dimanche 29 septembre 2019

A ceux qui ricanent (Luc 16,14-31)


Luc 16
14 Les Pharisiens, qui aimaient l'argent, écoutaient tout cela, et ils ricanaient à son sujet.
15 Jésus leur dit: «Vous, vous exhibez  votre propre  justice devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs : ce qui entre ces messieurs est supérieur est infamie aux yeux de Dieu.
16 «La Loi et les Prophètes vont jusqu'à Jean; depuis lors, la bonne nouvelle du règne de Dieu est annoncée, et tout le monde veut y entrer par sa propre force.
17 «Le ciel et la terre passeront plus facilement que ne tombera de la Loi une seule virgule.
18 «Tout homme qui renvoie sa femme et en prend une autre est adultère; et celui qui prend une femme renvoyée par son mari est adultère.
  
19 «Il y avait un homme riche qui s'habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins.
20 Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d'ulcères au porche de sa demeure.
21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche; mais c'étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.
22 «Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d'Abraham; le riche mourut aussi et fut enterré.
23 Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés.
24 Alors il s'écria: ‹Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.›
25 Abraham lui dit: ‹Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.
26 De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.›
27 «Le riche dit: ‹Je te prie alors, père, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père,
28 car j'ai cinq frères. Qu'il les avertisse pour qu'ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.›
29 Abraham lui dit: ‹Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent.›
30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham, mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.›
31 Abraham lui dit: ‹S'ils n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.› »
Ceux qui ricanent...
Prédication :
            « Vous ne pouvez pas servir Dieu et le dieu-argent ». C’est ainsi que se terminait le texte de la semaine dernière – une brebis perdue, une pièce perdue, un fils perdu, une réputation perdue – et la foi de tous ces gens – un berger, une femme, un père, un fondé de pouvoir – qui engagent leur personne, leur réputation, sans rien retenir pour eux-mêmes, sans limite de quantité ni de temps, et sans aucune certitude de retrouver ce qu’ils ont perdu, ni de retrouver ce qu’ils ont investi dans leur recherche. Ces gens-là, ceux dont parlent les paraboles que propose Jésus, qui servent-ils ? Dieu, ou le dieu-argent ?

            Ce que nous voulons suggérer, et explorer, c’est qu’entre servir Dieu et servir le dieu-argent, il ne s’agit pas seulement d’un maître ou d’un autre maître, mais bien de deux manières de servir, deux manières si radicalement différentes qu’elles ne devraient pas être désignées par le même verbe servir… mais c’est ainsi qu’on parle, servir Dieu, servir le dieu-argent… mais, au fond, en vérité, qui sert qui, et surtout comment ? Peut-on caractériser l’une et l’autre des manières de servir ? En reprenant le fil du texte, nous procédons maintenant à une sorte d’inventaire.
1. Premier élément de cet inventaire, exhiber sa propre justice devant ses contemporains, ou – traduction différente – déclarer, devant tout le monde, que ce qu’on fait est juste… alors qu’un seul sait ce qui est juste ou pas, un seul peut mettre justement en balance ce qui se fait publiquement et ce qui est dans le cœur de l’auteur de l’acte, Dieu seul. Exhiber sa propre justice caractériser clairement le service du dieu-argent.

2. Deuxième élément, pervertir l’Évangile. La prédication de Jean le Baptiste, telle que Luc la rapporte, est et reste une prédication de la Torah, de la Loi, même si cette Loi est à la fois très simplifiée et ouverte largement à tout être humain. Elle consiste en une série d’impératifs moraux que tout être humain peut s’appliquer à observer et à l’observance desquels s’attache une sorte de mérite eschatologique. Mais l’Évangile – la bonne nouvelle du règne de Dieu – est à la fois en-deçà et au-delà : l’obéissance à la Loi demeure, mais aucun mérite spécial ne peut être attaché à cette obéissance (à cause du premier élément de l’inventaire), car tout est livré dans la foi à une justice que Dieu seul connaît. Seule, la grâce de Dieu… tel est sur ce point l’Évangile. Or, il se passe que cette bonne nouvelle est pervertie, en ce que certains – tout le monde, dit le texte – fait de l’adhésion à l’Évangile une obéissance méritoire de plus… (Ce fut le drame permanent, au début du 16ème siècle, des premières années de vie consacrée d’un jeune moine nommé Martin Luther, jusqu’à ce qu’il découvre que, s’agissant du salut de Dieu, tout est grâce…).
3. Troisième élément, pervertir l’obéissance. C'est-à-dire rejeter une obéissance jugée trop contraignante, trop vieille, voire dépassée, et remplacer cette vieille obéissance par une nouvelle obéissance, plus jeune, plus simple, moins contraignante. C’est ce que suggère analogiquement le petit verset qui semble être un enseignement sur le divorce et le remariage, ce qu’il n’est absolument pas. Être adultère, c’est prendre une femme seulement pour le plaisir, ou le prestige, qu’elle apporte et sans considération aucune de l’être humain qu’elle est ; c’est aussi la renvoyer, la jeter lorsqu’on en est lassé, lorsqu’on a fini de s’en servir – et les femmes de ce temps-là étaient encore plus vulnérables que les femmes d’aujourd’hui et de chez nous. Une femme rejetée, jetée était plus vulnérable encore que les autres femmes… et il se trouvait d’autres hommes pour les récupérer. Or, les sages d’Israël affirment que l’union de l’homme et de la femme et l’union de l’humain avec la Torah – c'est-à-dire avec Dieu – sont images l’une de l’autre. On ne change donc pas de Dieu, d’obéissance, et de femme d’une manière capricieuse et intéressée. Adultère et idolâtrie sont ici deux images du service du dieu-argent, alors que l’Évangile illumine toute obéissance raisonnée...
4. Quatrième élément de notre inventaire, l’indisponibiilité. Il était une fois un homme riche qui s’habillait de pourpre et de linge fin, et qui faisait bonne chère chaque jour. Ce n’est pas exactement chaque jour qui est écrit, mais à longueur de journées ; entendons bien d’un bout à l’autre de la journée – de chaque journée l’une après l’autre – à longueur de temps sans jamais jamais s’interrompre, sans jamais jamais prendre le temps d’un regard sur le vrai monde, qui pourtant commence très exactement sur le pas de la porte de sa propre maison, et sans jamais jamais conséquemment s’interroger sur sa propre manière de vivre et de faire. Le quatrième élément de notre inventaire est ainsi l’indisponibilité. Cet homme riche est indisponible pour l’étude, et indisponible aussi pour ses semblables. Alors qu’il fait partie même du service de Dieu que de s’interrompre pendant 1/7ème du temps pour se consacrer à des tâches sans finalités ou buts atteignables, comme l’étude, seul et en communauté, comme la prière, comme le partage de nourriture, etc..
5. Cinquième élément, toujours en lisant cette parabole, l’instrumentalisation d’autrui. Après avoir ignoré le pauvre Lazare, l’homme riche le considère juste comme un domestique. Après avoir ignoré Abraham, le riche le considère aussi comme un domestique. L’un et l’autre, Lazare et Abraham, chargés de tâches surhumaines, chargés de franchir des abîmes infranchissable, et chargés aussi  de faire entendre l’appel à la conversion à des gens qui ont fait leur vie durant profession d’indifférence et d’indisponibilité, avec pour but final que leur confort d’ici-bas soit récompensé d’un confort dans l’au-delà...

Et voici que nous sommes arrivés à la fin du texte que nous méditons aujourd’hui. Notre inventaire touche à sa fin. Comme nous avons lu aussi quelques versets du prophète Amos (Amos 6,1-7), nous pouvons apprécier un peu à quel point les choses n’ont pas changé sur une période d’environ 9 siècles (9 siècles entre Amos et Luc) (21 siècles entre Luc et nous). Les choses… quelles choses ? Les pires et les meilleures. Le service du dieu-argent, et le service de Dieu. Et qu’y pouvons-nous ? Commencer par dresser un inventaire, toujours le même, de ce qu’il en est du service du dieu-argent – qui s’identifie si bien avec cette idolâtrie que Moïse et les prophètes n’ont cessé de combattre – nous avons dressé cet inventaire. Et cet inventaire nous permet une sorte de caractérisation un peu par contraste du service de Dieu : respect, disponibilité, prudence, discrétion, modestie. Avec cette caractérisation, nous prenons surtout la mesure du chemin à parcourir. 

            Et sur ce chemin, que ferons-nous ? L’injonction d’Abraham nous est aussi adressée. Écouter Moïse et les Prophètes… Une certaine pudeur de Luc l’évangéliste l’aura empêché d’ajouter ses propres écrits à une liste aussi prestigieuse. Nous ne pouvons qu’écouter Moïse, les Prophètes, et les écrits de Luc – son évangile et les actes des Apôtres – et quelques autres textes aussi. Tâcher de transmettre, de partager nos essais de compréhension et le peu que nous savons.
Pour ce qu’il en est d’aller plus loin, pour ce reste qui fait qu’une personne passe de la curiosité à l’étude, et de l’étude à la foi, de l’indisponibilité à la disponibilité, et de l’inaction à l’action, cela ne nous appartient pas. Cela appartient à Dieu seul.
            Que cela appartienne à Dieu seul est une de phrase qui sort de notre bouche, mais qui vient de notre cœur plus que de notre intelligence. C’est l’un des énoncés de notre foi.

            Seigneur, nous t’en prions, viens au secours de notre foi !