dimanche 29 septembre 2019

A ceux qui ricanent (Luc 16,14-31)


Luc 16
14 Les Pharisiens, qui aimaient l'argent, écoutaient tout cela, et ils ricanaient à son sujet.
15 Jésus leur dit: «Vous, vous exhibez  votre propre  justice devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs : ce qui entre ces messieurs est supérieur est infamie aux yeux de Dieu.
16 «La Loi et les Prophètes vont jusqu'à Jean; depuis lors, la bonne nouvelle du règne de Dieu est annoncée, et tout le monde veut y entrer par sa propre force.
17 «Le ciel et la terre passeront plus facilement que ne tombera de la Loi une seule virgule.
18 «Tout homme qui renvoie sa femme et en prend une autre est adultère; et celui qui prend une femme renvoyée par son mari est adultère.
  
19 «Il y avait un homme riche qui s'habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins.
20 Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d'ulcères au porche de sa demeure.
21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche; mais c'étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.
22 «Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d'Abraham; le riche mourut aussi et fut enterré.
23 Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés.
24 Alors il s'écria: ‹Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.›
25 Abraham lui dit: ‹Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.
26 De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.›
27 «Le riche dit: ‹Je te prie alors, père, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père,
28 car j'ai cinq frères. Qu'il les avertisse pour qu'ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.›
29 Abraham lui dit: ‹Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent.›
30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham, mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.›
31 Abraham lui dit: ‹S'ils n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.› »
Ceux qui ricanent...
Prédication :
            « Vous ne pouvez pas servir Dieu et le dieu-argent ». C’est ainsi que se terminait le texte de la semaine dernière – une brebis perdue, une pièce perdue, un fils perdu, une réputation perdue – et la foi de tous ces gens – un berger, une femme, un père, un fondé de pouvoir – qui engagent leur personne, leur réputation, sans rien retenir pour eux-mêmes, sans limite de quantité ni de temps, et sans aucune certitude de retrouver ce qu’ils ont perdu, ni de retrouver ce qu’ils ont investi dans leur recherche. Ces gens-là, ceux dont parlent les paraboles que propose Jésus, qui servent-ils ? Dieu, ou le dieu-argent ?

            Ce que nous voulons suggérer, et explorer, c’est qu’entre servir Dieu et servir le dieu-argent, il ne s’agit pas seulement d’un maître ou d’un autre maître, mais bien de deux manières de servir, deux manières si radicalement différentes qu’elles ne devraient pas être désignées par le même verbe servir… mais c’est ainsi qu’on parle, servir Dieu, servir le dieu-argent… mais, au fond, en vérité, qui sert qui, et surtout comment ? Peut-on caractériser l’une et l’autre des manières de servir ? En reprenant le fil du texte, nous procédons maintenant à une sorte d’inventaire.
1. Premier élément de cet inventaire, exhiber sa propre justice devant ses contemporains, ou – traduction différente – déclarer, devant tout le monde, que ce qu’on fait est juste… alors qu’un seul sait ce qui est juste ou pas, un seul peut mettre justement en balance ce qui se fait publiquement et ce qui est dans le cœur de l’auteur de l’acte, Dieu seul. Exhiber sa propre justice caractériser clairement le service du dieu-argent.

2. Deuxième élément, pervertir l’Évangile. La prédication de Jean le Baptiste, telle que Luc la rapporte, est et reste une prédication de la Torah, de la Loi, même si cette Loi est à la fois très simplifiée et ouverte largement à tout être humain. Elle consiste en une série d’impératifs moraux que tout être humain peut s’appliquer à observer et à l’observance desquels s’attache une sorte de mérite eschatologique. Mais l’Évangile – la bonne nouvelle du règne de Dieu – est à la fois en-deçà et au-delà : l’obéissance à la Loi demeure, mais aucun mérite spécial ne peut être attaché à cette obéissance (à cause du premier élément de l’inventaire), car tout est livré dans la foi à une justice que Dieu seul connaît. Seule, la grâce de Dieu… tel est sur ce point l’Évangile. Or, il se passe que cette bonne nouvelle est pervertie, en ce que certains – tout le monde, dit le texte – fait de l’adhésion à l’Évangile une obéissance méritoire de plus… (Ce fut le drame permanent, au début du 16ème siècle, des premières années de vie consacrée d’un jeune moine nommé Martin Luther, jusqu’à ce qu’il découvre que, s’agissant du salut de Dieu, tout est grâce…).
3. Troisième élément, pervertir l’obéissance. C'est-à-dire rejeter une obéissance jugée trop contraignante, trop vieille, voire dépassée, et remplacer cette vieille obéissance par une nouvelle obéissance, plus jeune, plus simple, moins contraignante. C’est ce que suggère analogiquement le petit verset qui semble être un enseignement sur le divorce et le remariage, ce qu’il n’est absolument pas. Être adultère, c’est prendre une femme seulement pour le plaisir, ou le prestige, qu’elle apporte et sans considération aucune de l’être humain qu’elle est ; c’est aussi la renvoyer, la jeter lorsqu’on en est lassé, lorsqu’on a fini de s’en servir – et les femmes de ce temps-là étaient encore plus vulnérables que les femmes d’aujourd’hui et de chez nous. Une femme rejetée, jetée était plus vulnérable encore que les autres femmes… et il se trouvait d’autres hommes pour les récupérer. Or, les sages d’Israël affirment que l’union de l’homme et de la femme et l’union de l’humain avec la Torah – c'est-à-dire avec Dieu – sont images l’une de l’autre. On ne change donc pas de Dieu, d’obéissance, et de femme d’une manière capricieuse et intéressée. Adultère et idolâtrie sont ici deux images du service du dieu-argent, alors que l’Évangile illumine toute obéissance raisonnée...
4. Quatrième élément de notre inventaire, l’indisponibiilité. Il était une fois un homme riche qui s’habillait de pourpre et de linge fin, et qui faisait bonne chère chaque jour. Ce n’est pas exactement chaque jour qui est écrit, mais à longueur de journées ; entendons bien d’un bout à l’autre de la journée – de chaque journée l’une après l’autre – à longueur de temps sans jamais jamais s’interrompre, sans jamais jamais prendre le temps d’un regard sur le vrai monde, qui pourtant commence très exactement sur le pas de la porte de sa propre maison, et sans jamais jamais conséquemment s’interroger sur sa propre manière de vivre et de faire. Le quatrième élément de notre inventaire est ainsi l’indisponibilité. Cet homme riche est indisponible pour l’étude, et indisponible aussi pour ses semblables. Alors qu’il fait partie même du service de Dieu que de s’interrompre pendant 1/7ème du temps pour se consacrer à des tâches sans finalités ou buts atteignables, comme l’étude, seul et en communauté, comme la prière, comme le partage de nourriture, etc..
5. Cinquième élément, toujours en lisant cette parabole, l’instrumentalisation d’autrui. Après avoir ignoré le pauvre Lazare, l’homme riche le considère juste comme un domestique. Après avoir ignoré Abraham, le riche le considère aussi comme un domestique. L’un et l’autre, Lazare et Abraham, chargés de tâches surhumaines, chargés de franchir des abîmes infranchissable, et chargés aussi  de faire entendre l’appel à la conversion à des gens qui ont fait leur vie durant profession d’indifférence et d’indisponibilité, avec pour but final que leur confort d’ici-bas soit récompensé d’un confort dans l’au-delà...

Et voici que nous sommes arrivés à la fin du texte que nous méditons aujourd’hui. Notre inventaire touche à sa fin. Comme nous avons lu aussi quelques versets du prophète Amos (Amos 6,1-7), nous pouvons apprécier un peu à quel point les choses n’ont pas changé sur une période d’environ 9 siècles (9 siècles entre Amos et Luc) (21 siècles entre Luc et nous). Les choses… quelles choses ? Les pires et les meilleures. Le service du dieu-argent, et le service de Dieu. Et qu’y pouvons-nous ? Commencer par dresser un inventaire, toujours le même, de ce qu’il en est du service du dieu-argent – qui s’identifie si bien avec cette idolâtrie que Moïse et les prophètes n’ont cessé de combattre – nous avons dressé cet inventaire. Et cet inventaire nous permet une sorte de caractérisation un peu par contraste du service de Dieu : respect, disponibilité, prudence, discrétion, modestie. Avec cette caractérisation, nous prenons surtout la mesure du chemin à parcourir. 

            Et sur ce chemin, que ferons-nous ? L’injonction d’Abraham nous est aussi adressée. Écouter Moïse et les Prophètes… Une certaine pudeur de Luc l’évangéliste l’aura empêché d’ajouter ses propres écrits à une liste aussi prestigieuse. Nous ne pouvons qu’écouter Moïse, les Prophètes, et les écrits de Luc – son évangile et les actes des Apôtres – et quelques autres textes aussi. Tâcher de transmettre, de partager nos essais de compréhension et le peu que nous savons.
Pour ce qu’il en est d’aller plus loin, pour ce reste qui fait qu’une personne passe de la curiosité à l’étude, et de l’étude à la foi, de l’indisponibilité à la disponibilité, et de l’inaction à l’action, cela ne nous appartient pas. Cela appartient à Dieu seul.
            Que cela appartienne à Dieu seul est une de phrase qui sort de notre bouche, mais qui vient de notre cœur plus que de notre intelligence. C’est l’un des énoncés de notre foi.

            Seigneur, nous t’en prions, viens au secours de notre foi !


dimanche 22 septembre 2019

Etre plein de foi (Luc 16,1-13)



Luc 16
1 Puis Jésus dit à ses disciples: «Un homme riche avait un fondé de pouvoir qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.
2 Il le fit appeler et lui dit: ‹Qu'est-ce que j'entends dire de toi? Rends les comptes de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires.›
3 Le fondé de pouvoir se dit alors en lui-même: ‹Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance? Bêcher? Je n'en ai pas la force. Mendier? J'en ai honte.
4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté de la gérance, il y ait des gens qui m'accueillent chez eux.›
5 Il fit venir alors un par un les débiteurs de son maître et il dit au premier: ‹Combien dois-tu à mon maître?›
6 Celui-ci répondit: ‹Cent jarres d'huile.› Le fondé de pouvoir lui dit: ‹Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.›
7 Il dit ensuite à un autre: ‹Et toi, combien dois-tu?› Celui-ci répondit: ‹Cent sacs de blé.› Le fondé de pouvoir lui dit: ‹Voici ton reçu et écris quatre-vingts.›
8 Et le maître fit l'éloge du fondé de pouvoir trompeur, parce qu'il avait agi avec habileté. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière.
9 «Eh bien! Moi, je vous dis: faites-vous des amis avec l'Argent trompeur pour qu'une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
10 «Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande.
11 Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance pour l'Argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable?
12 Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui vous est étranger, qui vous donnera ce qui est à vous?
13 «Aucun domestique ne peut servir deux maîtres: ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent.»
Prédication :


            Relisons maintenant quelques versets de notre texte, une autre traduction. Paroles de Jésus :
 8 Le maître couvrit de louanges son coupable fondé de pouvoir, parce qu’il avait agi d’une manière généreuse et responsable. C’est que, dans cette génération, les fils de ce monde sont plus généreux et responsables que les soit disant fils de lumière.
9 Je vous le dis, faites vous donc vous-mêmes des amis avec le dieu-argent coupable, et s’il vous abandonne, on vous accueillera dans les demeures éternelles...

10 Celui qui est plein de foi pour une toute petite affaire est plein de foi aussi pour une grande ; et celui qui agit de manière coupable pour une toute petite affaire agira de manière coupable aussi pour une grande.
11Si donc vous n’avez pas été plein de foi pour l’argent coupable, qui vous confiera ce qui est véritablement bon ?
12 Et si vous n’avez pas été pleins de foi pour ce qui vous est étranger, qui donc vous donnera ce qui est intime ?
13 Aucun personnel de maison ne peut servir deux seigneurs : ou bien il méprisera l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et délaissera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et le dieu-argent.
            Une brebis, une pièce, un fils… Souvenons-nous de ces paraboles que nous avons lues dès l’école du dimanche, et que nous avons méditées il y a une semaine. Une brebis était perdue, une sur 100 ; le berger abandonna les 99 autres dans le désert ; il les abandonna sans limite de temps, jusqu’à ce qu’il retrouve la 100ème. Je repense ici à Madame Véronique Moins, président du CP l’Église Eyrieux-Boutières, agricultrice, éleveur de moutons, mère de 5 enfants… qui me fit un jour remarquer qu’aucun berger n’agit ainsi, et que si l’on sait d’un berger qu’il agit ainsi, plus aucun éleveur ne voudra jamais l’employer.
            Une pièce était perdue, une sur 10 – le dixième d’une très très petite somme ; une femme abandonna toute autre activité, sans limite de temps, et chamboula toute sa maison, jusqu’à ce quelle retrouve la pièce. N’eût-elle pas plutôt dû retourner à quelque autre travail rétribué qui lui aurait évidemment rapporté d’avantage ?
            Un fils cadet était parti au loin, emportant avec lui une part importante de la fortune familiale ; sa prodigalité lui valut de connaître la misère noire. Quel père juif de ce temps-là, au terme d’une attente infiniment longue, aurait accueilli  les bras grands ouverts un fils cadet dispendieux, souillé, et impur ?
            Ces trois paraboles, prises ensemble, forment le schéma d’un engagement intégral, sans aucune limite de temps, en faveur de causes apparemment indéfendables, voire perdues. Ces trois paraboles sont dans le 15ème chapitre de l’évangile de Luc. Nous poursuivons la lecture, c’est maintenant le 16ème chapitre de cet évangile.

« Puis Jésus dit à ses disciples : “ Un homme riche avait un fondé de pouvoir qui fut accusé de dilapider ses biens.” » Il en fut accusé – la bible latine emploie à raison le verbe diffamer. Diffamé, il fut renvoyé. Vous savez ce que furent ses derniers actes de gestion, et vous savez aussi qu’il fut, contre toute attente, louangé par son maître. Tâchons de comprendre cela en profitant de ce que nous avons découvert au fil de nos précédentes méditations.

            Cet homme, donc, était le fondé de pouvoir d’un riche propriétaire. En ce temps-là, un fondé de pouvoir ne percevait aucun salaire. Il gérait des biens ; il prêtait sous le sceau de son maître, avec un certain taux d’intérêts, et il recouvrait plus tard la créance, se payant lui-même sur les intérêts perçus. L’archéologie – le dépouillement de très anciens documents commerciaux – nous a permis de connaître les taux auxquels on prêtait ; ces taux étaient considérables, 100% annuel n’était pas rare. L’archéologie nous a permis aussi de savoir que les économistes de ce temps-là savaient déjà que de tels taux sont un poison pour la société : le roi babylonien Hammourabi, 1800 ans avant Jésus Christ, avait déjà légiféré contre de tels taux… mais sa législation fut comme une lettre morte ; ainsi 1800 ans après Hammourabi, dans le monde où vivait Jésus, la pratique du prêt usuraire n’avait absolument pas disparu. Aujourd’hui, 3900 ans – 39 siècles – après Hammourabi, on peut lire dans Jeune Afrique que des taux de 200% mensuel sont encore pratiqués par certains usuriers. L’amour du dieu-argent n’a jamais cessé.
            Et voici donc que, pour 50 jarres d’huile empruntées, il aurait fallu en rendre 100 (au taux annuel de 100%) à la fin de la saison suivante… la spirale de l’endettement est prête à s’enclencher, qui peut mener en ce temps-là un débiteur ruiné à être vendu comme esclave au profit de son créancier...  En falsifiant les créances, le fondé de pouvoir libère les débiteurs d’une dette qui les étranglait, et il rend aussi en même temps tout son capital à son maître. Mais pour atteindre ce résultat, il renonce à toute rétribution personnelle, et très probablement aussi à tout emploi futur : quel propriétaire voudra d’un fondé de pouvoir susceptible d’agir ainsi ? Et quant au fait d’être un jour remercié de son geste par les débiteurs qu’il a élargis, c’est très incertain. Mais n’avons-nous pas vu qu’une action bonne s’accomplit en toute simplicité, c’est à dire sans projet d’être rétribué… Ainsi l’engagement de ce fondé de pouvoir est-il intégral, sans limite de durée, en faveur d’une cause juste, cause à la rétribution incertaine. Son engagement, dont il va payer le prix le plus fort suggère aux plus puissants la voie de la miséricorde et de la modération, et libère réellement les plus vulnérables du sort qui leur était réservé.
Tout ceci, n’est-ce pas, ressemble beaucoup à l’Évangile, à la bonne nouvelle de Jésus Christ, qui se déploie ici sur le terrain de l’économie. Mais cela n’est évidemment pas le seul déploiement possible de l’Évangile. A chaque endroit, en chaque lieu, en chaque âme, là où l’on vit sous le régime de la dette qui étrangle et de la domination qui écrase, cette parabole est pertinente, et l’est en même temps que les trois autres paraboles que nous avons évoquées (la brebis, la pièce, et le fils).
Ces quatre paraboles peuvent être vues comme le paradigme, le modèle, la représentation symbolique du cadre de tout engagement chrétien, de tout engagement fraternel. Et maintenant, nous pourrions dire « Va, et toi, fais de même… » Et prononcer le Amen qui signalerait la fin de la prédication.

Pourtant, nous allons continuer encore un peu. Avec ces quatre paraboles, nous avons vu s’esquisser des figures concrètes de la grâce : ce sont bien des sauveurs que nous voyons agir. Alors nous ne pouvons pas comprendre que des traducteurs de la Bible fassent du fondé de pouvoir une espèce de filou.
Donc, lorsque l’employeur couvre de louanges son désormais ex fondé de pouvoir, il y a dans ses louanges tout le récit d’un changement personnel de perspective, le récit d’une conversion.
De plus, lorsque le fondé de pouvoir est qualifié de trompeur par des traducteurs, nous devrions plutôt entendre qu’il commet effectivement des actes délictueux en falsifiant des créances, mais que par ces actes il suggère une refonte radicale du système du crédit, élément d’une réforme de la justice sociale…
Et puis, lorsque nous lisons que ce fondé de pouvoir avait agi avec habileté, ou astuce, nous devrions plutôt bien entendre qu’il avait agi avec prudence (prudentia), une prudence pratique, une sagesse donc, capable de distinguer les mauvaises choses des bonnes choses, de choisir les bonnes choses et de répondre de ces choix.
Et comme la sagesse est l’un des noms de Dieu, nous pouvons dire enfin que le maître louangea, couvrit de louanges son ex fondé de pouvoir parce qu’il s’était montré plein de foi.

            Et maintenant, dans la foi, que ferons-nous ? Nous ferons nôtre cette exhortation toute simple, simple comme un cantique pour enfants : « Lis ta Bible et prie chaque jour Si tu veux grandir ». Quant au chemin, il a été balisé, déjà : « Brise les chaînes injustes, dénoue les liens de tous les jougs, renvoie libre ceux qu’on opprime… »
            Que le Seigneur nous bénisse
            Amen


Post scriptum

            Vous ne pouvez pas servir Dieu et le dieu-argent ! Il ne s’agit pas seulement d’un maître ou de l’autre. Mais bien aussi de deux manières de servir, deux manières qui, si elles existaient à l’état pur, s’excluraient totalement l’une l’autre. Et cette parabole, avec les trois qui la précède, serait un récit typologique… Aimer n’est pas miscible avec mépriser ; s’attacher n’est pas non plus miscible avec délaisser. Il y a donc des gens qui servent l’argent comme Dieu, et tant mieux. Il en est d’autres qui servent l’argent comme dieu, ce que nous avons appelé ici dieu-argent, en faisant référence au dieu – avec un petit d – dont nous avons parlé il y a peu…
            Il reste encore une cinquième parabole. Nous verrons, peut-être, la semaine prochaine.

dimanche 15 septembre 2019

Parler de Dieu (Luc 15,1-32 ; Exode 32,1-14)

Exode 32
1 Le peuple vit que Moïse tardait à descendre de la montagne; le peuple s'assembla près d'Aaron et lui dit: «Debout! Fais-nous des dieux qui marchent à notre tête, car ce Moïse, l'homme qui nous a fait monter du pays d'Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé.»
2 Aaron leur dit: «Arrachez les boucles d'or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les-moi.»
3 Tout le peuple arracha les boucles d'or qu'ils avaient aux oreilles, et on les apporta à Aaron.
4 Ayant pris l'or de leurs mains, il le façonna au burin pour en faire une statue de veau. Ils dirent alors: «Voici tes dieux, Israël, ceux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte!»
5 Aaron le vit et il bâtit un autel en face de la statue; puis Aaron proclama ceci: «Demain, fête pour le SEIGNEUR!»
6 Le lendemain, dès leur lever, ils offrirent des holocaustes et amenèrent des sacrifices de paix; le peuple s'assit pour manger et boire, il se leva pour se divertir.
7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse: «Descends donc, car ton peuple s'est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays d'Égypte.
8 Ils n'ont pas tardé à s'écarter du chemin que je leur avais prescrit; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit: Voici tes dieux, Israël, ceux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte.»
9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse: «Je vois ce peuple: eh bien! c'est un peuple à la nuque raide!
10 Et maintenant, laisse-moi faire: que ma colère s'enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation.»
11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant: «Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s'enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d'Égypte, à grande puissance et à main forte?
12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: ‹C'est par méchanceté qu'il les a fait sortir! pour les tuer dans les montagnes! pour les supprimer de la surface de la terre!› Reviens de l'ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.
13 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole: Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j'ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours.»
14 Et le SEIGNEUR regretta amèrement le mal qu'il avait dit vouloir faire à son peuple.

Vous pouvez lire aussi Luc 15,1-32. En voici trois versets :

4 Lequel d'entre vous, s'il a cent brebis et qu'il en perde une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller à la recherche de celle qui est perdue jusqu'à ce qu'il l'ait retrouvée?
8 Ou encore, quelle femme, si elle a dix pièces d'argent et qu'elle en perde une, n'allume pas une lampe, ne balaie la maison et ne cherche avec soin jusqu'à ce qu'elle l'ait retrouvée?
32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.
Prédication :
            Donner sans rien attendre en retour. Recevoir sans rien devoir rendre. Ainsi avons-nous médité sur l’Évangile et nous l’avons envisagé comme un savoir et un engagement propres à faire mener une vie bonne.
            Ce que nous avons médité constitue une petite somme intéressante, que nous allons aujourd’hui essayer d’enrichir. C’est que nous avons très peu parlé du Christ Jésus qui, sur le chemin de cette vie bonne, précède et accompagne ses disciples, précède et accompagne aussi de pauvres et braves gens. Nous avons très peu parlé aussi de Dieu, de ce Dieu dont Jésus est reconnu comme Messie (Christ), comme Fils…
            Nous n’allons évidemment pas régler – ni solder – ce compte aujourd’hui. Mais nous avons, avec les textes qui nous sont proposés, de quoi nourrir un moment de réflexion intense.

            Ce moment de réflexion, nous l’ouvrons avec une question toute simple : qu’est-ce qu’un dieu, un dieu comme tous les autres dieux ?
Nous avons une réponse tout à fait intéressante en Exode 32. Un dieu est une représentation qu’un groupe humain se donne pour rendre compte de son propre destin et pour l’orienter ; cette représentation fait l’objet de cérémonies dans toutes les circonstances de la vie ; un dieu n’existe pas sans un peuple, et ce peuple n’existe pas sans ce dieu…
En Exode 32, c’est bien un dieu que se donne le peuple hébreu, c’est bien un dieu que lui façonne illico Aaron le prêtre, en cette statue de veau en or – appelée veau par dérision, elle était plus probablement en ressemblance d’un taureau puissant. Ajoutons à ces définitions, toujours en lisant le texte biblique, qu’un dieu se choisit un peuple et se doit de récompenser ce peuple sans aucun délai s’il le mérite, et que ce dieu se doit aussi de punir sans aucun délai – jusqu’à extermination en cas de faute grave – un peuple récalcitrant. Voici en peu de mots ce qu’est un dieu.

Et nous voici à nous demander si Dieu – celui qui parle avec Moïse – celui avec lequel Moïse parle – celui qui est nommé le SEIGNEUR – est un dieu. Et bien, la réponse est dans le texte, sous nos yeux. Dieu – soyons aussi clairs que possible : Dieu (avec la majuscule qui signale son nom propre ; c'est-à-dire IHVH au nom propre imprononçable) parle et agit d’abord spontanément comme n’importe quel autre dieu. Et c’est grâce à l’intervention de Moïse qu’il se met à agir comme Dieu…
Tâchons de bien comprendre ce que dit et ce que fait Moïse à cet instant. Dieu, agissant alors comme un dieu ordinaire, propose à Moïse d’exterminer les Hébreux, et de faire de lui, Moïse, et de sa descendance, un peuple de purs. Moïse refuse cette distinction personnelle ultime. Il plaide pour son peuple ; en plaidant pour son peuple il se déclare pleinement et exclusivement membre de ce peuple ; Moïse se déclare Hébreu, et rien, absolument rien de plus. Moïse est Hébreu ; il est l’Hébreu qui, par son engagement, son audace, et son humilité, se fait serviteur de tous les Hébreux. Plus encore que leur serviteur, Moïse est leur sauveur.
Et comme conséquence de cet engagement de Moïse : « (…) Dieu regretta amèrement (l’adverbe marque l’intensité du sentiment de Dieu) le mal qu’il avait dit qu’il allait faire à son peuple. » Ceci a une portée théologique : Dieu est certes tout puissant pour faire sortir son peuple d’Egypte, mais lorsqu’il s’agit de faire sortir son peuple de son appétence pour la servitude et l’idolâtrie, Dieu est totalement impuissant. Ceci a aussi une portée anthropologique : aucun hébreu ne peut parler adéquatement de Dieu s’il revendique pour lui-même une quelconque divine distinction ; corolairement, seul peut parler adéquatement de Dieu un Hébreu plaidant concrètement et absolument gratuitement la cause du peuple hébreu.
Parler de Dieu (1)
Nous avons parlé ici seulement des Hébreux et de leur Dieu au nom imprononçable IHVH. Notre propos est ainsi réduit à une perspective ethnique un peu étroite. Il a fallu du temps, énormément de réflexion, souvent dans des conditions dramatiques, pour que le dieu IHVH, dieu tribal et montagnard d’une poignée de Madianites chassés par leurs frères de la terre de leurs ancêtres devienne Dieu, celui que nous appelons Notre Père et Père de Jésus Christ, dont nous croyons qu’il veille sur l’humanité entière. Cette histoire ne peut être contée dans la durée d’un sermon. Aussi allons-nous, sans délai, étendre résolument à l’échelle de l’humanité entière les conclusions que nous avons déjà établies.
Dieu est tout puissant créateur – première affirmation des plus anciens Credo ; mais lorsqu’il s’agit de faire sortir l’humanité de son appétence pour la servitude et l’idolâtrie, Dieu se montre totalement impuissant.
Aucun être humain ne peut parler adéquatement de Dieu s’il revendique pour lui-même une quelconque divine distinction ; corolairement, seul peut parler adéquatement de Dieu un être humain plaidant concrètement et absolument gratuitement la cause de l’humanité. Ce sont des niveaux d’exigence considérables…
Relevons encore le niveau de ces exigences, en nous demandons combien de temps il faut tenir. S’agissant de Moïse, qui vécut 120 ans, c’est l’affaire des 80 dernières années de sa vie. S’agissant du berger de la brebis perdue, il la cherche jusqu’à ce qu’il la trouve ; il en est de même pour la femme qui cherche sa pièce ; et quant au père de la parabole, c’est jusqu’à ce que son fils revienne qu’il est tenu d’attendre (le texte nous suggère même que l’attente du père fut longue comme la mort).
Parler de Dieu (2)
Engagement exclusif, pour une durée indéterminée, c’est à ces conditions que quelqu’un pourrait parler adéquatement de Dieu. Autant dire qu’à vues humaines, personne ne le pourra, surtout s’il a l’ambition de le faire et de le faire continûment. Christ seul, en qui est notre foi, aura pu parler adéquatement de Dieu.

Les textes que nous avons médités ne nous conduisent pas pour autant dans l’impasse. Moïse a pris la parole et il a joint le geste à la parole, sa vie durant. Le berger de la brebis perdue s’est mis à la recherche de la bête, et il l’a trouvée. La femme à la pièce perdue a retourné toute sa maison, et elle a retrouvé la pièce. Le père de la parabole a vu, un jour, son fils revenir.
Pour certains, donc, c’était petit chose… pour d’autres grande chose. Et qu’en sera-t-il pour nous ?
Nous sommes invités à persister dans nos engagements, dans nos attentes, dans notre plaidoirie et nos prières pour l’humanité. Amen
Parler de Dieu (3)

dimanche 8 septembre 2019

L'autre moitié de la simplicité (Luc 14,25-33)

Master class de Scott Ross
Luc 14

25 De grandes foules faisaient route avec Jésus; il se retourna et leur dit:
26 «Si quelqu'un s’approche de moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et marche à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 «En effet, lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout?
29 Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront: ‹Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer!›
31 «Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour considérer s'il est capable, avec dix mille hommes, d'affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille?
32 Sinon, pendant que l'autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 «De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.
Prédication :
            La semaine dernière, en méditant sur le début du chapitre 14 de Luc, nous en sommes arrivés à l’image d’un Jésus qui entreprend d’éduquer ses contemporains à la simplicité, une simplicité en deux moments : savoir donner sans perspective de retour, et savoir recevoir sans penser à devoir rendre.
            Quel succès dans cette entreprise ? Lisons seulement : « De grandes foules faisaient route avec Jésus ». Faire route est trop peu dire… on afflue plutôt, comme la jeunesse afflue et se bouscule vers le podium avant le concert, pour mieux voir la star. En somme, Jésus a des fans. Une fois le concert terminé, les fans rentrent chez eux, dans l’attente déjà de la prochaine épiphanie de la star (prochain concert, prochaine télé, prochaines photos volées, etc.). Ce genre de situation est la rançon de la célébrité. On vous suit ; parfois on vous traque ; on vous singe ; on vous adule… et quoi d’autre encore ? Jésus de Nazareth a-t-il besoin de fans ? Besoin de fans ou pas, partout où il se rend, on afflue.
            Bien sûr, l’affluence permet une large diffusion du message, une diffusion qui rend justice à la simplicité de l’Évangile : Jésus donne sans perspective de retour, et ses fans reçoivent sans penser à devoir rendre. Ce qui ne représente que la moitié de la simplicité, une petite moitié de l’Évangile. »
            Quelle est l’autre moitié ? L’autre moitié est ce qui différencie un fan d’un disciple. Et Luc, avec une concision tout à fait stupéfiante, le dit de plusieurs manières.
(1) « Jésus se retourna » La scène est toute simple ; tous derrière et lui devant. Il s’immobilise, fait volte face, et prend la parole. Mais il y a plus dans cette volte face ; le langage employé est celui de la conversion. Jésus ainsi s’immobilisant prend acte de ce qu’il est lui-même, ou de ce qu’il est lui-même devenu, et va se prononcer sur lui-même, sur son projet, voire sur un changement de projet.
(2) « il leur dit » La manière que Luc utilise pour introduire ce dire n’indique pas qu’il va s’agir de la harangue d’un tribun à une foule, mais d’une sorte de discours au plus près, une parole ayant vocation à s’adresser à l’intimité. Nous ne pouvons pas imaginer un homme puissant sur un podium, mais plutôt un homme qui sème sa parole au plus près de chacun ; tout en parlant il se déplace dans la foule.
(3) « si quelqu’un » Et Jésus n’a que faire de la foule en tant que foule ; bien sûr, il s’adresse à des foules parce que des foules viennent à lui, et tant mieux même si elles sont nombreuses, plus nombreux alors seront ceux qui entendront le message, mais Jésus cherche quelqu’un, quelqu’un qui veuille se tenir au plus proche de lui, cheminer avec lui, qui veuille apprendre à vivre de l’Évangile et pour l’Évangile. Jésus – ou plutôt l’Évangile – n’a pas besoin de fans, mais de disciples parce que l’Évangile n’est pas un spectacle, mais une praxis, un art de vivre.
(4) Et ce quelqu’un qui peut-être marchera à la suite de Jésus doit et devra « porter sa (propre) croix », sa propre croix de disciple, tout comme Jésus porte et portera sa propre croix de Christ. Ayant donné le meilleur de soi-même, il ne recevra que des coups et devra même porter l’instrument de son infamant supplice, dans un esprit d’acceptation ; ceci étant l’autre moitié de la simplicité.
(5) (ou plutôt 4 bis) Pour mieux encore expliciter ce qu’est l’engagement de l’éventuel disciple, et pour mieux encore expliciter ce qu’est l’engagement du Christ lui-même, nous avons deux petites paraboles sur le renoncement.
(a) Un homme, ayant fait le bilan de sa fortune, renonce à bâtir une tour. Cet homme renonce à ce que son nom soit pérennisé dans une œuvre humaine durable voire indestructible. Cet homme renonce aussi à ce que son nom soit pérennisé par une action volontaire qu’il aurait imposée à autrui. Cet homme en fait, dans lequel on reconnaîtra un disciple de Jésus Christ, renonce à sa puissance de construction. L’Évangile invite à ces renoncements : qui vit par et pour l’Évangile doit en apprendre, en éprouver, l’inconcevable précarité.
(b) Un roi, faisant l’inventaire de ses troupes et de celles de son ennemi, renonce à s’imposer par la force, et demande une médiation. Ce roi fait l’expérience de la petitesse, de sa propre petitesse personnelle lorsqu’il envoie une ambassade. Il renonce à disposer de la vie de ses sujets, il renonce à ce que des hommes paient de leur vie son propre engagement. Il renonce, en fait, à toute sa puissance de destruction. L’Évangile invite à ces renoncements : qui vit par et pour l’Évangile doit en apprendre et en éprouver toute la faiblesse.

Le disciple de Jésus Christ est donc un être humain qui a fait un choix extrêmement personnel, et extrêmement profond. Ce choix le place à distance des plus proches de ses proches (ascendants, conjoint et descendants). Et ce choix le place aussi à distance de lui-même (renoncer à construire, renoncer à détruire). N’est-ce pas trop exiger ? L’Évangile impose-t-il qu’on rompe et qu’on se radicalise ?
Il y a dans les exigences que nous avons repérées et formulées une contradiction manifeste : celui qui, au nom de l’Évangile, renonce à sa puissance de destruction ne peut pas en même temps rompre avec toute sa parentèle. C’est que l’Évangile n’impose pas de rompre, mais transforme radicalement les relations… qui était ou se voulait un seigneur et maître tâchera d’être – de devenir – un serviteur. Et ce sur quoi il fondait sa puissance, il apprendra, petit à petit, à le saluer de loin.

 Renoncer à tout ce qui vous fondait, sans rompre avec tous ceux qui sont vôtres, c’est le sens, la direction de l’Évangile. Et l’on n’en a jamais fini de cet apprentissage, celui du disciple, celui de l’Évangile. C’est le lent et beau travail d’une vie, travail dans lequel le Christ nous a précédés, travail dans lequel il nous accompagne. Amen

dimanche 1 septembre 2019

L'apprentissage de la simplicité (Luc 14,1-14)


Luc 14
1 Or Jésus était entré dans la maison d'un chef des Pharisiens un jour de sabbat pour y prendre un repas; ils l'observaient,
2 et justement un homme souffrant de graves œdèmes se trouvait devant lui.
3 Jésus prit la parole et dit aux légistes et aux Pharisiens: «Est-il permis ou non de guérir un malade le jour du sabbat?»
4 Mais ils gardèrent le silence. Alors Jésus, prenant le malade, le guérit et le renvoya.
5 Puis il leur dit: «Lequel d'entre vous, si son fils ou son bœuf tombe dans un puits, ne le hissera pas aussitôt, en plein jour de sabbat?»
6 Et ils ne purent rien répondre à cela.

7 Jésus dit aux invités une parabole, parce qu'il remarquait qu'ils choisissaient les premières places; il leur dit:
8 «Quand tu es invité à des noces, ne va pas te mettre à la première place, de peur qu'on ait invité quelqu'un de plus important que toi,
9 et que celui qui vous a invités, toi et lui, ne vienne te dire: ‹Cède-lui la place›; alors tu irais tout confus prendre la dernière place.
10 Au contraire, quand tu es invité, va te mettre à la dernière place, afin qu'à son arrivée celui qui t'a invité te dise: ‹Mon ami, avance plus haut.› Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi.
11 Car tout homme qui s'élève sera abaissé et celui qui s'abaisse sera élevé.»

12 Il dit aussi à celui qui l'avait invité: «Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n'invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, sinon eux aussi t'inviteront en retour, et cela te sera rendu.
13 Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles,
14 et tu seras heureux parce qu'ils n'ont pas de quoi te rendre: en effet, cela te sera rendu à la résurrection des justes.»



Prédication :
            Voici un souvenir personnel, sous la forme d’un petit dialogue :
-        On a reçu une invitation des De Pierrefeu pour un dîner.
-        Woaw ! C’est pour quand ?
-        Pour quand… On n’a rien à y faire.
-        Ah…
-        De toute façon on n’ira pas !
-        Mais pourquoi ?
-        Parce que, si on y va, on ne pourra jamais rendre.

Je suspens là ce petit dialogue. Il aura une suite un peu plus tard dans la prédication. Ce petit dialogue nous introduit dans un domaine sensible, celui des conventions culturelles qui régissent les invitations et autres mondanités. Pour l’un au moins des protagonistes de ce dialogue, accepter une invitation de ce genre supposait manifestement qu’on se sente digne d’y répondre, et qu’on soit capable aussi d’inviter en retour avec la même prodigalité – ce qui se nomme « rendre ».

Il était en judaïsme d’usage, le jour du sabbat, qu’un étranger de passage soit accueilli pour le repas par l’une des familles de la communauté locale. Mais que peut rendre un étranger de passage ? Rien… Qu’il ne puisse rien rendre n’empêche pas qu’il s’en aille porteur d’une dette qu’il paiera un jour en invitant chez lui un étranger de passage. Etc.
Notre petit dialogue contemporain nous suggère aussi que, lorsqu’on choisit de répondre à l’invitation, on se place au niveau de ceux qui vous reçoivent.
Comment donc doit-on se tenir en société ?

Voici un invité particulier, Jésus, qui entre – a-t-il seulement été invité ? – chez un Chef Pharisien, un jour de sabbat. Il entre donc chez un champion de l’observance un jour ou l’observance est au maximum de ses exigences. Qu’en est-il un jour de sabbat ?
Bibliquement, il en va ainsi : d’un côté, un commandement – Exode 31,14-15 – qui n’observe pas le sabbat doit être mis à mort ; d’un autre côté – Lévitique 18,5 – « c’est en accomplissant les commandements que l’homme aura la vie », ce que les sages faisant autorité comprennent comme personne ne doit perdre la vie du fait de l’observance des commandements. Nous avons donc affaire à deux commandements parfaitement contradictoires.
Alors, cet homme malade, duquel de ces deux commandements relève-t-il ? Et le fils d’un pharisien, et le bœuf d’un pharisien, de quel commandement relèvent-ils ?
Il n’y a pas, dans l’évangile de Luc, de haine des pharisiens à l’encontre de Jésus. Ils se taisent. Ils se taisent et ne complotent pas… Ce silence doit – hier comme aujourd’hui – tenir lieu de réponse. Car, la question de la guérison de cet homme ne relève pas d’une question de Loi. La faire dépendre d’une question de Loi, c’est mettre en œuvre une espèce de commandement anti-commandement. Et un commandement anti-commandement est encore un commandement…

L’approche se doit donc d’être simple et concrète. En somme donc, cet homme malade, voulez-vous qu’il vive ? Alors, s’il vous est possible de le faire vivre, faites-le. Il n’y a pas de mauvais moment pour faire du bien. Et ce bien, au sens biblique, s’entend comme purement, totalement et uniquement offert : lorsqu’aux jours de la création le créateur voit que ce qu’il a fait est bien – ou bon – cela signifie que cela est vivant, que cela peut et doit vivre.
Au fond, qu’est-il donc permis ? Est permis – voire obligatoire – tout ce qui est bon – dans le sens que nous avons vu : tout ce qui a pouvoir de rappeler au plus grand nombre et à soi-même que la vie est un don de Dieu confié à l’homme.


Revenons à notre texte, au moment où Jésus s’adresse aux invités (deuxième round), et leur demande pour quelle raison ils sont là ? C’est que, si l’invitation qu’ils ont reçue est bien un don – et nous n’avons pas de raison d’en douter – la réponse à l’invitation peut aussi être un don ; elle le peut et, en quelque manière, elle le doit… elle le devrait.
Se placer délibérément aux premières places afin d’être vu, ou se placer délibérément aux dernières places dans le but d’être finalement encore mieux vu, qu’est-ce que ça change ? Jouer des coudes pour être bien en vue, c’est déjà un peu moche. Mais imaginez que des gens jouent des coudes pour se placer tout au fond, afin d’être ensuite distingués. Il n’est pas de pire élévation qu’un faux abaissement calculé.
Jésus interroge ici des invités, et les interroge sur l’importance qu’ils ont, ou plutôt sur l’importance qu’ils se donnent. Il est aisé de condamner ceux qui se donnent d’une manière ou d’une autre plus d’importance qu’ils n’en ont. Mais qui donc peut être juge de sa propre importance rapportée à celle d’autrui ?
La véritable importance, tout comme le véritable abaissement, n’éprouvent pas le besoin de s’exhiber. Ils n’éprouvent même pas le besoin d’être reconnus, et ils éprouvent moins encore le besoin d’être récompensés.

Et Jésus de revenir explicitement sur le thème de l’invitation pour le porter à une sorte de paroxysme : tourner délibérément le dos à tous ses propres obligés et inviter délibérément des gens qui n’ont aucune raison sociale de l’être et qui n’ont en plus aucun moyen de rendre. Jésus proclame bienheureux ceux qui auront agi ainsi.

Pour ma part, je reviens à ce petit dialogue par lequel nous avons commencé.
-        On a reçu une invitation des De Pierrefeu pour un dîner.
-        Woaw ! C’est pour quand ?
-        Pour quand… On n’a rien à y faire.
-        Ah…
-        De toute façon on n’ira pas !
-        Mais pourquoi ?
-        Parce que, si on y va, on ne pourra jamais rendre.
-        Rendre… est-ce ça qu’ils attendent ?

Il fut impossible d’aller plus loin que cette dernière question. C’eût été plus simple de simplement accepter. Mais la simplicité est peut-être la chose la plus difficile à faire grandir.
Dans ces quelques versets – en fait, dans ce chapitre et dans celui qui précède – Jésus tente d’éduquer ses contemporains à la simplicité. Une simplicité qui n’exclut ni la hauteur de vues ni la profondeur de l’engagement.
Une simplicité à laquelle il nous appelle, jour après jour, à sa suite. Amen