dimanche 29 septembre 2013

Sur Moïse, les prophètes, et la conversion (Luc 16, 19-31)

Luc 16
19 «Il y avait un homme riche qui s'habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins.
 20 Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d'ulcères au porche de sa demeure.
 21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche; mais c'étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.
 22 «Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d'Abraham; le riche mourut aussi et fut enterré.
 23 Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés.
 24 Alors il s'écria: ‹Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.›
 25 Abraham lui dit: ‹Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.
 26 De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.›
 27 «Le riche dit: ‹Je te prie alors, père, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père,
 28 car j'ai cinq frères. Qu'il les avertisse pour qu'ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.›
 29 Abraham lui dit: ‹Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent.›
 30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham, mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.›
 31 Abraham lui dit: ‹S'ils n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.› »

Prédication
Que pouvons-nous faire de la parabole que nous venons de lire ? Elle arrive dans un moment du récit de Luc au cours duquel les enseignements semblent s’accumuler, s’ajouter les uns aux autres, presque comme sans plan précis, presque comme s’il y avait une urgence, urgence à enseigner, à dire ce qu’on a à dire, parce que, bientôt, viendra le temps où plus rien ne pourra être dit. Et ce temps pour Jésus où plus rien ne pourra être dit sera aussi le temps pour Jésus où plus rien ne pourra être fait. C’est dans l’anticipation du temps de la Passion, anticipation du temps aussi de l’absence de Jésus que doit être située la parabole que nous venons de lire. Jésus ne sera plus là pour faire d’abondants miracles, et c’est de son enseignement qu’il faudra vivre. Des miracles auront-ils alors lieu ? Celui peut-être simplement d’être vie, et d’être émerveillé dans l’ordinaire des jours.

La parabole  n’est pas un avertissement sur le sort qui nous attend dans l’au-delà (1er point), mais une invitation pressante à la conversion (3ème point), conversion dont l’occasion est une certaine manière de lire Moïse et les prophètes (2ème point).

1er point, cette parabole n’est pas un avertissement sur le sort qui nous attend dans l’au-delà. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est que les desseins de Dieu sont connus de Dieu seul. La deuxième, c’est que nous ne pouvons pas énoncer la rétribution de la misère et du dénuement, cela reviendrait à en faire l’apologie. Lorsque quelqu’un est retrouvé mort dans la rue, dans le dénuement extrême, et qu’on ne sait même pas qui c’est, c’est l’humanité entière qui est condamnée. Et puis s’il y a quelque chose à faire pour les miséreux les plus proches de nous, ça n’est pas leur promettre le paradis pour plus tard, mais leur donner une tartine aujourd’hui… Ce que nous pouvons faire. Finalement, si nous faisons de cette parabole un avertissement sur le sort qui nous attend dans l’au-delà, nous le faisons contre nous-mêmes, et nous sommes tous déjà  dans l’au-delà du même côté que le riche.
Peut-être alors que nous devons le faire… au moins pour ne compter que sur la miséricorde de Dieu, au moins aussi, comptant seulement sur la miséricorde de Dieu, pour être délivrés du souci de notre sort dans l’au-delà.

Mais en disant ce que je viens de dire, en rappelant que sans la miséricorde de Dieu nous sommes définitivement perdus, j’ai anticipé sur mon 2ème point : une certaine manière de lire Moïse et les prophètes.
Par deux fois, Abraham évoque Moïse et les prophètes, et invite à les écouter. Ecouter Moïse et les prophètes, qu’est-ce que c’est ?
Moïse et les prophètes, c’est d’abord des textes. Ecouter Moïse et les prophètes, c’est opérer un passage du texte à l’action. Quant au genre d’action, le fait de mettre un très très riche en face d’un très très pauvre signifie qu’il peut s’agir d’actions minuscules, d’actions dérisoires pour certains qui sont vitales pour certains autres (et nous ignorons parfois la portée de nos actions dérisoires… il y a même des paraboles bibliques là-dessus).
Qu’y a-t-il, dans Moïse et les prophètes ? Il y a l’histoire de Dieu qui infiniment s’obstine à aimer un peuple qui, lui, s’obstine à ne pas aimer Dieu, c'est-à-dire à ne pas aimer la vie et la liberté. Et ce peuple, faute d’aimer Dieu, la vie et la liberté, abîme tout ce qu’il reçoit. Tout ce que ce peuple reçoit, y compris la Loi, y compris le culte, y compris le Temple, y compris son semblable et Dieu lui-même, ce peuple le transforme en idole, en marchandise et en possession. Mais Moïse et les prophètes c’est aussi l’histoire de quelques femmes et de quelques hommes qui s’obstinent contre leurs contemporains à choisir Dieu, la vie et la liberté, et qui répondent publiquement de leurs choix. Moïse et les prophètes sont des gens qui ont conscience de l’insondable bêtise humaine, qui ont conscience autrement dit du péché mais qui ne se contentent pas de cette conscience et qui, pour leurs contemporains, et au nom de l’espérance, s’obstinent au nom de Dieu à proposer une autre vie qu’une vie de grands enthousiasmes suivis de gros murmures, une autre vie qu’une vie de grands engagements suivis d’ignobles trahisons… Il y a cela, dans Moïse et les prophètes. Encore faut-il les écouter, c'est-à-dire passer du texte à l’action.
De quelle sorte d’action s’agit-il ? Lorsqu’on passe sa vie à se goinfrer, donner un reste de tartine à celui qui est dans la misère noire est tout simplement impossible, non pas parce qu’on n’a pas de reste de tartine, mais parce qu’on passe sa vie à se goinfrer. Le passage du texte à l’action s’opère donc avant le partage de la richesse. C’est mon 3ème point, la conversion. Point n’est besoin de Moïse ni des prophètes pour savoir qu’un croûton de pain peut sauver une vie, ni pour donner ce croûton de pain : le bon sens suffit. Si bien que ce qui nous intéresse maintenant n’est pas tant l’action, qui va de soi, mais le passage, la conversion.
Mais comment pourrait-il se faire que les cinq frères du riche lisent seulement Moïse et les prophètes, s’ils passent leur vie à se goinfrer ? Et s’ils trouvent un moment pour lire Moïse et les prophètes, comment pourrait-il se faire qu’ils les écoutent ? Peut-être qu’un miracle accompli devant eux pourrait les convaincre… Et Abraham, souverain, d’affirmer que s’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, même une résurrection n’y ferait rien (et vous saisissez toute la portée polémique d’une telle affirmation dans l’évangile de Luc).
Est-ce à dire qu’aucune conversion n’est possible ? Il est au moins possible que nous proposions à nos contemporains, amis et connaissance de lire Moïse et les prophètes (et l’évangile de Luc…) et que nous les lisions avec eux. Il ne nous appartient qu’ils se convertissent. Est-ce à dire que l’humanité est perverse et perdue ? Certaines conversions ont eu lieu : les nôtres. Et certaines conversions sont nécessaires : les nôtres aussi.
Mais tout cela étant dit, et quoi qu’il en soit, nous sommes le peuple que Dieu s’obstine à accompagner. Nous sommes de ces gens qui ont pris conscience de ce qu’ils sont éprouvés parfois, consolés parfois et gardés toujours. Nous sommes de ces gens qui n’ont pas besoin de voir de grands miracles pour comprendre ce qu’il en est de l’action de Dieu, extraordinaire et rare, banale et constante le plus souvent. Nous sommes ce peuple, ce peuple qui croit, ce peuple qui doute, qui adore et qui parfois trahit… et qui avance avec Dieu, et Dieu avance avec lui.

Et maintenant, chacun peut devant Dieu se poser une question : « A quelle conversion suis-je appelé ? » Que chacun, portant cette question, se souvienne que ce qui a manqué au riche c’est d’ouvrir les yeux sur quelque chose de minuscule pour lui, mais que lui, le riche, ne voyait même pas, et c’était sur le pas de sa porte. Alors chacun peut adresser une prière à Dieu : « Mon Dieu, ouvre mes yeux sur ce qui est pour moi si insignifiant que je ne le vois pas, alors que c’est tout près de moi… »
Que Dieu exauce votre prière, et vous saurez quoi faire. Amen

dimanche 15 septembre 2013

Sur une certaine forme de péché, et la conversion (Luc 14)

Luc 15
1 Les collecteurs d'impôts et les pécheurs s'approchaient tous de lui pour l'écouter.
2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient; ils disaient: «Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux!»
3 Alors il leur dit cette parabole:
4 «Lequel d'entre vous, s'il a cent brebis et qu'il en perde une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller à la recherche de celle qui est perdue jusqu'à ce qu'il l'ait retrouvée?
5 Et quand il l'a retrouvée, il la charge tout joyeux sur ses épaules,
6 et, de retour à la maison, il réunit ses amis et ses voisins, et leur dit: ‹Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai retrouvée, ma brebis qui était perdue!›
7 Je vous le déclare, c'est ainsi qu'il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de conversion.
8 «Ou encore, quelle femme, si elle a dix pièces d'argent et qu'elle en perde une, n'allume pas une lampe, ne balaie la maison et ne cherche avec soin jusqu'à ce qu'elle l'ait retrouvée?
9 Et quand elle l'a retrouvée, elle réunit ses amies et ses voisines, et leur dit: ‹Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai retrouvée, la pièce que j'avais perdue!›
10 C'est ainsi, je vous le déclare, qu'il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit.»
11 Il dit encore: «Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père: ‹Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.› Et le père leur partagea son avoir.
13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.
14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence.
15 Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs.
16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.
17 Rentrant alors en lui-même, il se dit: ‹Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!
18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai: Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi.
19 Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.›
20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié: il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.
21 Le fils lui dit: ‹Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils...›
22 Mais le père dit à ses serviteurs: ‹Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.
23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,
24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.› «Et ils se mirent à festoyer.
25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.
26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était.
27 Celui-ci lui dit: ‹C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.›
28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier;
29 mais il répliqua à son père: ‹Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.
30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui!›
31 Alors le père lui dit: ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.
32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.› »

Prédication :
           Trois paraboles, plutôt connues, c’est ce que nous venons de lire. Et les prédicateurs s’entendent en général pour reconnaître Dieu tout à la fois dans le père de la troisième parabole, dans le berger de la première, et – mais c’est plus rare – dans la femme de la seconde. Lorsque l’on prêche sur ces textes, il est donc immanquablement question de la persévérance et de l’obstination infinies de Dieu. Je voudrais vous demander de bien entendre la prédication de l’obstination infinie de Dieu. Je vous demande aussi de l’oublier, pendant au moins le temps de cette prédication. Je vous le demande au nom de la personne qui, il y a peu de temps, a attiré mon attention sur la parabole dite de la brebis perdue, et qui m’a dit : « Vous ne verrez aucun berger laisser 99 brebis pour aller en cherche une 100ème, au risque d’en perdre encore plus. » Cette personne étant elle-même éleveur de moutons, il m’a fallu prendre sa parole très au sérieux. Cette même personne ne s’est pas arrêtée là. « Une ménagère avisée ne perdrait pas une journée de travail à chercher chez elle une pièce qui finira de toute manière par ressortir. Cette pièce perdue, c’est le salaire d’une journée de travail. La ménagère avisée irait plutôt travailler une journée de plus et gagnerait une onzième pièce. Et si d’aventure elle la retrouve, cette pièce perdue, elle ne va pas la dépenser en faisant la fête avec les voisines… » Voici donc que le comportement du berger est requalifié, ainsi que celui de la ménagère. Reste le père de deux fils. Aucun père de ce temps-là n’irait donner tout ou partie de son bien à un fils qui n’est pas l’aîné, ni n’irait fêter le retour d’un cadet souillé et ruiné...
            Tout ceci n’a pas pour but de vous convaincre que Dieu n’est pas le Dieu aimant et obstiné que nous croyons. Cette réflexion a pour but de vous rappeler qu’une foi vivante en Dieu interroge toujours le sens commun et les idées reçues, y compris, et peut-être surtout, les idées reçues sur Dieu.
            Alors nous allons reprendre le texte, et nous efforcer de le méditer en oubliant ce que nous savons de ce Dieu, que nous identifions très aisément à un Père, assez aisément à un Berger, et assez mal à une ménagère… allez savoir pourquoi.

« Les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’écouter. Et les pharisiens et les scribes murmuraient : ils disaient ‘Ce type fait bon accueil aux pécheurs et il bouffe avec eux…’ » Les uns s’approchent, les autres murmurent entre eux. Les paroles que Jésus prononce ne sont peut-être pas entendues par tous. Mais elles concernent assurément les uns comme les autres.
Il y a ceux qui s’approchent, attitude d’intérêt, attitude d’ouverture, et plus encore, de compréhension, c'est-à-dire de réception. Il y a ceux qui murmurent entre eux, attitude de défiance, et de fermeture : pour ceux-ci, Jésus ne devrait pas se laisser approcher ainsi. Ceux qui murmurent entre eux le font toujours au titre d’un prétendu devoir. Ceux qui murmurent ne laissent s’approcher d’eux que ceux qui murmurent avec eux. Ceux qui murmurent considèrent que ce pour quoi ils murmurent leur est dû par tout le monde ; et ceux qui n’entrent pas dans ce devoir, ils le rejettent. La logique du murmure, c’est la connivence de l’exclusion, c’est celle de la complaisance envers soi-même. Au contraire, la logique de celui qui se laisse approcher, c’est celle de l’ouverture. Dans une logique de murmure, il y a une exigence de conformité qui vient avant tout accueil possible. Dans une logique d’ouverture, il y a un appel à la conversion qui vient après un accueil sans condition.
Et peut importe alors que les étiquettes soient pharisien et scribe, ou bien collecteur d’impôts et pécheur. Ce sont les étiquettes de ce temps, et il importe que nous comprenions bien aujourd’hui ce qu’elles désignent.

            Ceci étant posé, c’est aux uns et aux autres que les paroles de Jésus s’adressent. Et aux uns comme aux autres il propose de réfléchir, non pas sur l’infinie persévérance de Dieu, dont personne ne doute, mais sur le juste, le pécheur, et sur la conversion.
            Etre juste, est-ce être observant ? Dans le texte que nous méditons maintenant, la frontière entre le pécheur et le juste ne va pas passer entre l’observance et l’inobservance. Certes, tous les commandements de la Loi demeurent et nul ne peut prétendre qu’il n’en a jamais transgressé aucun. Mais, dans notre texte, la frontière entre le pécheur et le juste va passer entre ceux qui murmurent et celui qui se laisse approcher. Et cette frontière va passer aussi entre ceux qui se mettent à l’écart et ceux qui s’approchent. Que le pécheur soit celui qui transgresse la Loi, tout le monde le sait, inutile de le rappeler, ni de rappeler ce qu’il convient de faire ; une fois pour toutes, « Va et désormais ne pêche plus. », cela suffit.
Les pécheurs qui sont ici interpellés sont ceux qui murmurent, et le murmure a trois caractéristiques. La prétention, la connivence et le mépris. Tel est le péché qui est ici mis en évidence, et pour lequel il est appelé à la conversion. Ce péché n’est pas seulement celui des scribes et des pharisiens. Il est celui de toutes celles et ceux qui parlent entre eux et d’importance  d’untel, ou de tel groupe, comme on parle des cathos, ou des juifs, ou des musulmans, ou des homosexuels, ou des athées, des Capulet ou des Montaigu (Shakespeare, Roméo et Juliette) ou des Longeverne et des Velrans (Louis Pergaud, La guerre des boutons). Bref, pécher, ici c’est parler des autres, en parler entre soi, en vrac et d’importance, au lieu de s’en aller écouter parler quelqu’un. Pécher, dans ce texte, c’est s’en tenir aux étiquettes, aux idées reçues, et l’on sait que, portée à son extrême accomplissement, cette manière de pécher est capable du pire. Nous n’en sommes sans doute pas au pire, mais si nous convenons une seule seconde et sur le dos de qui que ce soit, que nous sommes des gens bien parce qu’il en est qui… nous sommes déjà à pécher. Et nous sommes déjà appelés à la conversion.
Après avoir caractérisé le péché, nous pouvons tout autant caractériser la conversion. Elle est individuation (et non pas connivence), elle est vérité (et non pas prétention), elle est ouverture (et non pas mépris). Le chemin de cette conversion s’énonce d’ailleurs en peu de mots : s’approcher de Lui pour écouter Sa parole, pour entendre la triste vérité sur nous-mêmes, et pour comprendre le chemin qu’il nous faut prendre. Prenons-le, ou, plutôt, que chacun le prenne, que chacun prenne le chemin de conversion auquel il est personnellement appelé, et nul n’est appelé à seulement rentrer dans le rang ni à se tenir à carreau.

Qui se convertira ? Nous ne le savons pas, nous n’avons même pas à le savoir. Et si nous prétendions le savoir, nous serions de grands pécheurs. Nous ne savons qu’une seule chose, c’est que la parole de Jésus résonne aisément en ceux qui n’ont aucune illusion sur ce qu’ils sont, ni aucune image d’eux-mêmes à défendre. Elle résonne moins aisément en ceux qui se proclament importants, justes ou purs. Mais qu’elle résonne ou ne résonne pas à un moment de leur vie ne préjuge en rien de ce qu’il en sera plus tard. Et nous ne le savons pas. Ça n’est pas pour obtenir des résultats que Jésus parle, et ça n’est pas parce qu’il en a obtenu qu’il laisse les gens s’approcher de lui. Témoigner de sa foi – Jésus ne fait jamais autre chose – se suffit à soi-même. Et Jésus est, tout comme nous lorsque nous parlons, au bénéfice de la promesse divine, « ainsi se comporte ma parole du moment qu'elle sort de ma bouche: elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l'avais envoyée », oracle du Seigneur par le prophète Esaïe. Amen

dimanche 8 septembre 2013

Les trois moments de la foi (Luc 14,25-33)


Luc 14
25 De grandes foules faisaient route avec Jésus; il se retourna et leur dit:
26 «Si quelqu'un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 «En effet, lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout?
29 Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront: ‹Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer!›
31 «Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour considérer s'il est capable, avec dix mille hommes, d'affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille?
32 Sinon, pendant que l'autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.

33 «De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.


Prédication : 
                De grandes foules faisaient route avec Jésus, lisons-nous. Il faudra qu’il se retourne pour leur parler. Imaginons donc la scène initiale : il est devant, ils sont tous derrière. C’est un homme seul, que suit une masse de gens.
Aucune personne ne peut, dans la foule, être distinguée d’aucune autre. C’est dans la foule que les gens ordinaires peuvent brailler n’importe quoi sans réfléchir à rien. C’est dans la foule qu’on peut tout se permettre en n’étant responsables de rien. Au fond, dans la foule, on ne fait que suivre le mouvement, sans engagement réel, sans risques, sans prendre la parole pour soi-même. Nous ne parlons pas ici des foules capables de faire tomber les dictatures, mais de foules qui suivent et ne font que suivre. Lorsque la situation devient risquée, ce genre de foule fond comme neige au soleil : à la fin du jeudi saint il ne restera rien de la foule des Rameaux.
Un être humain dans la foule, c’est comme un enfant au commencement de sa vie. Un enfant au commencement de sa vie, ne fait encore que répéter ce qu’il entend dire chez lui. Un enfant a essentiellement des idées qui ne sont pas les siennes et qu’il n’a pas encore mises à l’épreuve. Alors n’allons pas trop parler contre la foule : il faut bien commencer par le commencement.
La foule commence par faire route derrière Jésus. Et soudain, Jésus se retourne ; il adresse la parole à la foule, c'est-à-dire à chacune, à chacun. Il exhorte chacune et chacun à la foi, à la vie. Cela se passe en trois moments, trois moments de la foi.
           
Premier moment de la foi, et première exhortation : « Si quelqu’un s’approche de moi et ne déteste pas son propre père, et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. » Ne nous emballons pas et ne nous arrêtons pas. Souvenons-nous que Jésus s’exprime dans un monde de culture familiale et clanique, un monde dans lequel le sang et l’origine importent plus que la personne. Souvenons-nous aussi que Luc s’exprime dans un monde latin, monde dans lequel l’esclave et le maître le sont pour de naissance et pour toujours, monde dans lequel la parole du père de famille est toute puissante.
            Sous une forme radicale, Jésus interroge l’origine et les allégeances. Il questionne la fidélité et la liberté. Ainsi, le premier moment, si nous lisons bien, de la vie du nouveau disciple, c’est d’affirmer fortement son identité de disciple par rapport à tout ce qui est sa vie « d’avant ». Ce premier moment de la foi du disciple est un moment de défiance, de détestation. Il s’extrait de la foule, il méprise sa condition première. Osons dire que c’est le moment adolescent de la foi, et que c’est un moment de révolte, un moment de questionnement radical, sur tout : les habitudes, l’appartenance à l’Eglise, Dieu, l’ordre du monde, et soi-même… tout y passe.
Ainsi, révolté, on est déjà disciple de Jésus. C’est le premier moment  de la foi, un moment nécessaire et béni, qui prépare un deuxième moment.

            Deuxième moment de la foi et deuxième exhortation : « Celui qui ne porte pas sa propre croix et ne vient pas derrière moi ne peut pas être mon disciple ». Et suit d’abord l’image de celui qui choisit de construire, mais pas sans bien réfléchir avant d’agir, et suit aussi l’image de celui qui part en guerre, mais pas sans prendre la mesure des forces en présence, et peut-être épargnera-t-il des vies en choisissant la voie de la négociation.
Au premier moment de la foi, le disciple proteste énergiquement contre tout, s’affranchit de tout… mais pour quoi faire ? On n’est pas affranchi, on n’est pas libéré pour se mettre à vivre selon le caprice et la fantaisie. On n’est pas affranchi pour qu’autrui paye le prix de nos actions fantasques, mais pour porter sa croix à soi. Sa croix à soi n’est pas celle qui a été posée sur nos épaules par les hasards de la naissance. Sa croix à soi est une croix qu’on se choisit, une croix pour construire des choses nouvelles, pour lutter contre la fatalité. Sa croix à soi est une croix de contestation d’abord, et ensuite de réflexion, de décision, et d’action. Elle n’est pas ce pour quoi l’on s’emballe, elle n’est pas l’élan qui ne dure pas. Passé le premier moment de la contestation, encore porté par l’esprit de cette contestation, sa croix à soi est le long et réaliste travail au fil des jours, un travail qui peut-être use notre vie mais ménage celle d’autrui. Ainsi est-on, lucide et entreprenant, réaliste et endurant, engagé et prévenant, bref disciple de Jésus.
            Ce second moment de la foi peut être vu comme un moment adulte : on entreprend alors, tout en composant avec la réalité, d’en changer un peu ce qu’on y peut, si peu qu’on puisse. On construit quelque chose à partir de ce qu’on a reçu, on mène l’affaire un peu plus loin. Et on ne boude pas les résultats positifs s’il en vient.
            Second moment de la foi, moment béni autant que premier et d’autant plus béni qu’il nous voit réaliser quelque chose.

            Avant de méditer sur le troisième moment de la foi, faisons le point. Il est une sorte de moment zéro de la foi : sans conscience réelle, sans originalité, on suit anonymement, puérilement, un maître, un Seigneur, des parents ou un Dieu. Mais on répète, on reproduit. C’est par là qu’on commence. Puis il est un moment adolescent de la foi, au cours duquel on déteste ce qu’on a adoré. Puis vient un moment lucide et adulte, et on répond par sa propre parole, ses propres actions, et l’on édifie, et l’on réalise quelque chose de nouveau, d’original peut-être.
Et puis… on perd un peu pied, ça ne se passe pas tout comme on voudrait, tout comme on aurait voulu... on prend de l’âge, peut-être, tout simplement. Qu’est-ce qui vient alors, et qu’est-ce qui devrait venir ? Sera-ce le moment des aigreurs, des déceptions, du dépit ? Ces sentiments ne sont éprouvés que par ceux qui sont aliénés par ce qu’ils ont eux-mêmes entrepris.

            Troisième moment de la foi et troisième exhortation : « Quiconque ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple. » Nous imaginons un être humain qui s’est affranchi des servitudes liées à sa naissance et qui a construit son monde, selon ses propres forces, selon son espérance, et il l’a construit plus beau, plus juste, d’une manière lucide, raisonnable et obstinée. Mais il n’est pas propriétaire de ce monde et son monde ne lui est pas dû. Il ne s’y attache pas. Ce que nous réalisons dans la foi n’est pas destiné à nous-mêmes, à notre propre confort et à notre propre satisfaction. Ce qu’on entreprend, ce qu’on construit dans la foi, au nom de l’Evangile, ne nous appartient pas, ne saurait nous appartenir. Nous y renonçons, nous le donnons, et que Dieu en prenne soin. Ainsi aussi peut-on être disciple de Jésus.

            Où en sommes-nous ? Enfants, adolescent, adultes ou sages et détachés ? Cela dépend. Cela dépend des moments, cela dépend des sujets, et des interlocuteurs. Chacune des trois exhortations de Jésus peut nous frapper, peut nous faire entendre que nous nous comportons de manière puérile, ou adolescente, ou adulte… et peut nous inviter à aller de l’avant.
Si bien que, où que nous en soyons, nous pouvons toujours être – c'est-à-dire devenir – disciple de Jésus.

            Qu’il en soit ainsi. Amen