dimanche 28 février 2016

Et Dieu connut (Exode 2,15-3,10) ...mais il connut quoi ? Il connut !

Quelques petits problèmes pour mes lecteurs... et pour moi quelques ennuis avec les machines. Donc un peu de retard pour la mise en ligne de ce document. Désolé.


Exode 2
15 Le Pharaon entendit parler de cette affaire et chercha à tuer Moïse. Mais Moïse s'enfuit de chez le Pharaon; il s'établit en terre de Madiân et s'assit près du puits.
16 Le prêtre de Madiân avait sept filles. Elles vinrent puiser et remplir les auges pour abreuver le troupeau de leur père.
17 Mais des bergers vinrent les chasser. Alors Moïse se leva et les défendit, puis il abreuva leur troupeau.
18 Elles revinrent près de Réouël, leur père, qui leur dit: «Pourquoi êtes-vous revenues si tôt, aujourd'hui?»
19 Elles dirent: «Un Égyptien nous a délivrées de la main des bergers; c'est même lui qui a puisé pour nous et qui a abreuvé le troupeau!»
20 Il dit à ses filles: «Mais, où est-il? Pourquoi avez-vous laissé là cet homme? Appelez-le! Qu'il mange du pain
21 Et Moïse accepta de s'établir près de cet homme, qui lui donna Cippora, sa fille.
22 Elle enfanta un fils; il lui donna le nom de Guershom - Emigré-là - «car, dit-il, je suis devenu un émigré en terre étrangère!»

23 Après un très grand nombre de jours, le roi d'Égypte mourut. Les fils d'Israël gémirent du fond de la servitude et crièrent. Leur appel monta vers Dieu du fond de la servitude.
24 Dieu entendit leur plainte; Dieu se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob.
25 Dieu vit les fils d'Israël; Dieu connut

Exode 3
1 Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l'Horeb.
2 L'ange du SEIGNEUR fut visible dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il vit : le buisson était en feu et le buisson n'était pas dévoré.
3 Moïse dit: «Je vais faire un détour pour voir cette grande vision: pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas?»
4 Le SEIGNEUR vit qu'il avait fait un détour pour voir, et Dieu l'appela du milieu du buisson: «Moïse! Moïse!» Il dit: «Me voici!»
5 Il dit: «N'approche pas d'ici! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte.»
6 Il dit: «Je suis le Dieu de ton père, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob.» Moïse se voila la face, car il craignait de voir Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit: «J'ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l'ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances.
8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu du Cananéen, du Hittite, de l'Amorite, du Perizzite, du Hivvite et du Jébusite.

9 Et maintenant, puisque le cri des fils d'Israël est venu jusqu'à moi, puisque j'ai vu le poids que les Égyptiens font peser sur eux,
10 va, maintenant; je t'envoie vers le Pharaon, fais sortir d'Égypte mon peuple, les fils d'Israël.»

19  Mais je connais que le roi d'Égypte ne vous donnera pas de partir, sauf s'il est contraint par une main forte.

Prédication :
Moïse, qui s’était rendu coupable d’un meurtre en défendant l’un des ses frères, dut s’enfuir d’Egypte. Vous connaissez cet épisode de l’Exode, c’est celui qui précède les versets que nous avons lus.
Et juste après les versets que nous avons lus commencera la grande aventure de la sortie d’Egypte, qui est l’un des plus beaux récits bibliques de l’apprentissage de la foi en Dieu. Mais quel est ce Dieu ? Et quels sont les adorateurs qu’il recherche ? Ce sont deux questions que nous pouvons nous poser.
            Pour esquisser une réponse, nous allons nous intéresser à l’articulation du chapitre 2 et du chapitre 3 de l’Exode. Il y a quelque chose d’étonnant à l’articulation de ces deux chapitres. Cherchez un instant ce qui est étonnant, sans cherche midi à quatorze heure, mais juste en regardant le texte… Il y a une phrase qui n’est pas finie : Dieu vit les fils d’Israël et Dieu connut      
Dieu connut… mais Dieu connut quoi ? Au verbe connaître il manque ici un complément d’objet direct. Ce complément qui semble évidemment manquer pourrait bien être la souffrance de son peuple. On s’attendrait bien à ce que la phrase soit ainsi construite : « Dieu vit les fils d’Israël et Dieu connut leur souffrance. » Ayant connu cette souffrance, il décida donc d’agir, et le chapitre suivant peut commencer.
            Mais, avec cela, nous avons un problème. Un problème avec Dieu. Dieu ne connaissait-il pas la souffrance des Fils d’Israël, alors que ceux-ci étaient déjà, et depuis longtemps, sous le joug de la servitude ? Une fois cette première question posée, d’autres questions suivent, en lisant le texte à rebours, avec les verbes qu’il nous propose. Dieu ne voyait-il pas les Fils d’Israël alors qu’ils peinaient sous la dureté des corvées ? Dieu avait-il oublié son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob ? Dieu était-il sourd pour ne pas entendre leur plainte ? Nous avons un problème avec Dieu qui est ignorant, aveugle, amnésique et sourd…
Et nous prolongeons nos questions. Où donc était Dieu, que faisait-il, lorsque les fils d’Israël ont souffert, ont été rançonnés, expulsés, méprisés, victimes de pogromes, lorsqu’on leur a imposé le port de la rouelle, celui de l’étoile jaune, et lorsqu’ils furent assassinés par millions ? Où donc est-il encore, Dieu, et que fait-il, lui qui est Tout Puissant, Créateur, Sauveur… lorsque le chaos règne au proche Orient ? Ou donc est-Il, Lui qui sait tout, Lui qui peut tout, lorsque le mal fait des ravages ?
Ne prenons pas la défense de Dieu, ce serait une insulte envers les éprouvés. Peut-être bien que Dieu n’est pas là parce qu’il n’est nulle part. Ou bien le Tout Puissant n’est pas tout puissant. Ou bien il est trop bête pour comprendre, ou trop indifférent pour intervenir… Il faut bien écouter tout cela lorsque des gens nous le disent dans l’épreuve. Il faut bien l’écouter parce qu’ils disent la vérité.
            Au cœur des versets que nous venons de lire, à l’articulation des chapitres 2 et 3 du livre de l’Exode, au détour d’une phrase apparemment mal finie, il y a le problème du mal. Il y a ce problème qui vient défier la philosophie et la théologie, qui vient ternir les belles images de Dieu, flétrir les paroles pieuses et mettre à mal les croyances.
            Revenons à notre phrase. Dieu donc connut… phrase non finie, pour un défi permanent. Et continuons notre lecture, sans oublier ce que nous venons de dire. Une fois que Dieu connaît ce qu’il a à connaître, c'est-à-dire qu’une fois qu’il a enfin pris connaissance de ce que souffrent les fils d’Israël, Dieu, qui tout de même est Dieu, va faire ce qu’il faut pour que cela cesse.
Il va le faire, en effet. Il va vaincre l’Egypte, ouvrir la mer, nourrir son peuple. Et vous savez tout cela. Mais ces prodiges ne peuvent pas nous faire oublier les questions posées précédemment : une certaine image de Dieu est définitivement ruinée par la servitude en Egypte, par sa brutalité, par sa durée…
Pendant que les fils d’Israël souffrent et gémissent, l’un d’entre eux, Moïse, qui a survécu par chance et subsisté par grâce, fait paître le troupeau de son beau-père Jethro, se déplace jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu… Moïse semble ne rien connaître de cette montagne, ni de Dieu, et il ne connaît rien non plus de souffrance aggravée de ses frères. Pourquoi Dieu vient-il chercher un ignorant, Moïse ? Dieu, qui est Dieu, ne pourrait-il pas se passer de Moïse ?
Dieu se passe de  Moïse pendant quelques instants seulement. Dieu se passe de Moïse juste pour donner à voir un buisson qui brûle sans se consumer. Et, pour toute la suite Dieu ne se passera plus de Moïse. Pour toute la suite de l’Exode, Dieu ne se passera plus jamais de Moïse. Et Moïse ne se passera plus jamais de Dieu.
Pourquoi tout cela ? Parcequ’une certaine image de Dieu a été mise à mal dans la première partie de notre texte. Cette mise à mal est définitive, et il s’agit de ne pas chercher à restaurer Dieu dans son omniscience et sa Toute Puissance. Si l’on écrivait la suite de l’Exode avec Dieu seul et sans Moïse, cela reviendrait à justifier ou à nier l’interminable souffrance des Hébreux en Egypte. Et on ne doit jamais justifier le mal.
Et c’est ainsi, les deux parties du texte s’articulent-elles autour d’une phrase apparemment non finie : « et Dieu connut »
Cette phrase est-elle réellement non finie ? Au fond, je ne le pense pas. Elle dit quelque chose de très important de Dieu, quelque chose qui contraint le lecteur, qui contraint le croyant, à méditer sur l’image qu’il a de Dieu en face du problème du mal. Et le problème est bien posé : aucune des images de Dieu qui sont ordinairement évoquées ne résiste devant problème du mal. Lorsqu’il est écrit « Et Dieu connut », ces images sont définitivement ruinées. Et ces images étant ruinées, la réflexion sur l’origine du mal est suspendue. Avec cette suspension c’est toute la spéculation sur le rôle de Dieu lorsque le mal opère qui devient impossible. Mais ça n’est pas tout.
Une fois que la spéculation est suspendue, une fois donc qu’il est énoncé que Dieu connaît, quelque chose d’autre va pouvoir commencer. On voit alors émerger comme un autre Dieu, qui sollicite l’homme, et qui se lie indéfectiblement à l’homme qui répondra à sa sollicitation. Dieu sollicite Moïse ; il s’en remet à Moïse. Et Moïse fait un détour pour voir… Sans la curiosité, sans la disponibilité de Moïse, rien ne se passerait… C’est avec un Dieu indéfectiblement lié à l’homme que commence réellement l’aventure de l’Exode, que commence l’apprentissage de la foi.
Quel est donc ce Dieu ? Et quel sont les adorateurs qu’il recherche ? Le verbe hébreu souvent traduit par connaître est aussi souvent traduit par pénétrer. Ce Dieu, celui qui fait alliance, ne peut rien sans ses alliés… Dire « Dieu connut », c’est dire qu’il pénétra dans l’histoire d’un homme – et des hommes – pour ne plus jamais en ressortir. Alors, s’agissant du mal, s’agissant de ce qui est réellement important dans l’histoire d’un être humain, dans la vie de celui qui croit, Dieu ne peut rien sans l’homme, et l’homme ne peut rien sans Dieu.
Puissions-nous être les adorateurs de ce Dieu-là, et d’aucun autre. Que Dieu nous soit en aide. Amen

dimanche 21 février 2016

Abram, la postérité, la terre, la foi (Genèse 15,1-21)





Terre promise ? Je me souviens, c’était avant l’arrivée d’internet, d’un documentaire dans lequel il était question de Eretz Israël, la terre d’Israël, de son extension, de ce qu’elle avait été, de ce qu’elle était et de ce qu’elle aurait dû être et de ce qu’elle devrait être. Mes souvenirs d’ensemble sur ce documentaire sont assez vagues, mais l’un de mes souvenirs est très précis : des gens, munis d’un feutre, sont mis face à une carte du proche orient. On leur demande de délimiter la Terre d’Israël. Certains dessinent à peu près les contours de 1948. D’autres ne savent pas dessiner grand-chose. D’autres encore refusent de dessiner car Israël ne peut pas exister avant l’arrivée du Messie. Mais quelqu’un part de la rive orientale du canal de Suez, contourne le Sinaï par le sud, puis la Jordanie, traverse un bout d’Arabie Saoudite, longe sa frontière avec l’Irak, arrive à l’embouchure de l’Euphrate, remonte l’Euphrate jusqu’au méandre de Tabqa, puis trace une ligne plein ouest jusqu’à la Méditerranée (récupérant ainsi la Syrie et le Liban)… Ce quelqu’un dit : « Voilà la terre d’Israël telle que Dieu nous l’a donnée ; c’est à nous, c’est chez nous, depuis toujours et pour toujours. » Cette personne se réclame évidemment de Genèse 15,18 que nous venons de lire. Et on trouve aujourd’hui en ligne des interprétations encore plus radicales du même verset : on remonte le cours du Nil Bleu jusqu’au lac Tana, on englobe toute la péninsule Arabique, puis on remonte le cours de l’Euphrate, et on récupère un petit morceau de Turquie en passant, le golfe d'Alexandrette, ou plus, car certains, remontant le cours de l'Euphrate jusqu'à sa source, annexent jusqu'à la rive sud de la mer Noire… Eretz Israël, don de Dieu et propriété légitime...
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TERRE PROMISE
Genèse 15
1 Après ces événements, la parole du SEIGNEUR fut adressée à Abram dans une vision. Il dit: «Ne crains pas, Abram, c'est moi ton bouclier; ta solde sera considérablement accrue.»
2 Abram répondit: «Seigneur DIEU, que me donneras-tu? Je m'en vais sans enfant, et l'héritier de ma maison, c'est Eliézer de Damas.»
3 Abram dit: «Voici que tu ne m'as pas donné de descendance et c'est un membre de ma maison qui doit hériter de moi.»
4 Alors le SEIGNEUR lui parla en ces termes: «Ce n'est pas lui qui héritera de toi, mais celui qui sortira de tes entrailles héritera de toi.»
5 Il le mena dehors et lui dit: «Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter.» Puis il lui dit: «Telle sera ta descendance.»
6 Abram eut foi dans le SEIGNEUR, et pour cela le SEIGNEUR le considéra comme juste.
7 Il lui dit: «C'est moi le SEIGNEUR qui t'ai fait sortir d'Our des Chaldéens pour te donner cette terre à posséder.» -
8 «Seigneur DIEU, répondit-il, comment saurai-je que je la posséderai?»
9 Il lui dit: «Prends-moi une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et un pigeonneau.»
10 Abram prit tous ces animaux, les partagea par le milieu et plaça chaque partie en face de l'autre; il ne partagea pas les oiseaux.
11 Des charognards fondirent sur les carcasses, mais Abram les chassa.
12 Au coucher du soleil, une sainte torpeur saisit Abram, une immense obscurité profonde tomba sur lui.
13 (Le SEIGNEUR) dit à Abram: «Sache-bien-n’oublie-jamais que ta descendance sera émigrée sur une terre qui ne sera pas sienne. Ils seront serviles, ils seront abaissés pendant quatre cents ans.
14 Et moi je ferai le procès de la nation qu'ils serviront, ils sortiront alors avec de grands biens.
15 Toi, en paix, tu rejoindras tes pères et tu seras enseveli après une heureuse vieillesse.
16 À la quatrième génération, ta descendance reviendra ici car l'iniquité de l'Amorite n'a pas atteint son comble.»
17 Le soleil se coucha, et dans l'obscurité voici qu'un four fumant et une torche de feu passèrent entre les morceaux.
18 En ce jour, le SEIGNEUR conclut une alliance avec Abram en ces termes: «C'est à ta descendance que je donne cette terre, du fleuve d'Égypte au grand fleuve, le fleuve Euphrate -  19 les Qénites, les Qenizzites, les Qadmonites,  20 les Hittites, les Perizzites, les Refaïtes,  21 les Amorites, les Cananéens, les Guirgashites et les Jébusites.»
Prédication :
A la fin de la lecture de ce texte, peut-on repérer quelque chose qui soit une bonne nouvelle ? Pour ceux qui sont de la descendance d’Abram, cela ne fait aucun doute, il y a une bonne nouvelle : Dieu leur donne une terre, une terre immense. Mieux même qu’une terre immense, Dieu leur donne la terre la plus fertile qui soit connue au temps où ce texte a été écrit. Dans ce texte, le meilleur de la terre habitée est donné à la descendance d’Abram. C’est indiscutablement une bonne nouvelle, au moins pour la descendance d’Abram.
Mais est-ce une bonne nouvelle pour les peuples qui sont cités juste après, les Quénites, les Quénizzites, le Qadmonites et les autres ? Car, un jour, ces autres peuples vont voir arriver chez eux des gens qui se diront la descendance d’Abram, qui auront en main leur texte sacré, qu’ils feront valoir comme titre de propriété. Oui, Genèse 15,18 a été lu et est encore lu, ici ou là, par certaines personnes, comme un droit de posséder une certaine terre et d’en chasser tous « les autres ».
Le 15ème chapitre de la Genèse, avec la promesse d’une terre, faite à Abram et pour sa descendance, peut-il donc être vu comme une bonne nouvelle ? Une bonne nouvelle venant de Dieu peut-elle être une bonne nouvelle seulement pour certaines personnes, pour une ethnie, pour un groupe particulier ? L’accomplissement d’une promesse faite par Dieu à certains, ou à un seul, peut-il être obtenu au détriment d’autrui et dans le mépris d’autrui ? Nous pouvons hésiter à répondre. Et bien, pour certains auteurs bibliques, il ne fait aucun doute que ces peuples, « les autres », n’existent que provisoirement et sont destinés à la dépossession, à être dominés, voire à être exterminés. Et c’est Dieu lui-même, selon ces auteurs, qui ordonne cela.

Nous ne pouvons pas considérer cette théologie violente, prise isolément, comme une bonne nouvelle, pour personne. Oui, il y a de la violence dans la Bible. Oui, certaines des traditions recueillies dans la Bible sont des traditions violentes. Nous ne pouvons pas faire comme si tel n’était pas le cas. Et ces traditions énoncent au moins une certaine vérité : depuis toujours, les humains peuvent éprouver des sentiments de haine les uns envers « les autres », justifier avec le nom de Dieu ces sentiments qu’ils éprouvent, et justifier avec le nom de Dieu les horreurs commises contre « les autres ». La Bible donc recueille des traditions théologiques violentes. Mais d’autres traditions bibliques ont pensé leurs rapports aux « autres » et à Dieu sous les auspices d’une fraternité qui a été parfois universelle.
La Bible, livre de vérité, doit recueillir la vérité de ce que sont les êtres humains pour accueillir et ainsi, une part de vérité de ce qu’est Dieu.

Y a-t-il donc une bonne nouvelle dans ce texte ? Je pense que oui. Nous allons revenir à ces versets terribles et tâcher de les lire un peu plus profondément, de sorte que cette bonne nouvelle puisse émerger, et qu’elle puisse nous concerner tous : 18 En ce jour, le SEIGNEUR conclut une alliance avec Abram en ces termes: « C'est à ta descendance que je donne ce pays, du fleuve d'Égypte au grand fleuve, le fleuve Euphrate - 19 les Qénites, les Qenizzites, les Qadmonites, 20 les Hittites, les Perizzites, les Refaïtes, 21 les Amorites, les Cananéens, les Guirgashites et les Jébusites. »
Question : qui est la descendance d’Abram ? Nous n’allons pas répondre Isaac, Jacob, et les fils de Jacob et ce qui s’ensuit. Car au moment où nous lisons, Abram n’a pas d’enfant. Quelle est donc la descendance d’un homme sans enfants ? Laissons de côté la question de la perpétuation de l’espèce humaine. Quelle descendance, c'est-à-dire quelle postérité pour Abram ? Abram, bien plus souvent que comme un père, et il sera un père proche oriental ordinaire, est décrit comme celui qui croit. On parle parfois d’Abram comme le père de tous les croyants… La postérité d’Abram c’est ceux qui font confiance à Dieu, c’est ceux qui croient.
Croire est un élan irrésistible, mais croire comporte toujours une part de fragilité et de doute… Et tout comme Abram, ceux qui croient espèrent parfois savoir que ce en quoi ils croient s’accomplira. « Seigneur Dieu, demande Abram, (cette terre), comment saurai-je que je la posséderai ? » Cette demande est légitime, totalement légitime. Mais quelle forme d’accomplissement existe-t-il pour celui qui croit ?
Plutôt que de donner un titre de propriété en bonne et due forme, Dieu propose un rite. Le sacrifice des animaux et la division des animaux en deux parties, ainsi que la déambulation entre ces deux parties, fait partie de ce rite… les rois proche-orientaux l’observaient lorsqu’ils concluaient leurs alliances et se promettaient de ne pas s’agresser, de ne pas violer le territoire l’un de l’autre. Mais où sont ces rois ? Il y a Dieu, et il y  a Abram. Et tout le dialogue entre Abram et Dieu a lieu d’abord dans un songe, et le passage entre les animaux sacrifiés a lieu pendant qu’Abram est pris d’une sainte torpeur. La seule activité consciente d’Abram, dans cette affaire, c’est de préparer le rituel et de chasser les charognards ; Dieu fait tout le reste dans le sommeil et la torpeur d’Abram. Pour celui qui croit, l’accomplissement de ce en quoi il croit est figuré par le rite, et réalisé dans l’intimité du croyant. Si l’on interrogeait Abram sur la possession de cette terre, il n’aurait, en tant que croyant, d’autre réponse que « Je crois ! ».
Abram, pris d'une sainte torpeur, recevant toute chose dans la foi...
Ainsi, la terre promise, objet de la promesse, est promise en tant que don à Abram, et pour sa postérité. Et elle ne peut être reçue par Abram que dans la foi, et comme un don, pour lui-même et pour son innombrable postérité. L’alliance est une bonne nouvelle pour Abram. Mais pour qu’elle le soit aussi pour la postérité d’Abram, celle-ci doit à son tour la recevoir dans la foi.

Se pourra-t-il que la descendance d’Abram reçoive la promesse de la terre dans la foi et dans la foi seulement ? Pour répondre, repérons ceci : après qu’Abram a accompli sa part du rituel, il est saisi par une sainte torpeur. Abram est le second personnage biblique à qui cela arrive. Le premier, c’est le premier être humain, Adam. Adam est saisi par une sainte torpeur, la nuit où Dieu le transforme en homme et femme. Cette sainte torpeur, très rare dans la Bible, est toujours le signe d’un grand changement. Quel grand changement pour Abram ? Changement de descendance… changement même d’idée de descendance. Car si préalablement Abram s’imagine patriarche géniteur et propriétaire, la sainte torpeur – et la voix divine – font de lui l’ancêtre et le prototype du guér. Nous avons parlé la semaine dernière du guér… La postérité d’Abram sera, après cette nuit-là, constituée de ceux qui savent qu’ils n’existent que par chance et ne subsistent que par grâce. La Parole de Dieu, qui accomplit ce qu’elle énonce, change le cœur d’Abram. Elle dit – et accomplit ceci : « Sache-bien-n’oublie-jamais que ta postérité sera émigrée, invitée, de passage, et néanmoins, dans la foi, toujours chez elle, toujours sur sa terre, celle de la promesse, où qu’elle soit. » Ce qui est une bonne nouvelle, pas seulement pour Abram, pas seulement pour un groupe ou pour une ethnie. C’est une bonne nouvelle pour tous ceux qui croient : celle que jamais Dieu ne les oubliera, ni eux, ni leur postérité dans la foi.
Dieu change les cœurs et donne à ces cœurs la force et la joie de ce qu’il leur a promis. C’est une bonne nouvelle aussi pour « les autres »,  les Qénites, les Qenizzites, les Qadmonites, 20 les Hittites, les Perizzites, les Refaïtes, 21 les Amorites, les Cananéens, les Guirgashites et les Jébusites… car dans la foi de ceux qui croient, ces autres ne sont plus des étrangers à éloigner ni des concurrents à éliminer, mais des humains avec qui la terre, la joie, et la foi, peuvent être partagées.

Puissions-nous être de ceux qui croient. Que Dieu nous saisisse et change nos cœurs. Amen



dimanche 14 février 2016

Je suis un Araméen errant (Deutéronome 26,1-11)

Deutéronome 26
1 Quand tu seras arrivé dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, quand tu en auras pris possession et que tu y habiteras,
2 tu prendras une part des prémices de tous les fruits de ton sol, les fruits que tu auras tirés de ton pays, celui que le Seigneur ton Dieu te donne. Tu les mettras dans un panier et tu te rendras au lieu que le Seigneur ton Dieu aura choisi pour y faire demeurer son nom.
3 Tu iras trouver le prêtre qui sera en fonction ce jour-là et tu lui diras: «Je déclare aujourd'hui au Seigneur ton Dieu que je suis arrivé dans le pays que le Seigneur a juré à nos pères de nous donner.»
4 Le prêtre recevra de ta main le panier et le déposera devant l'autel du Seigneur ton Dieu.
5 Alors, devant le Seigneur ton Dieu tu prendras la parole: «Mon père était un Araméen errant. Il est descendu en Égypte, où il a vécu en émigré avec le petit nombre de gens qui l'accompagnaient. Là, il était devenu une nation grande, puissante et nombreuse.
6 Mais les Égyptiens nous ont maltraités, ils nous ont mis dans la pauvreté, ils nous ont imposé une dure servitude.
7 Alors, nous avons crié vers le Seigneur, le Dieu de nos pères, et le Seigneur a entendu notre voix; il a vu que nous étions pauvres, malheureux, opprimés.
8 Le Seigneur nous a fait sortir d'Égypte par sa main forte et son bras étendu, par une grande terreur, par des signes et des prodiges;
9 il nous a fait arriver en ce lieu et il nous a donné ce pays, un pays ruisselant de lait et de miel.
10 Et maintenant, voici que j'apporte les prémices des fruits du sol que tu m'as donné, Seigneur.» Tu les déposeras devant le Seigneur ton Dieu, tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu

11 et, pour tout le bonheur que le Seigneur ton Dieu t'a donné, à toi et à ta maison, tu seras dans la joie avec le lévite et l'émigré qui sont au milieu de toi.

Prédication :
            Pourquoi l’offrande des prémices ?  Pourquoi les premiers fruits d’une récolte appartiennent-ils à Dieu et doivent-ils lui être rendus ? Et pourquoi le texte insiste-t-il sur le fait que cela aura lieu « lorsque tu seras arrivé dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, quand tu en auras pris possession » ?
            Pour essayer de répondre à ces questions, je partage avec vous un souvenir. Pendant les cinq années de mon ministère à Lyon, j’ai participé à un groupe qui s’appelait Salaam – Paix – Shalom, un groupe qui réunissait régulièrement imam, rabbin, pasteur et prêtre, pour des discussions publiques franches et fraternelles… L’une de nos séances a un jour été consacrée à la conversion. Le rabbin était pour l’occasion accompagné à la tribune par l’un de ses fidèles, fort instruit, et qui s’était converti. Il était juif de naissance, mais avait vécu d’une manière totalement assimilée, sans prière, sans casherout, sans étude, sans shabbat… jusqu’à ce que, trentenaire, il retrouve la pratique et la foi de ses pères. Le rabbin donc, parlant de l’assimilation comme d’un fléau pour le judaïsme, parle de la conversion, et publiquement de la conversion de son fidèle qui est justement là à ses côtés. Or le fidèle, après avoir poliment laissé parler son rabbin, lui répond publiquement, et avec une certaine sévérité. « Monsieur le rabbin, pardonnez-moi de vous dire que vous venez de vous rendre coupable d’une grande faute : on ne rappelle jamais à un juif, et surtout pas publiquement, qu’il est un guér. » Et nous avons tous vu le rabbin rentrer sa tête dans ses épaules… Je laisse la suite du récit à votre imagination.
            On ne rappelle jamais à un juif, et surtout pas publiquement, qu’il est un guér. La  petite histoire que je vous ai racontée laisserait à penser qu’un guér est un converti. Mais cela n’est pas si simple, parce que, par exemple, le fidèle du rabbin était déjà juif, de naissance, et que le judaïsme connaît fort peu de conversions au sens où nous l’entendons, nous autres chrétiens. Ce n’est pas identiquement vrai pour toutes les composantes du judaïsme contemporain, mais c’est de toute manière au terme d’un long enseignement, et parfois au terme de longs examens, que l’on peut être converti au judaïsme... Mais l’homme dont nous parlons était né juif. Avait-il cessé d’être juif parce qu’il n’était pas observant ? Et est-il devenu, ou redevenu juif en devenant observant ? D’autres questions surgissent. Est-ce seulement la pratique visible qui fait le juif (ou le croyant) ? Le retour à la pratique visible signe-t-il la fin de la conversion ? La phrase que le fidèle avait prononcée est bien au présent : on ne rappelle jamais à un juif qu’il est un guér. Il ne s’agit sans doute pas de rappeler à un juif particulier qu’il s’est un temps détourné de sa foi avant d’y revenir. On dirait alors qu’il était un guér. Il s’agit plutôt de dire, d’affirmer que tout juif est un guér.
            Mais, au fond, un guér, qu’est-ce que c’est ? Le mot est sous vos yeux, par deux fois, dans le texte que nous avons lu. Mais vous ne l’avez pas vu en tant que tel parce qu’il est traduit par émigré. Or, au v.5, en hébreu, ce n’est ni un nom, ni un adjectif, mais un verbe. Etre émigré, être un guér, cela devrait donc être explicité par des verbes. Voici trois verbes : se connaître, penser et vivre. Le juif – et nous allons oser dire celui qui croit en Dieu – avec encore un peu plus d’audace nous allons dire un chrétien – c’est celui qui a une certaine manière de se connaître, de penser et de vivre. Et cela est assez précisément décrit dans le rituel de l’offrande des prémices.
            Se connaître
            Dans cette manière de se connaître, il y a bien entendu la mémoire de la servitude en Egypte et de la prodigieuse libération dont on fut bénéficiaire, et de la non moins prodigieuse offrande reçue des mains de Dieu : un pays où ruissellent le lait et le miel. Cette élection et cette distinction toutes particulières ne doivent pourtant pas effacer une sorte d’avant-mémoire que le texte vient raviver : mon père était un Araméen errant. Mais était-il vraiment et seulement errant ? Il était même moins qu’errant : il était au bord du néant, de la disparition, de l’extinction... Son existence ne tenait qu’à un fil. Cela a-t-il pris fin du fait d’avoir migré, et d’avoir été émigré en Egypte ? Mon père était, et reste un Araméen errant, même en Egypte, même sauvé de la disparition par la fertilité égyptienne, même asservi et même libéré de la servitude par la main de son Dieu, même lorsqu’il sera devenu sédentaire, dans un pays fertile qu’il possédera, mon père, qui était un Araméen errant, qui était proche de l’anéantissement, reste un Araméen errant, qui n’existe que par chance et ne subsiste que par grâce.
            Penser
            Cela, c’est pour l’avant-mémoire et pour la mémoire. L’avant-mémoire, la mémoire et le présent sont en étroite intrication. Ce que fut mon père, je le suis. Autrement dit, celui qui se réclame de Dieu ne peut s’en réclamer que parce que Dieu lui-même l’a réclamé, distingué, élu, libéré… Même son cri vers son Dieu n’est rien sans son Dieu. Je suis un Araméen errant. Et la migration, l’effort de ma vie tendu vers la survie et vers la prospérité risque toujours de dégénérer en servitude et de le ramener à cette errance, à l’extinction par satiété et par oubli. Le risque d’ailleurs est un double risque, l’un qui vient du dehors, l’autre qui vient du dedans.
            Le risque qui vient du dehors, c’est, d’une manière imagée, ces Egyptiens qui asservissent ceux qui étaient venus vers eux juste pour survivre. Les moyens de la survie peuvent toujours devenir les instruments de la servitude. On peut dire ainsi que l’argent est un bon serviteur, mais un mauvais maître, un bon instrument mais une mauvaise finalité… on peut dire cela d’à-peu-près tout ce qui procure satisfaction, satiété, plaisir ou pouvoir… Et il y a des servitudes dont se défaire paraît si extraordinairement impossible que crier vers Dieu est, au commencement, tout ce qu’il vous reste. Croire, se réclamer de Dieu, c’est ici se penser comme asservi, libérable, et libéré.

            Mais le risque de servitude vient aussi du dedans. Notre texte ne fait pas mention des grommellements des Hébreux au désert, de leurs regrets du temps de l’Egypte, asservis mais nourris… Le texte que nous méditons évoque une autre forme de la servitude, celle qui guette celui qui est arrivé, qui croit qu’il est arrivé : « quand tu seras arrivé dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, quand tu en auras pris possession et que tu y habiteras… » Là, le risque de servitude devient maximum, c’est le risque de l’oubli, le risque d’oublier que guér, étranger, émigré, presque moins que rien, on ne cesse jamais de l’être, parce que jamais on ne devient propriétaire de ce que Dieu a donné et ne cesse jamais de donner : la terre, la vie, la grâce.
            Vivre et célébrer
            Tant qu’on n’a pas fini de vivre on n’a pas fini d’apprendre et de découvrir les infinies implications de tout cela. La conversion, le retour à Dieu, ou encore donner sa vie à Jésus, comme on dit parfois, ce n’est pas seulement le moment où l’on se détourne d’un passé. C’est un rapport au passé, dont les maîtres mots sont errance et miséricorde, qui commande un rapport à la vie dont les maîtres mots sont aussi errance et miséricorde. Mais si le passé pouvait avoir été marqué par une certaine passivité, voire par une certaine complaisance, c’est dans la perspective active du repentir et de l’humble gratitude que se vit le présent de la foi.
            C’est dans cette perspective que les prémices, premiers fruits d’une saison, reviennent à Dieu. L’offrande des prémices est une offrande symboliquement très forte. Car des premiers fruits d’une saison on ne sait jamais s’ils seront suivis de seconds fruits. En les remettant à Dieu, on remet donc toute la saison à Dieu, on le sert le premier, avant même de se servir soi-même, et sans aucunement savoir si l’on sera payé en retour. On remet donc tout à Dieu en lui offrant les prémices, ce qui signifie que, s’agissant de Dieu, de la grâce de Dieu, de la connaissance même de Dieu, on n’a jamais que les prémices et que tout reste toujours  encore à recevoir.
            Puissions-nous vivre ainsi. Que Dieu nous soit en aide. Amen


lundi 1 février 2016

Ceci n'est pas une prédication (Luc 4,1-14) pour la mémoire de Raphaël Picon

 Luc 4
1 Jésus, rempli d'Esprit Saint, revint du Jourdain et il était dans le désert, conduit par l'Esprit,
2 pendant quarante jours, et il était tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim.
3 Alors le diable lui dit: «Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain.»
4 Jésus lui répondit: «Il est écrit: Ce n'est pas seulement de pain que l'homme vivra.»
5 Le diable le conduisit plus haut, lui fit voir en un instant tous les royaumes de la terre
6 et lui dit: «Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c'est à moi qu'il a été remis et que je le donne à qui je veux.
7 Toi donc, si tu m'adores, tu l'auras tout entier.»
8 Jésus lui répondit: «Il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c'est à lui seul que tu rendras un culte.»
9 Le diable le conduisit alors à Jérusalem; il le plaça sur le faîte du temple et lui dit: «Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas;
10 car il est écrit: Il donnera pour toi ordre à ses anges de te garder,
11 et encore: ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre.»
12 Jésus lui répondit: «Il est dit: Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu.»
13 Ayant alors épuisé toute tentation possible, le diable s'écarta de lui jusqu'au moment fixé.
14 Alors Jésus, avec la puissance de l'Esprit, revint en Galilée, et sa renommée se répandit dans toute la région.

Pas une prédication :
Je me souviens de deux conversations avec Raphaël. L'une, très théologique, à Montpellier, au cours d'un séminaire auquel il avait participé, l'année des 80 ans d'André Gounelle, et dont le titre était "Dieu ou l'embarras de la théologie". L'autre, très personnelle, c'était au cours du synode national de Sète, et je n’en livrerai rien. Personne n’a pour moi parlé mieux que lui de la vie en ne parlant que de sa mort prochaine. La présence de Raphaël aura toujours pour moi une odeur méridionale, l'odeur de la pinède chaude agrémentée d’un léger parfum d’embruns. Lorsque les nouvelles de l'aggravation de son état, puis de son décès, sont tombées, je me suis demandé pourquoi ce Dieu censé être juste et bon reprenait sa vie à son serviteur Raphaël, et laissait à Jean Dietz la sienne. J’ai même posé à Dieu la question, mais il n’a pas daigné répondre…
            Pendant ce temps, il y avait eu le congrès fondateur des Attestants et l’assemblée générale de la Fédération protestante de France allait avoir lieu. Du coup, on parlait de nouveau du synode de Sète et de sa fameuse décision. Le débat ne risquait gère d’être élevé. Toute la théologie de la création avait été ramenée à une seule expression : « Tût tût voiture et pouêt pouêt camion ! » (Bu 23,12) ; et de toute la belle fraternité qui avait présidé à la mise sur pied de la Fédération, et qui avait permis qu’on s’accueille humblement et mutuellement à la Cène on allait découvrir que ce qui faisait que l’Eglise réformée de France – devenue ensuite protestante et unie – était indispensable à la Fédération, c’était le montant considérable de sa contribution au budget commun… le reste, et surtout la présence en son sein d’horribles libéraux, ayant été pieusement et hypocritement ignoré. Et Raphaël, il allait penser quoi, de là-haut ?

            De là-haut, ou, pour le dire autrement, en pleine présence de Dieu, le Raphaël n’allait pas devoir se réclamer, comme tant d’autres, du Sola Scriptura. C’est bête de le dire. Et comme je suis las en le disant. Pour certains, bénir un couple de même sexe c’est ne pas tenir compte de l’Ecriture. Et je ne comprends pas pourquoi pour les mêmes, ne pas mettre à mort un couple de même sexe n’est pas ne pas tenir compte des Ecritures. Pourquoi Romains 2 et Lévitique 18, mais pas Lévitique 20 ? Ceux qui coupent les mains des voleurs, qui décapitent, qui lapident, parce que c’est écrit, ont l’horrible mérite de la cohérence, un mérite mal partagé. Mais il faut se demander pourquoi tout verset canonique devrait être littéralement mis en œuvre. La canonicité du texte, sa sacralité même, appellent-elles une mise en œuvre littérale ?
            S’agissant de la décision de Sète, certain commentateur voudrait nous faire croire que, « pour la première fois, l’institution ecclésiale (EPUdF) suggère, dans un texte synodal, officiel, public, que ce qui fonde l’Eglise n’est plus l’autorité des Ecritures, mais la Seigneurie de Jésus qui nous accueille dans la pluralité de nos discours théologiques » (Réforme 3642, 28 janvier 2016, p.7). Fieffée hypocrisie que ce commentaire… la Seigneurie de Jésus, même sur les Ecritures, est affirmée même par les Ecritures. Au fond, certain commentateur se fichent éperdument et de la Grâce, et de la Foi, et du Christ, et de la Réforme, et des Ecritures. Je te ramasse le verset qui va bien et je t’en balance du « si tu es croyant, dis à ces gens de dégager de l’Eglise car il est écrit… » Tactique du diable et négation de l’Esprit.
            La canonicité d’un texte, sa sacralité même, en interdisent toute mise en œuvre littérale. Cela fait bientôt deux mille ans que les Rabbins rescapés de la destruction du Temple l’ont parfaitement compris. « Elle n’est pas aux cieux », tonne Rabbi Yeoshoua, parlant de la Torah ; elle n’est pas d’avantage sur terre pour qu’on ramasse le verset qui va bien et qu’on en fasse une arme de guerre. Que cette Ecriture devienne un dire, une Parole, quelque chose qui est dit au cœur de quelqu’un, on ne le veut pas, surtout pas. On ne le veut surtout pas parce que quelqu'un, ça a un cœur, et qu'on n'a pas de cœur. En plus de se moquer de la Grâce, de la Foi, du Christ et de la Réforme et des Ecritures, en plus de nier l’Esprit, c’est « quelqu’un » qu’on oblitère, et on ne l'oblitère pas au nom d'une cohérence communautaire, on le sacrifie sur l'autel païen, idolâtre, immonde... l'autel des Ecritures.

            Raphaël, c’était quelqu’un auprès de qui on se sentait quelqu’un. C’est trop bête de dire on. Il a sûrement dû coller quelques étudiants et même si l’on n’imagine pas que c’était injustement, être collé par un prof ne fait jamais plaisir. Une sottise de plus : comme si éprouver du plaisir pouvait avoir une part là-dedans. C’était quelqu’un auprès de qui je me suis senti être quelqu’un. C’est un peu ennuyeux de ne pas avoir pu faire un peu plus de chemin avec lui. Et c’est un peu ennuyeux aussi de me dire que ce sont parfois les meilleurs qui partent en premier. C’est ainsi.