Fête du Christ Roi, ou du
Christ Roi de l’Univers, selon qu’on considère (avec l’encyclique Quas primas de Pie XI, en 1925 – après la Grande Guerre et
après la création de la Société des Nations )
que toutes les nations devraient obéir aux lois du Christ (ceux qui professent aujourd’hui encore ceci célèbrent cette fête le dernier dimanche d’octobre, juste
avant la Toussaint
– lors même que les protestants, eux, ce même jour, célèbrent la Réformation), ou selon qu’on
considère plutôt, après la réforme liturgique de 1969 (après donc le Concile),
qu’en Christ est récapitulée toute la création, doctrine à vrai dire pas vraiment
neuve puisque c’est Irénée de Lyon qui l’a formulée le premier, à la fin du IIè
siècle, et reprise alors par l’Eglise catholique dans une perspective moins
politique que la fête de 1925 ; le fondement biblique principal de l’interprétation
d’Irénée est en Colossiens 1,12-20.
Luc 23
35 Le peuple se tenait là, et regardait. Les autorités se moquaient de Jésus, disant:
Il a sauvé les autres; qu'il se sauve lui-même, s'il est le Christ, l'élu de
Dieu !
36 Les soldats aussi se
moquaient de lui; s'approchant et lui présentant du vinaigre,
37 ils disaient: Si tu es
le roi des Juifs, sauve-toi toi-même !
38 Il y avait au-dessus
de lui cette inscription: Celui-ci est le roi des Juifs.
40 Mais l'autre le
reprenait, et disait: Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation
?
41 Pour nous, c'est
justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos actes; mais celui-ci n'a rien fait de mal.
42 Et il dit à Jésus:
Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne.
43 Jésus lui répondit: Je
te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis.
Prédication
Aujourd’hui, c’est le dernier dimanche avant
l’Avent, c’est donc, dans notre calendrier liturgique, la fin de ce qu’on
appelle le temps de l’Eglise. Ce dimanche porte parfois le nom de dimanche du
Christ Roi.
Vous vous
dites que ça ne nous concerne guère, et que ce sont des affaires entre
catholiques. Seulement, notre lectionnaire dimanches et fête conserve le texte
biblique et supprime la mention « Christ Roi ». On nous gratifie
ainsi, sans crier gare, d’un texte de la Passion dont la présence à cette période de
l’année est difficilement justifiable.
Fête du
Christ Roi, mais de quelle royauté parle-t-on ? Nous pouvons, bien
entendu, imaginer le temps de l’Eglise arrivé à un certain accomplissement ;
nous pouvons imaginer alors un unique gouvernement mondial qui serait basé sur
l’Evangile. Il existe bel et bien une utopie évangélique, un rêve de cité
renouvelée, d’où auraient disparu la souffrance et les larmes. Seulement une
question peut être posée : est-ce qu’une seule fois dans l’histoire une
religion s’est trouvée à la tête d’un pays sans abuser de la position qui était
la sienne ? A ma connaissance, ça ne s’est jamais produit. Il doit
exister dans l’âme humaine une propension totalitaire à laquelle nul n’est en
mesure de résister lorsqu’il a acquis suffisamment de pouvoir… De ce genre de
royauté nous ne voulons pas, et même si, en se réclamant du Christ, elle venait
à être instaurée sur nous il nous faudrait alors prier le Christ qu’il nous
donne la force de résistance dont nous aurions besoin.
De quelle
royauté du Christ parle-t-on lorsqu’on parle du Christ Roi à la fin du temps de
l’Eglise ? Un texte biblique nous a été proposé. Lisons-le, comme une
parabole. Nous y voyons trois crucifiés. Les romains, lorsqu’ils crucifiaient
un homme, faisaient figurer le motif de la condamnation : ici « brigand »
pour deux hommes, et « roi des Juifs » pour l’autre.
Mais nous
voyons d’abord le peuple, un peuple qui ne fait rien et ne dit rien, un peuple
au spectacle. L’un est peut-être dans l’effarement, un autre dans une vilaine
jouissance, un autre encore dans une secrète révolte, un autre enfin dans un certain
contentement, parce que ça n’est pas à lui que ça arrive. Rien n’émerge de ce
peuple, ni parole, ni action, tout comme rien n’émerge parfois de nos pensées
trop confuses, ou trop savantes. L’Eglise serait-elle cela ? L’Eglise, devant
le spectacle du monde, serait-elle un peuple confus, indécis, silencieux et
voyeur ? Si l’Eglise devenait cela, son temps serait fini, elle ne serait
plus l’Eglise du Christ…
Dans notre
texte nous voyons ensuite les autorités religieuses, et les autorités
religieuses donnent dans la raillerie. On pourrait dire, d’une manière assez
sévère, que les autorités ecclésiastiques ont toujours horreur du Christ vivant,
du Christ qui interpelle, qui célèbre la vitalité contre les institutions.
Entre des autorités religieuses établies et le Christ vivant, les relations ne
peuvent être que tendues ; elles ne peuvent être fécondes d’ailleurs que
si elles sont tendues. Une Eglise réduite au pouvoir cynique et railleur de ses
autorités est une Eglise assassine, une Eglise morte. On peut le dire
autrement : l’Eglise n’est rien sans le Christ. Mais ça n’est qu’une partie
de la vérité, la plus simple.
Lorsque les autorités raillent le
Christ, elles disent malgré elles l’autre partie, difficile, de la
vérité : le Christ n’est rien sans l’Eglise. Le Christ en sauve d’autres,
mais il ne peut pas se sauver lui-même, il ne veut pas se sauver lui-même. Il
en va de la dignité, de la vérité, de l’existence même de l’Eglise qu’elle le
sache et qu’elle l’assume. L’Eglise est en quelque manière responsable du
Christ, responsable de ce qu’elle en fait, de ce qu’elle en fait connaître.
Mais, dans le texte que nous méditons, cette vérité, les autorités railleuses
qui assistent à la crucifixion ne veulent ni la connaître, ni l’assumer.
Et voici
maintenant la soldatesque, veule et courtisane, dont l’attitude n’est jamais
qu’un enlaidissement de l’attitude des princes. Là où les princes raillent, les
courtisans s’esclaffent. Là où les princes abreuvent de loin leurs victimes
d’injures, les courtisans de près les abreuvent d’une boisson trop mauvaise
même pour eux. Ils en rajoutent au spectacle, sûrs et certains de leur
impunité. La soldatesque, ou les courtisans, sont cette sorte de corps
intermédiaire qui flaire le vent aussi efficacement qu’un charognard, ne prend
jamais la défense de personne, et ne s’en prend jamais qu’à déjà mort, qu’à beaucoup
plus faible que soi. Est-ce cela, l’Eglise, une vie attentiste dans l’ombre des
princes ?
Dans notre
texte, il y a deux brigands crucifiés. L’un reprend à son compte, en les
aggravant encore, les injures que nous avons commentées, menant à leur
paroxysme verbal toutes les haines, toutes les horreurs que nous avons déjà
mentionnées. Ce brigand est le type même de ce qu’on pourrait appeler
l’endurcissement. Ainsi, au comble de la déréliction, il y en a qui persistent
dans l’idée qu’ils ont toujours eue d’un Dieu, ou d’un Messie de Dieu qui leur
doit, personnellement, quelque chose qu’ils appellent salut mais qui n’est
jamais que l’assouvissement immédiat de leurs urgentes envies. Ce brigand
crucifié commet sur la croix un brigandage de plus. Un brigandage, en matière
religieuse, c’est reconnaître le Christ en tant que tel et exiger de lui en
plus qu’il vous satisfasse dans l’instant. Le verbe que Luc emploie pour
désigner ce comportement est sans ambiguïté, c’est le verbe blasphémer.
Alors que
peut Jésus pour tous ces gens ? Que peut le Christ pour tous les gens qui
sont dans le même genre de posture qu’eux ? Rien. Le Christ n’est rien
sans l’Eglise, avons-nous déjà dit. Il est totalement impuissant face à
l’arrogance, à la sottise, à l’endurcissement, à l’exigence… il ne peut que prier
le Père qu’il leur pardonne, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.
Et pourtant
nous avons bien lu que le Christ crucifié prononce des paroles que seul un Roi
peut prononcer : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi
dans le paradis. » Seul un Roi, seul le Christ Roi peut se permettre de
telles paroles ! Il peut se les permettre parce qu’il est Christ et Roi,
c’est entendu. Mais il peut prononcer ces paroles parce qu’il y a là quelqu’un
pour les susciter. Ce quelqu’un, vous le savez bien, c’est l’autre brigand. Repentant ?
Pas certain. Mais responsable ! (1) Pour ce qu’il en est de ses propres
actions passées, il s’en remet au jugement des hommes : nous recevons ce
que nos actes ont mérité. (2) Pour ce qu’il en est de son voisin, il dénonce
l’injustice des hommes et celles de la vie : lui n’a rien fait de mal. (3)
Et pour ce qu’il en est du reste, il s’en remet au Christ, il s’en remet à Dieu,
non pas pour tout de suite dans l’exigence, mais pour la fin des temps, dans
l’espérance, dans la foi. Ces trois points sont capitaux, ces trois points sont
exactement ceux qui ont mené le Christ à la croix, et ils sont aussi exactement
ce qui permet à l’Eglise d’être authentiquement Eglise du Christ, c'est-à-dire ce
qui permet exactement à la parole du Christ d’être manifestée et entendue. Mais
cette parole, la puissante parole du Christ Roi, elle n’est prononcée et
manifestée que dans l’impuissance de la crucifixion. Ainsi, lorsqu’il s’agit de
l’Evangile, il n’y a de royauté authentique qu’une royauté crucifiée. Lorsque
cette royauté se manifeste, lorsque cette parole est prononcée, l’abime de
l’épreuve et le sommet de l’espérance se rejoignent, et se confondent.
Puissions-nous
entendre et surtout, puissions-nous prononcer cette parole. Amen