samedi 25 juillet 2020

L'existence selon les paraboles (Matthieu 13,44-52)

Troisième et dernière prédication sur les paraboles du chapitre 13 de l'évangile de Matthieu, celle-ci peut être lue en tant que telle. Les deux autres prédication restent accessibles sur ce support. Merci de votre fidélité.

Matthieu 13

44 «Le Royaume des cieux est comparable à un trésor qui était caché dans un champ et qu'un homme a découvert: il le cache à nouveau et, dans sa joie, il s'en va, met en vente tout ce qu'il a et il achète ce champ. 45 Le Royaume des cieux est encore comparable à un marchand qui cherchait des perles fines. 46 Ayant trouvé une perle de grand prix, il s'en est allé vendre tout ce qu'il avait et il l'a achetée. 47 «Le Royaume des cieux est encore comparable à un filet qu'on jette en mer et qui ramène toutes sortes de poissons. 48 Quand il est plein, on le tire sur le rivage, puis on s'assied, on ramasse dans des paniers ce qui est bon et l'on rejette ce qui ne vaut rien. 49 Ainsi en sera-t-il à la fin du monde: les anges surviendront et sépareront les mauvais d'avec les justes, 50 et ils les jetteront dans la fournaise de feu; là seront les pleurs et les grincements de dents. 51 «Avez-vous compris tout cela?» 

- «Oui», lui répondent-ils.

52 Et il leur dit: «Ainsi donc, tout scribe instruit du Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux.»

53 Or, quand Jésus eut achevé ces paraboles, il partit de là.

Prédication

Or, quand Jésus eut achevé ces paraboles, il partit de là. Fin d’un épisode particulier de son enseignement. Et fin pour nous d’une série de trois méditations sur le 13ème chapitre de l’évangile de Matthieu. Avec la parabole du semeur, nous avons exploré "Le temps de la conversion", avec les paraboles suivantes dont celle de la mauvaise herbe, nous avons exploré "Les saisons de la grâce", et aujourd’hui, nous nous demandons si ces paraboles, considérées toutes ensemble, peuvent orienter la vie de ceux qui les méditent : "l’existence selon les paraboles".

Nous allons faire trois remarques, sur l’engagement, puis sur l’insouciance, et enfin sur l’espérance.

 Première remarque : l’engagement

Parmi les huit paraboles du chapitre 13 de l’évangile de Matthieu, nous pouvons opérer une distinction entre celles qui donneront lieu à des soi-disant explications, que nous laissons provisoirement de côté, et les autres. Nous avons donc un grain de moutarde semé en terre, du levain mélangé à de la farine, un trésor caché dans un champ, un filet qu’on jette dans la mer. Quels points communs entre ces paraboles ? Elles commencent toutes par « le Royaume des cieux est semblable à… »,  et au lieu de parler d’abord de quelqu’un, elles parlent d’abord d’une chose. Ce sont de ces choses dont nous allons aussi parler.

Pour parler de ces choses, évoquons une rose, non pas  « Mignonne allons voir si la rose » de Pierre de Ronsard (1545), mais la rose d’Angélus Silésius, poète mystique silésien (1624-1677) :

« La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit, N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit. »

Pour qualifier l’engagement de cette rose en tant que rose, nous pouvons dire qu’il est absolu. Les choses ne sont que des choses et leur engagement en tant que chose est absolument sans réserve et sans reste. Du grain de moutarde et du levain nous pouvons dire qu’une fois engagés, ils ne peuvent plus être distingués de leur engagement, un engagement donc tout à fait irréversible. Du trésor caché dans un champ nous pouvons dire qu’il ne sera plus jamais distingué de l’avoir de cet homme qui l’a découvert : tout l’avoir de l’homme sera réalisé et concrétisé dans le seul champ qui contient ce seul trésor. Quant au marchand de perles qui vend tout pour une unique perle, son engagement est aussi absolu, sans reste…

Ainsi donc, l’existence selon les paraboles peut accepter comme qualification le fait de correspondre à un engagement absolu.

 Deuxième remarque : l’insouciance

Des huit paraboles réunies dans le 13ème chapitre de l’évangile de Matthieu, il en est trois seulement qui sont expliquées. Ces trois paraboles ont entre elles pour point commun qu’elles établissent des classifications, et que ces classifications annoncent une sorte de grand tri, jugement dernier qui aura lieu entre les humains, le moment venu. Bien entendu, chacun peut spéculer sur ce grand tri. Ces classifications et ce grand tri ont dû préoccuper considérablement les disciples de Jésus : c’est sur les deux premières de ces trois paraboles, et sur elles seules, qu’ils demandent à Jésus des explications. Or, en fait d’explications, les disciples ne reçoivent rien, rien qui leur permette de dire qui est de la bonne terre, rien qui leur permette de dire qui est mauvaise herbe, rien qui leur permette d’affirmer qu’untel sera considéré comme juste et que tel autre sera considéré comme mauvais.

Même si ces paraboles évoquent des semailles et des récoles, la qualité d’une terre peut changer, et tout être rejoué à chaque nouvelle saison ; et même si le Royaume est semblable à un homme qui a semé dans son champ, cet homme a semé et sèmera encore la saison prochaine ; et même si les paraboles évoquent un filet, le filet, qui est semblable au Royaume, ne sait jamais de lui-même si le poisson qu’il attrape est bon ou sans valeur ; et nous ajoutons que tel poisson pouvant être sans valeur simplement parce qu’il n’a pas encore grandi sera rejeté, et pêché une autre fois, car le filet n’est pas destiné à n’être lancé qu’une fois ; il sera lancé, et lancé encore.

Tout ceci pour dire que les paraboles, même si elles évoquent un engagement total, voire déraisonnable, de tous ce qu’elles mettent en scène, elles n’apportent aucune certitude quant à la fin de l’histoire, ni quant au jugement final porté sur une existence. Celui qui attend des paraboles la révélation d’un savoir produisant sur autrui ou sur lui-même des jugements dont il pourrait être absolument certain, ne trouvera rien dans les paraboles. Disons la chose en un langage plus théologique : les paraboles mettent l’homme à sa place autant qu’elles laissent Dieu à la sienne ; il est une forme ultime de la connaissance qui, portant sur l’origine et la destinée de toutes choses, n’appartient qu’à Dieu. Quant à cette connaissance ultime, l’homme ne peut être que face au néant.

Ce ne sera pour autant pas dans le désespoir absolu que l’homme ira à la pêche, fera ses semailles et préparera ses moissons. L’engagement, au sens des paraboles, est un engagement qui, tout plein d’espérance qu’il est, ne s’intéresse pas à la fin. L’existence selon les paraboles est marquée par l’insouciance, l’insouciance de la foi : le semeur sort pour semer puis, il sort du récit ; l’homme qui sème son champ sème et attend, et lorsque la présence de mauvaise herbe est constatée, il attend encore ; la graine pousse et se contente de pousser ; le trésor n’est qu’un trésor, la perle n’est qu’une perle et le filet n’est qu’un filet…

Tous n’ont pas de souci d’eux-mêmes ; ils sont insouciants, tout comme la rose dont nous avons déjà parlé.

 Dire et redire l’espérance

A la fin, presque à la fin de cet enseignement, Jésus interroge ses disciples : « Avez-vous compris tout cela ? »

Avant même que les disciples ne répondent, nous nous demandons si ces paraboles, toutes ensemble, peuvent être comprises, d’une compréhension qui saurait donner des explications précises et suffisantes, des explications qui rendraient, à la fin, les paraboles elles-mêmes superflues. Ces explications, si elles ont jamais existé, ne figurent en tout cas pas dans l’évangile de Matthieu, ni d’ailleurs dans les autres évangiles. Ce qui tend à indiquer que l’enseignement en paraboles attend une autre forme de réception que la compréhension dans le sens habituel du mot.

Les paraboles ne sont pas là pour être comprises. Si elles subsistent en tant qu’enseignement, c’est pour être saisies.

La dernière question que Jésus pose à ses disciples est plutôt celle-ci : « Avez-vous vraiment bien saisi tout cela ? » C'est-à-dire, toutes ces paraboles, ces paraboles toutes ensemble, leur avez-vous laissé de la place en vous ? Les avez-vous laissé vous imprégner au point que votre existence se conforme à ces vertus qu’elles mettent en image ? Et les disciples répondent oui.

 Au chapitre 13 de l’évangile de Matthieu, les disciples répondent oui et nous n’avons pas de raison de douter de ce oui. Nous n’avons pas de raison de jeter à la tête de ces disciples que dans un prochain chapitre de l’évangile, ils vont trahir et s’enfuir. Car ce sont ces mêmes disciples qui, plus tard, manifesteront par leur témoignage qu’ils avaient effectivement saisi ces paraboles, qu’ils avaient effectivement laissé ces paraboles les saisir.

C’est ici que s’insère la huitième et dernière parabole de Matthieu 13 : « …tout scribe instruit du Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui sort de son trésor du nouveau et de l’ancien. » Reprenons-la. Un scribe est un homme qui a une parfaite connaissance des Saintes Écritures. Mais une parfaite connaissance des Saintes Écritures est une chose, cheminer en direction du Royaume des cieux est une autre chose. Cheminer en direction du Royaume des cieux c’est une vie qui comprend les Saintes Écritures, qui aussi les saisit, et se laisse aussi saisir par elles. Et bien, l’homme qui vit ainsi est semblable à un maître de maison, un majordome, qui tire de son trésor du nouveau, et de l’ancien. L’homme qui vit ainsi sait et comprend ce qui jadis a été dit, mais, en plus, il invente aujourd’hui, pour dire une fois encore ce qui a été dit, un nouveau langage, une nouvelle manière de dire. C’est exactement ce que feront les disciples de Jésus qui, versés d’abord dans la connaissance des Saintes Écritures, ayant saisi ensuite le langage des paraboles, nouvelle manière de dire l’unique espérance de l’humanité, sauront enfin dire cette unique espérance, après la disparition de Jésus Christ, en vivant leur existence selon les paraboles, et en inventant le langage de la résurrection.

 Sœurs et frères, je pense que nous sommes en marche vers le Royaume des cieux. Nous savons comment les anciens ont dit leur espérance. Nous savons aussi comment Jésus a dit son espérance dans le langage des paraboles. Et nous savons enfin comment ses disciples ont dit leur espérance dans le langage de la résurrection.

Puisse l’esprit nous inspirer lorsqu’il nous faut, à notre tour, parler du Royaume des cieux et de notre espérance. Amen



dimanche 19 juillet 2020

Les saisons de la grâce (Matthieu 13,24-43)


Matthieu 13

24 Il leur proposa une autre parabole: «Il en va du Royaume des cieux comme d'un homme qui a semé du bon grain dans son champ. 25 Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu; par-dessus, il a semé de l'ivraie en plein milieu du blé et il s'en est allé. 26 Quand l'herbe eut poussé et produit l'épi, alors apparut aussi l'ivraie. 27 Les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire: ‹Seigneur, n'est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ? D'où vient donc qu'il s'y trouve de l'ivraie?› 28 Il leur dit: ‹C'est un ennemi qui a fait cela.› Les serviteurs lui disent: ‹Alors, veux-tu que nous allions la ramasser?› - 29 ‹Non, dit-il, de peur qu'en ramassant l'ivraie vous ne déraciniez le blé avec elle. 30 Laissez l'un et l'autre croître ensemble jusqu'à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs: Ramassez d'abord l'ivraie et liez-la en bottes pour la brûler; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier.› »

 31 Il leur proposa une autre parabole: «Le Royaume des cieux est comparable à un grain de moutarde qu'un homme prend et sème dans son champ. 32 C'est bien la plus petite de toutes les semences; mais, quand elle a poussé, elle est la plus grande des plantes potagères: elle devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent faire leurs nids dans ses branches.»

33 Il leur dit une autre parabole: «Le Royaume des cieux est comparable à du levain qu'une femme prend et enfouit dans trois mesures de farine, si bien que toute la masse lève.»

34 Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans paraboles, 35 afin que s'accomplisse ce qui avait été dit par le prophète: J'ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je proclamerai des choses cachées depuis la fondation du monde.

36 Alors, laissant les foules, il vint à la maison, et ses disciples s'approchèrent de lui et lui dirent: «Explique-nous la parabole de l'ivraie dans le champ.» 37 Il leur répondit: «Celui qui sème le bon grain, c'est le Fils de l'homme; 38 le champ, c'est le monde; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume; l'ivraie, ce sont les sujets du Malin; 39 l'ennemi qui l'a semée, c'est le diable; la moisson, c'est la fin du monde; les moissonneurs, ce sont les anges. 40 De même que l'on ramasse l'ivraie pour la brûler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde: 41 le Fils de l'homme enverra ses anges; ils ramasseront, pour les mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l'iniquité, 42 et ils les jetteront dans la fournaise de feu; là seront les pleurs et les grincements de dents. 43 Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Écoute qui a des oreilles!

Prédication

            Nous avons, la semaine dernière, médité sur la parabole du semeur et sur sa soi-disant explication. Nous avons aussi compris combien l’exigence d’une explication terme à terme de cette parabole pouvait être néfaste, en rendant impensable toute idée de conversion : mauvaise terre un jour, mauvaise terre toujours… Et nous avons reçu, comme bonne nouvelle, la troublante prodigalité d’un semeur, qui, contre toute raison, ensemence indistinctement toutes sortes de terrains.

            Semeur prodigue de la parole, Jésus poursuit son enseignement. Parabole de la mauvaise herbe, parabole de la graine de moutarde, et parabole du levain. En plus de ces trois paraboles, nous avons une soi-disant explication d’une de ces paraboles, plus un petit enseignement de Matthieu en deux versets : « 34 Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans paraboles, 35 afin que s'accomplisse ce qui avait été dit par le prophète : "J'ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je proclamerai des choses cachées depuis la fondation du monde." »

            Des choses cachées, depuis la fondation du monde ? Quelles choses ? Cachées par qui ? Cachées pourquoi ? Et cachées comment ?

            Les lecteurs que nous sommes, et sans doute tous les lecteurs de Matthieu qui sont venus avant nous ont dû ressentir un petit picotement à la lecture de ces deux versets. La perspective d’être les premiers à connaître des choses possiblement si importantes et mystérieuses a quelque chose d’excitant et provoque une légère dilatation du moi.

            Mais ce sentiment devrait être modéré. En serrant le texte de près, en scrutant un peu les langues anciennes, nous remarquons que s’il s’agit bien d’une proclamation, cette proclamation a quelque chose de lourd, et de massif. Pensez au taureau qui mugit, pensez à la puissance d’une mer déchaînée qui fracasse la falaise. Le texte latin utilise même le verbe éructer… Les lecteurs doivent donc s’attendre à une interpellation profonde. Quant au Psaume 77 de la version grecque de l’ancien testament, que Matthieu cite précisément, il précise que ce dont il est question est problématique non seulement depuis le commencement, mais aussi problématique au fondement même. Fondement de quoi ? Et bien, il est question de Dieu, de foi, de conversion, et de salut. Il est question, au sens le plus large possible, des affaires de religion que les humains ont avec leurs dieux. Il est question de ce qui se niche au cœur, au tréfonds, du sentiment religieux.

            Dans le fragment que nous méditons aujourd’hui, il y a trois paraboles : la mauvaise herbe, la graine de moutarde, et le levain. Une fois ces trois paraboles publiquement prononcées, Jésus et ses disciples se retrouvent en privé. Et les disciples demandent à Jésus des explications. Plus précisément, ils demandent des éclaircissements. Ils veulent que tout soit bien clair...

            Or, leur demande d’éclaircissements ne concerne qu’une des trois paraboles. (Laquelle des trois ?) La première, celle qui inquiète : la parabole de la mauvaise herbe. Autant l’on se réjouit de ce que la plus petite des semences devienne un arbre dans lequel les oiseaux font leur nid, autant l’on se réjouit de ce qu’un peu de levain fasse lever la pâte, autant l’on s’inquiète lorsqu’il s’agit de moisson, de tri, et de feu. Bonne ou mauvaise graine ? Bonne ou mauvaise herbe ? Qui est qui ?

            Toutes ces questions sont posées, il est vrai, au détriment d’une simple compréhension de la parabole. Tout comme le semeur était sorti pour semer, un point c’est tout, le Royaume des cieux est comparable à un homme qui a ensemencé son champ et attend seulement la récolte, point. Le reste de la parabole, et ce que Jésus ajoute, agit comme un révélateur. Révélateur de ce qu’il y a dans le tréfonds du sentiment religieux.

Relisons d’abord ce qu’ajoute Jésus : - Celui qui sème le bon grain : le Fils de l'homme ; 38 le champ : le monde ; le bon grain : les sujets du Royaume ; l'ivraie : les sujets du Malin ; 39 l'ennemi : le diable; la moisson : la fin du monde; etc. 43 Et alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. »

Plus encore que dans le cas de la parabole du semeur, il ne s’agit pas d’une explication. Ce qu’ajoute Jésus n’explique rien. C’est juste un mot en face d’un autre mot. Avec cette parabole de la mauvaise herbe, c’est bien évidemment la fin des temps qui est envisagée et, avec cette fin des temps, le grand tri de la fin, la condamnation des uns et la rétribution des autres. Mais quant aux explications, à savoir qui finira comment et selon quels critères, les auditeurs, et les lecteurs, ne peuvent que rester sur leur faim.

Et, en deçà même des précisions que donne Jésus, il pose à ses disciples, des questions accusatrices : « Que voulez-vous savoir, au juste ? », ou « De quoi voulez-vous être certains ? », ou encore, plus incisif « Pourquoi êtes-vous après moi ? » Ces questions portent sur ce qu’il y a dans le tréfonds du sentiment religieux : un dramatique besoin de se mettre bien avec les dieux, d’obtenir leur protection, un dramatique besoin d’être certain de sa propre destinée, d’être sûr de mériter un au-delà de félicité et de béatitude. Et qu’il s’agisse des dieux en général ou de Iahvé, le Dieu de Jésus Christ, en particulier, les besoins sont les mêmes.

Ces choses-là n’ont pas besoin d’être publiées ou révélées. Elles sont connues de tout le monde depuis les commencements. Et même s’il s’agit de la foi chrétienne, il n’est qu’à voir, chaque fois qu’une question nouvelle émerge, comment l’on se réclame – et c’est pathétique – d’une autorité littérale des Saintes Écritures ou de l’autorité de la Tradition ; on se met ainsi bien avec Dieu. Mais cette certitude d’être bien avec Dieu, d’être à l’unisson de sa volonté, au fond, sur quoi repose-t-elle ?

Ce qui doit être publié, et plus encore qu’être publié, être mis à nu, c’est que tout ce qu’un être humain peut penser, dire et faire de Dieu participe toujours d’une dissimulation primordiale : la dissimulation de ce que nous n’avons rien et que de cette situation primordiale nous ne voulons rien savoir. Même pour ceux qui affirment qu’avec Dieu et en Dieu, par Jésus Christ, tout est grâce, s’il advient qu’ils en soient certains, il advient en même temps que ce soit trop dire devant le néant.

Vanité des vanités, dirait l’Ecclésiaste. Mais cela ne sera vrai que s’il ajoute à ses propos, mais surtout en son cœur, que dire vanité des vanités est encore vanité, etc., et que même etc. est vanité. 

Lorsque Jésus raconte la parabole de la mauvaise herbe, et que sur la demande insistante de ses disciples il donne ces précisions que nous avons commentées, il les met au pied du mur, ou, plutôt, face à ce néant dont personne ne peut, ni ne veut, rien savoir. Nous pouvons imaginer que les disciples ont été un peu commotionnés par ce qu’ils ont écouté…

Pourtant, quelque chose peut se dessiner. Souvenons-nous comment de la parabole agricole de la mauvaise herbe nous sommes passés à une parabole théologique de la fin des temps. Cette parabole théologique de la fin des temps dénonce et détruit, nous l’avons vu. Mais une fois que la dénonciation et la destruction ont eu lieu, qu’est-ce qui pourrait nous empêcher de parcourir un autre chemin ? De la parabole théologique de la fin des temps nous pouvons revenir à la parabole agricole de la mauvaise herbe. Cette parabole ne fonctionne pas qu’une fois et tant pis pour ceux qui auront laissé passé l’occasion… Cette parabole se rejoue chaque fois qu’une nouvelle saison commence.

Oui, la parabole de la mauvaise herbe est une parabole saisonnière, tout comme la parabole du semeur était une parabole saisonnière. Des semailles et des récoltes auront lieu l’année prochaine encore. La nature a ses saisons. Et tout comme nous pouvons parler des saisons de la nature nous pouvons aussi parler des saisons de la grâce.

 La grâce a ses saisons que les saisons ignorent. Parler des saisons de la grâce c’est, au terme de cette prédication, la seule manière de parler de la grâce en demeurant en face du vide, de la vie, en face de Dieu. Amen


samedi 11 juillet 2020

Le temps de la conversion (Matthieu 13,1-23)

Matthieu 13

1 En ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s'assit au bord de la mer. 2 De grandes foules se rassemblèrent près de lui, si bien qu'il monta dans une barque où il s'assit; toute la foule se tenait sur le rivage.

 3 Il leur dit beaucoup de choses en paraboles. «Voici que le semeur est sorti pour semer. 4 Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin; et les oiseaux du ciel sont venus et ont tout mangé. 5 D'autres sont tombés dans les endroits pierreux, où ils n'avaient pas beaucoup de terre; ils ont aussitôt levé parce qu'ils n'avaient pas de terre en profondeur; 6 le soleil étant monté, ils ont été brûlés et, faute de racine, ils ont séché. 7 D'autres sont tombés dans les épines; les épines ont monté et les ont étouffés. 8 D'autres sont tombés dans la bonne terre et ont donné du fruit, l'un cent, l'autre soixante, l'autre trente. 9 Écoute qui a des oreilles!»

10 Les disciples s'approchèrent et lui dirent: «Pourquoi leur parles-tu en paraboles?» 11 Il répondit: «Parce qu'à vous il est donné de connaître les mystères du Royaume des cieux, tandis qu'à ceux-là ce n'est pas donné. 12 Car à celui qui a, il sera donné, et il sera dans la surabondance; mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré. 13 Voici pourquoi je leur parle en paraboles: parce qu'ils regardent sans regarder et qu'ils écoutent sans écouter ni saisir; 14 et pour eux s'accomplit la prophétie d'Ésaïe, qui dit: Vous aurez beau écouter, vous n’écouterez pas; vous aurez beau voir, vous ne verrez pas. 15 Car le cœur de ce peuple s'est épaissi, ils sont devenus durs d'oreille, ils se sont bouché les yeux, pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas écouter de leurs oreilles, ne pas saisir avec leur cœur, et pour ne pas se convertir. Et je les aurais guéris ?

16 «Mais vous, heureux vos yeux parce qu'ils voient, et vos oreilles parce qu'elles écoutent. 17 En vérité, je vous le déclare, beaucoup de prophètes, beaucoup de justes ont désiré voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu, écouter ce que vous écoutez et ne l'ont pas écouté. 

18 «Vous donc, écoutez la parabole du semeur. 19 Quand l'homme écoute la parole du Royaume et ne saisit pas, c'est que le Malin vient et s'empare de ce qui a été semé dans son cœur; tel est celui qui a été ensemencé au bord du chemin. 20 Celui qui a été ensemencé en des endroits pierreux, c'est celui qui, écoutant la Parole, la reçoit aussitôt avec joie; 21 mais il n'a pas en lui de racine, il est l'homme d'un moment: dès que vient la détresse ou la persécution à cause de la Parole, il tombe. 22 Celui qui a été ensemencé dans les épines, c'est celui qui écoute la Parole, mais le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole, et il reste sans fruit. 23 Celui qui a été ensemencé dans la bonne terre, c'est celui qui écoute la Parole et la saisit: alors, il porte du fruit et produit l'un cent, l'autre soixante, l'autre trente.»

Prédication

            Voici donc que nous avons 23 versets de l’évangile de Matthieu : une première parabole, un propos sur l’enseignement en paraboles, et une seconde parabole.

            Et voici aussi quelques réflexions sur ces 23 versets.    

                Première réflexion (il n’y a pas de semeur).

            Dans la plupart des Bibles, en plus des repères de chapitres et de versets, figurent des titres intermédiaires. Ces titres n’ont rien de canonique et sont de la responsabilité des éditeurs. Pour la première des deux paraboles, dans la Nouvelle Bible Segond, id. BJ, on trouve « La parabole du semeur ». Et pour la deuxième, on trouve « Explication de la parabole du semeur. »

            Avant de prononcer l’une de ces deux paraboles, Jésus dit : « Écoutez la parabole du semeur. » S’agit-il de la première, ou de la deuxième ?

            Il s’agit de la deuxième… pourtant, dans la deuxième parabole, il n’y a pas de semeur… Et ceci va nous permettre de dire que, dans la parabole du semeur, il n’y a pas de semeur. Et c’est d’ailleurs presque le cas dans la première parabole aussi, puisque le semeur sort pour semer, puis sort totalement de la parabole, non sans avoir gaspillé une part significative de la semence en la projetant un peu partout.

             Deuxième réflexion (la parole a toujours déjà été semée)

            La seconde parabole explique-t-elle vraiment la première ? A chaque élément concret de la première correspond un élément abstrait de la seconde.

Nous ne sommes plus en face de paraboles, mais d’allégories : la petite histoire du semeur qui expédie les graines un peu partout est une allégorie du témoignage, ou de la prédication. Elle n’est d’ailleurs pas une très bonne allégorie, parce que là où la seconde petite histoire considère que la parole a toujours déjà été semée, la première petite histoire rajoute un semeur. Alors que – nous l’avons déjà vu – dans la parabole du semeur, il n’y a pas de semeur.

                    Troisième réflexion (et alors ?)

            Lorsque nous nous promenons dans une campagne relativement intacte, c'est-à-dire une campagne pas trop remembrée, qui a encore des chemins, des haies et des bosquets, et qui conserve encore les traces du dépierrage des terrains, nous constatons bien que certains endroits sont caillouteux, d’autres couverts de ronces, etc.  Mais nous ne faisons pas de remarques là-dessus. Cela fait partie de la vérité, et peut-être bien aussi de la beauté du paysage. Quant à l’espèce humaine considérée du point de vue de sa capacité à recevoir une bonne parole, nous savons bien que tous ne sont pas identiques.   Il en est ainsi des paysages champêtres et de nos semblables. La semence tombe ici ou là, avec tel devenir. Et alors ? La parole du royaume, toujours déjà semée atteint untel et tel autre, avec tel ou tel devenir. Et alors ? Ni l’une ni l’autre de ces paraboles ne nous apprend rien.

             J’ajoute une quatrième réflexion (méfiez-vous des semeurs)

Dans le souvenir de mes jeunes années, il y a plusieurs pasteurs. Au sujet de ces paraboles, un de ces pasteurs qui s’occupait de notre instruction religieuse avait insisté sur le fait qu’il était de notre responsabilité de semer, c'est-à-dire d’annoncer l’Évangile à nos contemporains, c'est-à-dire, à l’âge du début de l’adolescence, à ceux qui fréquentaient le même collège que nous.

Quant au fruit que nous étions tenus de porter, il s’appréciait justement au nombre de ces copains qui, ensemencés par notre témoignage, auraient donné leur vie à Jésus. J’ai eu zéro, et encore zéro. Avec, en prime, une culpabilité que le monsieur a bien souvent réactivée… Méfiez-vous du semeur !

            Qu’allons-nous faire ces deux textes ?

            Allons-nous les rejeter ? Nous n’allons pas les rejeter, mais les conserver pieusement. Et nous allons persister dans la lecture : entre ces deux paraboles, il y a une question, posée à Jésus par ses disciples : « Pourquoi leur parles-tu en paraboles ? »

             (1) La réponse de Jésus est pour le moins, inattendue.

Les paraboles, surtout lorsqu’il s’agit de la parole du royaume, ne sont pas faites pour dispenser un savoir particulier, ni pour prôner une méthode particulière d’évangélisation, ni pour cimenter un savoir déjà existant, mais, tout au contraire, ces paraboles sont prononcées pour inquiéter, voire même pour ruiner, tout savoir dont on pourrait se réclamer personnellement.

(2) La réponse de Jésus est somme toute assez révoltante.

Jésus parle en paraboles non pas pour sauver, mais pour perdre. Il parle ici comme le prophète Ésaïe (Ésaïe 6,9-10) qui, constatant l’endurcissement des fils d’Israël, prend certes encore la parole, mais renonce à tout changement, à toute conversion. Mais est-ce bien Dieu qui parle ? Oui, parce que le prophétisme met les paroles de Dieu dans la bouche du prophète, et met toujours aussi les paroles du prophète dans la bouche de Dieu. Et c’est ainsi que nous entendons Jésus, dans l’évangile de Matthieu, avec une stature et une autorité de prophète, se prononcer non pas pour, mais radicalement contre ses contemporains.

Nous ne sommes pourtant pas ici sur un terrain tout à fait inconnu, puisque nous retrouvons alors la violence de l’évangile et la radicalité de l’évangile dont nous avons parlé ces dernières semaines. Mais, tout de même, qu’est-ce que ce sauveur supposé qui enterre tout vivants la plus grande partie de ses contemporains ?

           (3) La réponse de Jésus est ensuite un rien hermétique.

« A celui qui a, il sera donné, et cela sera surabondant, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. » Il manque dans cette phrase, et au verbe avoir, un complément d’objet direct. A celui qui a quoi ?

Proposition, toujours en rapport avec la parole du royaume, et en rapport avec les paraboles : celui qui affirme savoir ce qu’il en est de cette parole et savoir ce qu’il faut faire pour la transmettre efficacement, n’a, en réalité, rien du tout. Celui qui affirme qu’il connaît et comprend les paraboles n’a, en réalité, rien du tout. Et, ajoute Jésus, même ce qu’il a lui sera enlevé. Quant à celui qui a, celui qui a pu recevoir en lui-même ce qui est toujours déjà donné, il recevra plus et plus encore.

On dit parfois que ce qu’on perd en illusions on le gagne en lucidité ; s’agissant des paraboles, on peut dire que ce qu’on perd en savoir on le gagne en étonnement, et, parfois, on le gagne même en émerveillement.

Sauf que, pour l’instant, nous ne sommes guère émerveillés. Nous sommes plutôt étonnés que notre lecture – nous n’avons fait que lire – de ces textes soit venue mettre si radicalement en question l’enseignement de Jésus en paraboles. Mais est-ce cela que nous avons mis en question ? Ou plutôt une certaine exigence bien humaine, l’exigence de disposer de la parabole et du sens de la parabole ?

Tout s’est passé comme si, étant sommé de fournir le sens de la parabole, Jésus avait répondu : « Vous réclamez le sens de la parabole en plus de la parabole ? Et bien, le voici ! » Et ce qui advient, lorsque le soi disant sens est bien connu, c’est un désastre. C’est même un scandale, dans le sens biblique de ce mot, un piège qui se referme, puisque cela fige absolument tout. Chaque être humain est alors assimilé à tel ou tel élément immuable d’un paysage immuable : rocaille un jour, rocaille toujours, fertile un jour, fertile toujours, futile un jour, futile toujours. Comme si le mot "conversion" n’avait aucune signification. Comme si un être humain ne pouvait jamais changer.

 

Nous n’allons pas nous arrêter maintenant.

A partir de maintenant, quelque chose n’est plus possible pour nous : c’est d’exiger qu’avec la parabole nous soit livré le sens de la parabole. Réjouissons-nous de ce que cela n’est plus possible. Autre chose cependant devient possible. Et cette chose, nous allons la dire avec les mots du texte.

Lorsqu’on cesse d’exiger qu’avec la parabole nous soit livré le sens de la parabole, il devient possible d’écouter la parabole, de recevoir la parabole, comme le dit Jésus, « avec nos cœurs ». Alors les yeux se décillent, les oreilles se débouchent, et le cœur s’élargit ; c’est de joie qu’il peut alors s’emplir, joie de vivre, joie d’étudier. Car l’étude ne va certainement pas s’arrêter, elle va même plutôt commencer, enfin.

 

Mais le sermon, lui, doit finir. « Voici que le semeur est sorti pour semer ». Le semeur sort, puis sème, puis sort de nouveau. Il sort du récit. On n’entendra plus jamais parler de ce semeur, ni de sa troublante prodigalité.

Mais nous saurons qu’il y a de la semence partout. Tous les terrains méritent d’être ensemencés. Tous les humains méritent d’écouter la parole du Royaume. Il n’est pas de cœur trop épineux ou trop sec pour cette parole.

Et tous sont ainsi au bénéfice de la promesse de Dieu et du prophète Ésaïe (55,10-11) : « 10 C'est que, comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l'avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange,

 11 ainsi se comporte ma parole du moment qu'elle sort de ma bouche: elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l'avais envoyée. » Amen

 

dimanche 5 juillet 2020

Violences (Matthieu 11,25-30), ou la fin avant le commencement

Matthieu 11

25 et à cet instant, Jésus reprit la parole et dit: «C’est toi que je confesse et que je loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, qui as caché cela aux sages et aux intelligents et qui l’as dévoilé aux plus petits. 26 Oui, Père, il en est ainsi, selon ton bon plaisir. »

27 Toutes choses m’ont été données par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le dévoiler. 

28 «Approchez-vous de  moi, vous tous qui peinez, vous qui êtes écrasés, et moi je vous donnerai le repos. 29 Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. 30 Oui, mon joug est doux et mon fardeau léger.»

Prédication : 

            « Oui, mon joug est doux et mon fardeau léger.» C’est la fin des quelques versets qui nous sont proposés pour ce premier dimanche de juillet. C’est la fin du chapitre 11 de l’évangile de Matthieu.

Cette fin de chapitre peut nous faire penser à la fin du chapitre précédent, que nous avons lue et méditée la semaine dernière. « Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu'un verre d'eau fraîche, à l'un de ces petits en sa qualité de disciple, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense.» (Mat 10,42). Il était question d’un simple, vraiment très simple, accueil. Et il est question maintenant d’un simple, vraiment très simple engagement, avec douceur, avec grâce.

            Qu’est-ce qui pourrait nous empêcher d’accueillir cette douceur et de nous placer sous ce joug ? Qu’est-ce qui pourrait nous empêcher de trouver auprès de notre Seigneur le repos dont nous avons besoin. »          

            Interrogeons-nous toutefois un peu. Ceux qui ont choisi pour nous ces textes nous ont suggéré, par deux fois, de lire la fin d’un chapitre avant d’en lire le commencement. Quels sont ces commencements ?

Jésus envoie ses disciples en mission. Mission dangereuse, mission difficile, ils vont peut-être y laisser leur peau… Comme des brebis au milieu des loups… Je ne suis pas venu pour apporter la paix, mais le glaive… C’est le commencement du chapitre 10.

Matthieu, chapitre 11 : Jean le Baptiste doute de la messianité de Jésus. Jésus répond, fermement d’abord, puis violemment. Son appel à la conversion devient une invective. C’est le commencement du chapitre 11.

Dans les deux chapitres, les contemporains de Jésus sont décrits par lui comme pires que les habitants de Sodome…

Tout cela, c’est le commencement, et ce commencement est d’une violence inouïe.

 

Ce commencement a dû être à l’image de ce qui pouvait se passer dans ce pays vers la fin du 1er siècle. Il y avait la domination romaine, bien sûr. Mais cette domination ne faisait que complexifier et exacerber encore ce qui existait depuis longtemps, et peut-être même depuis toujours.

Clivages claniques et tribaux, mais aussi clivages religieux de tous ordres… Questions liées au Temple, existant encore ou déjà détruit, questions liées aux calendriers religieux, questions liées à l’histoire récente, ou ancienne… Celui qui croit en Dieu doit-il être prêtre, guerrier, ermite du désert, vivre seul, ou en communauté ? Doit-il être, ou pas, baptisé, par qui, et selon quel rituel ? Pratiquer des ablutions, lesquelles, avec quelle fréquence ? Est-ce qu’un Galiléen est un fils d’Abraham ?

Et si vous vous interrogez sur les Samaritains, l’évangile de Matthieu les ignore complètement : la seule mention qui en est faite (chap. 10) est, dans la bouche de Jésus, que ses disciples ne se rendent surtout pas chez eux : dans l’évangile de Matthieu, les Samaritains sont, d’emblée, exclus de l’aventure du salut… Ils ne sont pas les seuls exclus : les étrangers le sont aussi (10,5).

Il nous faut encore imaginer quantité d’invectives et autres violences verbales que les uns, dont Jésus, adressaient aux autres. Il nous faut imaginer aussi quantité de violences physiques.

Tout cela est ce que nous avons appelé le commencement, le paysage, le contexte dans lequel a été prononcée, selon Matthieu, la première prédication chrétienne. Tel est, dans son premier contexte, l’évangile de Matthieu. Nous n’avons donc pas à être autrement surpris que le texte, jusque dans la bouche de Jésus, soit par moments chargé de cette ambiance, et que cette ambiance ainsi nous devienne perceptible.

La première prédication chrétienne, selon Matthieu, n’est-elle seulement qu’un discours violent parmi d’autres discours violents, dans une époque marquée par la violence ?

Souvenons-nous que c’est dans l’évangile de Matthieu qu’il y a le sermon sur la montagne, et que c’est dans le sermon sur la montagne qu’il y a les Béatitudes. Combien de fois entendons-nous dire que les Béatitudes sont belles ? Mais quand nous autorisons-nous à en reconnaître la radicalité et la violence ?

N’est-il pas extrême et violent, ce propos de Jésus qui, à des gens certains du bien fondé de leur pratique, et certains aussi de leur justice, recommande de servir un verre d’eau fraîche à un moins que rien ?

N’est il pas violent, une fois encore, ce propos de Jésus qui, à des gens certainement versés dans de complexes et difficiles observances  religieuse, affirme que son joug est doux, son fardeau léger, et qu’un enfant en bas âge en sait infiniment plus qu’eux ?

Dans le contexte dans lequel Jésus s’exprime, un contexte de radicalités qui se méprisent les unes les autres et qui s’affrontent lorsqu’elles ne peuvent pas s’éviter, parler comme le fait Jésus est au comble de l’audace.

Nous ne pouvons pas ignorer cela. Nous ne pouvons pas, tant que nous lisons l’évangile de Matthieu, faire de la prédication chrétienne une fin qui n’aurait pas de commencement. Car, en vérité, cette simplicité et cette douceur qu’on aimerait être la fin, c'est-à-dire l’accomplissement, de l’Évangile, aucune discipline spirituelle ne peut y accéder.

 

Ce qui est mis en évidence, dans les chapitres que nous avons médités cette semaine et la semaine dernière, c’est une impasse. C’est l’impasse de toute discipline personnelle, de toute sagesse, de tout cursus religieux, qui auraient pour but la conquête de la simplicité, ou encore l’atteinte du Royaume, ou l’expérience de la Béatitude. Il n’y a pas de discipline pour cela. Ce que nous disons n’ôte pas leur pertinence aux cultes, études, et autres prières… que nous accomplissons, seuls et en groupes. Ces disciplines personnelles et communautaires ont leur pertinence, et nous allons même dire qu’elles sont indispensables. Mais en tant que telles elles ne nous amèneront jamais à cette fin supposée dont nous parlons depuis tout à l’heure.

La raison de tout cela est que, même apaisées, même fraternelles, même savantes sans être pédantes, ces pratiques relèvent toutes du commencement qui prétend venir avant la fin, et mener à la fin.

 

Alors que, lorsqu’il s’agit de l’Évangile, de l’accueil ultime et du joug de Jésus, la fin vient avant le commencement. Elle ne relève pas de la sagesse des sages, ou de l’intelligence des intelligents, mais d’une révélation faite aux plus petits, c'est-à-dire d’une révélation faite à ceux qui ne connaissent même pas le mot de révélation. Qu’il en est ainsi selon le bon plaisir de Dieu. Et que cela advient seulement lorsque le Fils veut bien le révéler.

            Puissions-nous, sœurs et frères, nous tourner vers lui avec cette simplicité qu’il proclame. Et pour tout le reste, qu’il soit fait selon sa sainte volonté. Amen


mercredi 1 juillet 2020

Lettre pastorale du 1er juillet 2020. Sortir

            Le verbe sortir est un verbe très fréquent dans l’Ancien Testament : il y apparaît 990 fois. Dans son sens le plus archaïque, ce verbe décrit la plante qui sort du sol, et l’eau de source qui sort de terre. Il décrit Noé qui sort de l’Arche après le Déluge, et ce que font les patriarches qui, obéissant à l’ordre de Dieu, sortent de la terre de leur naissance et se mettent en route vers la terre promise. Ils sortent aussi de leur tente, la nuit, pour regarder les étoiles, et Dieu leur promet que d’eux sortira une descendance nombreuse… Faire sortir les Hébreux hors d’Égypte, c’est l’ordre que Dieu adresse un jour Moïse. Nous nous souvenons tous que cette sortie ne se fit pas sans douleur. Dieu s’était fait connaître en révélant son nom à Moïse, il se fit connaître en donnant sa Loi aux Hébreux. Ainsi commencent les dix commandements : « Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’a fait sortir de la terre d’Égypte, de la maison de l’esclavage » (Exode 20,2).

            Ainsi traduit, nous pouvons penser que cette sortie a eu un commencement et une fin. Mais nous nous souvenons de révoltes et de murmures dans le camp des Hébreux. Nous nous souvenons que certains protestèrent contre cette existence ascétique dans le désert. Nous nous souvenons que certains furent prêts à retourner en Égypte (Nombres 14:3, par exemple). Redoutable liberté, exigeante liberté, qui fait à certains préférer la servitude, à un tel point que même l’amour divin semble peiner. Il fallut bien du temps, 40 années, durée hautement symbolique, pour que le peuple, enfin sorti d’Égypte dans sa tête, soit prêt à sortir du désert pour entrer dans la terre promise.

            La toute première phrase du Décalogue est en fait bien plus riche que nous ne l’avons envisagé jusqu’ici. En voici une autre traduction : « Je suis l’Éternel ton Dieu qui te fais (verbe au présent) sortir de la terre d’Égypte, de la maison des esclavages (au pluriel) (ou encore, de la maison des esclaves. » Le verbe sortir est au présent, ce qui indique que la sortie, la libération, est en train d’avoir lieu : Dieu est en train de faire sortir. Et plus encore, avec ce verbe au présent, ce n’est plus seulement le peuple hébreu qui est concerné, mais le lecteur, auquel l’Éternel s’adresse personnellement. Mais ces esclavages, ou ces autres esclaves que le lecteur côtoie, quels sont-ils ? Nous risquons ici d’entrer dans le secret des consciences… chacun dispose de sa propre intimité avec Dieu. Chacun suit son propre chemin avec Dieu.

            Mais s’agissant de sortir, il y a quelque chose qui nous concerne tous ensemble. Nous étions, ces derniers mois, assez empêchés de sortir. Mais, maintenant, la plus grande part de notre liberté nous a été rendue. Quelques contraintes demeurent, il est vrai, mais nous pouvons de nouveau sortir. Nos activités ont repris et, parmi elles, le culte dominical. Nous pouvons de nouveau aussi nous arrêter à la terrasse d’un café, fréquenter les cinémas, et les restaurants. Pour cela, nous rendons grâce à Dieu. Mais nous n’oublions pas que, parmi les plus anciens d’entre nous, certains ne sortent plus de chez eux et attendent nos appels et nos visites.

 Chères sœurs, chers frères, cette lettre pastorale hebdomadaire a vu le jour le 20 mars 2020, au début du confinement. Elle avait pour but de maintenir le lien paroissial. Le confinement fini, elle prend fin. Fin provisoire ? Fin définitive ? Dieu seul sait de quoi demain sera fait. Merci pour votre fidélité.