Et c’est exactement l’effet recherché par Jésus, mener certains auditeurs, puis certains lecteurs au cœur de la contradiction. Alors, que faire ?

 

            Nous avons affirmé que le Royaume des cieux n’est pas un moment ni un lieu, mais quelqu’un. Dans cette parabole, qui est-ce ? Si l’on exclut ceux qui sont en groupe, c'est-à-dire les premiers invités, les seconds invités, les esclaves du roi et les mercenaires du roi, il reste le roi lui-même et l’homme muet qui ne porte pas la robe de noce.

Que dire du roi ? Depuis le début, son invitation n’était pas une invitation, mais une convocation, un oukase. Les premiers envoyés de ce roi n’étaient pas des serviteurs, mais de vulgaires esclaves, quantité négligeable dont la disparition sert de prétexte à un massacre : les seconds envoyés de ce roi étaient des mercenaires. Les invités en second sont embarqués au hasard des rues et, tout embarqués qu’ils sont, ils ont en plus obligation de venir en tenue réglementaire. Peut-on parler d’invités ? Ni le déroulement de l’affaire ni le vocabulaire grec ne permettent de parler d’invitation. Une véritable invitation n’oblige jamais personne. Alors n’identifions pas ce roi vindicatif et sanguinaire à IHVH-l’Eternel, ni ces noces de violence, de sang au Royaume des cieux. Que reste-t-il ?

            Il nous reste l’homme muet à la tenue non réglementaire. Il nous faut prendre cet homme exactement tel qu’il est, bon ou mauvais n’est pas la question, provocateur ou homme simple non plus. Il n’est pas conforme et il reste silencieux. Exactement comme Jésus restera silencieux devant ses accusateurs. Lui seul peut se réclamer du Royaume des cieux : cet homme ! Cet homme dont la particularité et le silence sont signes d’un état qui dit la vérité sur ce roi et sur cette noce. Seul cet homme, disons-nous, pourrait se réclamer du Royaume des cieux. Pourtant, il ne réclame rien. La singularité absolue ne réclame jamais de reconnaissance. Et le véritable engagement pour le Royaume des cieux et dans le Royaume des cieux n’exige aucune rétribution. L’homme ne dit rien. Il est lié et jeté dehors.

Après cette exclusion brutale et le court instant de sidération qui s’ensuit, la fête bat son plein, avec même un petit surcroît d’excitation, pour ne rien voir, et pour ne rien entendre.

 

Qu’est-ce donc que le Royaume des cieux d’après cette parabole ? Le Royaume des cieux est un homme, un être humain dont l’engagement est un engagement concret et total de sa personne, dans une situation réelle, engagement risqué, qui ne fait violence à personne, et qui est pur de toute idée de reconnaissance ou de rétribution.

Qui donc, dans l’évangile de Matthieu, aura incarné le Royaume des cieux ? Jésus de Nazareth… Et qui d’autre ? Suivent, de loin, le pieux et obéissant Joseph, Jean le Baptiste, une femme Cananéenne anonyme (Matthieu 15), un centurion romain et quelques disciples, de loin, de très loin.

 

Beaucoup d’appelés et peu d’élus ? C’est une mauvaise traduction. Tous sont appelés, et peu répondent à un appel aussi engageant. Pourtant l’appel est le même pour tous, toujours.

Puissions-nous répondre, un peu, au moins un peu et suivre le Christ, même de loin. Et que Dieu nous soit en aide.


samedi 7 octobre 2023

Quand l'évangile est à la bagarre (Matthieu 21,33-43 + quelques lignes aux Philippiens)

 

Matthieu 21

33 «Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.

 34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.

 35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs; l'un, ils le rouèrent de coups; un autre, ils le tuèrent; un autre, ils le lapidèrent.

 36 Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les premiers; ils les traitèrent de même.

 37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: ‹Ils respecteront mon fils.›

 38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux: ‹C'est l'héritier. Venez! Tuons-le et emparons-nous de l'héritage.›

 39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.

 40 Eh bien! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là?»

 41 Ils lui répondirent: «Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d'autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu.»

 42 Jésus leur dit: «N'avez-vous jamais lu dans les Écritures: La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire; c'est là l'oeuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux.

 43 Aussi je vous le déclare: le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits.

 44 Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle l'écrasera.»

 45 En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c'était d'eux qu'il parlait.

 46 Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur des foules, car elles le tenaient pour un prophète.

 

Philippiens 4

6 Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute occasion, par la prière et la supplication accompagnées d'action de grâce, faites connaître vos demandes à Dieu.

 7 Et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos coeurs et vos pensées en Jésus Christ.

 8 Au reste, frères, tout ce qu'il y a de vrai, tout ce qui est noble, juste, pur, digne d'être aimé, d'être honoré, ce qui s'appelle vertu, ce qui mérite l'éloge, tout cela, portez-le à votre actif.

 9 Ce que vous avez appris, reçu, entendu de moi, observé en moi, tout cela, mettez-le en pratique. Et le Dieu de la paix sera avec vous.


Prédication : 

          Que votre douceur soit connue de tous les hommes, écrit Paul aux Philippiens. C'est-à-dire votre tolérance, votre douceur, votre souplesse… bien des mots en vérité pour tâcher d’en rendre un seul, et pour rendre compte d’une certaine aptitude dans la vie communautaire, faire bon accueil à autrui, et lui laisser de la place dans la conversation, la douceur, est une certaine manière de restreindre l’espace qu’on occupe pour pouvoir offrir de l’espace à celui qui vient. Nous pouvons par exemple penser à Abraham, lorsque trois hommes vinrent le trouver au lieu dit les chênes de Mambré (Genèse 18). Nous pouvons aussi penser que Paul rencontra à Philippes des gens – disons juste des gens, très principalement d’anciens païens, très fraternels… Mais des nuages noirs s’amoncelèrent, et Paul dût partir. Et il écrivit… Aux Philippiens… « Aucune de ses lettres […] n’est à ce point familière et cordiale » (introduction à l’épître aux Philippiens dans la TOB ), lettre qui, en plus, comporte en son texte des pièces capitales en même temps pour parler de Jésus Christ et pour parler de la vie fraternelle en Jésus Christ, liturgie et éthique. Il a dû faire bon vivre et croire à Philippes pendant un certain temps…

            Et après… les choses se sont gâtées, au sein de la communauté, peut-être, entre la communauté et le reste de la ville, une partie du reste de la ville. Était-ce un reste païen de la ville qui ne supportait pas la présence et l’enseignement de Paul, qui ne supportait pas ces gens, ceux que Paul avait enseignés, cette communauté douce et accueillante ? Supposons que notre hypothèse soit un peu bonne, les choses là se seraient passées à Philippes parce que d’aucuns ne supportaient pas l’indulgence et la douceur… et ils auraient fomenté quelques troubles… fait menacer Paul… qu’il aurait exfiltrer pour sauver sa vie, et son ministère.           Pourquoi des gens de Philippes auront-ils fait cela ?

            Nous allons méditer cette question, pas certain que nous trouvions la réponse, nous essayons.

 

            La semaine dernière, nous méditions une parabole qui rapportait que de deux fils envoyés par leur père travailler à la vigne, l’un dit j’y vais et n’y alla pas, l’autre dit je n’y vais pas et y alla. Ça n’est pas une petite affaire d’obéissance à papa. La vigne, celle dont parle cette parabole, c’est un bien millénaire, inaliénable, un bien sacré, et je vais même dire que c’est un bien théologique. Même le roi ne peut disposer de la vigne d’un tout petit de ses sujets. Souvenez-vous de l’épisode de la vigne de Naboth d’Izréel que le roi Akhab fit assassiner, et souvenez-nous de la violence de la punition qui s’abattît… le prophète de service était Elie. On ne parle pas de vigne lorsqu’on parle de vigne, mais de l’histoire de Dieu et de son peuple, et on parle dans une perspective un peu individuelle. Autant avec le temple c’est plutôt au collectif qu’on s’adresse, autant avec la vigne c’est plutôt à la seconde personne du singulier que les choses se jouent. Qu’as-tu fait de ta vigne ? C’est qu’as-tu fait de ton Dieu ? Qu’as-tu – aussi – fait de ton frère, ou encore de ton prochain ? Et ce ne sont pas des questions polies et aimables. Ce sont des vies humaines qui sont engagées là.

            Jésus est dans le temple. Il discute, il polémique avec les autorités locales. Objet de la polémique : autorité. Qui t’a donné autorité ? Qui des deux frère a ou aura autorité sur la vigne ? Celui dont la volonté a pu élaborer le refus et le repentir. Ce qui doit déjà pas mal agacer les Hauts Dignitaires. Et enfin, parabole, la parabole des assassins, parabole des usurpateurs… et il n’est pas possible que ces gens n’aient pas exactement compris à quel point ils étaient visés par Jésus. C’est d’ailleurs si précis et si ajusté que ça n’est pas vraiment une parabole, c’est plutôt une simple allégorie.

            Mais bon, Matthieu nous propose le mot parabole. Et c’est une affaire de vigne, de fermage, et de vignerons dont la cupidité sera dans limites. C'est-à-dire une affaire de temple, d’enseignement du temple, et de Dieu dans laquelle les dignitaires du temple se montrent, se sont montrés et se montreront d’une cupidité sans limites. Bien sûr, l’évangile tâche de parler de Jésus du temps de son ministère public, mais il est aussi un document du temps où Matthieu a écrit. Et, manifestement les relations dans les deux époques n’ont pas été cordiales entre le temple et le messie et ça n’est pas peu dire, il y a eu des cadavres et nous le savons, un certain Etienne (Actes 6) premier d’une longue liste. A moins que le tout premier de la liste n’ait été Jésus de Nazareth, que les foules tenaient pour un prophète. Vivre et parler en prophète a toujours été dangereux…

            Et nous revenons à cette question que nous avons déjà effleurée ce matin, et aussi la semaine dernière : « Pourquoi ? » Pourquoi tant de tension, pourquoi tant de méfiance et tant de haine à l’encontre de Jésus ? Pourquoi son enseignement suscite-t-il émerveillement du côté des foules, et fureur du côté des Dignitaires ? Côté des Dignitaires, il leur balance qu’une certaine pierre va leur tomber dessus et les écrabouiller (image qu’ils comprennent évidemment), il leur balance aussi que le Royaume de Dieu va leur être enlevé et sera donné à un autre peuple (ils comprennent parfaitement aussi), quant à la vigne, c’est clair aussi. Le tout assené publiquement… ils ne vont pas recevoir ça dans la joie ! Le peuple peut-être si. Mais pourquoi le propos de Jésus doit-il être si violent ?

            Probablement parce que la résistance qu’il rencontrait dans le Temple appelait des propos très forts, compréhensibles par tous ceux qui étaient présents. Et ce prophétisme, avec les paraboles, dans sa version énervée, était certainement le seul langage disponible. C’est extrêmement bien vu : Jésus peut parler, tout le monde écoute, foule et dignitaires, et personne n’ose l’interrompre, la foule est suspendue à ses lèvres, et les dignitaires ont la frousse. La parole est là, disant ce qui doit être dit, accomplissant ce qui doit être accompli.

 

            Alors voilà, parole de Jésus. Et si l’on veut atteler à cette parole le beau mot évangile, cela nous ajoute à l’évangile des propos d’une certaine violence… Écoutez une bonne nouvelle : celui sur lequel tombera, elle l’écrabouillera. Propos énervé, qui doit tenir aux circonstances de la rédaction de l’évangile – de Marc – avec emprunts postérieurs de Matthieu et de Luc. Le ton guerrier de cet évangile se poursuit encore dans Matthieu jusqu’au chapitre 25. Un ton nécessaire ?

            Lorsque vous vivez sans pouvoir vivre ouvertement votre foi, lorsque pour l’avoir professée vous risquez la prison, ou pire, il est peut-être normal que le langage de la foi, au moins votre langage intérieur, ait une certaine dureté. N’est pas Martin Luther King qui veut. Et pour notre part, Vincennes, 8 octobre 2023, nous sommes libres de nous taire et de parler. Grâce en soit rendue à Dieu.