dimanche 3 novembre 2013

Sur la foi, et surtout sur la prière (Luc 17,33 - 18,17)

Pour marquer la continuité de cette prédication avec celles qui l'ont précédée, et pour marquer aussi que toutes ces prédications portent sur le même ensemble de textes de l'évangile de Luc, le texte reproduit ci-après commence au milieu d'un enseignement. Vous pouvez reprendre la lecture du texte bien plus haut, et reprendre les prédications de ces dernières semaines, aussi.

Et puis le texte que j'ai choisi de reproduire comporte un verset (le 37ème) qui est peu commenté et qui est, il me semble, un verset de conclusion. J'en donne un rapide commentaire au cours de la prédication qui suit, mais je pense aussi qu'il est adressé aux auditeurs, aux lecteurs, par un maître agacé. Après tout ce qu'ils ont entendu, ils posent encore ce genre de question? Et bien voici une réponse cassante et énigmatique, pour conclure, pour les inviter à faire le travail de réflexion qui s'impose. J'attribue donc à ce verset une fonction un peu similaire à celui qui conclut l'un des épisodes précédents et qui dit "... ta foi t'a sauvé." 

Luc 17
(Jésus enseigne sur le jour du Fils de l’homme, le jour du jugement)

33 Qui cherchera à conserver sa vie la perdra et qui la perdra la sauvegardera.
 34 Je vous le dis, cette nuit-là, deux hommes seront sur le même lit: l'un sera pris, et l'autre laissé.
 35 Deux femmes seront en train de moudre ensemble: l'une sera prise, et l'autre laissée.»

 37 Prenant la parole, les disciples lui demandèrent: «Où donc, Seigneur?» Il leur dit: «Où sera le cadavre, là se rassembleront les vautours.»

Luc 18
1 Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager.
 2 Il leur dit: «Il y avait dans une ville un juge qui n'avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes.
 3 Et il y avait dans cette ville une veuve qui venait lui dire: ‹Rends-moi justice contre mon adversaire.›
 4 Il s'y refusa longtemps. Et puis il se dit: ‹Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les hommes,
 5 eh bien! parce que cette veuve m'ennuie, je vais lui rendre justice, pour qu'elle ne vienne pas sans fin me casser la tête.› »
 6 Le Seigneur ajouta: «Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice.
 7 Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit? Et il les fait attendre!
 8 Je vous le déclare: il leur fera justice bien vite. Mais le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?»

 9 Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres:
 10 «Deux hommes montèrent au temple pour prier; l'un était Pharisien et l'autre collecteur d'impôts.
 11 Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même: ‹O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d'impôts.
 12 Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure.›
 13 Le collecteur d'impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant: ‹O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis.›
 14 Je vous le déclare: celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l'autre, car tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé.»

 15 Des gens lui amenaient même les bébés pour qu'il les touche. Voyant cela, les disciples les rabrouaient.
 16 Mais Jésus fit venir à lui les bébés en disant: «Laissez les enfants venir à moi; ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux.
 17 En vérité, je vous le déclare, qui n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas.»

Prédication :
            Nous allons commencer par situer cette parabole dans un grand ensemble qui commence au 14ème chapitre de Luc – nous sommes au 18ème chapitre de Luc – et qui finira au chapitre 19. Cela fait donc six chapitres qui sont consacrés à un grand enseignement sur la foi et le salut. Mais cet enseignement a une forme très particulière, puisqu’il consiste en réalité en un démontage méthodique et radical de tout ce que le sens commun considère comme signe habituel et  normal de la foi. Et la foi, pour le sens commun, c’est ce qui permet de rester entre soi, d’être certain du bien fondé de ce qu’on est, et de ne fréquenter que des gens respectables… Jésus démonte tout cela. Le respect du shabbat, Jésus le conteste publiquement et guérit. L’importance que les gens se donnent en se recevant les uns chez les autres, il s’en moque et il préfère les sans grades. L’obligation de rendre les invitations, il l’écarte au profit de la gratuité. Les fidélités dues à la famille, il les dénonce pour que place soit faite à une liberté personnelle qui permette de choisir personnellement ce qu’on veut faire et qui l’on veut suivre. Ce qui tient lieu de foi aux gens biens, Jésus ne s’y intéresse pas…
La foi serait-elle alors une folie ? Bien au contraire, Jésus la dit raisonnable et soucieuse de la vie d’autrui. Et il poursuit en contestant entre autres, le droit sacré des aînés à disposer de toute la richesse.
Toutes ces choses ne relèvent sans doute pas de la foi au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais elles étaient en tout cas sacrées et inamovibles, elles étaient faites parce qu’on devait les faire.
Ça n’est pas tout. Une fois ces premiers obstacles écartés, et, si l’on peut dire, une fois que la place est faite pour la foi – peut-être – Jésus interroge les miracles, dont la résurrection, qui semblent ne conduire personne à la foi, et les Ecritures Saintes, que personne ne semble disposé à lire. Si l’on ajoute à tout ceci que Jésus répond à ses disciples inquiets que la foi, telle qu’on la voit, telle qu’on la pratique, ne peut en aucun cas garantir le salut, vous avez un résumé assez précis de tout son enseignement sous la forme de trois adjectifs qualifiant la foi : improbable, mystérieuse, impuissante. Ce qui fait peu de certitudes.
            Sans doute les disciples de Jésus, et bien des lecteurs de l’évangile de Luc, ont-ils été déroutés par un enseignement aussi radical. Tout ce sur quoi ils croyaient pouvoir compter, tout ce qu’ils croyaient devoir défendre, est balayé.
Mais réfléchissons-y un instant. Existe-t-il dans la suite de l’évangile, et jusqu’à la croix, et jusqu’à la résurrection, quelque chose qu’on tient pour certain et qui ne soit pas balayé ? Même la mort, certitude des certitudes, est balayée. N’anticipons pas.
           
Ainsi donc, depuis le chapitre 14 – et nous sommes maintenant au chapitre 18 – Jésus enseigne méthodiquement, démonte méthodiquement, tout ce qu’il est convenu de reconnaître comme signe de la foi. De la foi convenue il défait, un à un, tous les attributs, tous les signes. Et il va même jusqu’à oser dire que là où l’on se met d’accord massivement sur tel ou tel signe de la foi, il n’y a qu’un cadavre de la foi, et que ceux qui s’assemblent sur les cadavres sont des vautours.
Y a-t-il, au moment où nous lisons, un signe habituel de la foi qui n’ait pas encore été questionné par Jésus ? Il y en a un, le seul d’ailleurs auquel Jésus ne se soit pas encore attaqué, c’est la prière. Et on va bien naturellement commencer par dire qu’au niveau de dépouillement auquel nous a mené l’enseignement de Jésus, il ne peut nous rester qu’à prier, et constamment, et beaucoup, et sans se décourager – ou plutôt sans perdre cœur.
            Etonnante parabole que celle qui suit : un juge du genre sans foi ni loi finit par rendre justice à une veuve du genre casse pied afin qu’elle ne vienne plus le harceler. La veuve prie. Une interprétation hâtive identifierait Dieu et ce juge. Dieu deviendrait alors un juge du genre sans foi ni loi qui finirait par exaucer nos prières juste pour cesser d’entendre nos criaillements ? Nous ne pouvons pas tenir cette position une seule seconde. Bien entendu, d’aucuns nous rendront témoignage qu’ils ont prié des années et qu’ils ont fini par voir leur prière exaucée. Mais on ne peut pas promettre l’exaucement de n’importe quelle prière au motif qu’elle aurait été priée avec une obstination sans failles. Dieu n’est pas un juge sans foi ni loi. Et Dieu est au demeurant quelqu’un dans cette parabole, il est peut-être justement la veuve, celle qui prie, et Dieu prie l’être humain sans foi ni loi ; Dieu prie, sans cesse, et encore, pour que l’être humain cesse peut-être un jour d’agir par lassitude, ou par calcul… L’être humain peut-il entendre la prière de Dieu ?
La parabole ne dit évidemment pas qui de la veuve ou du juge est l’être humain, ni qui est Dieu. Si elle le précisait, ça ne serait pas une parabole, mais une allégorie… Elle nous interroge d’abord sur l’adresse de la prière ; elle interroge ensuite sur l’objet de la prière. Que demande la veuve ? Demande-t-elle justice ? On ne demande pas justice à un juge sans foi ni loi : il ne la rendra pas. Le verbe grec nous oriente moins vers la justice que vers la vengeance. Entre les deux, la différence est considérable et nous en avons l’illustration chaque fois qu’un jugement est rendu et qu’il est considéré comme trop clément. La différence entre la justice et la vengeance, c’est que la vengeance exige une sorte d’équivalence fixée par le plaignant. Ce que demande la veuve n’est pas la justice, mais la vengeance, autrement dit, elle sait à qui elle s’adresse, ce qu’elle demande, pourquoi elle le demande, et elle sait qu’elle sera assouvie lorsqu’elle l’aura obtenu. Est-ce ainsi qu’on prie Dieu ? La prière, est-ce exiger vengeance, c’est à dire rétribution, auprès de Dieu ?
Certaines de nos prières ressemblent à ça. Et Jésus justement nous aide à le reconnaître en poursuivant ainsi son enseignement : « Et Dieu ne vengerait pas… » Mais ici, prudence. Nous avons exclu que Dieu soit un juge sans foi ni loi, nous devons donc exclure que l’exaucement des prières ne soit accordé qu’aux plus insistants, obstinés, ou bruyants d’entre nous. Lorsque Dieu exauce, Dieu ne venge pas, il fait justice, et il ne fait pas justice aux plus assidus, mais à ses élus, qu’il est seul à connaître.
Il ne reste donc rien, dans l’enseignement de Jésus, d’une prière qui serait par calcul, et qui serait exaucée par insistance par un Dieu finalement vénal. Dieu n’exaucera pas un jour les plus priants d’entre nous parce qu’ils auront bien mérité de la prière, mais Dieu fait justice tout de suite à ceux qu’il a élus.
Une prière dans la foi ne peut pas avoir d’autre objet que celui-ci : que Dieu fasse justice tout de suite à ceux qu’il a élus. Or Dieu, libre d’élire qui il veut, n’a pas besoin qu’on lui adresse cette seule prière. Pourtant, il s’agit bien, nous l’avons lu, de prier constamment et de ne pas se décourager. Mais pour quoi prier alors ? L’enseignement de Jésus peut nous répondre. Il nous reste à prier que, le Fils de l’homme venant, il trouve la foi sur la terre, la foi, et non pas seulement les apparences de la foi.
Car si le Fils de l’homme venait aujourd’hui, il trouverait sans aucun doute, et dans toutes les chapelles, et dans toutes les religions, des gens contents d’être ce qu’ils sont, contents de se trouver plus justes que les autres, contents d’adorer le seul vrai dieu, le leur, à leur manière, la seule juste, et de le bien montrer. Mais est-ce cela, la foi dont Jésus parle depuis des chapitres entiers ? Il trouverait aussi des gens qui se frappent la poitrine et prient Dieu – ou ce qui leur en tient lieu – d’avoir pitié des pécheurs qu’ils sont. Est-ce cela, la foi ?  Presque… on approche.

Après le pharisien arrogant qui a tout à faire valoir, après le collecteur d’impôts qui n’a rien à faire valoir, il y a l’enfant, celui qui ne peut même pas faire valoir qu’il n’a rien à faire valoir. La foi, c’est ça… c’est la position de celui qui ne peut même pas faire valoir qu’il n’a rien à faire valoir. Et la prière de la foi n’est pas « prends pitié de moi », mais « prends pitié de lui » ou « prends pitié d’eux ». Amen