samedi 6 novembre 2021

Pour deux petites pièces de moins (Marc 12,38-44)

 

Marc 12 :

38 Dans son enseignement, il disait: «Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques, 39 à occuper les premiers sièges dans les synagogues et les premières places dans les dîners. 40 Eux qui dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement, ils subiront la plus rigoureuse condamnation.»

41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup. 42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes. 43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit: «En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc. 44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre.»

Prédication : 

            Avant de commencer à méditer les quelques versets de l’évangile de Marc que nous venons de lire, souvenons-nous de quelques autres versets, qui étaient proposés dimanche dernier par le lectionnaire Dimanches et fêtes. Il était question d’un dialogue entre Jésus et un Scribe. C’était d’abord un dialogue technique, portant apparemment sur les deux grands commandements de la Loi ; c’était aussi un dialogue philosophique portant profondément sur les diverses formes possibles de la pensée ; et surtout – le plus important – ce dialogue fut un dialogue fraternel. « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu », dit finalement Jésus à ce scribe ; où nous devons entendre Tu es, toi – nous sommes, ensemble – dans le royaume de Dieu.

            Pourquoi ce retour ? Parce que nous venons de lire cette mise en garde de Jésus : « Prenez garde aux scribes … » Mise en garde qui met tous les scribes dans le même panier, et qui les voue tous à la plus rigoureuse des condamnations.

            Tous les scribes ? Tous les scribes seraient identiquement soucieux de leur apparence, voraces et voleurs ? Mais qu’en est-il du scribe avec lequel Jésus vient de parler ? Ce scribe qui sait reconnaître le bien, doit-il être châtié avec tous les autres scribes ?

            La traduction de Marc que nous venons de lire rend compte de cet épisode tout comme si elle lisait Matthieu. Jésus, dans l’évangile de Matthieu (23,1-12) condamne sans appel et collectivement Scribes et Pharisiens, tous. Alors qu’ici, dans l’évangile de Marc, il serait plus juste de considérer que Jésus en appelle au discernement de ses auditeurs : « Prenez garde à ceux des scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, etc. »

            Nous insistons, parce qu’à l’ancienne question, posée à Dieu par Abraham, « feras-tu périr le juste avec le méchant ? » (Genèse 18,23), Jésus – de l’évangile de Marc – semble répondre par la négative. Le regard de Jésus sur les gens ne tient compte ni du peuple, ni d’ethnie, ni du sexe, ni de l’appartenance à telle famille religieuse, ni d’autres qualités ou handicaps personnels. Jésus dans l’évangile de Marc revendique, pour lui-même et pour chaque être humain l’universalité de Dieu et du salut de Dieu. On pourrait presque oser faire de l’évangile de Marc un double récit d’apprentissage : pour Jésus apprendre à être Messie, et pour ceux qui suivent Jésus, sans oublier les lecteurs, apprendre à être disciple. Qu’il soit Messie, disciple, ou lecteur, l’homme est fondamentalement seul, et c’est à cette profondeur insondable de chaque être que Marc entend s’adresser. Et c’est pourquoi il fallait, avant de parler de l’homme seul, montrer l’inanité fondamentale de tout jugement porté sur un groupe, ou sur une caste, indistinctement. C’est ce que Jésus – Marc – fait avec ces premiers versets.

 

            Lorsqu’on venait au Temple – à Jérusalem – c’est individuellement qu’on s’avançait vers le tronc pour y déposer son offrande. Ce tronc était, semble-t-il, exposé à la vue de tous. En tout cas, si nous lisons bien, des places assises étaient disponibles à proximité de ce tronc, qui permettaient d’observer la procession des donateurs. « Beaucoup de riches mettaient beaucoup » et vint une pauvre veuve qui mit là-dedans deux petites pièces de rien du tout (les plus petites pièces ayant cours à cette époque).          

            Que peut-on se procurer avec ces tout petits sous, avec deux pièces d’un centime d’Euro ? A nous, ces pièces servent de monnaie pour de petits achats. Mais si nous n’avions que deux d’entre elles, c’est comme si nous n’avions rien. Données par la pauvre veuve, elles augmentent le trésor du Temple. Mais ce qui nous intéresse n’est pas que le trésor du Temple augmente ; ce qui nous intéresse c’est de comprendre ce que cette femme donne. Car, pour la quantité monétaire, c’est clair, elle ne donne rien. Et pourtant, selon Jésus, elle donne plus que tous les autres.

            Que donne-t-elle ? Elle donne tout ce qu’elle a pour vivre. Mais qu’a-t-elle donc pour vivre ? Elle a sa misère. Elle prend sur sa misère. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Avec ces expressions étranges, nous comprenons que ce qui est en question n’a rien à voir, pour cette pauvre veuve, avec quoi que ce soit de matériel. Cette femme prend sur son « rien » et le donne. Elle aura, ensuite, moins encore que rien. Mais moins que rien est une expression qui semble un peu légère…

            Toutes ces tentatives pour comprendre finissent par faire penser à Paul Tillich (1886-1965), pour qui Dieu correspond à une implication et un engagement ultimes (ultimate concern) du croyant. La foi en Dieu est alors un état dans lequel on éprouve la plus ultime dépendance de Dieu.

            Que reste-t-il donc à cette femme, une fois qu’elle a donné toute sa petite monnaie et qu’elle a donné aussi ce qu’elle a pu prendre sur sa misère ? Il ne lui reste rien, il lui reste moins que rien, il ne lui reste même pas de quoi vivre ; il lui reste sa foi en Dieu ; il ne lui reste rien d’autre que sa foi en Dieu.

            Et encore, c’est nous qui disons cela, c’est nous qui le faisons arriver dans notre méditation. Contrairement à nous, l’auteur de ce chapitre de l’évangile de Marc ne s’est permis aucune introspection s’agissant de cette femme. Jésus y va de son commentaire, mais pas plus.

            Dans le silence de cette femme, qui est un véritable silence évangélique, nous devons comprendre combien personnels, combien intimes, sont les chemins de la foi dans chaque conscience humaine.


            Et les riches, alors ? « Beaucoup de riches mettaient beaucoup », et, affirme Jésus, ce qu’ils mettaient était pris sur leur surabondance, sur leur superflu. C’est une définition possible de la richesse : peut donner beaucoup, peut tout donner, sans risquer de manquer de quoi que ce soit. Nous savons que la question du salut des riches est discutée dans l’évangile de Marc. « Qu’il sera difficile à ceux qui ont les richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu » (Marc 10:23 – qui ne vise au demeurant pas seulement les riches).

            Jésus dit que ce que la femme met dans le tronc est infiniment plus que ce que les riches y mettent eux-mêmes. Ce qu’ils y mettent n’est en fait pas de même nature. Ce qui nous fait nous demander si la qualité de veuve pauvre est une condition nécessaire à l’expérience de la foi.

            Et comme nous pressentons que nous devons répondre que non, il nous faut nous demander si la foi en Dieu comme nous en avons parlé il y a quelques instants, peut être expérimentée par un riche. Un riche peut-il faire l’expérience, peut-il éprouver au fond de lui-même le sentiment d’une radicale dépendance de Dieu ? Le riche peut-il ressentir l’urgent besoin de donner ce qui serait beaucoup pour lui ? Et puis, nous aurions dû commencer par ça, un riche a-t-il un for intérieur, une intimité en laquelle se dénoue et se noue sa foi en Dieu ? Un riche est un être humain, une créature de Dieu… pouvant avoir  foi en Dieu, vivre avec cette foi et vivre de cette foi. Et ce qu’il verse dans le tronc, avec sa grosse offrande, peut être exactement de même nature que ce qu’y verse la pauvre veuve.

 

            Si bien que, du point de vue de la foi, riches et pauvre, il n’y a pas de différence qui nous soit perceptible. C’est l’intimité des gens, c’est là où ils parlent à Dieu, et si c’est là le lieu de leur tourment, c’est là aussi le lieu de leur possible consolation. Dieu le sait.

            Mais ce que nous savons, nous, c’est qu’au sortir du Temple, après avoir donné chacun son offrande, ils s’en retournèrent lui dans sa maison de riche où l’attendait un bon repas, elle à son coin de ruelle où elle finirait peut-être par avoir de quoi s’acheter un bout, peut-être, ou peut-être quelqu’un lui jetterait une vieille croute qu’elle mangerait, ou partagerait avec plus pauvre encore qu’elle. Et personne ne saurait qu’elle revenait du Temple avec, au fond d’elle-même, le sentiment d’avoir été bénie. Amen