samedi 27 avril 2019

Dans toutes les Ecritures (Luc 24,27)


          Quelques fragments du dernier chapitre de l'évangile selon Luc. La totalité du chapitre a été mise en ligne la semaine dernière avec le sermon de Pâques. Il est question des Ecritures, comme l'annonce le titre de ce post. Mais on peut aussi repérer combien de fois Luc emploie les mots tout, tous, toutes... comme il le fait déjà lors du récit des tentations (Ayant épuisé toutes les tentations possibles....)

Luc 24
«Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts?
6 Il n'est pas ici, mais il est ressuscité. Rappelez-vous comment il vous a parlé quand il était encore en Galilée;
7 il disait: ‹Il faut que le Fils de l'homme soit livré aux mains des hommes pécheurs, qu'il soit crucifié et que le troisième jour il ressuscite.› »
8 Alors, elles se rappelèrent ses paroles;
9 elles revinrent du tombeau et rapportèrent tout cela aux Onze et à tous les autres.
(...)
25 Et lui leur dit: «Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu'ont déclaré les prophètes!
26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu'il entrât dans sa gloire?»
27 Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.
(...)

32 Et ils se dirent l'un à l'autre: «Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu'il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures?»
(...)
44 Puis il leur dit: «Voici les paroles que je vous ai adressées quand j'étais encore avec vous: il faut que s'accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes.»
45 Alors il leur ouvrit l'intelligence pour comprendre les Écritures,
46 et il leur dit: «C'est comme il a été écrit: le Christ souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour,
47 et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
Un prédicateur célèbre !
Prédication
            La semaine dernière, pour le dimanche de Pâques, nous avons déjà lu ce chapitre (le dernier de l’évangile de Luc – et nous avons insisté sur un verset : aux yeux des disciples, les paroles des femmes semblèrent un délire, et ils les récusaient – ils leur opposaient l’usage et la raison (v.11). Nous avons valorisé ce délire – parce que la résurrection est toujours un sidérant en-deçà des mots et un bouleversant au-delà des idées, et nous avons expliqué aussi que l’usage et la raison devaient trouver place aussi dans le récit, parce qu’ils constituent la trame d’un langage d’une communauté…

            Mais en finissant de préparer le sermon du matin de Pâques, je me suis dit que cette idée était intéressante mais qu’elle laissait de côté bien d’autres choses. Elle laisse de côté par exemple le verbe ressusciter – qui donne résurrection ; or cet unique verbe est utilisé par la TOB pour traduire deux verbes grecs : l’un de ces verbes est « être réveillé », et l’autre « se relever » ; la traduction latine utilise aussi deux verbes très proches l’un de l’autre, mais tout de même différents. Certaines traductions françaises utilisent aussi deux verbes… Cela, je le signale et je le garde en réserve.
            Nous allons nous intéresser à autre chose, que le sermon de Pâques avait laissé de côté. Voici quelques versets (Jésus ressuscité s’adresse aux disciples d’Emmaüs) : 25 Et (Jésus) leur dit: «Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu'ont déclaré les prophètes! 26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu'il entrât dans sa gloire?» 27 Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait. Nous notons que, par trois fois, Luc exprime la totalité…  Voici quelques autres versets (Jésus ressuscité s’adresse à un groupe de disciples) : 44 Puis il leur dit: «Voici les paroles que je vous ai adressées quand j'étais encore avec vous: il faut que s'accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes.» 45 Alors il leur ouvrit l'intelligence pour comprendre les Écritures, 46 et il leur dit: «C'est comme il a été écrit: le Christ souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour, 47 et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
            Il faut que je vous explique maintenant comment sont faites les éditions savantes de la Bible (Nouveau Testament grec par exemple) : dans le centre de la page, le texte, avec plein de petits signes qui renvoient à des notes, en bas de page, ces notes signalent les variantes qu’on trouve selon les manuscrits ; à gauche du texte, dans la marge, il y a des renvois à d’autres versets bibliques, ceux que le texte cite précisément et ceux auxquels il fait allusion.
Un petit morceau de Luc 24 dans une édition critique

            Revenons aux versets que nous avons lus. Lorsque Luc insiste sur tout ce qu’on déclaré les prophètes, tous les prophètes, et toutes les Ecritures, nous nous attendons forcément à trouver, dans la marge, un grand nombre de références. Or, vous ne trouvez que Dt. 18,15 plus Ps. 22 et Esaïe 53… C’est vraiment très très peu par rapport à notre attente. Et lorsque Luc reprend en disant qu’il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit, il n’y a qu’une référence, Osée 6,2. Pourquoi Luc insiste-t-il autant sur des totalités alors qu’il y a manifestement si peu ? Nous suivons trois pistes
  1. Il y a effectivement très peu de correspondances et de citations si l’on recherche une correspondance mot à mot. C’est toujours un peu naïf de chercher des correspondances mot à mot, mais bon… nous ne pouvons pas nier qu’il nous arrive de le faire, comme, par exemple, lorsque nous devons parler de bénédiction… mais s’il s’agit de trouver Christ, souffrira, ressuscitera, c’est mince, très très mince. Et pour l’allusion au troisième jour, il y a Osée 6,2, oui, mais c’est juste un bout de verset. Bref, cela fait très peu d’eau dans l’océan de l’ancien testament, alors que Luc – redisons-le – parle de tous les prophètes, toutes les Ecritures, etc.
  2.  Il pourrait y avoir des correspondances de versets entiers (comme, au moment de la crucifixion, dans l’évangile de Marc, avec le début du psaume 22, « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?). Mais c’est encore moins de correspondances… Or Luc parle de totalité. Parle-t-on de totalité lorsqu’il y a aussi peu ?
  1. Nous pouvons penser, à l’inverse de ce que nous avons fait jusqu’à présent, à une correspondance plus large, plus profonde, un peu comme s’il y avait pour Luc une grande unité – un seul message – entre Moïse (Pentateuque), les Prophètes, et les Psaumes (la Grande Histoire de l’humanité et de la Fidélité de Dieu) ; et que cet unique message converge, culmine, dans la Passion et la Résurrection (son entrée dans la gloire pour toute l’humanité).  Luc aurait ainsi pensé que l’advenue en tant que Fils de Dieu de Jésus de Nazareth serait ce vers quoi tendent – germent, poussent, fleurissent et disperse leur semence – les trois grandes traditions de l’ancien Israël dans son aventure avec Dieu (Moïse et la Torah, les gestes et les paroles des prophètes, et les Psaumes). A l’appui de cette idée, c’est bien Luc qui en matière de résurrection – parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare – fait énoncer à Abraham lui-même que s’ils n’écoutent ni Moïse ni les prophètes, même si quelqu’un ressuscitait d’entre les morts, ils ne seraient pas convaincus. Luc chercherait ainsi à montrer à des Juifs que l’aventure du Judaïsme converge naturellement vers Christ, et il utilise des mots, des énoncés, des textes de cette tradition ; et il cherche aussi à montrer aux païens, surtout grecs, que l’actualité de la mission et de la résurrection de Jésus les concerne aussi, et pour cela, il emploie d’autres mots. C’est pour cette raison nous semble-t-il qu’il parle de ressusciter-se-relever (plutôt pour les grecs) et de ressusciter-être-réveillé (plutôt pour les Juifs), qu’il parle aussi du vivant parmi les morts (expression très grecque) en faisant le pari qu’en toutes ces matières et dans toutes ces expressions il s’agit du même Christ, du même Dieu, de la même fraternelle humanité, et de la même espérance.

Nous avons, après des siècles de lecture, appris à considérer comme allant de soi cette unité à l’intérieur de Luc et des Actes ; or, plus nous lisons, plus nous nous rendons compte que rien en fait d’unité ne peut aller de soi. Nous avons aussi appris à considérer comme allant de soi la multiplicité  des Eglises. Mais que pensons-nous, vu depuis notre Eglise, des autres Eglises et de leurs spécificités ? Il y a là dans cette multitude des gens que nous pouvons fréquenter, et d’autres… Et là-dessus notre Eglise affirme, après Calvin, que Dieu seul connaît ceux qui lui appartiennent. Nous ne devons pas lire Luc d’une manière trop inclusive, et nous ne pouvons pas le lire non plus d’une manière exclusive. Dieu seul connaît ceux qui sont siens (nous le redisons) (Calvin, Institution, IV-I-8 ; Nombres 16,5). Nous devons – et surtout en commençant par nous-mêmes – examiner, réfléchir, décider. Et rendre finalement gloire à Dieu, en paroles et en actes. 

Puisse alors l’unique espérance dont nous avons parlé être la nôtre, et être nôtre aussi la joie qui va avec cette espérance. Amen

dimanche 21 avril 2019

Pâques, le délire et le refus de croire (Luc 24)

Aujourd'hui, je vous propose une très longue lecture, tout un chapitre, dont un seul verset servira de clé de lecture. Mais avant tout, aujourd'hui, je vous propose une photo, référencée, à la mémoire des 200 et plus... que les bombes ont tués, qui sont morts au Sri Lanka. Pâques d'amertume...
@Geeta_Mohan
Luc 24
1  et, le premier jour de la semaine, de grand matin, elles vinrent à la tombe en portant les aromates qu'elles avaient préparés.
2 Elles trouvèrent la pierre roulée de devant le tombeau. 3 Étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. 4 Or, comme elles en étaient déconcertées, voici que deux hommes se présentèrent à elles en vêtements éblouissants. 5 Saisies de crainte, elles baissaient le visage vers la terre quand ils leur dirent: «Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts? 6 Il n'est pas ici, mais il est ressuscité. Rappelez-vous comment il vous a parlé quand il était encore en Galilée; 7 il disait: ‹Il faut que le Fils de l'homme soit livré aux mains des hommes pécheurs, qu'il soit crucifié et que le troisième jour il ressuscite.› » 8 Alors, elles se rappelèrent ses paroles; 9 elles revinrent du tombeau et rapportèrent tout cela aux Onze et à tous les autres. 10 C'étaient Marie de Magdala et Jeanne et Marie de Jacques; leurs autres compagnes le disaient aussi aux apôtres.
11 Aux yeux de ceux-ci ces paroles semblèrent un délire et ils ne croyaient pas ces femmes.
12 Pierre cependant partit et courut au tombeau; en se penchant, il ne vit que les bandelettes, et il s'en alla de son côté en s'étonnant de ce qui était arrivé.

13 Et voici que, ce même jour, deux d'entre eux se rendaient à un village du nom d'Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem. 14 Ils parlaient entre eux de tous ces événements.15 Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux; 16 mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. 17 Il leur dit: «Quels sont ces propos que vous échangez en marchant?» Alors ils s'arrêtèrent, l'air sombre. 18 L'un d'eux, nommé Cléopas, lui répondit: «Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n'ait pas appris ce qui s'y est passé ces jours-ci!» - 19 «Quoi donc?» leur dit-il. Ils lui répondirent: «Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple: 20 comment nos grands prêtres et nos chefs l'ont livré pour être condamné à mort et l'ont crucifié; 21 et nous, nous espérions qu'il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés. 22 Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés: s'étant rendues de grand matin au tombeau 23 et n'ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu'elles ont même eu la vision d'anges qui le déclarent vivant. 24 Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu'ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit; mais lui, ils ne l'ont pas vu.» 25 Et lui leur dit: «Esprits sans intelligence, coeurs lents à croire tout ce qu'ont déclaré les prophètes! 26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu'il entrât dans sa gloire?» 27 Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.

28 Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d'aller plus loin. 29 Ils le pressèrent en disant: «Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée.» Et il entra pour rester avec eux. 30 Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. 31 Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible. 32 Et ils se dirent l'un à l'autre: «Notre coeur ne brûlait-il pas en nous tandis qu'il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures?» 33 À l'instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem;

ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons, 34 qui leur dirent: «C'est bien vrai! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon.» 35 Et eux racontèrent ce qui s'était passé sur la route et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain. 36 Comme ils parlaient ainsi, Jésus fut présent au milieu d'eux et il leur dit: «La paix soit avec vous.» 37 Effrayés et remplis de crainte, ils pensaient voir un esprit. 38 Et il leur dit: «Quel est ce trouble et pourquoi ces objections s'élèvent-elles dans vos coeurs? 39 Regardez mes mains et mes pieds: c'est bien moi. Touchez-moi, regardez; un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai.» 40 À ces mots, il leur montra ses mains et ses pieds. 41 Comme, sous l'effet de la joie, ils restaient encore incrédules et comme ils s'étonnaient, il leur dit: «Avez-vous ici de quoi manger?» 42 Ils lui offrirent un morceau de poisson grillé. 43 Il le prit et mangea sous leurs yeux. 44 Puis il leur dit: «Voici les paroles que je vous ai adressées quand j'étais encore avec vous: il faut que s'accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes.» 45 Alors il leur ouvrit l'intelligence pour comprendre les Écritures,
46 et il leur dit: «C'est comme il a été écrit: le Christ souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour, 47 et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. 48 C'est vous qui en êtes les témoins. 49 Et moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Pour vous, demeurez dans la ville jusqu'à ce que vous soyez, d'en haut, revêtus de puissance.» 50 Puis il les emmena jusque vers Béthanie et, levant les mains, il les bénit.

51 Or, comme il les bénissait, il se sépara d'eux et fut emporté au ciel.
Prédication
            Nous avons dans ce dernier chapitre de l’évangile de Luc une collection exhaustive des modes d’attestation de la résurrection et des modes d’apparition du ressuscité. Luc n’est guère original de ce point de vue. Notons que tous les évangiles procèdent à peu près ainsi, comme s’il était nécessaire que le ressuscité apparaisse pour sortir les disciples de leur effarement, et comme si la résurrection risquait de n’être pas attestée s’il n’apparaissait pas… En plus d’apparaître il parle, il enseigne, il mange… comme si l’attestation qu’il est vivant exigeait qu’il accomplisse publiquement un certain nombre de tâches familières et courantes. S’il fait tout ça, c’est qu’il est ressuscité, vraiment ressuscité comme le dit la liturgie.
            Mais quelle est la valeur de vérité de ce vraiment ? Pourrait-il être ressuscité autrement que vraiment ? A quoi tient la vérité de la résurrection ?
            Pour l’heure, il y a, dans ces versets, quelque chose qui n’appartient qu’à Luc et dont le commentaire va venir nourrir notre réflexion. Il s’agit des femmes, le nom de certaines sont citées, Marie de Magdala et Jeanne et Marie de Jacques ; elles racontent aux hommes ce qu’elles ont vu – et ce qu’elles n’ont pas vu. « 11 Aux yeux de ceux-ci ces paroles semblèrent un délire et ils ne croyaient pas ces femmes. » Nous allons insister sur ce dernier verset. 

            S’agissant donc des apôtres, les propos des femmes apparurent comme absurdité, conte, radotage, rêverie, invention, balivernes – synonymes selon les choix des traducteurs. Le choix le plus audacieux étant celui de la TOB qui – suivant la vulgate, vulg. – parle de délire. Nous approuvons ce choix, et nous allons même préciser qu’un délire est l’ « état d’une personne caractérisé par une perte du rapport normal au réel et un verbalisme qui en est le symptôme » (Robert). Avec les mots propres au récit des femmes – anges, pierre roulée, bandelettes, etc. – et sans doute leur excitation, nous avons le verbalisme symptomatique du délire. Avec l’ensemble de leur discours, nous avons le signe de leur perte du rapport normal au réel, car dans le réel, un mort, c’est mort, ça ne bouge plus et là où on l’a déposé, anges ou pas, il reste ! Ce que rapportent les femmes relève donc bien du délire.
            Deuxième partie du verset, « ils ne croyaient pas ces femmes ». Nous précisons que le grec utilise ici un verbe qui signifie nepascroire (en un seul mot), ou encore noncroire, en un seul verbe, à la voix active. Noncroire, c’est ici rejeter le témoignage des femmes. Comme nous l’avons suggéré déjà, un mort, c’est mort, à quoi il faut ajouter que, dans cette culture masculine, les femmes ne peuvent pas témoigner valablement, et encore moins rafraîchir la mémoire de ces messieurs après que leur propre mémoire ait été rafraîchie par des anges… Bref, fort raisonnablement et dans la culture qui est la leur, messieurs les disciples renvoient ces dames à la soumission et au silence qui sont culturellement et donc normalement les leurs.
Le bilan de ces douze premier versets est, on le voit, assez maigre pour ce qu’il en est d’une attestation de la résurrection. Et nous pouvons nous dire que si les diverses apparitions ultérieures du ressuscité lui-même n’avaient pas été rapportées, il resterait de la résurrection, quelque part perdues, des femmes hallucinées, et un Pierre totalement étonné, seul, et à jamais silencieux (exactement comme le sont les femmes à la fin de l’évangile de Marc)…
            Or, le bilan de ces versets est en fait un bilan extrêmement précieux, et qui tient justement à ces deux mots du verset 11 : délire, et noncroire.

            Noncroire, c’est s’en tenir à ce qui est reçu, au bon sens, au réel qui fait consensus, aux bonnes manières. En somme, c’est ne pas sortir du cadre bien réglé des choses. Imaginons donc maintenant que le ressuscité apparaisse à des hommes. Ces messieurs, parce qu’ils sont hommes (et en particulier les deux disciples d’Emmaüs) peuvent témoigner valablement : ils seront crus. Ajoutez à cela la fraction du pain avec le ressuscité. Tous leurs propos sont étayés par des correspondances scripturaires reçues de la bouche même du ressuscité (il leur ouvre l’intelligence, il leur explique les Ecritures). Ajoutez le témoignage d’une apparition personnelle à Simon Pierre ; et vient une apparition à tous…. Et que se passe-t-il alors ? Il se passe que tout cela sera reçu,  de façon indiscutable, correspondant au réel et célébré pieusement dans des formes canoniques. En un mot, tout cela deviendra du dogme – au sens vulgaire du terme – et du noncroire : tout écart, tout témoignage vécu, toute autre formulation sera rejetée. Que restera-t-il alors de la résurrection en tant que puissance de vie et socle de toute espérance, que restera-t-il d’une joie, d’un élan ? Si tout est bien cadré, verrouillé, il n’en restera rien.
            Alors, lorsque Luc rapporte que le témoignage des femmes fut vu par les disciples comme un délire, il fait ce que font assez souvent les auteurs bibliques, il fait dire la vérité à ceux qui se trompent. Les disciples se trompent lorsqu’ils noncroient les femmes, mais ils disent la vérité en qualifiant de délire les propos de ces mêmes femmes.  Et ainsi Luc fait énoncer aux disciples malgré eux cette vérité : le noncroire est l’inverse du délire, et le mot délire va avec celui de résurrection, parce que la résurrection déborde, voire invalide, toutes les attestations scripturaires, tous les credo, toutes les convenances…
La résurrection est donc ce dont notre liturgie, prières et chants, fait mémoire, et célèbre consensuellement, raisonnablement ; elle est aussi l’élan de vie inépuisable et invincible, par-delà toute attente et au-delà, voire en dépit, de tous les énoncés par lesquels on parle d’elle.

            Et maintenant, il faudrait conclure. Mais nous ne pouvons pas conclure ; on ne peut pas conclure sur la résurrection. Ne pouvant pas conclure, nous pouvons tout de même nous souvenir de la résurrection de Jésus Christ et attendre la résurrection de la chair et la vie éternelle. Nous sommes – telle est notre situation – entre les deux. Et notre joie s’alimente aux deux : joie du souvenir, attente de l’avenir.  Une joie attentive, et une attente joyeuse. Nous nous demandions tout à l’heure à quoi tient la vérité de la résurrection. Nous tenons maintenant une réponse.

            Que le Seigneur veuille toujours nourrir ce temps et bénir cette joie. Amen


dimanche 14 avril 2019

Les Rameaux selon Saint Luc (Luc 19,28-44)


Luc 19
28 Sur ces mots, Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem.
29 Or, quand il approcha de Bethphagé et de Béthanie, vers le mont dit des Oliviers, il envoya deux disciples 30 en leur disant: «Allez au village qui est en face; en y entrant, vous trouverez un ânon attaché que personne n'a jamais monté. Détachez-le et amenez-le. 31 Et si quelqu'un vous demande: ‹Pourquoi le détachez-vous?› vous répondrez: ‹Parce que le seigneur en a besoin.› » 32 Les envoyés partirent et trouvèrent les choses comme Jésus leur avait dit.

33 Comme ils détachaient l'ânon, ses seigneurs leur dirent: «Pourquoi détachez-vous cet ânon?» 34 Ils répondirent: «Parce que le seigneur en a besoin.» 35 Ils amenèrent alors la bête à Jésus, puis jetant sur elle leurs vêtements, ils firent monter Jésus; 36 et à mesure qu'il avançait, ils étendaient leurs vêtements sur la route. 37 Déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers, quand tous les disciples en masse, remplis de joie, se mirent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu'ils avaient vus.
38 Ils disaient: «Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux!»
39 Quelques Pharisiens, du milieu de la foule, dirent à Jésus: «Maître, reprends tes disciples!»
40 Il répondit: «Je vous le dis: si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront.»

41 Quand il approcha de la ville et qu'il l'aperçut, il pleura sur elle. 42 Il disait: «Si toi aussi tu avais reconnu, en ce jour, comment trouver la paix...! Mais hélas! cela a été caché à tes yeux! 43 Oui, pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège; ils t'encercleront et te serreront de toutes parts; 44 ils t'écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu as été visitée.»
Prédication :
            Voici un texte que nous connaissons bien… les quatre évangiles racontent cet épisode, que nous lisons en ce dernier dimanche qui précède Pâques, dimanche que nous appelons des Rameaux.

Or, dans ce texte, il n’y a pas de rameaux. Il y a des vêtements. Il y a la joie des disciples, et les larmes de Jésus. On n’y lit pas seulement le récit d’un triomphe qui fait penser aux triomphes des généraux romains revenant de victorieuses campagnes. Il y a aussi l’évocation des montagnes de ruines et de cadavres que ces généraux laissent derrière eux. Et plus ces généraux sont pressés de s’imposer, plus ils sont brutaux dans leur méthodes.
           
Notre texte est d’une richesse considérable. Il est si riche que je vous propose de concentrer notre méditation sur seulement quatre remarques plausibles et en même temps dérangeantes. Remarques dont nous tenterons, ensuite, de faire quelque chose.

Première remarque – des si et des parce que
En lisant les quatre derniers versets, nous pensons moins à l’entrée de Jésus à Jérusalem, qu’à la prise de Jérusalem par les légions romaines et à la destruction de son temple, en l’an 70. Le culte rendu là à Dieu cessa pour toujours. Ce fut une catastrophe pour un grand nombre de personnes. Et comme toujours lorsqu’une catastrophe advient, et que la question « Pourquoi ? » se pose dans une ambiance d’effarement, il se trouve des gens doctes et pompeux pour répondre « Parce que… » et pour prétendre « Ah, si… ». Nous savons que les gens qui adoptent cette forme de discours ne se trompent jamais ; ils ne se trompent jamais parce qu’ils se prononcent toujours doctement et pompeusement sur la météo de la veille.
De cela, nous avons un exemple caractéristique dans ce texte. « Si toi aussi tu avais reconnu en ce jour comment trouver la paix… » et « …parce que tu n’as pas reconnu le temps ou tu avais été visitée… ». Les deux y sont, le si et le parce que. Et ils sont… dans la bouche de Jésus. C’est ennuyeux, n’est-ce pas, que cela soit dans la bouche de Jésus. Nous avons parlé de gens doctes et pompeux. Jésus serait-il de ces gens-là ? Non… et nous allons y revenir.

Deuxième remarqueoù il est question du Seigneur et des ânes
            Vous aurez noté une sorte de bizarrerie dans la traduction qui a été lue. Jésus est appelé Seigneur – ça n’a rien de bizarre – et les propriétaires de l’ânon sont, eux aussi, appelés seigneurs – c’est le même mot grec qui est employé.
(1)   Qu’est-ce que cela signifie s’agissant des disciples ? Doivent-ils se comporter comme des ânes, des bêtes de somme soumises ? Un bon disciple doit-il abdiquer sa raison, se soumettre sans penser, en attendant l’éventuelle récompense d’une caresse ou d’un picotin ?
(2)   Et le Seigneur, Jésus de Nazareth, Fils de Dieu, se comporterait-il comme un propriétaire qui attache là ses disciples comme on met une voiture au parking ? Et qui se servirait d’eux selon un mystérieux désir ? Non… et non ! Et nous allons y revenir.

Troisième remarqueoù il est question du haut et du bas
            L’acclamation des disciples en masse fait immanquablement penser au récit de la Nativité selon Luc (2ième chapitre), et précisément à ce que chante la foule des armées célestes au moment de la naissance de l’enfant Jésus : Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre… Et c’est toute la Bonne Nouvelle qui est ainsi résumée. Or la foule des disciples en masse ne dit pas cela. Gloire au plus haut des cieux, c’est conforme, mais paix dans le ciel, ça n’est pas le chant de la nativité.
            La paix dans le ciel est établie de toute éternité : elle regarde Dieu seul. L’incarnation de Jésus Christ advient sur terre, et pour le salut du monde. Quel serait le sens de l’incarnation, si c’était pour que la paix soit dans le ciel ?            Et bien voilà… la foule de disciples qui suit Jésus, en criant paix dans le ciel ne distingue plus le haut du bas. Comme les foules parfois adorent n’importe qui et chantent n’importe quoi. Nous allons y revenir…
Quatrième remarquele langage des pierres
            Si la foule des disciples semble crier n’importe quoi comme nous venons de le voir, on peut comprendre alors que quelques Pharisiens interpellent Jésus en lui demandant de les faire taire. Réponse de Jésus : les pierres crieront. Avez-vous déjà entendu crier des pierres ?
Le véritable évangile, la véritable Bonne Nouvelle dans toute sa splendeur, serait le cri des pierres ? Et certains diraient : « En écoutant le cri des pierres j’ai entendu la voix de Dieu. » C’est une phrase poétique et gentiment mystique. Le cri des pierres, c’est un oxymore et un oxymore dans un texte ça peut être une facilité que s’offrent ceux qui cherchent à produire effet…
Notre Seigneur Jésus Christ serait-il de ceux-là ? Non… et nous y revenons maintenant.

            Au bilan de ces quatre remarques, nous aurions un Seigneur docte et pompeux, qui professerait une théologie de la rétribution, qui se payerait de mots, et qui se ferait porter par des disciples certes enthousiastes mais surtout décérébrés, disciples qui ne sauraient même plus faire la distinction entre le ciel et la terre.
Ainsi, le superbe tableau de Jésus monté sur un ânon et que suit une foule joyeuse prendrait des allures un peu grotesques. Cela ressemblerait davantage à une scène de liesse peinte par Jérôme Bosch qu’à une sainte icône.
Pourquoi Luc a-t-il délibérément choisi ces mots-là ? Luc est un évangéliste, en ce qu’il annonce l’évangile de Jésus Christ sous la forme d’un récit de vie. Mais Luc est aussi un prophète qui, toujours, et méthodiquement, vient critiquer ce qui semble aller de soi, et s’en prend  subtilement à ceux qui professent des choses qui vont de soi. Dans le cas des Rameaux, Luc invite ses lecteurs – nous – à ne pas se focaliser sur un déjà-là du Royaume. Il invite à considérer que le message de Jésus de Nazareth n’exige pas une adhésion massive, immédiate et irréfléchie. Luc s’en prend à ceux qui, dans les rangs des chrétiens, affirment que la destruction de Jérusalem serait la sanction que Dieu inflige à une ville et un peuple rebelles…
Et bien Luc écrit – et Jésus s’exprime – pour inviter chacun à une conversion intime, profonde et réfléchie. Il écrit pour que l’Evangile ne devienne pas une religion de la violence et de la répression, brutale et sanglante. Il s’exprime pour que la transformation du monde se fasse selon le temps et la douceur de Dieu, plutôt que dans l’immédiat d’une brutalité humaine se prétendant volonté de Dieu. Il parle pour que les princes d’Eglise ne disent jamais : « Quant à mes ennemis, ces gens qui ne voulaient pas que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les devant moi. » C’est le verset qui précède exactement le début de notre texte (Luc 19,27 – notre lecture a commencé en Luc 19,28). Jésus a-t-il été entendu ? Hélas, et nous le savons, pas toujours.

Prions donc humblement, au commencement de la semaine sainte, pour que l’enseignement et l’avertissement de Jésus prennent racines en nous. Lisons, méditons, prions… Et que Dieu nous soit en aide. Amen


dimanche 7 avril 2019

Seule la miséricorde ... (Jean 8,1-11, et quelques versets du Lévitique)



Lévitique 18
4 mettez en pratique mes coutumes et veillez à garder mes lois. C'est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
5 Gardez mes lois et mes coutumes : c'est en les mettant en pratique que l'homme a la vie. C'est moi, le SEIGNEUR.

Lévitique 20
7 Sanctifiez-vous donc pour être saints, car c'est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
8 Gardez mes lois et mettez-les en pratique. C'est moi, le Seigneur, qui vous sanctifie.
9 Ainsi: Quand un homme insulte son père ou sa mère, il sera mis à mort; il a insulté père et mère, son sang retombe sur lui.
10 Quand un homme commet l'adultère avec la femme de son prochain, ils seront mis à mort, l'homme adultère aussi bien que la femme adultère.
... mais où donc est l'homme ?
Jean 8
1 Et Jésus gagna le mont des Oliviers.
2 Dès le point du jour, il revint au temple et, comme tout le peuple venait à lui, il s'assit et se mit à enseigner.
3 Les scribes et les Pharisiens amenèrent alors une femme qu'on avait surprise en adultère et ils la placèrent au milieu du groupe.

4 «Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère.
5 Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu?»
6 Ils parlaient ainsi dans l'intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l'accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à tracer du doigt des traits sur le sol.
7 Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus se redressa et leur dit: «Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre.»
8 Et s'inclinant à nouveau, il se remit à tracer des traits sur le sol.
9 Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l'un après l'autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle,
10 Jésus se redressa et lui dit: «Femme, où sont-ils donc? Personne ne t'a condamnée?»
11 Elle répondit: «Personne, Seigneur», et Jésus lui dit: «Moi non plus, je ne te condamne pas: va, et désormais ne pèche plus.»
Prédication :
         Et ainsi, cette femme, dont la culpabilité ne faisait aucun doute puisqu’elle avait été surprise en flagrant délit… cette femme déjà condamnée ne fut pas exécutée. On attribue le mérite de ce sauvetage à l’admirable phrase de Jésus, qui vaut à elle seule tout un évangile : « Celui qui d’entre vous est sans péché, qu’il lui jette le premier la pierre. » Nous connaissons la suite et nous ne nous lassons pas de ce spectacle : ils s’en vont tous, l’un après l’autre, en commençant par les plus âgés. Le dernier mot vient de Jésus, qui ne condamne pas et qui rappelle la Loi.
           La petite paraphrase que je viens de vous proposer laisse pourtant quelque chose dans l’ombre, une question. L’idée que scribes et Pharisiens se font de la Loi de Moïse dans le cas de cette femme est qu’elle doit être lapidée. De fait, très facilement, nous trouvons dans la Loi – Lévitique 20,10 – le fondement de la sanction. Et nul ne semble douter que si la femme était mise à mort, la Loi serait effectivement appliquée. C’est même tellement évident que les accusateurs font de ce cas un piège pour Jésus : toute autre réponse que ‘la mort !’ reviendrait à mépriser la Loi, toute autre réponse que ‘la mort !’ serait un blasphème.
Or, une autre réponse est possible, nous l’avons lu et répété. Et voici que cette réponse accomplit la Loi. Mettre à mort la femme, cela accomplissait la Loi, apparemment. L’interpellation que Jésus adresse aux accusateurs, et la grâce qu’il accorde à la femme, cela accomplit la Loi aussi. Et nous voici avec deux jugements possibles et inverses l’un de l’autre pour accomplir la même Loi… là est la question que nous nous posons : en quoi les paroles de Jésus accomplissent-elles la Loi et l’accomplissent-elle d’une manière qui s’impose tant aux accusateurs qu’à l’accusée ? Nous méditons sur cette question.

Pour commencer, serrons le texte de près. Et remarquons que ceux qui s’adressent à Jésus viennent avec un cas particulier, un commandement correspondant à ce cas, et une condamnation correspondant à ce cas. Nous reconnaissons que le commandement et la condamnation sont bien dans la Loi, mais que procéder ainsi – faute-commandement-condamnation- sanction – avec une sorte de règle d’équivalence automatique, cela n’accomplit pas la Loi. Certes cela accomplit littéralement un commandement, mais cela laisse de côté tous les autres. Un commandement isolé de tous les autres commandements, ça n’est pas la Loi.
Car la Loi, qu’est-ce que c’est ? La Loi est souvent représentée par deux tables sur lesquelles les dix commandements figurent en abrégé. Mais est-ce cela, la Loi ? Les tables sont-elle un catalogue à l’intérieur duquel on prélève à un moment donné cela qui peut servir (on n’y trouvera pas dans ce cas de quoi condamner une femme adultère) ? Ou bien est-ce que tel commandement doit être compris – et mis en œuvre – en tâchant de respecter aussi tous ceux qui le précèdent ? voire tous les autres qui y sont inscrits ? Il y a quelques années, dans le temple de Saint-Agrève (Ardèche), était affichée une très intéressante représentation des dix commandements : chaque commandement était la branche d’un même arbre, et les branches se croisaient, s’emmêlaient d’une manière indéfaisable…
Les dix commandements en tant que tels ne prévoient aucune sanction ; ils nomment des faits et interdisent certains actes. Ils interdisent en particulier l’idolâtrie, c'est-à-dire d’avoir quelqu’autre dieu de Dieu. Ce qui a pour conséquence que toute personne qui, obéissant à tel ou tel commandement, se réjouit en soi-même et devant Dieu de l’avoir fait, prend ce commandement pour dieu et place sa propre observance au-dessus de Dieu lui-même. Ce qui est un blasphème… Jésus pourrait donc tout à fait traiter de blasphémateurs les accusateurs de la femme.
Les choses se sont déjà un peu complexifiées. Ne le regrettons pas : il y a une personne qui est à genoux, au milieu d’un cercle menaçant ; et s’ils n’étaient pas dans le temple, ils auraient déjà ramassé des pierres… Pour l’instant, nous n’avons parlé que des dix commandements, mais la Loi, ça n’est pas seulement les dix commandements. Ils en font partie, mais les cinq premiers livres de la Bible constituent la Loi. Il y a donc dans la Loi les deux fragments du Lévitique que nous avons lus, et ça n’est pas tout. Car les Prophètes n’ont jamais fait grand-chose d’autre que rappeler la Loi, et en particulier, s’agissant du prophète Ezéchiel, dans un raccourci fulgurant, de rappeler une certaine parole de Dieu : « Je ne prends pas plaisir à la mort de celui qui meurt… » (Ezéchiel 18,32). Cela fait partie de la Loi, au même titre que Lévitique, et cela vient aussi se croiser avec tous les autres commandements bibliques, dont ceux qui prévoient la mise à mort des contrevenants. D’autant plus que, par la bouche du prophète Ezéchiel, Dieu dit encore : « Revenez (convertissez-vous) et vivez ! »
Et il y a plus encore. En plus d’une Loi écrite (on parle de la Torah), il y a aussi, au temps de Jésus, une Loi orale, qui collectionne les commentaires de la Torah écrite, les décisions juridiques, les commentaires des commentaires... qui furent mis par écrit lorsque les Juifs subirent la grande dispersion du second siècle de notre ère (Talmud). Ainsi, on ne doit jamais juger quelqu’un sur l’unique base d’un verset biblique, car c’est faire insulte à tous ceux, nos anciens, nos maîtres, qui ont réfléchi, commenté, et jugé avant ‘nous’…
La Loi, est-ce enfin tout cela ? Les 613 commandements de la Torah ? Non, me dit un jour un ami Rabbin, 613, ce sont les commandements principaux, il y en a encore beaucoup d’autres… 

Tout cela, Jésus le rappelle aux scribes et Pharisiens. Il le leur rappelle par son silence, en se baissant pour tracer des traits sur le sol et en leur disant que seul quelqu’un qui serait sans péché – non qu’il n’aurait jamais péché, mais qu’il aurait été sanctifié de tous ses péchés – pourrait jeter le premier la première pierre. Qui donc est sans péché ? C’est peut-être le plus important, un des moments les plus profonds, les plus puissants et les plus géniaux de toute la Bible, Lévitique 20,7-8. Répétons-les encore : « Sanctifiez-vous et soyez saints, oui, c’est moi le Seigneur votre Dieu. Gardez mes lois et mettez-les en pratique (faites-les) c’est moi le Seigneur qui vous sanctifie. »
Quiconque s’affirmerait sans péché pourrait certes le premier jeter la pierre mais se désignerait aussi lui-même comme blasphémateur… quand bien même il aurait été strictement observant tout le reste de sa vie. Cela, ils le savent, tous. Même s’il faut un peu d’âge, et une certaine sagesse, pour reconnaître cette certitude de la foi, selon laquelle Dieu seul connaît ceux à qui il a fait ou fera miséricorde, cette vérité que Dieu seul connaît ceux qu’il a sanctifiés.
Et c’est pour cette raison que, même si les faits sont aussi bien établis que dans le cas de cette femme, une seule possibilité demeure finalement qui accomplisse la Loi et qui ne soit pas blasphématoire : la miséricorde.

Que ce Dieu qui nous a fait miséricorde fasse de nous des femmes et des hommes de miséricorde. Amen