dimanche 26 janvier 2014

La bonne nouvelle, c'est "maintenant" (Matthieu 4,11-25)

Matthieu 4
11 Alors le diable le laisse, et voici que des anges s'approchèrent, et ils le servaient.

12 Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée.

13 Puis, abandonnant Nazara, il vint habiter à Capharnaüm, au bord de la mer, dans les territoires de Zabulon et de Nephtali,
14 pour que s'accomplisse ce qu'avait dit le prophète Esaïe:
15 Terre de Zabulon, terre de Nephtali, route de la mer, pays au-delà du Jourdain, Galilée des Nations!
16 Le peuple qui se trouvait dans les ténèbres a vu une grande lumière; pour ceux qui se trouvaient dans le sombre pays de la mort, une lumière s'est levée.

17 À partir de ce moment, Jésus commença à proclamer: «Convertissez-vous: le Règne des cieux s'est approché.»

18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer: c'étaient des pêcheurs.
19 Il leur dit: «Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d'hommes.»
20 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent.
21 Avançant encore, il vit deux autres frères: Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d'arranger leurs filets. Il les appela.
22 Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent.
23 Puis, parcourant toute la Galilée, il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la Bonne Nouvelle du Règne et guérissait toute maladie et toute infirmité parmi le peuple.
24 Sa renommée gagna toute la Syrie, et on lui amena tous ceux qui souffraient, en proie à toutes sortes de maladies et de tourments: démoniaques, lunatiques, paralysés; il les guérit.
25 Et de grandes foules le suivirent, venues de la Galilée et de la Décapole, de Jérusalem et de la Judée, et d'au-delà du Jourdain.

Prédication
         Il faut, au début de cette prédication, que nous imaginions Jésus heureux, heureux, avec des anges autour de lui, des anges qui le servent. C’est sa situation à la fin du récit des tentations. On imagine que Jésus ne manque ni de nourriture, ni d’excellente compagnie, ni d’ombre lorsqu’il fait chaud, ni de chaleur lorsqu’il fait froid… Et s’il a résisté vaillamment à trois tentations, voici la quatrième, en deux mots : pour toujours.
            Il faut maintenant que nous imaginions les pêcheurs au bord du lac de Galilée. Ils sont pêcheurs, fils de pêcheurs et, selon toute vraisemblance, ils seront pêcheurs leur vie durant. Pêcher est en ce temps, une activité assez vile, assez impure, et assez dangereuse. Seront-ils toujours ce qu’ils ont toujours été ?
            Il  faut encore que nous imaginions des malades incurables, des paralysés, des gens éprouvés par la vie, des gens incapables, physiquement, d’initiatives. Seront-ils toujours ce qu’ils sont maintenant ?
            Il faut maintenant que nous prenions conscience de ce que signifient les versets de la Bible que Matthieu cite : « Terre de Zabulon, terre de Nephtali, route de la mer, pays au-delà du Jourdain, Galilée des Nations ! Le peuple qui se trouvait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Pour ceux qui se trouvaient dans le sombre pays de la mort, une lumière s’est levée. » Ce texte, lorsque Matthieu le cite, est un texte qui peut bien avoir huit siècles d’ancienneté. Au temps de Matthieu, ces terres avaient tant de fois été conquises et perdues, avaient tant de fois vu leurs populations être déportées et, parfois, revenir, ces terres étaient tellement terres de métissage que, pour certains, elles n’étaient plus Terre promise, Terre de la promesse. Et même si certains des habitants de ces terres venaient adorer Dieu à Jérusalem, ils n’étaient que tolérés par ceux de Judée qui, du haut de leur Temple, se proclamaient élus, purs, bénis, depuis toujours et pour toujours.
            Matthieu proclame que, sur ceux qui, depuis huit siècles, se trouvaient dans le sombre pays de la mort, une lumière s’est levée. Cette lumière s’est levée lorsque Jésus a un jour quitté la Judée, s’est retiré sur cette terre perdue de Galilée et a commencé à y proclamer sa Bonne nouvelle. Quelle est cette bonne nouvelle ? Le monde entier dit « toujours », l’espérance dit « un jour peut-être », et Jésus, lui, dit « maintenant ». La Bonne nouvelle de Jésus c’est l’appel à la conversion, et la conversion c’est lorsque quelqu’un passe concrètement du « toujours » au « maintenant ».
            Et nous nous demandons comment cela se peut. Matthieu nous le dit, très précisément.

            Pour que la Bonne nouvelle ne soit pas une idée en l’air mais une possibilité concrète, il faut d’abord que celui qui la proclame la proclame concrètement.
C’est exactement ce que Jésus fait, lorsqu’il passe du « toujours » au « maintenant ». Servi par les anges, à l’écart du monde, béni dans son coin, c’est cela, le « toujours ». Or, la réalité du monde étant parvenue jusqu’à lui, et lui ayant pris acte de ce qu’est sa propre bénédiction et de ce qu’est la situation de ces Galiléens ses contemporains, il commence à se consacrer à eux, « maintenant ». Jésus met en jeu sa propre bénédiction ; il en propose le partage.
Ainsi, à ces pêcheurs de poissons que le sort avait fait naître fils de pêcheurs de poissons, et qui devaient le demeurer toujours, il dit « maintenant ». Il leur propose une autre vie. Il leur fait cette offre, à eux qui ont une petite liberté de choisir. Et les pêcheurs de poissons le suivent, à l’instant, « maintenant », avec pour seul objectif celui encore un peu vague et incertain, de devenir à la suite de Jésus pêcheurs d’êtres humains. Ces hommes-là, parce que Jésus est passé du « toujours » au « maintenant », passent eux-mêmes du « toujours » au « maintenant ».
Mais ces hommes ont une petite liberté, nous l’avons dit. Qu’en est-il de ceux qui, malades de toutes sortes, n’ont aucune liberté ? Et bien, vous l’avez lu, Jésus les guérit. Cette malédiction de la maladie, ce « toujours » est, à son tour, transformé en « maintenant ». Il l’est, par divine puissance, parce que Jésus a choisi de renoncer au « toujours » de sa bénédiction personnelle, et à choisi de la partager avec ses contemporains. Et si l’on veut voir dans ces multiples miracles la main agissante de Dieu, il n’est qu’à reconnaître que ce sont les anges qui continuent de servir « maintenant » Jésus, tout comme ils le servaient avant, tout comme ils l’auraient servi « toujours ». Ceci pour dire que le partage concret d’une bénédiction personnelle n’épuise jamais cette bénédiction.

Pourtant, ça n’est pas si simple que cela. Cela semble très simple lorsque Jésus commence son ministère. Ça sera moins simple un peu plus tard. On voit bien qu’il peine, parfois, qu’il se retire, parfois, et que le « maintenant » de son engagement est parfois lourd… Et c’est beaucoup moins simple encore pour ceux qu’il appelle. Ils auraient été « toujours » pêcheurs de poissons. Ils partent « aussitôt » à la suite de Jésus. Deviendront-ils un jour pêcheurs d’êtres humains ? Un pêcheur de poissons de ce temps-là, qui pêche des poissons pour vivre, et non pas pour le sport, ça attrape des poissons, ça les tue, et ça les mange. Le pêcheur de poissons prend la vie du poisson pour que la vie du pêcheur continue. Un pêcheur d’êtres humains, ça perd tout le bénéfice personnel de la bénédiction, ça risque de perdre sa propre vie, pour qu’un être humain vive. Un pêcheur de poissons, ça a premièrement le souci de sa propre vie. Sans doute faut-il presque une vie entière pour être détaché du souci de sa propre vie. Peut-être même qu’on n’en a jamais fini d’apprendre à devenir pêcheur d’êtres humain.
Ce qui est clair, en matière de conversion, à la suite de Jésus, c’est qu’on y perd le bénéfice du « toujours ». Et même si la vie chrétienne peut commencer par un « aussitôt », elle ne peut durer que dans le « maintenant ». Sa vérité est dans le « maintenant ». Or, puisque tel est le lieu de sa vérité, elle ne peut être que fragile, que contestable, qu’éprouvée. Et l’on en verra plus d’un rechercher le confort perdu des « toujours ». Ils le chercheront en invoquant pour les uns la Tradition bimillénaire de l’Eglise, pour les autres en exigeant que la liturgie ne change jamais. D’autres encore chercheront ce confort en exhibant des versets bibliques toujours forcément incontestables, comme si Dieu était captif des Saintes Ecritures, des liturgies et des traditions… Et tous, en recherchant le confort du « toujours », ne feront que céder aux tentations que le Christ dont ils se réclament avait lui-même repoussées.
C’est pourtant « maintenant » qu’il faut vivre et annoncer l’Evangile, avec et pour nos contemporains.

En a-t-on jamais fini ? Jésus passe et nous dit « Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’êtres humains. » Il passe, nous ne bougeons pas. Il repasse et, cette fois, nous le suivons, mais avec nos bons vieux filets  de « toujours » sur les bras – on n’est jamais trop prudent. Un peu plus loin nous nous arrêtons même pour les lancer et lui, il nous sourit et nous fait remarquer que nous ne sommes plus au bord de la mer, que nous venons « maintenant » de jeter les filets sur un tas de cailloux.

L’exigence évangélique, celle de vivre réellement « maintenant », est parfois insupportable. Notre maître, notre Seigneur, lui, est patient. Amen

vendredi 24 janvier 2014

Mais qu'avaient-ils en trop? (1 Corinthiens 1,10-16 ; Marc 9,33-40) Méditation sur l'Unité

1 Corinthiens 1,10-16
10 Mais je vous exhorte, frères, au nom de notre Seigneur Jésus Christ: soyez tous d'accord, et qu'il n'y ait pas de divisions parmi vous; soyez bien unis dans un même esprit et dans une même pensée.
11 En effet, mes frères, les gens de Chloé m'ont appris qu'il y a des discordes parmi vous.
12 Je m'explique; chacun de vous parle ainsi: «Moi je suis de Paul. - Moi d’Apollos. - Moi de Céphas. - Moi de Christ.»

13 Le Christ est-il divisé? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés?

14 Dieu merci, je n'ai baptisé aucun de vous, excepté Crispus et Gaïus;
15 ainsi nul ne peut dire que vous avez été baptisés en mon nom.
16 Ah si! J'ai encore baptisé la famille de Stéphanas. Pour le reste, je n'ai baptisé personne d'autre, que je sache.

Marc 9,33-40
33 Ils allèrent à Capharnaüm. Une fois à la maison, Jésus leur demandait: «De quoi discutiez-vous en chemin?»
34 Mais ils se taisaient, car, en chemin, ils s'étaient querellés pour savoir qui était le plus grand.
35 Jésus s'assit et il appela les Douze; il leur dit: «Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous.»
36 Et prenant un enfant, il le plaça au milieu d'eux et, après l'avoir embrassé, il leur dit:
37 «Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m'accueille moi-même; et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé.»
38 Jean lui dit: «Maître, nous avons vu quelqu'un qui chassait les démons en ton nom et nous avons cherché à l'en empêcher parce qu'il ne nous suivait pas.»
39 Mais Jésus dit: «Ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fasse un miracle en mon nom et puisse, aussitôt après, mal parler de moi.

40 Celui qui n'est pas contre nous est pour nous.

Prédication :
            Quelques versets juste après ceux que nous venons de lire dans l’évangile de Marc, voici ce que nous trouvons.
Marc 9,43 « Si ta main entraîne ta chute, coupe-la; il vaut mieux que tu entres manchot dans la vie que d'aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s'éteint pas »
Si ta main entraine ta chute (TOB), ou si ta main est pour toi occasion de péché (BJ), ce sont traductions un peu insuffisantes d’un verbe grec difficile, qui évoque le piège, le scandale, l’immobilité… Si nous lisons tout simplement ce verset le contraire de ce verbe difficile est très beau : « entrer dans la vie ». Si ta main donc t’empêche d’entrer dans la vie… Et s’il en est un qui est entré dans la vie, dans la plénitude de la vie, c’est bien Jésus qui, volontairement, n’a rien gardé pour lui-même.
Disons-le donc tout net, et tout de suite : si l’on veut entrer dans la vie, la question à se poser ne sera pas « Que me manque-t-il ? », mais « Qu’ai-je en trop ? »

Qu’avaient-ils en trop, donc, ces disciples de Jésus ? Il est difficile d’en donner le détail, mais ils avaient de quoi se quereller pour savoir lequel d’entre eux était le plus grand. On peut penser au temps qui s’était écoulé depuis qu’ils suivaient leur maître, et ce temps n’était pas le même pour tous. On peut penser à leur présence éventuelle sur le mont de la transfiguration, et tous n’y avaient pas été. On peut penser aussi à ce qu’ils avaient fait, l’un, l’autre, lorsque Jésus les avait envoyés en mission. On peut penser encore qu’ils avaient eu plus ou moins peur lors de la traversée tempétueuse de Galilée. On peut penser qu’ils n’avaient pas confessé au même moment que Jésus est le Christ… En fait, on peut relire l’évangile de Marc depuis le début et chaque épisode est, si on le veut, occasion de décompte, et de comparaison. Tout peut être occasion de décompte, de comparaison, de condamnation, et même le service, et même la petitesse. Il y a toujours pour s’enorgueillir d’être les plus humbles. Et les croyants qui n’y prennent pas garde ont toujours tôt fait de devenir les défenseurs jaloux de leur grand dieu d’amour…
Qu’ont-ils donc en trop, ces disciples de Jésus ? Si l’on veut bien traverser tout le récit de Marc, les disciples ont en trop qu’ils ont encore leur maître avec eux… Les disciples de Jésus ne deviendront ses apôtres, ne commenceront à annoncer l’Evangile qu’après la résurrection, c'est-à-dire seulement après que, le tombeau ayant été trouvé tout vide, leur maître sera pour toujours devenu insaisissable. Alors, peut-être, n’ayant plus rien qu’ils puissent posséder, ils commenceront réellement à vivre par la foi et donc à annoncer sérieusement l’Evangile…

Seulement, l’Evangile est toujours annoncé dans un langage, avec des manières et des usages qui sont ceux de celui qui l’annonce. Et les occasions de se quereller seront évidemment aussi nombreuses après la mort et la résurrection du Christ que pendant sa vie.
Corinthe, pour ne prendre qu’un exemple, et d’incessantes discordes, parce que les uns se déclaraient de Paul, d’autres d’Apollos, d’autres de Céphas et d’autres de Christ. Ils se déclaraient sans doute de l’un ou de l’autre tout comme on se déclare d’un pays, d’un village, d’une ethnie ou d’un clan. Se déclarer de tel ou tel, c’était mettre en avant une sorte d’identité, une sorte de privilège, d’avantage, par quoi ils pouvaient s’identifier entre eux et se rendre inaccessibles aux « autres ». Et ces divisions spirituelles recouvraient certainement des divisions sociales, un prédicateur donné ne pouvant pas, hier comme aujourd’hui, être reçu dans tous les milieux. Et les milieux corinthiens étaient très très contrastés et inégaux…
Paul se trouve donc confronté au même problème que Jésus… Ces gens ont trop – ça n’est pas le même trop pour tous ; ils ont en trop et cela fait qu’ils ne cessent de se diviser...
Le Christ est-il divisé, demande alors Paul ? Avant de répondre qu’il ne l’est pas, il faut répéter que le Christ n’a rien gardé pour lui-même, rien de ce dont il aurait pu tirer gloire et parti. Il faut répéter que le Christ s’est approché des uns comme des autres, des hommes comme des femmes, des riches comme des indigents, des nés natifs comme des étrangers, des impurs comme des purs… Il n’a fait de rien qui fût à lui obstacle entre lui-même et ses contemporains. Le Christ n’a rien eu qui fut de trop, puisqu’il a finalement tout donné. Alors, non, le Christ n’est pas divisé !
A-t-il été profitable aux Corinthiens que Paul s’adresse ainsi à eux ? Sa lettre a été reçue par les Corinthiens, et par toute la chrétienté. Mais cette lettre n’a à l’évidence pas tout résolu.

Longtemps après Paul, la question se pose de nouveau. Nous ne sommes pas de Paul ou d’Apollos, mais nous sommes de Jean Calvin, pour les uns, et du Pape François, pour les autres. Est-ce que nous allons projeter cela devant nous pour nous en faire une gloire et une armure ? Est-ce que cela va nous servir à tenir tel ou tel à distance de nous ? Est-ce que ça va être l’occasion de se quereller ? Si tel est le cas, nous sommes divisés entre nous-mêmes, ce qui est assez peu grave, mais aussi en nous-mêmes, ce qui est beaucoup plus grave.
La division de l’être humain avec lui-même commence lorsque, ayant péché, dans le jardin d’Eden, l’être humain – homme tant que femme – dit « C’est pas moi, c’est l’autre ! » Cette division est ce par quoi l’on met autrui – et Dieu – à distance, au lieu de choisir de s’en approcher ; cette division est ce par quoi l’on se justifie au lieu de se risquer, cette division avec soi-même est le signe qu’on refuse de vivre par la foi.
Alors est-on de Calvin ou de François, est-on de Genève ou de Rome ? Si c’est exclusivement qu’on l’est, alors on n’est pas entré dans la vie. Et c’est donc en trop dans notre vie avec Christ, dans notre vie tout court. Et cela, au titre de l’Evangile que nous avons lu, doit être coupé, arraché, etc.
Si ton protestantisme est pour toi un piège, si ton catholicisme est pour toi un piège – non pas LE catholicisme, non pas LE protestantisme, mais le tien, celui auquel tu tiens tant qu’il est obstacle entre toi et la vie, entre toi et ton semblable – jette-le, révise-le, réforme-le, parce que c’est avec une foi révisée, fragile, sérieuse, profonde, avec une foi seule et nue, qu’on peut entrer dans la vie, dans la pleine et vraie vie. Amen

dimanche 12 janvier 2014

Matthieu, lecteur de la Bible (Matthieu 2,11-23), trois remarques sur l'Evangile

Ce dimanche est, dans le calendrier liturgique, celui du baptême de Jésus et, si nous nous en tenions à ce calendrier, nous devrions lire le récit qui figure à la fin du troisième chapitre de Matthieu. Ce récit sera évoqué à la fin de cette prédication. Il m'a paru nécessaire, une semaine après l'Epiphanie, de poursuivre la réflexion sur le second chapitre.

Matthieu 2
11 Entrant dans la maison, (les mages) virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

13 Après leur départ, voici que l'ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et lui dit: «Lève-toi, prends avec toi l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte; restes-y jusqu'à nouvel ordre, car Hérode va rechercher l'enfant pour le faire périr.»
14 Joseph se leva, prit avec lui l'enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Égypte.

15 Il y resta jusqu'à la mort d'Hérode, pour que s'accomplisse ce qu'avait dit le Seigneur par le prophète: D'Égypte, j'ai appelé mon fils.

16 Alors Hérode, se voyant joué par les mages, entra dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants jusqu'à deux ans, d'après l'époque qu'il s'était fait préciser par les mages.
17 Alors s'accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie:
18 Une voix dans Rama s'est fait entendre, des pleurs et une longue plainte: c'est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu'ils ne sont plus.

19 Après la mort d'Hérode, l'ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph, en Égypte,
20 et lui dit: «Lève-toi, prends avec toi l'enfant et sa mère, et mets-toi en route pour la terre d'Israël; en effet, ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant.»
21 Joseph se leva, prit avec lui l'enfant et sa mère, et il entra dans la terre d'Israël.
22 Mais, apprenant qu'Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s'y rendre; et divinement averti en songe, il se retira dans la région de Galilée
23 et vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s'accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes: Il sera appelé Nazôréen.

Prédication :
            C’est autour de trois considérations que va se dérouler cette prédication, trois considérations sur l’évangile selon Matthieu, sur ce qu’est l’Evangile (avec la majuscule), ce qu’il est spécifiquement selon Matthieu, c'est-à-dire sur ce qu’est, pour lui, la bonne nouvelle.  Je vais énoncer trois considérations, et les développer. Cela pourra constituer une introduction à la lecture complète du récit de Matthieu. D’autant plus que, au moment où nous lisons, nous n’en sommes qu’au tout début, c'est-à-dire au moment où il expose les principes de son récit.
Par trois fois, Matthieu annonce que ce qu’il rapporte accomplit les Ecritures, d’où ces trois considérations. Commençons !

Première considération sur l’Evangile, en deux mots : réalisme et vérité
            Il y a quelques jours dans le temps, il y a à peine quelques lignes dans le texte, c’était l’Epiphanie, la prosternation des mages d’Orient devant le Roi des Juifs. Et maintenant, nous avons sur les bras un massacre. Et que l’enfant devant lequel les mages se sont prosternés ait été providentiellement sauvé ne permet en aucun cas de laisser de côté les inconsolables mères…
            On pourrait demander pourquoi ? Pourquoi l’ange a-t-il prévenu Joseph et pas Asher, et pas Menahem, et pas Uri… ce sont des noms d’homme, des noms probables pour les voisins de Joseph à Bethléem, pères eux aussi de jeunes enfants. On peut demander pourquoi, mais quoi qu’on réponde, ça n’est pas à la hauteur d’un massacre, et si l’on dit que seul l’enfant devant lequel les mages se sont inclinés devait être préservé, c’est une monstruosité.
            Et que répond Matthieu l’évangéliste ? Cet épisode accomplit ce qui a été dit par le prophète Jérémie : « Une voix dans Rama s’est fait entendre, des pleurs et une longue plainte : c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus. » C’est au 31ème chapitre du prophète Jérémie que ce verset peut être lu, au cœur de ce chapitre, au cœur de la déclaration d’amour que Dieu fait à son peuple, il reconnaît que les mères de ce peuple sont inconsolables. Mais avant de méditer sur le choix que Matthieu fait de ce verset nous devons dire que s’il est un point de départ concret de l’Evangile en tant que bonne nouvelle, c’est bien ici qu’il faut le chercher. Ici, c'est-à-dire d’abord pas ailleurs. Ailleurs, pour les lecteurs de Matthieu que nous sommes, ce pourrait être dans l’indéniable généalogie, puisque Matthieu nous propose une généalogie. Ailleurs, ce pourrait être dans une sublime adoration, puisque Matthieu nous propose l’adoration des mages. Belles et bonnes choses, belles et lénifiantes choses même si l’on veut, mais, si l’on veut aussi, sans grande portée concrète. Le véritable défi que la vie propose à l’Evangile est l’expérience du mal. Et l’on peut parler ici avec Matthieu d’un réalisme évangélique, d’un défi à tout témoignage : si l’Evangile, la bonne nouvelle, a un commencement concret, une pertinence concrète, c’est lorsque celui qui l’annonce est confronté dans sa chair, ou dans la chair d’autrui, à tel de ces événements qui privent les vivants de tout ce qu’ils ont de précieux et ne leur laisse que leur vie. En donnant ce point de départ terrifiant à son récit, Matthieu est certes d’un réalisme qui glace le sang, mais il fait aussi œuvre de vérité. Et ce que Matthieu rapporte accomplit Jérémie en faisant œuvre de vérité.

Deuxième considération sur l’Evangile, en un mot : providence
            C’est seulement maintenant, sur un fondement de réalisme et de vérité qu’on peut déployer cette deuxième  considération, sur la providence. Matthieu cite la Bible : « D’Egypte, j’ai appelé mon fils. » Nous pensons naturellement à l’Exode, à cette initiative de Dieu qui va rechercher et libérer ceux que l’Egypte avaient réduits en esclavage. Mais c’est au 11ème et au 12ème chapitres du prophète Osée qu’on peut prendre connaissance d’une réflexion plus ancienne que l’Exode, plus fondamentale encore. Qui que l’on soit, de quelqu’ancêtre qu’on se réclame, quels que soient les mérites et les titres de gloire attachés à nos lignées et à nos histoires, le Seigneur Dieu appelle son fils, appelle ses fils hors d’Egypte. Fils d’Abraham, ou d’Isaac, ou de Jacob ? Chrétien fils de chrétien ? Assurance sur la vie et rente de situation ? Rien du tout. Lorsque les catastrophes se sont abattues sur le peuple  hébreu, elles se sont abattues sur les uns comme sur les autres, sur les gens de bonne famille comme sur les petites gens, sur ceux qui étaient sincèrement pieux comme sur ceux qui étaient hypocrites, sur les croyants comme sur les incroyants.
Ceci pour dire que tant que quelqu’un n’est pas mort, quelle que soit l’histoire de sa vie, sa situation peut être une mise en réserve, et à partir de laquelle la plus grande bénédiction pourrait se déployer. Le Seigneur Dieu appelle qui il veut, quand il veut, et où il veut.
            On n’entend évidemment pas ici faire l’apologie du malheur. Notre première considération sur la dureté de la vie nous l’interdit totalement. Regarder Dieu comme providence, c’est regarder l’épreuve comme une épreuve, pas du point de vue de la malédiction ou de la punition divine – même si le premier Testament nous donne toutes les références scripturaires pour le faire – mais avec les yeux de la providence.
Alors, bien entendu, l’au-delà providentiel d’une catastrophe n’apparaît pas nécessairement tout de suite à ceux qui la subissent et qui ont l’heur de survivre. Mais pour ceux qui ont survécu, tout n’est pas fini.
De cette manière, l’évangile de Matthieu, qui commence par faire œuvre de réalisme et de vérité, invite son lecteur à un certain regard sur la réalité, un regard qui ne sera pas désespéré, mais qui sera teinté d’une lueur d’espérance. Ce que Matthieu rapporte accomplit, c’est à dire emplit concrètement et totalement, ce que le prophète Osée avait énoncé.

Troisième considération sur l’Evangile, en deux mots :  vocation et responsabilité
            Lorsque l’ange du Seigneur parle à Joseph, Joseph obéit. C’est une banalité de le dire. Mais cette banalité doit être dite. L’appel que Joseph reçoit appelle une réponse. Cela relève évidemment de la providence que l’appel ait lieu, et l’on pourra parler d’une vocation divine, mais la vocation ne serait rien du tout si Joseph n’y répondait pas concrètement. Ce qui permet de suggérer que ce qui fait la vocation n’est pas la révélation de l’appel du Seigneur Dieu, mais la réponse de l’être humain. Alors quelqu’un dira peut-être qu’il n’a jamais entendu d’appel, que l’ange ne lui a jamais parlé. L’appel est parfois adressé par l’ange dans un songe. L’appel est parfois adressé par une voix du ciel – comme lors du baptême de Jésus. L’appel est souvent adressé à ceux qui lisent sérieusement les Saintes Ecritures. L’appel est le plus ordinairement ce qui résulte de la simple observation du monde et de la réflexion. Ce qui compte plus que tout autre chose, plus que tout appel, c’est la réponse, la responsabilité, ce sont les paroles et les actes conséquents qu’on accomplira.
            La troisième citation biblique que Matthieu nous propose est « Il sera appelé Nazôréen. » Parce qu’il grandit à Nazareth où son père s’installe, par crainte de la rancune d’un roi, étymologie possible. Mais il est plus intéressant – et non moins certain – de voir dans cette appellation l’écho du naziréat (Nombres 7). Le naziréat était un engagement que certains prenaient devant Dieu, devant la communauté, avec un vœu ; c’était pour un temps, une totale consécration de leur vie à la réalisation de ce vœu. Cette consécration leur donnait parfois la force de libérer leurs contemporains de leurs esclavages (on pense à Samson, au livre des Juges). Cette consécration donnait souvent à leurs contemporains à réfléchir sur leurs faiblesses et leurs compromissions (on pense alors de nouveau au prophète Jérémie (7,29), ou encore à Jean-Baptiste).

S’agissant de vocation, il y a, dans l’évangile de Matthieu, lors du baptême de Jésus, une voix du ciel qui fait entendre « Celui-ci est mon fils, le bien-aimé, en qui je consens [à tout] » (Mt 3,17). Et cet appel, entendu dans un moment de grâce, résonnera pendant tout le ministère public de Jésus, dans les meilleurs moments comme dans les pires. On retrouve ici ce réalisme et cette vérité par quoi nous commencions notre méditation. On retrouve aussi, dans le ministère public de Jésus, la providence sous la forme de ces appels à vivre que sont ses paroles et ses actes. La providence se manifeste aussi dans l’au-delà de la mort, au matin de Pâques. Et pour nous, l’Evangile commence lorsqu’ayant lu, écouté, et réfléchi, nous choisissons de répondre, ici et maintenant. Amen 

dimanche 5 janvier 2014

Sur l'espérance (Psaume 95 et Matthieu 2,1-12)

Psaume 95
1 Venez! crions de joie pour le SEIGNEUR, acclamons le rocher qui nous sauve;
2 présentons-nous devant lui en rendant grâce, acclamons-le avec des hymnes.
3 Car le SEIGNEUR est le grand Dieu, le grand roi au-dessus de tous les dieux.
4 Il tient dans sa main les gouffres de la terre; les crêtes des montagnes sont à lui.
5 À lui la mer, c'est lui qui l'a faite, et les continents que ses mains ont formés!
6 Entrez! allons nous incliner, nous prosterner; à genoux devant le SEIGNEUR qui nous a faits!
7 Car il est notre Dieu; nous sommes le peuple qu'il fait paître, le troupeau qu'il garde. - Aujourd'hui, pourvu que vous obéissiez à sa voix!
8 Ne durcissez pas votre cœur comme à Mériba, comme au jour de Massa dans le désert,
9 où vos pères m'ont défié et mis à l'épreuve, alors qu'ils m'avaient vu à l'œuvre.
10 Pendant quarante ans cette génération m'a écœuré, et j'ai dit: «C'est un peuple à l'esprit égaré; ils ne connaissent pas mes chemins.»
11 Alors, dans ma colère, je l'ai juré: «Non, ils n'entreront pas dans mon lieu de repos!»

Matthieu 2 
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent: «Où est le roi des Juifs qui vient de naître? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus nous prosterner devant lui »
3 À cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5 «À Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète:
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda: car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple.»
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant: «Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille me prosterner devant lui
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10 À la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, étant tombés à terre, ils se prosternèrent devant lui ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.

12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

Prédication
            Où est le Roi des Juifs qui vient de  naître, demandent un jour des mages, savants personnages venus d’Orient ? La suite, vous la connaissez, ce qu’il y a d’écrit dans les Saintes Ecritures, plus l’histoire d’étoile qui se lève, et qui guide les mages jusqu’au bon endroit… Tout est beau, tout est bon, le récit fonctionne à merveille.
            Mais le lecteur pourtant va s’interroger car, pour que ce récit puisse commencer, il faut que quelques conditions initiales soient réunies, trois, au moins. (1) Il faut que les mages aient observé une étoile. (2) Il faut qu’ils aient déterminé que cette étoile est bien celle du Roi des Juifs nouvellement né. (3) Il faut qu’ils aient désiré se prosterner devant ce roi. Nous allons déployer ces trois conditions.
(1) Les mages ont observé une étoile. Cet Orient dont ils viennent, ce Moyen-Orient, est un lieu où l’on observe beaucoup les étoiles, où un savoir astrologique considérable a été élaboré. Les mages venus d’Orient avaient tout le savoir nécessaire pour mettre en corrélation un phénomène astrologique remarquable et un événement terrestre remarquable. Tel était leur savoir, et il n’y a pas lieu de s’en étonner d’avantage.
(2) Ils ont été capables de mettre en exacte corrélation ce phénomène astrologique et la naissance du Roi des Juifs. Il fallait pour ce faire qu’ils sachent ce qu’est un Juif, et ce que peut être le Roi des Juifs. Alors nous nous demandons avec eux ce qu’est un Juif, non pas un Juif en général – nous ne sommes pas qualifiés pour répondre – mais un Juif vu par des mages d’Orient.
Si des mages d’Orient connaissent des Juifs, en ce temps-là, ils connaissent des Juifs de l’exil, des Juifs d’Orient, descendants d’exilés depuis de nombreuses générations, et jamais repartis vers le pays de leurs ancêtres. C’est qu’il ne faut pas que nous imaginions la fin de l’exil tout comme nous imaginons l’Exode : tout un peuple comme un seul homme et dans une même foi revenant de Babylonie, reconstruisant sa ville, son temple, et rétablissant son culte. Il est toujours demeuré en Babylonie des Juifs qui avaient tant épousé la condition de l’exil qu’ils ne sont jamais rentrés au pays. Ce sont des Juifs qui ont lu la fameuse lettre adressée par Jérémie aux exilés (Jérémie 29), cette lettre fameuse qui dit que l’exil dure 70 ans, durée insondable et hautement symbolique ; cette lettre que les exilés n’ont cessé de lire et de relire pendant des générations ; cette lettre, qui n’est pas un prospectus contractuel d’agence de voyage, mais un texte d’espérance. Ce sont ces Juifs-là que les mages d’Orient peuvent connaître, des Juifs lecteurs et commentateurs d’une Sainte Ecriture, pour qui l’espérance n’est pas un billet de retour mais une manière de se comprendre, d’espérer et de vivre.
Si ce sont bien ces Juifs-là que connaissent les mages d’Orient, le Roi des Juifs n’est pas pour eux le roitelet jaloux d’une peuplade insignifiante et très sûre d’elle. Le Roi des Juifs, pour les mages d’Orient, est celui qui s’en tient aux engagements inconditionnels de sa foi, et aux promesses perpétuelles des Ecritures, quels que soit les succès, les échecs, les réussites considérables et les tragédies abominables, inscrites ou pas dans les étoiles. Le Roi des Juifs, pour les mages d’Orient, est celui qui s’engagera toujours pour le Seigneur Dieu, qui espérera toujours en Lui et en Lui seul, qui s’attendra toujours à Lui, quoi qu’il soit advenu, et quoi qu’il advienne.
(3) Devant le Roi des Juifs, devant ce qu’il représente d’espérance, d’engagement, de désintéressement, d’action de grâce,… les mages d’Orient choisissent d’aller se prosterner, eux qui sont consultés plutôt par des princes jaloux de leur puissance, et soucieux avant tout de tout prévoir afin de toujours garder leur pouvoir.
Ayant donc été capables de voir l’étoile et de l’identifier, ils se mettent en route. Les Rois séjournant le plus souvent dans les capitales, c’est à Jérusalem, capitale des Juifs qu’ils finissent par arriver, imaginant sans doute que ceux qui y vivent sont exactement tout comme les Juifs de Babylonie…

Dans cette capitale, a-t-on vraiment besoin du Roi des Juifs qui vient de naître ? Aux trois conditions qui permettaient l’entrée en scène des mages d’Orient, font écho trois observations.
(1) A Jérusalem, on n’attend pas de Roi des Juifs : il y en a déjà un, un roi brutal, sanguinaire, et terrifiant. Qu’il soit un roi fantoche, on le sait aussi. On sait encore qu’un Messie doit venir, qu’il doit naître à Bethléem, terre de David, et qu’il sera un chef qui fera paître Israël, qui lui rendra souveraineté, indépendance et opulence...
Nous ne pouvons pas identifier le Roi des Juifs que cherchent les mages  et le Messie dont on parle à Jérusalem. Nous ne pouvons pas identifier le prince de l’espérance et le chef politique. Il y a un hiatus, pour ne pas dire un abîme. Il y a l’espérance patiente des Juifs de Babylonie, l’espérance spirituelle qu’ils habitent concrètement en exil, dans le bonheur et dans le malheur. Il y a ailleurs la bouillonnante et dangereuse attente d’une messianité politique. Ce n’est absolument pas la même chose.
(2) Ce qu’on espère en exil n’est donc pas ce qu’on attend sur sa propre terre. Que reste-t-il, au fond, de l’espérance, lorsque l’exil a pris fin ? Que reste-t-il, en fait d’espérance, au Juif de Jérusalem, qui a sa ville, sa terre, sa muraille, son Temple et son Dieu dans son Temple ? La question qui est posée maintenant est celle du devenir d’une espérance lorsque l’on a enfin été béni. C’est la question du devenir de la prière lorsqu’on a enfin été exaucé.
Le Psaume 95, que nous avons lu aussi, pose terriblement bien cette question. Nous sommes le peuple qu’il fait paître, le troupeau qu’il garde, lit-on et, immédiatement après, on lit – comme parole de Dieu – aujourd’hui, pourvu que vous obéissiez à sa voix ! Ne durcissez pas votre cœur... Ceux qui se proclament élus de Dieu, bénis de Dieu, exaucés par Dieu, attendent-ils encore quelque chose de Dieu, s’attendent-ils encore à Dieu, espèrent-ils encore ?
(3) Pour répondre à cette question, nous en revenons au texte biblique, et nous repérons qu’à part les mages venus d’Orient, il n’y a pas eu foule pour se précipiter vers Bethléem et pour se prosterner devant le Roi des Juifs qui venait de naître. Nous savons même tout à fait que cette royauté nouvelle contrariait terriblement le roi Hérode, et qu’elle allait contrarier plus fortement encore les dignitaires religieux.  Cette royauté est si dérangeante que, dans l’évangile de Matthieu, Jésus n’est littéralement reconnu comme Roi des Juifs que, à sa naissance, par les mages d’Orient, et, à sa mort, par Pilate, gouverneur romain, fin connaisseur de la veulerie des dignitaires des régimes fantoches, qui fera apparaître, ironiquement, Roi des Juifs comme l’unique motif de la condamnation de Jésus.

Qui donc veut du Roi des Juifs ? Qui donc veut du prince de l’espérance ? Ceux qui sont suffisamment installés n’en veulent pas, c’est tout à fait clair. Mais nous, nous ne voulons pas pour autant conclure que l’exil et le malheur sont les seuls ressorts de l’espérance.
Nous affirmons que l’espérance n’est pas, pour nous qui avons tant, la promesse de lendemains qui chanteront encore. Nous affirmons que l’espérance, c’est le regard que nous portons sur notre petit monde, sur nos bonheurs et nos malheurs, nos fortunes et infortunes, plaisirs et déplaisirs, un regard étonné, reconnaissant, et lucide. Nous affirmons que l’espérance c’est les actes que nous osons. Que c’est le voyage que nous entreprenons lorsque nous célébrons le culte du Seigneur Dieu, et lorsque nous étudions les Saintes Ecritures.
Nous voulons affirmer enfin que c’est gratuitement que nous espérons, tout comme c’est gratuitement que les mages d’Orient s’étaient mis en voyage. Avec eux, nous voulons voyager, voyage intérieur, voyage au long cours, dans l’espérance de nous prosterner devant le Roi des Juifs, et voyage au terme duquel, si Dieu veut, nous paraîtrons devant Lui. Amen