dimanche 24 novembre 2013

Fête du Christ Roi (Luc 23,35-43)

Fête du Christ Roi, ou du Christ Roi de l’Univers, selon qu’on considère (avec l’encyclique Quas primas de Pie XI, en 1925 – après la Grande Guerre et après la création de la Société des Nations) que toutes les nations devraient obéir aux lois du Christ (ceux qui professent aujourd’hui encore ceci célèbrent cette fête le dernier dimanche d’octobre, juste avant la Toussaint – lors même que les protestants, eux, ce même jour, célèbrent la Réformation), ou selon qu’on considère plutôt, après la réforme liturgique de 1969 (après donc le Concile), qu’en Christ est récapitulée toute la création, doctrine à vrai dire pas vraiment neuve puisque c’est Irénée de Lyon qui l’a formulée le premier, à la fin du IIè siècle, et reprise alors par l’Eglise catholique dans une perspective moins politique que la fête de 1925 ; le fondement biblique principal de l’interprétation d’Irénée est en Colossiens 1,12-20.

Luc 23 
35 Le peuple se tenait là, et regardait. Les autorités se moquaient de Jésus, disant: Il a sauvé les autres; qu'il se sauve lui-même, s'il est le Christ, l'élu de Dieu !
 36 Les soldats aussi se moquaient de lui; s'approchant et lui présentant du vinaigre,
 37 ils disaient: Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même !
 38 Il y avait au-dessus de lui cette inscription: Celui-ci est le roi des Juifs.
 39 L'un des malfaiteurs crucifiés blasphémait, disant: N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et sauve-nous !
 40 Mais l'autre le reprenait, et disait: Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation ?
 41 Pour nous, c'est justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos actes; mais celui-ci n'a rien fait de mal.
 42 Et il dit à Jésus: Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne.
 43 Jésus lui répondit: Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis.

Prédication
                Aujourd’hui, c’est le dernier dimanche avant l’Avent, c’est donc, dans notre calendrier liturgique, la fin de ce qu’on appelle le temps de l’Eglise. Ce dimanche porte parfois le nom de dimanche du Christ Roi.
            Vous vous dites que ça ne nous concerne guère, et que ce sont des affaires entre catholiques. Seulement, notre lectionnaire dimanches et fête conserve le texte biblique et supprime la mention « Christ Roi ». On nous gratifie ainsi, sans crier gare, d’un texte de la Passion dont la présence à cette période de l’année est difficilement justifiable.
            Fête du Christ Roi, mais de quelle royauté parle-t-on ? Nous pouvons, bien entendu, imaginer le temps de l’Eglise arrivé à un certain accomplissement ; nous pouvons imaginer alors un unique gouvernement mondial qui serait basé sur l’Evangile. Il existe bel et bien une utopie évangélique, un rêve de cité renouvelée, d’où auraient disparu la souffrance et les larmes. Seulement une question peut être posée : est-ce qu’une seule fois dans l’histoire une religion s’est trouvée à la tête d’un pays sans abuser de la position qui était la sienne ? A ma connaissance, ça ne s’est jamais produit. Il doit exister dans l’âme humaine une propension totalitaire à laquelle nul n’est en mesure de résister lorsqu’il a acquis suffisamment de pouvoir… De ce genre de royauté nous ne voulons pas, et même si, en se réclamant du Christ, elle venait à être instaurée sur nous il nous faudrait alors prier le Christ qu’il nous donne la force de résistance dont nous aurions besoin.

            De quelle royauté du Christ parle-t-on lorsqu’on parle du Christ Roi à la fin du temps de l’Eglise ? Un texte biblique nous a été proposé. Lisons-le, comme une parabole. Nous y voyons trois crucifiés. Les romains, lorsqu’ils crucifiaient un homme, faisaient figurer le motif de la condamnation : ici « brigand » pour deux hommes, et « roi des Juifs » pour l’autre.

            Mais nous voyons d’abord le peuple, un peuple qui ne fait rien et ne dit rien, un peuple au spectacle. L’un est peut-être dans l’effarement, un autre dans une vilaine jouissance, un autre encore dans une secrète révolte, un autre enfin dans un certain contentement, parce que ça n’est pas à lui que ça arrive. Rien n’émerge de ce peuple, ni parole, ni action, tout comme rien n’émerge parfois de nos pensées trop confuses, ou trop savantes. L’Eglise serait-elle cela ? L’Eglise, devant le spectacle du monde, serait-elle un peuple confus, indécis, silencieux et voyeur ? Si l’Eglise devenait cela, son temps serait fini, elle ne serait plus l’Eglise du Christ…

            Dans notre texte nous voyons ensuite les autorités religieuses, et les autorités religieuses donnent dans la raillerie. On pourrait dire, d’une manière assez sévère, que les autorités ecclésiastiques ont toujours horreur du Christ vivant, du Christ qui interpelle, qui célèbre la vitalité contre les institutions. Entre des autorités religieuses établies et le Christ vivant, les relations ne peuvent être que tendues ; elles ne peuvent être fécondes d’ailleurs que si elles sont tendues. Une Eglise réduite au pouvoir cynique et railleur de ses autorités est une Eglise assassine, une Eglise morte. On peut le dire autrement : l’Eglise n’est rien sans le Christ. Mais ça n’est qu’une partie de la vérité, la plus simple.
Lorsque les autorités raillent le Christ, elles disent malgré elles l’autre partie, difficile, de la vérité : le Christ n’est rien sans l’Eglise. Le Christ en sauve d’autres, mais il ne peut pas se sauver lui-même, il ne veut pas se sauver lui-même. Il en va de la dignité, de la vérité, de l’existence même de l’Eglise qu’elle le sache et qu’elle l’assume. L’Eglise est en quelque manière responsable du Christ, responsable de ce qu’elle en fait, de ce qu’elle en fait connaître. Mais, dans le texte que nous méditons, cette vérité, les autorités railleuses qui assistent à la crucifixion ne veulent ni la connaître, ni l’assumer.

            Et voici maintenant la soldatesque, veule et courtisane, dont l’attitude n’est jamais qu’un enlaidissement de l’attitude des princes. Là où les princes raillent, les courtisans s’esclaffent. Là où les princes abreuvent de loin leurs victimes d’injures, les courtisans de près les abreuvent d’une boisson trop mauvaise même pour eux. Ils en rajoutent au spectacle, sûrs et certains de leur impunité. La soldatesque, ou les courtisans, sont cette sorte de corps intermédiaire qui flaire le vent aussi efficacement qu’un charognard, ne prend jamais la défense de personne, et ne s’en prend jamais qu’à déjà mort, qu’à beaucoup plus faible que soi. Est-ce cela, l’Eglise, une vie attentiste dans l’ombre des princes ?

            Dans notre texte, il y a deux brigands crucifiés. L’un reprend à son compte, en les aggravant encore, les injures que nous avons commentées, menant à leur paroxysme verbal toutes les haines, toutes les horreurs que nous avons déjà mentionnées. Ce brigand est le type même de ce qu’on pourrait appeler l’endurcissement. Ainsi, au comble de la déréliction, il y en a qui persistent dans l’idée qu’ils ont toujours eue d’un Dieu, ou d’un Messie de Dieu qui leur doit, personnellement, quelque chose qu’ils appellent salut mais qui n’est jamais que l’assouvissement immédiat de leurs urgentes envies. Ce brigand crucifié commet sur la croix un brigandage de plus. Un brigandage, en matière religieuse, c’est reconnaître le Christ en tant que tel et exiger de lui en plus qu’il vous satisfasse dans l’instant. Le verbe que Luc emploie pour désigner ce comportement est sans ambiguïté, c’est le verbe blasphémer.

            Alors que peut Jésus pour tous ces gens ? Que peut le Christ pour tous les gens qui sont dans le même genre de posture qu’eux ? Rien. Le Christ n’est rien sans l’Eglise, avons-nous déjà dit. Il est totalement impuissant face à l’arrogance, à la sottise, à l’endurcissement, à l’exigence… il ne peut que prier le Père qu’il leur pardonne, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.
            Et pourtant nous avons bien lu que le Christ crucifié prononce des paroles que seul un Roi peut prononcer : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » Seul un Roi, seul le Christ Roi peut se permettre de telles paroles ! Il peut se les permettre parce qu’il est Christ et Roi, c’est entendu. Mais il peut prononcer ces paroles parce qu’il y a là quelqu’un pour les susciter. Ce quelqu’un, vous le savez bien, c’est l’autre brigand. Repentant ? Pas certain. Mais responsable ! (1) Pour ce qu’il en est de ses propres actions passées, il s’en remet au jugement des hommes : nous recevons ce que nos actes ont mérité. (2) Pour ce qu’il en est de son voisin, il dénonce l’injustice des hommes et celles de la vie : lui n’a rien fait de mal. (3) Et pour ce qu’il en est du reste, il s’en remet au Christ, il s’en remet à Dieu, non pas pour tout de suite dans l’exigence, mais pour la fin des temps, dans l’espérance, dans la foi. Ces trois points sont capitaux, ces trois points sont exactement ceux qui ont mené le Christ à la croix, et ils sont aussi exactement ce qui permet à l’Eglise d’être authentiquement Eglise du Christ, c'est-à-dire ce qui permet exactement à la parole du Christ d’être manifestée et entendue. Mais cette parole, la puissante parole du Christ Roi, elle n’est prononcée et manifestée que dans l’impuissance de la crucifixion. Ainsi, lorsqu’il s’agit de l’Evangile, il n’y a de royauté authentique qu’une royauté crucifiée. Lorsque cette royauté se manifeste, lorsque cette parole est prononcée, l’abime de l’épreuve et le sommet de l’espérance se rejoignent, et se confondent.
            Puissions-nous entendre et surtout, puissions-nous prononcer cette parole. Amen

dimanche 17 novembre 2013

Mais ça ne sera pas encore la fin (Luc 21,5-19)

Luc 21
 5 Comme quelques-uns parlaient du temple, de son ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus dit:
 6 «Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n'en restera pas pierre sur pierre: tout sera détruit.»

 7 Ils lui demandèrent : «Maître, quand donc cela arrivera-t-il, et quel sera le signe que cela va avoir lieu?»

 8 Il dit: «Prenez garde à ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront en prenant mon nom; ils diront: ‹C'est moi› et ‹Le moment s’est approché›; ne les suivez pas.
 9 Quand vous entendrez parler de guerres et de soulèvements, ne soyez pas effrayés. Car il faut que cela arrive d'abord, mais ce ne sera pas aussitôt la fin.»
 10 Alors il leur dit: «On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume.
 11 Il y aura de grands tremblements de terre et en divers endroits des pestes et des famines, des faits terrifiants venant du ciel et de grands signes.
 12 «Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et on vous persécutera; on vous livrera aux synagogues, on vous mettra en prison; on vous traînera devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom.
 13 Cela sera l’occasion de votre témoignage.
 14 Mettez-vous au cœur que vous n'avez pas à préparer votre défense.
 15 Car, moi, je vous donnerai un langage et une sagesse que ne pourra contrarier ni contredire aucun de ceux qui seront contre vous.
 16 Vous serez livrés même par vos pères et mères, par vos frères, vos parents et vos amis, et ils feront condamner à mort plusieurs d'entre vous.
 17 Vous serez haïs de tous à cause de mon nom;
 18 mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu.
 19 C'est par votre persévérance que vous gagnerez vos vies.

Prédication :
Il ne restera pas pierre sur pierre, prophétise Jésus. Et nous pouvons entrer dans ce texte avec la connaissance de la réalisation de cette prophétie, puisque nous savons qu’en l’an 70, les légions romaines, emmenées par Titus, fils de Vespasien, détruisirent le second Temple. Nous pouvons donc nous émerveiller de ce que Jésus est prophète, et affirmer que puisque cette prophétie s’est réalisée, les autres prophéties bibliques se réaliseront aussi.
            Nous pouvons aussi entrer dans ce texte avec une tout autre connaissance. Lorsque Luc écrit son évangile, et qu’il met dans la bouche de Jésus cette prophétie, la destruction du second Temple a déjà eu lieu. Cette remarque introduit un doute sur la performance prophétique de Jésus, un doute peut-être bien blasphématoire.
            Cela nous fait deux approches qui ne sont pas compatibles, et qui pourraient conduire à une discussion un peu stérile. Une discussion qui contesterait, ou qui défendrait, une image figée de Jésus, et une image figée de la Bible.
Mieux vaut s’intéresser à la situation fondamentale qui est celle du lecteur. Pour le lecteur qui est devant ce texte, il y a là un homme, Jésus, qui prophétise sur ce qui, pour le lecteur, est déjà arrivé. Alors le texte ne se trompe pas sur la destruction du second Temple, tout comme l’on ne se trompe jamais sur la météo de la veille. Le texte ne se trompe pas non plus sur les autres signes avant-coureurs de la fin des temps, et le lecteur le sait bien. Il y a même 80 générations de lecteurs, depuis que ce texte existe, qui ont su que le second Temple était détruit et qui ont su aussi, à voir les signes, que la fin des temps était proche. Si ce texte n’avait rien que cela à nous dire, il ne serait plus lu, et depuis longtemps.
            Lisons donc seulement le texte, sans nous préparer à attaquer ou à défendre telle image de Jésus, ou telle image de la Bible

Lorsque Jésus prophétise sur la destruction du second Temple, ceux qui l’écoutent lui demandent des précisions. Or, en fait de précisions, Jésus ne rajoute que des éléments imprécis, graves certes mais surtout récurrents dans la suite de l’histoire humaine. Chaque catastrophe qui arrive apporte avec elle son lot d’angoisse, et chaque nouvelle angoisse suscite un nouveau prédicateur qui se dit capable d’en délivrer. C’est vrai en religion comme en politique, même dans les pays de stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il en vient toujours qui sont à dire que c’est la faute d’untel, qu’ils répareront toutes choses si on les suit, si on fait ce qu’ils disent.
            Or, en lisant attentivement notre texte, nous ne voyons pas, mais alors pas du tout, Jésus enseigner ainsi. La question de « la faute à qui… » ne le préoccupe pas, ne le préoccupe jamais. Et lorsqu’il évoque une possible fin des temps, ça n’est jamais pour dire « Moi moi moi… ». Lorsqu’on lui demande des précisions sur une catastrophe, Jésus ajoute d’autres éléments catastrophiques, et il ajoute surtout « mais ça ne sera pas la fin ».
             Jésus ne dit évidemment pas cela pour annoncer que le pire est encore à venir. On ne prêche pas à celui qui est éprouvé que ça aurait pu être pire. Lorsque Jésus énonce que « ça ne sera pas la fin », ça n’est pas une catastrophe qu’il annonce, ni la catastrophe suivante, ni la catastrophe finale. Lorsque Jésus parle ainsi, c’est Luc qui pose aux survivants d’une catastrophe la question « et maintenant ? » Ainsi donc, maintenant que le second Temple est détruit, maintenant que le lieu de la présence de Dieu a été ravagé, maintenant que Dieu lui-même a laissé faire ça, maintenant que tu es devant les ruines de ce que tu avais de plus précieux, de ce qui était ton espérance et ta vie,  maintenant que, pourtant, tu n’es pas mort, que vas-tu faire ?
L’on raconte ainsi que Rabbi Akiba a ri devant les ruines du second Temple ; devant d’autres rabbis médusés, il a ri du rire de l’espérance, s’est expliqué sur son rire, et a consolé ses amis (Talmud de Babylon, Makot, 24 B). Rabbi Akiba avait 20 ans au moment de la destruction du Temple. Après cela, lui et ses amis ont inventé une nouvelle forme de la foi, non pas bâtie sur la fidélité aux fragiles pierres du Temple, mais bâtie plutôt sur la patiente lecture et l’humble interprétation d’un texte qu’on pouvait apprendre par cœur s’il le fallait, et emporter partout.
           
Et maintenant, que vas-tu faire ? Luc pose cette question à tous ceux de ses lecteurs qui ont à répondre, en quelques circonstances que ce soit, à la question « et maintenant ? » Pour les premiers lecteurs de Luc, pour ceux qui se sont les premiers réclamés de la foi au Christ, les temps ont pu être terriblement durs ; ces premiers croyants vivaient dans un monde qui était d’une dureté et d’une brutalité que nous n’imaginons pas. Nous ne sommes pas ce des premiers lecteurs, mais il y a, aujourd’hui encore, des croyants que leur foi met en danger…
Nous croyons et professons librement, mais il nous faut parfois, sur les ruines de nos vies, répondre à la question « et maintenant ? »
Entreprendre ? Mais comment alors entreprendre, puisque, la catastrophe étant advenue, il est apparu que tout ce qu’on avait construit le fut manifestement en pure perte ? Que reste-t-il alors ? Le texte que nous lisons ne laisse presque rien subsister, sauf ceci : « Pas un cheveu de votre tête ne sera perdu. » C’est une promesse dérisoire et néanmoins considérable. Et remarquons bien tous ensemble que cet énoncé ultime de l’espérance ne mentionne même pas le nom de Dieu. Cet énoncé rend tout à l’être humain qui a tout perdu, mais pas tout à fait tout. Cet énoncé fait ultimement confiance à l’être humain : il te reste ta vie. Et il reste aussi cette persévérance de la vie, cette persévérance dans la vie qui sera pour celui qui est éprouvé le point de départ de son relèvement.

            La catastrophe n’est pas encore là et nous ne prions pas pour qu’elle arrive. Lorsqu’elle arrivera, peut-être alors apprendra-t-on qui est qui, mais là n’est pas la question. Il y en a qui, au moment de la catastrophe, prennent la fuite et sauvent leur peau et qui, plus tard, deviennent les premiers prédicateurs de l’Evangile.
Se peut-il que nous soyons prêts à faire face au pire ? Ce que Jésus dit dans le texte que nous méditons maintenant, suggère bien que non. Nul n’est prêt à l’adversité radicale ; ça ne serait plus l’adversité radicale. L’on ne peut pas se préparer à répondre d’une situation qu’on n’a jamais pu envisager. Pourtant au moment où nous lisons notre texte, la question de la foi peut-être posée là, non pas dans l’angoisse de perdre, mais dans une double reconnaissance. La reconnaissance de ce qui est donné maintenant, un temple, une vie, une ville, l’amitié et l’amour des vivants… tout cela qu’on ne méritait pas et qui peut bien n’être qu’éphémère. Reconnaissance première et essentielle. Et voici la reconnaissance seconde, non moins essentielle, que nous pouvons goûter dès maintenant, et qui sera pleinement donnée à celles et ceux qui auront à faire face à ce pour quoi il était impossible qu’ils soient préparés : « aucun cheveu de votre tête ne sera perdu ».
Cette reconnaissance, elle est nôtre dès maintenant. Pour le reste, le Seigneur pourvoira. Amen

dimanche 3 novembre 2013

Sur la foi, et surtout sur la prière (Luc 17,33 - 18,17)

Pour marquer la continuité de cette prédication avec celles qui l'ont précédée, et pour marquer aussi que toutes ces prédications portent sur le même ensemble de textes de l'évangile de Luc, le texte reproduit ci-après commence au milieu d'un enseignement. Vous pouvez reprendre la lecture du texte bien plus haut, et reprendre les prédications de ces dernières semaines, aussi.

Et puis le texte que j'ai choisi de reproduire comporte un verset (le 37ème) qui est peu commenté et qui est, il me semble, un verset de conclusion. J'en donne un rapide commentaire au cours de la prédication qui suit, mais je pense aussi qu'il est adressé aux auditeurs, aux lecteurs, par un maître agacé. Après tout ce qu'ils ont entendu, ils posent encore ce genre de question? Et bien voici une réponse cassante et énigmatique, pour conclure, pour les inviter à faire le travail de réflexion qui s'impose. J'attribue donc à ce verset une fonction un peu similaire à celui qui conclut l'un des épisodes précédents et qui dit "... ta foi t'a sauvé." 

Luc 17
(Jésus enseigne sur le jour du Fils de l’homme, le jour du jugement)

33 Qui cherchera à conserver sa vie la perdra et qui la perdra la sauvegardera.
 34 Je vous le dis, cette nuit-là, deux hommes seront sur le même lit: l'un sera pris, et l'autre laissé.
 35 Deux femmes seront en train de moudre ensemble: l'une sera prise, et l'autre laissée.»

 37 Prenant la parole, les disciples lui demandèrent: «Où donc, Seigneur?» Il leur dit: «Où sera le cadavre, là se rassembleront les vautours.»

Luc 18
1 Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager.
 2 Il leur dit: «Il y avait dans une ville un juge qui n'avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes.
 3 Et il y avait dans cette ville une veuve qui venait lui dire: ‹Rends-moi justice contre mon adversaire.›
 4 Il s'y refusa longtemps. Et puis il se dit: ‹Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les hommes,
 5 eh bien! parce que cette veuve m'ennuie, je vais lui rendre justice, pour qu'elle ne vienne pas sans fin me casser la tête.› »
 6 Le Seigneur ajouta: «Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice.
 7 Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit? Et il les fait attendre!
 8 Je vous le déclare: il leur fera justice bien vite. Mais le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?»

 9 Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres:
 10 «Deux hommes montèrent au temple pour prier; l'un était Pharisien et l'autre collecteur d'impôts.
 11 Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même: ‹O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d'impôts.
 12 Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure.›
 13 Le collecteur d'impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant: ‹O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis.›
 14 Je vous le déclare: celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l'autre, car tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé.»

 15 Des gens lui amenaient même les bébés pour qu'il les touche. Voyant cela, les disciples les rabrouaient.
 16 Mais Jésus fit venir à lui les bébés en disant: «Laissez les enfants venir à moi; ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux.
 17 En vérité, je vous le déclare, qui n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas.»

Prédication :
            Nous allons commencer par situer cette parabole dans un grand ensemble qui commence au 14ème chapitre de Luc – nous sommes au 18ème chapitre de Luc – et qui finira au chapitre 19. Cela fait donc six chapitres qui sont consacrés à un grand enseignement sur la foi et le salut. Mais cet enseignement a une forme très particulière, puisqu’il consiste en réalité en un démontage méthodique et radical de tout ce que le sens commun considère comme signe habituel et  normal de la foi. Et la foi, pour le sens commun, c’est ce qui permet de rester entre soi, d’être certain du bien fondé de ce qu’on est, et de ne fréquenter que des gens respectables… Jésus démonte tout cela. Le respect du shabbat, Jésus le conteste publiquement et guérit. L’importance que les gens se donnent en se recevant les uns chez les autres, il s’en moque et il préfère les sans grades. L’obligation de rendre les invitations, il l’écarte au profit de la gratuité. Les fidélités dues à la famille, il les dénonce pour que place soit faite à une liberté personnelle qui permette de choisir personnellement ce qu’on veut faire et qui l’on veut suivre. Ce qui tient lieu de foi aux gens biens, Jésus ne s’y intéresse pas…
La foi serait-elle alors une folie ? Bien au contraire, Jésus la dit raisonnable et soucieuse de la vie d’autrui. Et il poursuit en contestant entre autres, le droit sacré des aînés à disposer de toute la richesse.
Toutes ces choses ne relèvent sans doute pas de la foi au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais elles étaient en tout cas sacrées et inamovibles, elles étaient faites parce qu’on devait les faire.
Ça n’est pas tout. Une fois ces premiers obstacles écartés, et, si l’on peut dire, une fois que la place est faite pour la foi – peut-être – Jésus interroge les miracles, dont la résurrection, qui semblent ne conduire personne à la foi, et les Ecritures Saintes, que personne ne semble disposé à lire. Si l’on ajoute à tout ceci que Jésus répond à ses disciples inquiets que la foi, telle qu’on la voit, telle qu’on la pratique, ne peut en aucun cas garantir le salut, vous avez un résumé assez précis de tout son enseignement sous la forme de trois adjectifs qualifiant la foi : improbable, mystérieuse, impuissante. Ce qui fait peu de certitudes.
            Sans doute les disciples de Jésus, et bien des lecteurs de l’évangile de Luc, ont-ils été déroutés par un enseignement aussi radical. Tout ce sur quoi ils croyaient pouvoir compter, tout ce qu’ils croyaient devoir défendre, est balayé.
Mais réfléchissons-y un instant. Existe-t-il dans la suite de l’évangile, et jusqu’à la croix, et jusqu’à la résurrection, quelque chose qu’on tient pour certain et qui ne soit pas balayé ? Même la mort, certitude des certitudes, est balayée. N’anticipons pas.
           
Ainsi donc, depuis le chapitre 14 – et nous sommes maintenant au chapitre 18 – Jésus enseigne méthodiquement, démonte méthodiquement, tout ce qu’il est convenu de reconnaître comme signe de la foi. De la foi convenue il défait, un à un, tous les attributs, tous les signes. Et il va même jusqu’à oser dire que là où l’on se met d’accord massivement sur tel ou tel signe de la foi, il n’y a qu’un cadavre de la foi, et que ceux qui s’assemblent sur les cadavres sont des vautours.
Y a-t-il, au moment où nous lisons, un signe habituel de la foi qui n’ait pas encore été questionné par Jésus ? Il y en a un, le seul d’ailleurs auquel Jésus ne se soit pas encore attaqué, c’est la prière. Et on va bien naturellement commencer par dire qu’au niveau de dépouillement auquel nous a mené l’enseignement de Jésus, il ne peut nous rester qu’à prier, et constamment, et beaucoup, et sans se décourager – ou plutôt sans perdre cœur.
            Etonnante parabole que celle qui suit : un juge du genre sans foi ni loi finit par rendre justice à une veuve du genre casse pied afin qu’elle ne vienne plus le harceler. La veuve prie. Une interprétation hâtive identifierait Dieu et ce juge. Dieu deviendrait alors un juge du genre sans foi ni loi qui finirait par exaucer nos prières juste pour cesser d’entendre nos criaillements ? Nous ne pouvons pas tenir cette position une seule seconde. Bien entendu, d’aucuns nous rendront témoignage qu’ils ont prié des années et qu’ils ont fini par voir leur prière exaucée. Mais on ne peut pas promettre l’exaucement de n’importe quelle prière au motif qu’elle aurait été priée avec une obstination sans failles. Dieu n’est pas un juge sans foi ni loi. Et Dieu est au demeurant quelqu’un dans cette parabole, il est peut-être justement la veuve, celle qui prie, et Dieu prie l’être humain sans foi ni loi ; Dieu prie, sans cesse, et encore, pour que l’être humain cesse peut-être un jour d’agir par lassitude, ou par calcul… L’être humain peut-il entendre la prière de Dieu ?
La parabole ne dit évidemment pas qui de la veuve ou du juge est l’être humain, ni qui est Dieu. Si elle le précisait, ça ne serait pas une parabole, mais une allégorie… Elle nous interroge d’abord sur l’adresse de la prière ; elle interroge ensuite sur l’objet de la prière. Que demande la veuve ? Demande-t-elle justice ? On ne demande pas justice à un juge sans foi ni loi : il ne la rendra pas. Le verbe grec nous oriente moins vers la justice que vers la vengeance. Entre les deux, la différence est considérable et nous en avons l’illustration chaque fois qu’un jugement est rendu et qu’il est considéré comme trop clément. La différence entre la justice et la vengeance, c’est que la vengeance exige une sorte d’équivalence fixée par le plaignant. Ce que demande la veuve n’est pas la justice, mais la vengeance, autrement dit, elle sait à qui elle s’adresse, ce qu’elle demande, pourquoi elle le demande, et elle sait qu’elle sera assouvie lorsqu’elle l’aura obtenu. Est-ce ainsi qu’on prie Dieu ? La prière, est-ce exiger vengeance, c’est à dire rétribution, auprès de Dieu ?
Certaines de nos prières ressemblent à ça. Et Jésus justement nous aide à le reconnaître en poursuivant ainsi son enseignement : « Et Dieu ne vengerait pas… » Mais ici, prudence. Nous avons exclu que Dieu soit un juge sans foi ni loi, nous devons donc exclure que l’exaucement des prières ne soit accordé qu’aux plus insistants, obstinés, ou bruyants d’entre nous. Lorsque Dieu exauce, Dieu ne venge pas, il fait justice, et il ne fait pas justice aux plus assidus, mais à ses élus, qu’il est seul à connaître.
Il ne reste donc rien, dans l’enseignement de Jésus, d’une prière qui serait par calcul, et qui serait exaucée par insistance par un Dieu finalement vénal. Dieu n’exaucera pas un jour les plus priants d’entre nous parce qu’ils auront bien mérité de la prière, mais Dieu fait justice tout de suite à ceux qu’il a élus.
Une prière dans la foi ne peut pas avoir d’autre objet que celui-ci : que Dieu fasse justice tout de suite à ceux qu’il a élus. Or Dieu, libre d’élire qui il veut, n’a pas besoin qu’on lui adresse cette seule prière. Pourtant, il s’agit bien, nous l’avons lu, de prier constamment et de ne pas se décourager. Mais pour quoi prier alors ? L’enseignement de Jésus peut nous répondre. Il nous reste à prier que, le Fils de l’homme venant, il trouve la foi sur la terre, la foi, et non pas seulement les apparences de la foi.
Car si le Fils de l’homme venait aujourd’hui, il trouverait sans aucun doute, et dans toutes les chapelles, et dans toutes les religions, des gens contents d’être ce qu’ils sont, contents de se trouver plus justes que les autres, contents d’adorer le seul vrai dieu, le leur, à leur manière, la seule juste, et de le bien montrer. Mais est-ce cela, la foi dont Jésus parle depuis des chapitres entiers ? Il trouverait aussi des gens qui se frappent la poitrine et prient Dieu – ou ce qui leur en tient lieu – d’avoir pitié des pécheurs qu’ils sont. Est-ce cela, la foi ?  Presque… on approche.

Après le pharisien arrogant qui a tout à faire valoir, après le collecteur d’impôts qui n’a rien à faire valoir, il y a l’enfant, celui qui ne peut même pas faire valoir qu’il n’a rien à faire valoir. La foi, c’est ça… c’est la position de celui qui ne peut même pas faire valoir qu’il n’a rien à faire valoir. Et la prière de la foi n’est pas « prends pitié de moi », mais « prends pitié de lui » ou « prends pitié d’eux ». Amen