dimanche 8 septembre 2019

L'autre moitié de la simplicité (Luc 14,25-33)

Master class de Scott Ross
Luc 14

25 De grandes foules faisaient route avec Jésus; il se retourna et leur dit:
26 «Si quelqu'un s’approche de moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et marche à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 «En effet, lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout?
29 Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront: ‹Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer!›
31 «Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour considérer s'il est capable, avec dix mille hommes, d'affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille?
32 Sinon, pendant que l'autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 «De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.
Prédication :
            La semaine dernière, en méditant sur le début du chapitre 14 de Luc, nous en sommes arrivés à l’image d’un Jésus qui entreprend d’éduquer ses contemporains à la simplicité, une simplicité en deux moments : savoir donner sans perspective de retour, et savoir recevoir sans penser à devoir rendre.
            Quel succès dans cette entreprise ? Lisons seulement : « De grandes foules faisaient route avec Jésus ». Faire route est trop peu dire… on afflue plutôt, comme la jeunesse afflue et se bouscule vers le podium avant le concert, pour mieux voir la star. En somme, Jésus a des fans. Une fois le concert terminé, les fans rentrent chez eux, dans l’attente déjà de la prochaine épiphanie de la star (prochain concert, prochaine télé, prochaines photos volées, etc.). Ce genre de situation est la rançon de la célébrité. On vous suit ; parfois on vous traque ; on vous singe ; on vous adule… et quoi d’autre encore ? Jésus de Nazareth a-t-il besoin de fans ? Besoin de fans ou pas, partout où il se rend, on afflue.
            Bien sûr, l’affluence permet une large diffusion du message, une diffusion qui rend justice à la simplicité de l’Évangile : Jésus donne sans perspective de retour, et ses fans reçoivent sans penser à devoir rendre. Ce qui ne représente que la moitié de la simplicité, une petite moitié de l’Évangile. »
            Quelle est l’autre moitié ? L’autre moitié est ce qui différencie un fan d’un disciple. Et Luc, avec une concision tout à fait stupéfiante, le dit de plusieurs manières.
(1) « Jésus se retourna » La scène est toute simple ; tous derrière et lui devant. Il s’immobilise, fait volte face, et prend la parole. Mais il y a plus dans cette volte face ; le langage employé est celui de la conversion. Jésus ainsi s’immobilisant prend acte de ce qu’il est lui-même, ou de ce qu’il est lui-même devenu, et va se prononcer sur lui-même, sur son projet, voire sur un changement de projet.
(2) « il leur dit » La manière que Luc utilise pour introduire ce dire n’indique pas qu’il va s’agir de la harangue d’un tribun à une foule, mais d’une sorte de discours au plus près, une parole ayant vocation à s’adresser à l’intimité. Nous ne pouvons pas imaginer un homme puissant sur un podium, mais plutôt un homme qui sème sa parole au plus près de chacun ; tout en parlant il se déplace dans la foule.
(3) « si quelqu’un » Et Jésus n’a que faire de la foule en tant que foule ; bien sûr, il s’adresse à des foules parce que des foules viennent à lui, et tant mieux même si elles sont nombreuses, plus nombreux alors seront ceux qui entendront le message, mais Jésus cherche quelqu’un, quelqu’un qui veuille se tenir au plus proche de lui, cheminer avec lui, qui veuille apprendre à vivre de l’Évangile et pour l’Évangile. Jésus – ou plutôt l’Évangile – n’a pas besoin de fans, mais de disciples parce que l’Évangile n’est pas un spectacle, mais une praxis, un art de vivre.
(4) Et ce quelqu’un qui peut-être marchera à la suite de Jésus doit et devra « porter sa (propre) croix », sa propre croix de disciple, tout comme Jésus porte et portera sa propre croix de Christ. Ayant donné le meilleur de soi-même, il ne recevra que des coups et devra même porter l’instrument de son infamant supplice, dans un esprit d’acceptation ; ceci étant l’autre moitié de la simplicité.
(5) (ou plutôt 4 bis) Pour mieux encore expliciter ce qu’est l’engagement de l’éventuel disciple, et pour mieux encore expliciter ce qu’est l’engagement du Christ lui-même, nous avons deux petites paraboles sur le renoncement.
(a) Un homme, ayant fait le bilan de sa fortune, renonce à bâtir une tour. Cet homme renonce à ce que son nom soit pérennisé dans une œuvre humaine durable voire indestructible. Cet homme renonce aussi à ce que son nom soit pérennisé par une action volontaire qu’il aurait imposée à autrui. Cet homme en fait, dans lequel on reconnaîtra un disciple de Jésus Christ, renonce à sa puissance de construction. L’Évangile invite à ces renoncements : qui vit par et pour l’Évangile doit en apprendre, en éprouver, l’inconcevable précarité.
(b) Un roi, faisant l’inventaire de ses troupes et de celles de son ennemi, renonce à s’imposer par la force, et demande une médiation. Ce roi fait l’expérience de la petitesse, de sa propre petitesse personnelle lorsqu’il envoie une ambassade. Il renonce à disposer de la vie de ses sujets, il renonce à ce que des hommes paient de leur vie son propre engagement. Il renonce, en fait, à toute sa puissance de destruction. L’Évangile invite à ces renoncements : qui vit par et pour l’Évangile doit en apprendre et en éprouver toute la faiblesse.

Le disciple de Jésus Christ est donc un être humain qui a fait un choix extrêmement personnel, et extrêmement profond. Ce choix le place à distance des plus proches de ses proches (ascendants, conjoint et descendants). Et ce choix le place aussi à distance de lui-même (renoncer à construire, renoncer à détruire). N’est-ce pas trop exiger ? L’Évangile impose-t-il qu’on rompe et qu’on se radicalise ?
Il y a dans les exigences que nous avons repérées et formulées une contradiction manifeste : celui qui, au nom de l’Évangile, renonce à sa puissance de destruction ne peut pas en même temps rompre avec toute sa parentèle. C’est que l’Évangile n’impose pas de rompre, mais transforme radicalement les relations… qui était ou se voulait un seigneur et maître tâchera d’être – de devenir – un serviteur. Et ce sur quoi il fondait sa puissance, il apprendra, petit à petit, à le saluer de loin.

 Renoncer à tout ce qui vous fondait, sans rompre avec tous ceux qui sont vôtres, c’est le sens, la direction de l’Évangile. Et l’on n’en a jamais fini de cet apprentissage, celui du disciple, celui de l’Évangile. C’est le lent et beau travail d’une vie, travail dans lequel le Christ nous a précédés, travail dans lequel il nous accompagne. Amen