vendredi 24 décembre 2021

Noël, Dieu infiniment proche de l'homme (Jean 1,1-18)

Jean 1

1 Au commencement était le Verbe, et le Verbe était dans l’intimité de Dieu, et le Verbe était Dieu.

 2 Il était au commencement dans l’intimité de Dieu.

 3 Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui.

 4 En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes,

 5 et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise.

 

 6 Il y eut un homme, envoyé de Dieu: son nom était Jean.

 7 Il vint en témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient par lui.

 8 Il n'était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière.

 9 Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme.

 10 Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas reconnu.

 11 Il est venu dans son propre bien, et les siens ne l'ont pas accueilli.

 12 Mais à ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu.

 13 Ceux-là ne sont pas nés du sang, ni d'un vouloir de chair, ni d'un vouloir d'homme, mais de Dieu.

  14 Et le Verbe est devenu chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père.

 16 De sa plénitude en effet, tous, nous avons reçu, et grâce sur grâce.

 17 Si la Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ.

 18 Personne n'a jamais vu Dieu; Dieu Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l'a dévoilé.

Prédication : Vincennes, 25 décembre 2021, matin de Noël

            Et le Verbe est devenu chair. Et nous demandons pourquoi ? Le premier chapitre de l’évangile de Jean affirme que le Verbe est devenu chair. Comme si cela était un moment particulier de l’histoire, et peut-être comme si cela était une nécessité. Et comme si, avec le Verbe devenu chair les temps avaient changé ; comme si d’une ère marquée par la Loi l’on était passé à une ère de grâce et de vérité ; comme si d’une ère de froide obéissance à la lettre l’on était passé à une ère de liberté, de responsabilité et de joie. Et nous nous demandons si cela a bien eu lieu. Nous nous demandons où et quand cela a-t-il eu lieu…

            Très rapidement dans ce texte va arriver le nom de Jésus Christ. Et certains traducteurs, assez pressé sans doute d’affirmer ce qu’ils croient, vont proposer, sans détour, que le Verbe – la Parole – est devenu un homme. Cet homme est tout aussi rapidement identifié à Jésus Christ. Celui dont a parlé Jean le Baptiste... et, toutes ces affaires ayant été bien mises en ordre, disons-le avec un tout petit peu d’ironie, le récit liturgique de l’évangile (de Jean) peut harmonieusement commencer. Il ne nous échappe cependant pas qu’il y a, là-dessous, ou là-dedans, une espèce d’arrimage qui laisse de côté…

            Et le Verbe est devenu chair. Tous les traducteurs, qu’ils parlent du Verbe, ou de la Parole, de das Fleisch, ou encore de the word, laissent de côté ce que, pourtant, affirme le premier verset de l’évangile de Jean : le Verbe était Dieu. Personne, aucun des traducteurs que j’ai consultés, ne propose à son lecteur une traduction qui serait assez littérale, et intéressante, Dieu est devenu chair. Pourtant, un géant de la théologie (1034-1109) Anselme de Cantorbéry, a intitulé l’un de ses ouvrages Cur Deus homo, littéralement Pourquoi Dieu Homme. Trois mots sans verbe ; et qu’il faut bien traduire. On trouve « Pourquoi Dieu [s’est-il fait] homme ? » C’est bien Dieu qu’on trouve – et il faut dire enfin ! – même si le verbe qui est ajouté, au passé, renvoie un peu trop vite à la personne de Jésus Christ. On trouve donc assez facilement que Dieu se fait homme, que le Verbe se fait chair, mais on ne trouve pas que Dieu se soit fait chair.

            Pourquoi ? Peut-être que le mot Dieu n’est pas un mot comme les autres. Peut-être qu’une fois le mot Dieu introduit dans une phrase, certaines idées – et pas forcément des idées compliquées – ne sont plus possibles. Des évocations comme « la vitesse de Dieu en plein vol » (Vladimir Jankélévitch) n’ont, apparemment, ou simplement, pas de signification. D’autres évocations ou propositions peuvent être déclarées inconvenantes, ou parfois blasphématoires. Et l’on peut – nous en avons fait l’expérience – être menacé de mort pour un tweet, on peut mourir pour un dessin. Et Dieu, alors ? Quel est ce Dieu ? Où est, et qui est, ce Dieu ?

 

            Était-il tout là-haut, infiniment loin, qu’il fallait qu’il descende ? Était-il tellement esprit qu’il fallait qu’il se fasse chair ?

            Était-il là-haut où il était depuis le commencement de l’origine des temps, ou était-il là-haut, tout là-haut là où on l’avait mis ? On, c'est-à-dire certains de ses adorateurs. Nous pouvons ici suivre certaines observations savantes qui nous ont appris que, selon les histoires et le temps, Dieu n’a pas toujours été logé dans les mêmes lieux. Dans  profondeurs du sol, puis à la surface du sol, dans des poteaux dressés, dans des anfractuosités du terrain, dans le territoire tribal ou ethnique, dans le ciel, dans le soleil, dans les étoiles… et finalement, au-delà des étoiles. Et – intuition – plus Dieu est ample et lointain, plus il devient en somme un Dieu conceptuel, plus il devient interdit de le représenter, et plus il perd en vitalité et en puissance, une puissance que reprend à son propre compte le personnel qui fait profession de le servir. Ce personnel, nous l’avons vu, s’autorise de la toute puissance divine pour supprimer ceux qui disent ce qu’on ne doit pas dire, ou dessinent ce qu’on ne doit pas dessiner. Ils s’autorisent de la toute puissance divine, alors qu’il n’y en a pas. Et ils font passer pour acte sacré ce qui n’est, en fait que l’assouvissement de leurs fantasmes.

            Nous ne pouvons pas affirmer seulement que c’est systémique.

            Nous ne pouvons pas affirmer que la Bible est indemne de « ça ». Des fondamentalistes, il y en eut au côté de Moïse, des Fils de Lévi, pour ramener le peuple à Dieu, ce qu’ils firent épée à la main, par voie de massacre, 3.000 morts (Exode 32:25 et suivants). Il y en eut aussi au côté du roi Josias (2 Rois 22 et 23) pendant sa fameuse réforme religieuse et politique, pour détruire toutes sortes d’objets sacrés, et toutes sortes de prêtres. Et dans le Nouveau Testament, il y a l’ambigüité du rôle de Pierre dans l’affaire Ananias et Saphira (Actes 5). Pierre y agit au nom du Saint Esprit, c'est-à-dire au nom de Dieu, alors que la proximité de la présence de Dieu est plutôt établie, et au bilan du ministère de Pierre, cela fait deux morts.

            Tous ces épisodes bibliques ont de quoi nous faire frémir, mais ils ne sont que des épisodes. Et puisqu’ils ne sont que des épisodes, c’est qu’autrement est possible et qu’il n’y a pas là de fatalité. Le service de Dieu peut connaître d’abominables déchéances, mais il peut aussi connaître de considérables embellies. Parmi ces embellies, il y a le ministère de notre Seigneur Jésus Christ, embellie à jamais indépassable.

 

            Reprenons : plus Dieu est rejeté loin des humains, plus ceux qui le servent peuvent faire passer leur puissance pour sa puissance, et leurs actions pour son action. Un mouvement inverse est-il possible ? Nous l’espérons. Nous en avons parlé, déjà. Et puis nous sentons bien que Noël a à voir avec cette espérance. Dieu s’est fait homme. A Noël, il s’est fait homme, mais il serait trop réducteur – notre espérance en pâtirait – si Dieu ne s’était fait homme qu’une fois, à Bethléem, historiquement. Il n’est probablement pas faux de le dire, et il n’est pas faux de le fêter, mais trop encapsulées dans un calendrier ou dans des basiliques, ces vérité perdent rapidement de leur pertinence et sont rapidement reprises par ces gens et systèmes dont nous avons déjà parlé. On se bat régulièrement à coups de poings et autres projectiles dans la Basilique de la nativité, à Bethléem… c’est tout un symbole.

            Nous devons donc ouvrir nos intelligence en considérant Dieu fait homme, non pas qu’il se fait homme de par sa volonté qui resterait inentamée,  nous avons dit, déjà, pourquoi, mais Dieu fait homme de par l’abandon de cette volonté.

            Nous revenons comme au commencement pour dire que Dieu se fait chair. Non pas une chair qui serait celle de tel ou tel mais toute chair. Toute chair qui passe par l’épreuve de la faiblesse et de la dépendance radicales. Et bien sûr toute chair qui fait l’expérience de la naissance. Et donc en particulier, et symboliquement celle qui nait un soir à Bethléem. Dieu est cette chair-là. Comme Dieu est, nous l’affirmons, toute chair.

            Cela fait qu’il n’y a pas de distance entre Dieu et la chair. Cela fait que parler en lieu et place de Dieu est impossible. Et cette impossibilité est au cœur de tout engagement humain. La paix et la liberté sont possibles.

            Cela va-t-il arriver ? Je le crois. Dieu est chair, du commencement jusqu’à aujourd’hui, et d’aujourd’hui jusqu’à la fin. Amen



samedi 18 décembre 2021

Marie et Elisabeth, lorsque deux espérances différentes se rencontrent

On doit parfois faire très vite...

Aujourd'hui donc, juste du texte, pas d'images 

Luc 1

39 En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda.

 40 Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth.

 41 Or, lorsqu’Élisabeth entendit la salutation de Marie, l'enfant bondit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint Esprit.

 42 Elle poussa un grand cri et dit: «Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein!

 43 Comment m'est-il donné que vienne à moi la mère de mon Seigneur?

 44 Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l'enfant a bondi d'allégresse en mon sein.

 45 Bienheureuse celle qui a cru: ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s'accomplira!»

 

Michée 5

1 Et toi, Bethléem Ephrata, trop petite pour compter parmi les clans de Juda, de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël. Ses origines remontent à l'antiquité, aux jours d'autrefois.

 2 C'est pourquoi, Dieu les abandonnera jusqu'aux temps où enfantera celle qui doit enfanter. Alors ce qui subsistera des ses frères rejoindra les fils d'Israël.

 3 Il se tiendra debout et fera paître son troupeau par la puissance du SEIGNEUR, par la majesté du Nom du SEIGNEUR son Dieu. Ils s'installeront, car il sera grand jusqu'aux confins de la terre.

 4 Lui-même, il sera la paix. Au cas où Assour entrerait sur notre terre et foulerait nos palais, nous dresserons contre lui sept bergers, huit princes humains.

Prédication : Vincennes 19 décembre 2021 – d’après Le Creusot, 20 décembre 2005 (espérance, foi, engagement)

            Ainsi donc, Marie, enceinte, se rendit un jour chez Élisabeth, sa parente, qui était enceinte, elle aussi, et en était au sixième mois. Dans cet épisode, ce ne sont pas seulement deux femmes qui se rencontrèrent, mais deux visages de l’espérance. Nous allons méditer ces deux visages de l’espérance. Et nous verrons comment ils se rencontrent.

Nous avons le souvenir de plusieurs vieux couples bibliques, dont ceux formés par Sarah et Abraham, par Manoah (Juges 13) et sa femme, et par Élisabeth et Zacharie, son mari, qui était prêtre. Pour une femme de ces temps-là, ne pas mettre d’enfants au monde était une honte. Concevoir était donc son espérance et enfanter l’accomplissement suprême de cette espérance. Élisabeth, en son sixième mois, est donc sur le point de voir s’accomplir de son vivant ce qu’elle a espéré. L’accomplissement de cette espérance de femme, de cette espérance de vieux couple, même si l’ange l’avait prédite, requerrait une œuvre de ce vieux couple… on ne devient pas enceinte comme ça. Quel visage de l’espérance est donc celui que représente Élisabeth ? Celui d’une espérance qu’un être humain peut voir s’accomplir au cours de sa vie, pourvu qu’il se consacre à cet accomplissement. C’est ainsi. Il y a une certaine forme d’espérance qui ne peut s’accomplir qu’à la condition que ceux qui espèrent s’engagent concrètement, et qui ne s’accomplira jamais s’ils ne s’y engagent pas. Ainsi l’espérance de la moisson requiert la tâche de labourer, et la tâche de semer. Et c’est à la fin de la saison que vient le temps de la récolte. L’enfant de Zacharie et d’Élisabeth arrivera en son temps. L’espérance s’accomplit donc dans une perspective laborieuse, temporelle, et personnelle. Peut-être est-il possible d’appeler ces espérances-là du nom d’espérance laborieuse…

            En face de cette forme d’espérance que représente Élisabeth, il y a une autre forme, que représente Marie. Marie est aussi une femme enceinte. Mais l’origine de la grossesse de Marie, nous l’avons tous souvent lu et souvent confessé, est d’une toute autre nature que l’origine de la grossesse d’Élisabeth. Marie n’a en rien œuvré pour cette grossesse. Aussi peut-on dire que le visage de l’accomplissement de l’espérance de Marie se situe hors de la chaîne des causes et des effets. « Il la connut, elle conçut et elle enfanta », trois verbes inséparables, et qui sont les causes et les effets, Adam et Ève sont les premiers dans la Bible au sujet desquels cela est dit… mais s’agissant de Marie ? « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. » L’accomplissement de l’espérance relève alors uniquement de la grâce divine : Marie n’a aucun projet et n’accomplit aucune œuvre. Et celui qui apparaît fait brèche dans le cours trop continu de l’histoire. Ce n’est pas un enfant qui naît mais « le Fils du Très-Haut » qui recevra « le trône de David son père » et dont le « règne n’aura pas de fin ». Et cet enfant, le fruit de cette divine espérance, ne sera en aucun cas enfant de Marie, puisqu’elle se déclare sans détour « esclave du Seigneur » (les enfants des esclaves n’appartenaient pas à leur parents mais à leur maître). Le fruit de l’accomplissement d’une espérance comme celle de Marie advient donc par pure grâce, et est offert à celui à qui il advient comme à tous ceux qui l’attendent. Ainsi pouvons-nous conclure qu’une espérance comme celle de Marie s’accomplit d’une manière gratuite, intemporelle et collective.

            En face de l’espérance laborieuse d’Élisabeth, il y a la divine espérance de Marie.

            Pour essayer mieux distinguer encore ces deux visages de l’espérance, nous pouvons nous souvenir un instant de la chanson des Restos du cœur : « Je te promets pas le grand soir, mais juste à manger et à boire, un peu de pain et de chaleur… » Il appartient aux êtres humains de donner un peu de pain et de chaleur, et ils peuvent le faire. Ils le voient s’accomplir, parce qu’ils le font s’accomplir… et c’est le visage de l’espérance selon Élisabeth. Quant au grand soir, à ce grand soir qui verra s’accomplir toute justice et toute paix, cela n’appartient pas aux humains... A Dieu seul, pour qui croit en Dieu, en revient l’initiative et la gloire.

 

            Et maintenant, interrogeons-nous. Lorsque quelque chose que nous avons espéré s’accomplit pour nous, est-ce le visage de la divine espérance que représente Marie, ou est-ce celui de l’espérance laborieuse que représente Élisabeth ? Est-ce la grâce, est-ce le labeur ?

            Dans le récit de la Visitation, Marie se met en route vers Élisabeth – et pas le contraire. Cela nous suggère que la grâce vient à la rencontre du labeur. Pour revenir à une métaphore agricole, labourer et semer n’aboutit à une récolte que si grâce est faite d’une saison favorable… Si l’on veut même donner du poids au récit de la Visitation, on dira que l’espérance de toute œuvre humaine ne peut se réaliser sans une participation de la divine grâce. Ce qui aura pour conséquence que le fruit d’une œuvre, le profit, le produit d’une œuvre, n’appartiendra jamais totalement à celui qui l’aura entreprise. Il devrait être partagé, tout comme le « Fils du Très-Haut », pur fruit de la grâce, est partagé entre toute l’humanité. La grâce donc vient à la rencontre du labeur, et de cette rencontre l’exigence du partage jaillit comme une évidence.

            Mais Élisabeth n’a pas attendu la visite de Marie pour entreprendre ce que son espérance appelait. Lorsque Marie lui rend visite, Élisabeth en est à son sixième mois. Ce qui nous suggère que l’espérance appelle l’engagement, et que la grâce vient par surcroît. Ce que nous espérons, il nous faut le mettre en œuvre, nous y consacrer, résolument. Le labeur précède donc la grâce, dans notre récit. Celui qui se consacre à la mise en œuvre de son espérance peut bien s’il le veut demander l’assistance de la grâce, mais celle-ci pourra aussi se manifester, comme Marie, sans  y avoir été invitée.

            Ne pensons surtout pas que sans l’engagement et sans l’invocation, rien n’adviendrait et que tout serait voué à l’échec. Il y a, dans chaque vie humaine, un événement essentiel qui advient par pure grâce et sans engagement aucun de celui qui en bénéficie : naître ! Et certaines rencontres, certains beaux moments de la vie, adviennent aussi de la même manière, sans qu’on s’y soit engagé, sans même qu’on les ait espérés. Puissions-nous les reconnaître, les accueillir et, comme Marie, en partager infiniment le fruit.

            Au bilan, nul n’est jamais entièrement propriétaire des fruits de ses œuvres, car nulle œuvre ne porte du fruit qu’elle n’ait été visitée par la grâce. Mais la grâce peut aussi parfois se passer de nos œuvres et choisir de nous visiter.

 

            Ceci étant dit, il reste que certains prient, espèrent, s’engagent au nom de leur espérance, et rien n’advient, que l’échec, que le malheur, sans accomplissement aucun, ni visitation. Dieu parfois ignore les engagements et les espérances des humains, se tait sur leurs malheurs, et ne soutient même en rien ceux qui espèreraient soulager ces malheurs. Que dire ? Murmurons qu’il relève du mystère de Dieu que grâce nous soit faite et que nos espérances s’accomplissent ; murmurons qu’il relève aussi du mystère de Dieu que tout se dérobe parfois, que tout nous échappe et que nous soyons éprouvés. Murmurons cela, puis, taisons-nous sur le mystère de Dieu.

Il ne reste alors qu’une seule chose à faire : partager les mots de l’espérance, relire les prophètes. Pensons aux générations qui ont lu le prophète Michée, comme nous l’avons fait aujourd’hui, sans que jamais elles ne voient enfanter celle qui doit enfanter. Faisons aussi mémoire de ces anciennes visitations, de ces anciennes manifestations de la grâce, qui ont été infiniment partagées et qui sont ainsi toujours actuelles. Il reste possible de lire, méditer, prier, chanter le Magnificat, comme nous l’avons fait, célébrer le repas du Seigneur… La liturgie est parfois l’ultime reste de l’espérance. Et là, dans l’impuissance la plus avérée, l’on peut s’en remettre totalement à Dieu.

Je crois qu’à cette ultime prière Dieu n’est jamais indifférent. Amen

samedi 11 décembre 2021

Jean le Baptiste, ou l'ordre de l'Evangile (Luc 3,10-18)

 Luc 3

10 Les foules demandaient à Jean: «Que nous faut-il donc faire?» 11 Il leur répondait: «Si quelqu'un a deux tuniques, qu'il partage avec celui qui n'en a pas; si quelqu'un a de quoi manger, qu'il fasse de même.» 12 Des collecteurs d'impôts aussi vinrent se faire baptiser et lui dirent: «Maître, que nous faut-il faire?» 13 Il leur dit: «N'exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé.» 14 Des militaires lui demandaient: «Et nous, que nous faut-il faire?» Il leur dit: «Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde.»

 15 Le peuple était dans l'attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean: ne serait-il pas le Messie? 16 Jean répondit à tous: «Moi, c'est d'eau que je vous baptise; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu; 17 il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s'éteint pas.» 18 Ainsi, avec bien d'autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.

Prédication

         Lorsque nous lisons l’évangile de Luc à partir de son premier chapitre, et que nous arrivons au deuxième chapitre, nous trouvons le récit de la Nativité que nous lisons en général      pendant la veillée de Noël. Puis, notre lecture continuant, nous faisons la connaissance de Jean le Baptiste (Luc 3) prêchant d’abord un baptême de conversion pour le pardon des péchés, puis accueillant Jésus de Nazareth à son baptême. Ils ont presque le même âge, un âge adulte, une trentaine d’années.

            Ainsi, lorsque nous lisons dans l’ordre les premiers chapitres de l’évangile de Luc, la prédication de Jean le Baptiste précède celle de Jésus. Elle la précède dans le temps, elle la précède aussi dans l’ordre de l’interprétation : cela signifie que si l’on se détourne de la prédication de Jean le Baptiste, si l’on se dispense de la méditer, il y a un risque sérieux de passer à côté de la prédication de Jésus.

             Alors, quelle est la prédication de Jean le Baptiste ? Un baptême de conversion pour le pardon des péchés. L’imminence d’un jugement très sélectif. Aucun moyen d’échapper à ce jugement. Il est nécessaire de produire du fruit…     C’est, en gros, la prédication de Jean le Baptiste. Et il semble que Jean ait eu un certain – peut-être même un grand – succès.

            Comment ce succès se manifestait-il ? Nous lisons qu’il y avait des foules. Nous ne savons pas comment elles manifestaient leur adhésion à la prédication de Jean. Mais nous pouvons imaginer – depuis la nuit des temps les éléments d’une piété de foule sont à peu près toujours les mêmes – des chants, des danses, et toutes sorte de manifestations somatiques, et vocales plus ou moins structurées.

            Ces manifestations étaient-elles souhaitées par Jean le Baptiste ? Nous ne le savons pas d’emblée. Et nous ne le savons pas jusqu’au moment où, émergeant des foules, une certaine question est posée : « Que devons-nous faire ? »

            Ces gens qui ont vécu – nous le supposons – une grande expérience spirituelle, qui ont affirmé vouloir changer de vie, qui ont communié dans la proximité de la fin, etc. posent – cela vient d’eux – une question, une très belle question : « Que devons-nous faire ? » La conversion qu’ils professent veut bien être tendue vers la fin, mais elle veut aussi habiter le présent. La fin viendra mais la fin peut attendre. C’est aujourd’hui qu’il convient d’agir, et cela n’attend pas.

            D’où cette ramification tout à fait pratique de la prédication de Jean le Baptiste. Suivant les dénominations, cette ramification porterait le nom de baptisme social. Vous l’avez entendu, la proposition que fait Jean le Baptiste tient en un verbe : partager, des vêtements et de la nourriture. Partager donc, mais pas seulement. Les collecteurs d’impôts – qui achetaient leur charge – sont invités à ne collecter que le nécessaire. Et les soldats, mercenaires et supplétifs, dont les soldes n’étaient pas trop souvent versées, sont invités à ne pas se payer sur les populations…

            Cette prédication pratique fait suite aux grandes inspirations fin des temps de Jean le Baptiste, et précède la prédication entière de Jésus. C’est ce que nous pouvons constater lorsque nous lisons l’évangile de Luc dans l’ordre du récit.

             Mais aujourd’hui, troisième dimanche de l’Avent 2021, il nous est proposé que la prédication de Jean le Baptiste (Luc 3) vienne avant la Nativité (Luc 2) – et peut-être même avant l’Annonciation et avant la Visitation.

            Pourquoi ? Il nous faut nous souvenir du commencement de l’évangile de Luc. Il nous faut nous souvenir d’apparitions d’anges, de grossesses extraordinaires, d’un prêtre devenu muet, de bergers divinement enseignés, d’envolées d’anges et de cantiques célestes, et nous en oublions. Et nous pourrions en rajouter en puisant dans l’infini répertoire des textes apocryphes : avec des bêtes sauvages venus rendre hommages au Nouveau Né (le lion qui ronronne en bougeant gentiment la queue), avec des gens pleins de doute réclamant – et obtenant – la permission de vérifier que la naissance de cet enfant était bien une naissance virginale.

            L’évangile de Luc est déjà, en lui-même, un peu baroque lorsqu’il s’agit de nativité. Mais les apocryphes sont vraiment rococo. Or, tels textes, telles piétés. Quelles piétés éthérées ces textes-là peuvent-ils avoir inspirées ? Nous ne le savons pas vraiment. Nous pouvons le pressentir ; ça a dû partir dans tous les sens, sans jamais retoucher terre. Piétés d’élite, ou piétés populaires : plus on célèbre ardemment des choses élevées et des révélations sublimes, moins il reste de place pour le prochain (John Steinbeck, Les raisins de la colère, 1939).

            Luc – peut être pas tout seul, peut-être y avait-il une équipe de chercheurs avec lui – Luc donc, ayant mené son enquête soi-disant historique, aura été capable de faire un tri. Le reste de ce tri nous est à peu près connu : les chapitres 1, 2 et 3 de l’évangile de Luc. Nous ne sommes pas absolument certains de ce résultat, évidemment, mais dans ces trois chapitre il y a tout ce qu’il faut de fantastique pour que les esprits s’enflamment, et tout ce qu’il faut aussi pour que les esprits se calment. Tout ce qu’il faut pour que des convictions fantasques trouvent à se fonder, et tout ce qu’il faut pour discuter et contester ces convictions.

            Et puis, ayant ramassé tous ces très beaux épisodes et les ayant ordonnés, ce qui déjà évite l’inflammation des imaginations, Luc met en place la question clé, la question essentielle, la question pratique : « Que ferons-nous ? »

             A cette question Jean le Baptiste, qui est un très grand prédicateur, donne des réponses simples à quantité de personnes. Et dans cette quantité de personnes, tous ceux qui partagent la question sauront trouver une réponse. « 11 «Si quelqu'un a deux tuniques, qu'il partage avec celui qui n'en a pas; si quelqu'un a de quoi manger, qu'il fasse de même.»  13 «N'exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé.»  «Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde.» Et s’ils ne trouvent pas de réponse immédiate, il ne faudra pas de longs efforts d’imagination pour trouver une réponse personnelle. Il y aura des réponses simples adaptées à chaque vie personnelle.

            Et le monde n’en sera que plus beau.

samedi 4 décembre 2021

Affaire de calendrier (Luc 3,1-6) affaire de liberté

 

Luc 3

1 L'an quinze du règne de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d'Abilène,  2 sous le sacerdoce de Hanne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean fils de Zacharie dans le désert.  3 Il vint dans toute la région du Jourdain, proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés,  4 comme il est écrit au livre des oracles du prophète Esaïe: Une voix crie dans le désert: Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.  5 Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées; les passages tortueux seront redressés, les chemins rocailleux aplanis;  6 et tous verront le salut de Dieu.

Prédication

            L’an 15 du règne de Tibère César… vous venez d’entendre la suite, et cette suite est d’une précision formidable. Luc – auteur de l’évangile de Luc et des Actes des Apôtres – écrit comme s’il avait mené une enquête minutieuse. Certains commentateurs font confiance à Luc et développent encore l’enquête, jusqu’à être capables de donner des dates précises, au jour près… La parole de Dieu fut donc adressée à Jean le 19 août 28, ou le 1er janvier 28. Ces estimations, mises en lien avec les chapitres 1 et 2 de Luc, permettent d’établir avec précision toutes sortes de dates, dont par exemple la date de la visite de l’ange Gabriel à Marie, et, aussi, bien sûr, la date de la naissance de Jésus. Mais pourquoi autant de précision ? Autant de précision, est-ce nécessaire ?

            Avant d’examiner si cette précision nous est nécessaire, nous pouvons faire un retour en arrière, au temps de l’Empire romain, à l’articulation des deux ères, avant et après Jésus Christ. Les Romains, nous le savons, étaient extrêmement tolérants en matière de diversité religieuse. Ils laissaient les peuples qu’ils dominaient pratiquer les cultes qu’ils voulaient pratiquer. Ils ne leur imposaient pas le culte impérial. Les cultes anciens avaient leur faveur – pragmatique – parce qu’ils apaisent ceux qui les pratiquent, et provoquent généralement peu de remous. Très pragmatiques, tant que la paix romaine, condition de prospérité n’était pas menacée, ils laissaient faire. Les Juifs, leur Dieu et leur Temple, ont fait exception à tout ça… vous le savez bien, et vous savez comment cela allait se finir, le temple allait être détruit et la population allait être disséminée.

             Dans ce cadre et dans ce temps, les Chrétiens n’avaient aucune ancienneté à faire valoir. Ils étaient donc ce que les Romains ont parfois appelé une superstitio nova et maleficia, du genre qui s’agite comme un adolescent en crise, qui se mêle de tout, qui a des avis sur tout, qui provoque des troubles, et qu’il faut mater d’urgence…

            Mais l’ancienneté n’est pas, dans l’Empire romain, le seul gage qu’une religion peut donner. Une religion jeune peut se réclamer d’une histoire récente certaine. Et c’est ainsi que, en donnant à ses moments historiques la précisions que nous avons vue, Luc entend montrer que cette religion dont il parle n’est pas une superstitio nova, mais un culte raisonnable, inscrit certes dans une histoire récente mais qui est une histoire vérifiable.

            Pour pouvoir être évangéliste, Luc, en son temps, doit d’abord être historien.

            Nous nous sommes demandé si autant de détails historiques étaient nécessaires, et nous avons répondu, dans un certain cadre, que oui, cela était nécessaire. Il faut tenir ce oui, qui est, si nous comprenons bien, le oui de nos premiers ancêtres dans la foi au Christ Jésus.

            Mais, en traversant l’espace et le temps, ce oui initial va se transformer. Si nous considérons le Crédo, celui que nous récitons assez souvent, et qui date du 2ème (ou du 4ème) siècle, il ne reste de toute l’enquête de Luc qu’une seule indication : il a souffert sous Ponce Pilate. Dernière indication historique, qui insiste sur la Passion bien plus que sur la naissance de Jésus, et qui, au-delà de la Passion, parle d’un certain futur, d’une fin des temps, d’un au-delà même de la fin des temps. Personne ne se souvient de Ponce Pilate, mais en entendant dans le Crédo le nom de quelqu’un, il est attesté que tout cela qui s’est produit un jour quelque part, concernait des êtres humains, et donc que cela les concerne encore. Nous sommes concernés, interpelés. Mais de quelle manière peut-on répondre ? Deux réponses peuvent être possibles.

            Première réponse possible, l’enquête historique de Luc appelle une adhésion pleine, entière, et littérale. Pour cette forme d’adhésion, on pense le plus souvent au récit de la création (il faut trois clics de souris pour arriver sur un site ouvertement créationniste…), mais tout texte biblique comportant ne serait-ce qu’un embryon de récit peut être pris dans un schéma totalement figé, totalement univoque. Et univoques aussi, figées aussi seront les leçons, morales et commandements portés par ces textes. Paralysie générale, même de Dieu. Et seule attitude possible, se soumettre, soumettre éventuellement autrui, avec brutalité, tout cela avec pour bénéfice de n’être personnellement responsable de rien, puisque la Bible ceci… puisque Dieu cela… Répétons que Dieu lui-même est alors figé, et muet, parce que pris dans la glu de cette totale irréflexion.

            Nous sommes concernés, interpelés par l’enquête historique de Luc. Mais de quelle manière peut-on répondre ? Deuxième réponse possible : nous 0proposons ici de prendre acte justement de ce que même ce que Luc propose est une… proposition, proposition de dire la foi là où l’on est, là où l’on en est. Toute confession de foi est toujours inscrite dans l’époque de celui qui la compose. Et toute confession de foi est toujours inscrite dans la vie de celui qui la prononce. Ne nous y trompons pas, le principe que nous énonçons ici est un principe de liberté. Liberté de lire la Bible et les Confessions déjà existantes, liberté de les méditer et de les critiquer, liberté d’écrire et de dire. Et tout cela est une bonne nouvelle. Car Dieu ici aura toujours parlé, et car sa Parole aussi sera toujours possible.

            Laquelle de ces deux réponses allons-nous faire nôtre ? Quelque-chose de massivement littéral ? Quelque chose de massivement critique ? Il existe quantité de positions intermédiaires, et donc quantité d’évolutions. Le pire n’est pas toujours certain. Des surprises sont toujours possibles. Bonnes, moins bonnes, très bonnes.

            Nous allons ici donner une sorte de recommandation. Elle nous est suggérée par ce verset de Luc – parole de Jean le Baptiste – sur lequel s’achève notre extrait. La prédication de Jean le Baptiste est, nous le savons, une prédication sélective. Elle annonce un grand tri, elle annonce que le couperet va tomber sur certaines nuques… et nous allons lire cette prédication tout comme nous aurons lu, et reçu, l’enquête historique de Luc. Ainsi allons donner cet horizon à nos méditations, et à nos engagements : « Et tous verront le salut de Dieu. »


samedi 27 novembre 2021

Apprendre à n'être pas prêt (Luc 21,25-36)

Luc 21

25 «Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et sur la terre les nations seront dans l'angoisse, épouvantées par le fracas de la mer et son agitation, 26 tandis que les hommes défailliront de frayeur dans la crainte des malheurs arrivant sur le monde; car les puissances des cieux seront ébranlées. 27 Alors, ils verront le Fils de l'homme venir entouré d'une nuée dans la plénitude de la puissance et de la gloire. 28 «Quand ces événements commenceront à se produire, redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche.» 29 Et il leur dit une comparaison: «Voyez le figuier et tous les arbres: 30 dès qu'ils bourgeonnent vous savez de vous-mêmes, à les voir, que déjà l'été est proche. 31 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Règne de Dieu est proche. 32 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout n'arrive. 33 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas. 34 «Tenez-vous sur vos gardes, de crainte que vos cœurs ne s'alourdissent dans l'ivresse, les beuveries et les soucis de la vie, et que ce jour-là ne tombe sur vous à l'improviste, 35 comme un filet; car il s'abattra sur tous ceux qui se trouvent sur la face de la terre entière. 36 Mais restez éveillés dans une prière de tous les instants pour être jugés dignes d'échapper à tous ces événements à venir et de vous tenir debout devant le Fils de l'homme.»

Prédication

            Il y a peu de temps, les textes qui étaient proposés à notre méditation du dimanche étaient déjà des textes de fin des temps. Et c’est sous l’apparence d’une fin des temps qu’était évoquée la fin de l’année liturgique. La fête du Christ Roi approchait. Ainsi évoquée, elle ne serait pas la fin d’un cycle avant un recommencement, mais la fin. Ce serait fini. Car lorsque le Christ se manifeste dans la plénitude de sa royauté, c’est, pour toujours, la fin de la liturgie, car la liturgie est devenue inutile.

            Mais ce moment n’est pas encore venu. Et nous revoilà donc, un dimanche plus tard, avec des textes assez semblables à ceux que nous avons déjà lus, essayant de nous préparer à une autre manifestation de la royauté du Christ : Noël. C’est bien vers Noël que nos regards se portent.

            Mais le temps présent reste chargé du temps d’avant. Le temps d’avant ne passe pas, il colle, il ne nous lâche pas : et revoici alors encore la soi-disant connaissance des signes de la fin des temps, revoici les catastrophes, revoici aussi les arbres qui bourgeonnent, et voici pour nous les ordres auxquels obéir : tenez-vous sur vos gardes de peur que… et surtout restez éveillés dans une prière de tous les instants pour être jugés dignes d'échapper à tous ces événements à venir et de vous tenir debout devant le Fils de l'homme. Nous avons déjà vu presque tout cela.

            Nous disons presque tout. Car ici toute une vigilance est proposée au titre de laquelle, si vous la mettez en œuvre, vous serez jugés dignes d’échapper aux horreurs à venir, et dignes aussi de regarder Dieu face à face et droit dans les yeux… ce qui semble être une sacrée récompense. Sacrée récompense, liée à une tâche considérable, une tâche de tous les instants, et à durée illimitée. Et à la fin, si l’on a tenu, on est trouvé dignes, d’une dignité qu’on ne doit qu’à ses propres efforts.

            Ce genre de mérite n’est pas vraiment ce que nous prêchons dans nos sermons ni que nous proclamons dans nos liturgies… Pourtant l’évangile de ce jour vient là nous parler d’efforts méritoires…

            Il pourrait – vous me connaissez un peu maintenant – y avoir là un problème de texte et une difficulté de traduction. Et oui, il y a… la Traduction Œcuménique de la Bible, que nous avons lue, donne là (v.36) une traduction qu’elle est bien la seule à donner dans le concert des traductions françaises. Cette traduction, nous pourrions juste la mettre de côté. Plutôt que de le faire, nous allons méditer sur la préparation, sur notre préparation. Suis-je prêt, suis-je prête ? Prêt, prête, à quoi ?

           

            Et bien, ces dernières semaines, nous avons eu à évoquer la fin des temps, présente ici et là dans la Bible. Et devant les collections d’événements prédits nous pouvions – nous pouvons encore – nous demander : sommes-nous prêts ? Et nous pouvions – nous pouvons encore – faire remarquer aux auteurs bibliques que les signes de la fin dont ils nous font part ne sont pas des signes de la fin de quoi que ce soit, mais plutôt des signes d’un présent momentanément devenu fou. Ces listes de signes stimulent notre imagination. Si bien que nous pouvons considérer que, oui, cela prépare. Par ce travail  de l’imagination les esprits se préparent. Mais ils ne se préparent qu’à ce qui peut être imaginé. Mais peut-on être prêt à ce qui ne peut pas être imaginé ? Prêt à l’inimaginable, qu’est-ce que cela signifie ?

            Être prêt à l’inimaginable. Nous pouvons nous souvenir des attentats qui eurent lieu aux USA le 11 septembre 2001. Le premier impact avait eu lieu le matin, à 8h46. Mais tard dans la soirée, devant le petit écran, sidérés, nous voyions et revoyions toujours les mêmes images qui tournaient en boucle. Sans le savoir, nous prenions la mesure de ce que nous n’étions pas prêts à ce qui arrivait. Un de mes fils, quatre ans à l’époque, nous le fit savoir en nous disant, avec une certaine véhémence : « Les images, on les a vues. Maintenant on va manger. » Et on est allés manger.

            La mesure de notre impréparation était prise : nous avions négligé des tâches vitales. Quant à être prêt, cela apparaissait ainsi : être prêt, c’est être trouvé capable de persister dans ce qui est vital, quoi qu’il arrive. L’enfant nous l’avait plutôt bien dit. Il était mieux que nous campé dans la parole, première perspective vitale, et il était mieux que nous resté campé dans l’idée de manger, deuxième perspective vitale. Parler, et manger : être prêt, n’est-ce pas aussi simple que cela ? Seras-tu prêt ? Serons-nous prêts ?  Nous n’étions pas prêts. Quelque chose aurait-il pu contribuer à notre préparation ?

            Vient le temps de l’Avent. Nous lisons dans la Bible des extraits bien choisis, et revoilà sous nos yeux des listes d’événements et autres cataclysmes que la lecture et la méditation nous ont rendus presque familiers. Peut-être bien que nous serions prêts si cela venait à s’abattre sur nous. Peut-être même que la lecture et la méditation approfondies de ces textes auraient pu nous rendre prêts à l’avènement du Fils de l’homme. De sorte que s’il arrivait maintenant, nous pourrions nous tenir debout, face à Lui, les yeux dans les yeux. Alors s’accompliraient ces versets que nous méditons, qui n’apparaissent que dans Luc : « être jugés dignes d’échapper à tous ces événements à venir… »

            Qu’on veuille ou pas parler de dignité, et que cette dignité nous soit donnée d’en-haut, ou résulte de notre persistance dans la prière et dans l’écoute de la prédication, c’est tout un. Cette dignité est là. Et là aussi est l’avènement du Fils de l’homme : on est prêt.

           

            A la fin du temps de l’Avent, c’est l’avènement du Fils de l’homme. A quoi va-t-on reconnaître cet avènement ? A de grands prodiges dans le ciel et sur la terre ? Nous pouvons faire les savants et réciter l’évangile de Luc. Mais une récitation passe à côté de ce qui est annoncé, à savoir que c’est dans la prière et dans la méditation que l’on se prépare. On attend, et il s’agit bien de continuer toujours à nourrir cette attente. En plus, une récitation passerait à côté de ce que l’évangile de Luc veut proposer : il veut que ce qu’il annonce reste pour toujours sans préparation possible. Aussi, lorsque le Fils de l’homme advient (Luc 2), même lorsque nous célébrons Bethléem, il nous faut nous en tenir aux questions de notre préparation et de notre impréparation. Être prêts à reconnaître en l’enfant Jésus de la crèche celui qui est le Fils de l’homme ne nous est pas bien difficile : nous y sommes préparés, nous y sommes entraînés…

            Mais pour l’impréparation, c’est autre chose. Considérons la rupture qu’il y a entre le Prince du Ciel et l’enfant de Bethléem, et imaginons une même rupture entre l’enfant de Bethléem et… et quoi ?

            Ceci : l’avènement du Fils de l’homme se produit aujourd’hui dans la mise au monde d’un petit mâle de l’espèce humaine. En plus si notre monde est moins un monde masculin, qu’il ne le fut jadis, le Fils de l’homme pourrait bien être une fille.

            Et ainsi, l’avènement du Fils de l’Homme ne signe pas la fin de l’espèce humaine mais son infini recommencement, une génération après l’autre. Revient la question que nous posons depuis tout à l’heure : « A cela seras tu prêt ? ». « Seras-tu prêt à ce à quoi tu n’es pas prêt ? »

 

            Je crois qu’à cette question nous pouvons répondre : « Je serai prêt, je serai prête », tout en persistant dans nos engagements. Amen


samedi 13 novembre 2021

Il fut question, mais une dernière fois, d'Apocalypse (Marc 13:24-32)

Marc 13

24 «Mais en ces jours-là, après cette détresse, le soleil s'obscurcira, la lune ne brillera plus, 25 les étoiles se mettront à tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées. 26 Alors on verra le Fils de l'homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et dans la gloire. 27 Alors il enverra les anges et, des quatre vents, de l'extrémité de la terre à l'extrémité du ciel, il rassemblera ses élus. 28 «Comprenez cette comparaison empruntée au figuier: dès que ses rameaux deviennent tendres et que poussent ses feuilles, vous reconnaissez que l'été est proche. 29 De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Fils de l'homme est proche, qu'il est à vos portes. 30 En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive. 31 Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas. 32 Mais ce jour ou cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, personne sinon le Père.

Prédication :

            C’était la semaine dernière, et, souvenez-vous, dans l’évangile proposé à notre méditation, il était question du tronc destiné à recueillir les offrandes des fidèles au Temple de Jérusalem. « Beaucoup de riches mettaient beaucoup. Vint une veuve pauvre qui mit deux pièces minuscules… » Et Jésus y alla de son commentaire, expliquant que la veuve avait mis, en fait, plus que tous les autres (Marc 12,41-ss).

            Puis Jésus quitta le Temple. L’un de ses disciples lui dit : « Maître regarde : quelles pierres, quelles constructions ! » La réponse de Jésus fut cinglante.

            Cette réponse dure un chapitre entier (Marc 13), qui est un chapitre ultime. 

            Et donc, dit Jésus, « Il ne restera pas pierre sur pierre, tout sera détruit. » Que viennent faire les textes de révélation – les textes d’apocalypse dans l’évangile, c'est-à-dire dans la bouche de Jésus ?

            Nous avons l’habitude de voir apparaître dans l’évangile toutes sortes de discours bien typés. Discours des Baptistes, celui des Pharisiens, celui des Scribes, celui des Grands-Prêtres et des Anciens, celui des Foules, celui des Riches… Et nous avons l’habitude de voir Jésus répondre aux interpellations spécifiques de chacun de ces groupes. Que fait Jésus, dans toutes ces circonstances ? Il annonce l’Évangile. Bien sûr, il annonce l’Évangile. Mais l’Évangile n’est pas un discours abstrait qui volerait au-dessus du monde et se poserait ici ou là sans considérations aucune d’événements et de circonstances. L’Évangile, qui est Évangile de Jésus Christ Fils de Dieu, a vocation à être une bonne nouvelle – la proposition d’une bonne nouvelle – pour chacune et chacun. Seulement chacune et chacun est toujours d’abord – il en va ainsi de l’humanité – habité et déterminé par les discours bien ficelés des groupes dans lesquels il est né et qu’il n’a pas choisis ; chacun est toujours aussi habité par les discours aussi bien ficelés qu’il s’est choisis en grandissant.

            Comment Jésus pourrait-il s’adresser à chacun de ses contemporains, ami ou ennemi, disciples où détracteurs, s’il ne s’exprimait pas d’une manière qu’ils puissent comprendre ?

            Le langage que Jésus emploie dans les quelques versets du 13ème chapitre de Marc est celui de la fin des temps, on l’appelle apocalyptique, ce qui signifie dévoilement. Quelque chose est voilé qui va être dévoilé, ou, plus précisément, quelque chose est dévoilé, là, maintenant, pendant que je parle – propos caractéristique des prédicateurs de la fin des temps.

            Et tout au long du 13ème chapitre de Marc, Jésus, répondant à l’exclamation d’un disciple – Maître, regarde : quelles pierres, quelles constructions ! – va se transformer en prédicateur d’apocalypse et donner sa version de la fin des temps. Disons-le, dans cet exercice, Jésus n’est guère original. Il n’est guère original parce que le genre littéraire ne se prête guère à l’originalité. Lorsqu’il s’agit de mettre tout sens dessus dessous, les éléments de la narration ne vont qu’en petit nombre, et toujours les mêmes. Ce qui est en haut tombe en bas, et ce qui est en bas est pulvérisé. Et puisque les lois du genre imposent que les gens meurent en grand nombre, il en va de conquêtes brutales, d’épidémies cruelles et de catastrophes naturelles voraces… Les signes de l’imminence de la fin des temps sont les mêmes depuis toujours. Depuis seulement presque toujours, car un ou deux siècles avant Jésus Christ, des pensées religieuses orientales – disons Perses – capables d’accueillir dans leurs discours toutes sortes de personnages divins, insuffleront dans le monothéisme des Israélites quantité d’anges dont un ange Michel, capable de terrasser le dragon (Apocalypse 12,7) et d’un ange Gabriel... pour ne parler que des deux plus connus.

            L’apocalypse selon Jésus Christ, telle que la présente l’évangile de Marc, est extrêmement sobre. Elle obéit bien entendu aux lois du genre. Mais elle ne pèse pas lourd, 1 seul chapitre de 37 versets, en face de l’apocalypse selon Jean, 22 chapitres, en face aussi d’œuvres comme celle de Daniel.

            Dans Marc, donc, ce qui peut être détruit est détruit, tout ce qui peut guerroyer guerroie, le tout avec des propos trompeurs et quelques oracles sibyllins, le tout sans aucune originalité. Et Jésus – Marc – a dû avoir une conscience claire de ce qu’il entendait faire, puisqu’il affirme ceci : « Prenez garde ; je vous ai prévenus de tout. » (Marc 13,23). Cette mise en garde typiquement apocalyptique est pour ainsi dire démolie par l’affirmation « Je vous ai prévenus de tout. » Prendre garde suppose un regard soutenu, suppose aussi une attention permanente ; qui peut aller jusqu’à l’obsession. Alors qu’il n’y a nulle inquiétude qui tienne, ni aucun besoin de conversion, pour ceux qui, marchant à la suite de Jésus Christ, voient bien que les signes des temps sont depuis toujours accomplis, en train de s’accomplir et entendent dire « je vous ai prévenus de tout. »

            Et ainsi donc encore, ayant été prévenus de tout, les auditeurs – lecteurs – de l’apocalypse selon Jésus ne ressentiront ni trouble grave de l’humeur ni jubilation excessive lorsqu’arriveront de grandes catastrophes cosmiques censées inaugurer la fin de la fin des temps. 

            Mais tout ceci étant dit, nous pouvons encore imaginer que la prédication apocalyptique de Jésus, nettoyée pourtant de quantité de propos merveilleux, et modérée dans son fond par des phrases comme « je vous ai prévenus de tout »… même ainsi modérée, cette prédication peut être reçue et proposée comme une révélation, comme un texte ésotérique, comme le propos que ceux qui savent adressent, du haut de leur chaire, à ceux qui ignorent et craignent. Toute prédication, même celle de Jésus Christ, peut être détournée de ses fins.

            Raison pour laquelle la prédication de Jésus rebondit encore. Après qu’il ait été abondamment question de ce qui va se passer, il reste une question évidente : « Quand cela va-t-il se passer ? » Nous avons déjà eu un élément de réponse tout à l’heure : cela s’est toujours passé et cela se passe maintenant. Oui, disons-nous, mais, quand donc cela va-t-il finir ? Des signes, encore des signes de la fin, toujours les mêmes dans les mêmes énumérations. Sauf que, ceci :

            (1) signe des temps : et puis des figuiers qui bourgeonnent. Signes de la fin ? Les figuiers bourgeonnent chaque année. Certains figuiers sont très fantaisiste. Et si l’on veut bien voir dans ce bourgeonnement un signe de la fin des temps, c’est une fin des temps heureuse qu’il nous faut imaginer, les figues sont délicieuses et la boukha enivrante. Cette année ? L’année prochaine ? Tant que dureront les saisons ?

            (2) promesse : et quand bien même les saisons cesseraient de passer, « mes paroles ne passeront pas. » Et donc, s’agissant d’une méditation évangélique de la fin des temps, elle pourra toujours être recommencée : la perpétuité de la parole de Jésus Christ, la perpétuité de l’Évangile, est une promesse pour toutes les générations.

            (3) promesse pour qui ? Nous avons lu : « cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive ». Las, nous savons que cela n’est pas arrivé pour cette génération, ni pour les 80 générations environ qui se sont suivies jusqu’à nous. Jésus parlait sans doute en araméen, mais l’auteur de l’évangile, lui, parlait en grec. Alors voici une autre promesse, avec les mêmes mots : « cette engeance ne passera pas que tout cela n’arrive. » Engeance est souvent utilisé en mal… Ce genre, le genre humain, ne passera pas. La promesse est perpétuelle. Et elle est pour chacune et chacun.

            (4) Et quant aux prédicateurs de l’imminence de la fin des temps, ceux qui savent quoi, comment et quand, il leur est proposé ceci – grande, si ce n’est définitive – modération de leurs ardeurs : « Mais ce jour et cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, personne, si ce n’est le Père. »


            Dieu sait. Et nous ignorons. C’est sur cette ignorance que nous allons clore ce sermon. Au titre de cette ignorance, nous remettons toutes choses à Dieu. En le priant de nous mener où il veut nous mener, et que sa volonté s’accomplisse. Amen


samedi 6 novembre 2021

Pour deux petites pièces de moins (Marc 12,38-44)

 

Marc 12 :

38 Dans son enseignement, il disait: «Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques, 39 à occuper les premiers sièges dans les synagogues et les premières places dans les dîners. 40 Eux qui dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement, ils subiront la plus rigoureuse condamnation.»

41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup. 42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes. 43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit: «En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc. 44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre.»

Prédication : 

            Avant de commencer à méditer les quelques versets de l’évangile de Marc que nous venons de lire, souvenons-nous de quelques autres versets, qui étaient proposés dimanche dernier par le lectionnaire Dimanches et fêtes. Il était question d’un dialogue entre Jésus et un Scribe. C’était d’abord un dialogue technique, portant apparemment sur les deux grands commandements de la Loi ; c’était aussi un dialogue philosophique portant profondément sur les diverses formes possibles de la pensée ; et surtout – le plus important – ce dialogue fut un dialogue fraternel. « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu », dit finalement Jésus à ce scribe ; où nous devons entendre Tu es, toi – nous sommes, ensemble – dans le royaume de Dieu.

            Pourquoi ce retour ? Parce que nous venons de lire cette mise en garde de Jésus : « Prenez garde aux scribes … » Mise en garde qui met tous les scribes dans le même panier, et qui les voue tous à la plus rigoureuse des condamnations.

            Tous les scribes ? Tous les scribes seraient identiquement soucieux de leur apparence, voraces et voleurs ? Mais qu’en est-il du scribe avec lequel Jésus vient de parler ? Ce scribe qui sait reconnaître le bien, doit-il être châtié avec tous les autres scribes ?

            La traduction de Marc que nous venons de lire rend compte de cet épisode tout comme si elle lisait Matthieu. Jésus, dans l’évangile de Matthieu (23,1-12) condamne sans appel et collectivement Scribes et Pharisiens, tous. Alors qu’ici, dans l’évangile de Marc, il serait plus juste de considérer que Jésus en appelle au discernement de ses auditeurs : « Prenez garde à ceux des scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, etc. »

            Nous insistons, parce qu’à l’ancienne question, posée à Dieu par Abraham, « feras-tu périr le juste avec le méchant ? » (Genèse 18,23), Jésus – de l’évangile de Marc – semble répondre par la négative. Le regard de Jésus sur les gens ne tient compte ni du peuple, ni d’ethnie, ni du sexe, ni de l’appartenance à telle famille religieuse, ni d’autres qualités ou handicaps personnels. Jésus dans l’évangile de Marc revendique, pour lui-même et pour chaque être humain l’universalité de Dieu et du salut de Dieu. On pourrait presque oser faire de l’évangile de Marc un double récit d’apprentissage : pour Jésus apprendre à être Messie, et pour ceux qui suivent Jésus, sans oublier les lecteurs, apprendre à être disciple. Qu’il soit Messie, disciple, ou lecteur, l’homme est fondamentalement seul, et c’est à cette profondeur insondable de chaque être que Marc entend s’adresser. Et c’est pourquoi il fallait, avant de parler de l’homme seul, montrer l’inanité fondamentale de tout jugement porté sur un groupe, ou sur une caste, indistinctement. C’est ce que Jésus – Marc – fait avec ces premiers versets.

 

            Lorsqu’on venait au Temple – à Jérusalem – c’est individuellement qu’on s’avançait vers le tronc pour y déposer son offrande. Ce tronc était, semble-t-il, exposé à la vue de tous. En tout cas, si nous lisons bien, des places assises étaient disponibles à proximité de ce tronc, qui permettaient d’observer la procession des donateurs. « Beaucoup de riches mettaient beaucoup » et vint une pauvre veuve qui mit là-dedans deux petites pièces de rien du tout (les plus petites pièces ayant cours à cette époque).          

            Que peut-on se procurer avec ces tout petits sous, avec deux pièces d’un centime d’Euro ? A nous, ces pièces servent de monnaie pour de petits achats. Mais si nous n’avions que deux d’entre elles, c’est comme si nous n’avions rien. Données par la pauvre veuve, elles augmentent le trésor du Temple. Mais ce qui nous intéresse n’est pas que le trésor du Temple augmente ; ce qui nous intéresse c’est de comprendre ce que cette femme donne. Car, pour la quantité monétaire, c’est clair, elle ne donne rien. Et pourtant, selon Jésus, elle donne plus que tous les autres.

            Que donne-t-elle ? Elle donne tout ce qu’elle a pour vivre. Mais qu’a-t-elle donc pour vivre ? Elle a sa misère. Elle prend sur sa misère. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Avec ces expressions étranges, nous comprenons que ce qui est en question n’a rien à voir, pour cette pauvre veuve, avec quoi que ce soit de matériel. Cette femme prend sur son « rien » et le donne. Elle aura, ensuite, moins encore que rien. Mais moins que rien est une expression qui semble un peu légère…

            Toutes ces tentatives pour comprendre finissent par faire penser à Paul Tillich (1886-1965), pour qui Dieu correspond à une implication et un engagement ultimes (ultimate concern) du croyant. La foi en Dieu est alors un état dans lequel on éprouve la plus ultime dépendance de Dieu.

            Que reste-t-il donc à cette femme, une fois qu’elle a donné toute sa petite monnaie et qu’elle a donné aussi ce qu’elle a pu prendre sur sa misère ? Il ne lui reste rien, il lui reste moins que rien, il ne lui reste même pas de quoi vivre ; il lui reste sa foi en Dieu ; il ne lui reste rien d’autre que sa foi en Dieu.

            Et encore, c’est nous qui disons cela, c’est nous qui le faisons arriver dans notre méditation. Contrairement à nous, l’auteur de ce chapitre de l’évangile de Marc ne s’est permis aucune introspection s’agissant de cette femme. Jésus y va de son commentaire, mais pas plus.

            Dans le silence de cette femme, qui est un véritable silence évangélique, nous devons comprendre combien personnels, combien intimes, sont les chemins de la foi dans chaque conscience humaine.


            Et les riches, alors ? « Beaucoup de riches mettaient beaucoup », et, affirme Jésus, ce qu’ils mettaient était pris sur leur surabondance, sur leur superflu. C’est une définition possible de la richesse : peut donner beaucoup, peut tout donner, sans risquer de manquer de quoi que ce soit. Nous savons que la question du salut des riches est discutée dans l’évangile de Marc. « Qu’il sera difficile à ceux qui ont les richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu » (Marc 10:23 – qui ne vise au demeurant pas seulement les riches).

            Jésus dit que ce que la femme met dans le tronc est infiniment plus que ce que les riches y mettent eux-mêmes. Ce qu’ils y mettent n’est en fait pas de même nature. Ce qui nous fait nous demander si la qualité de veuve pauvre est une condition nécessaire à l’expérience de la foi.

            Et comme nous pressentons que nous devons répondre que non, il nous faut nous demander si la foi en Dieu comme nous en avons parlé il y a quelques instants, peut être expérimentée par un riche. Un riche peut-il faire l’expérience, peut-il éprouver au fond de lui-même le sentiment d’une radicale dépendance de Dieu ? Le riche peut-il ressentir l’urgent besoin de donner ce qui serait beaucoup pour lui ? Et puis, nous aurions dû commencer par ça, un riche a-t-il un for intérieur, une intimité en laquelle se dénoue et se noue sa foi en Dieu ? Un riche est un être humain, une créature de Dieu… pouvant avoir  foi en Dieu, vivre avec cette foi et vivre de cette foi. Et ce qu’il verse dans le tronc, avec sa grosse offrande, peut être exactement de même nature que ce qu’y verse la pauvre veuve.

 

            Si bien que, du point de vue de la foi, riches et pauvre, il n’y a pas de différence qui nous soit perceptible. C’est l’intimité des gens, c’est là où ils parlent à Dieu, et si c’est là le lieu de leur tourment, c’est là aussi le lieu de leur possible consolation. Dieu le sait.

            Mais ce que nous savons, nous, c’est qu’au sortir du Temple, après avoir donné chacun son offrande, ils s’en retournèrent lui dans sa maison de riche où l’attendait un bon repas, elle à son coin de ruelle où elle finirait peut-être par avoir de quoi s’acheter un bout, peut-être, ou peut-être quelqu’un lui jetterait une vieille croute qu’elle mangerait, ou partagerait avec plus pauvre encore qu’elle. Et personne ne saurait qu’elle revenait du Temple avec, au fond d’elle-même, le sentiment d’avoir été bénie. Amen