dimanche 24 novembre 2019

Christ règne (Luc 23,32-47)

Luc 23

32 On en conduisait aussi d'autres, deux malfaiteurs, pour les exécuter avec lui.
33 Arrivés au lieu dit «le Crâne», ils l'y crucifièrent ainsi que les deux malfaiteurs, l'un à droite, et l'autre à gauche.
34 Jésus disait: «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font.» Et, pour partager ses vêtements, ils tirèrent au sort.
35 Le peuple restait là à regarder; les chefs, eux, ricanaient; ils disaient: «Il en a sauvé d'autres. Qu'il se sauve lui-même s'il est le Messie de Dieu, l'Élu!»
36 Les soldats aussi se moquèrent de lui: s'approchant pour lui présenter du vinaigre, ils dirent:
37 «Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même.»
38 Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui: «C'est le roi des Juifs.»
39 L'un des malfaiteurs crucifiés l'insultait: «N'es-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même et nous aussi!»
40 Mais l'autre le reprit en disant: «Tu n'as même pas la crainte de Dieu, toi qui subis la même peine!
41 Pour nous, c'est juste: nous recevons selon ce que nous avons fait; mais lui n'a rien fait qui fût seulement un désordre.»
42 Et il disait: «Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne.»
43 Jésus lui répondit: «En vérité, je te le dis aujourd'hui : tu seras avec moi dans le paradis.»
44 C'était déjà presque midi et il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu'à trois heures,
45 le soleil ayant disparu. Alors le voile du sanctuaire fut déchiré par le milieu;
46 Jésus ayant poussé un grand cri dit: «Père, entre tes mains, je remets mon esprit.» Et, sur ces mots, il expira.
47 Voyant ce qui s'était passé, le centurion rendait gloire à Dieu en disant: «Sûrement, cet homme était juste.»
Christ en gloire, Paris
Prédication
            Il faut d’abord que nous nous expliquions sur la présence dans nos lectures du dimanche, à ce moment de l’année, du récit que Luc donne de la mise à mort de Jésus et de deux malfaiteurs.

            C’est aujourd’hui selon la tradition le dernier dimanche de l’année liturgique. En ce dimanche, nous fêtons l’accomplissement de toutes choses en Christ : c’est le dimanche du Christ Roi : christus vincit, christus regnat, christus imperat, dit la liturgie latine. Et nous pourrions nous attendre à devoir lire de ces textes de révélation d’un Christ en gloire. Mais avec ce Christ, et avec ce Dieu, rien ne se passe jamais selon les vues humaines. En fait de Christ en gloire, voici un Christ en croix. Et si, pour rattraper cela, nous nous disons qu’à la fin de l’Avent il viendra enfin en gloire, au lieu d’un Christ en gloire, nous aurons un Christ en crèche.
            Notre méditation va se dérouler sous la forme de quatre remarques, à partir du point de départ que nous avons retenu ces derniers temps : le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (Luc 19,10). Nous verrons à la fin ce qu’il en est.

            Tentation
            La répétition est patente, le rappel est évident ; il est ici question de tentation. Si tu es le Messie de Dieu… Si tu es le roi des Juifs… Nous nous souvenons que juste avant le commencement de son ministère public, Jésus, en tant que Fils de Dieu, avait été tenté trois fois, tenté d’avoir pouvoir sur les choses, tenté d’avoir pouvoir sur les gens, tenté d’avoir pouvoir sur Dieu lui-même. Le point commun entre ces trois premières tentations était le pouvoir. Le Fils de Dieu, ayant tout pouvoir, aurait pu accomplir toutes choses pour son propre profit, pour sa propre gloire. C’est vrai, Jésus a accompli bien des choses, il a dominé les éléments, il a dominé certaines personnes, et dominé certaines représentations de Dieu... ce qui l’a conduit, de son vivant, à une certaine gloire. Mais n’y avait-il pas comme un malentendu au sujet de cette gloire ?
A voir comment les disciples – Pierre en tête – ont réagi lorsque Jésus leur a annoncé sa passion, à voir comment ils ont réagi lorsque Jésus a été arrêté, nous pouvons nous dire que oui, il y avait un malentendu au sujet de cette gloire.
Or, avec l’épreuve et l’heure suprêmes, vient la tentation suprême. Jésus en tant que Messie, en tant qu’Élu, en tant que roi des Juifs… est tenté d’inverser son propre destin. Cette quatrième tentation apparaît à la croix : celle de se sauver soi-même. Avec la complexité du verbe sauver (les corps, les esprits, les peuples, les rois…), avec la violence de la scène, avec la proximité de la mort, cette tentation est vraiment l’ultime tentation, ultime tentation face à l’ultime insulte (l’assassinat du juste) et face à l’ultime faiblesse (en son Élu crucifié, Dieu lui-même est frappé d’impuissance).
            Le peuple regarde ça, sidéré, les puissants ricanent, les soldats se moquent, l’un des brigands l’insulte… Et lui, il répond et agit en souverain, en roi des Juifs, c'est-à-dire précisément en homme qui, plus et mieux que personne, donne tout pour Dieu, et reçoit tout de Dieu.
 
Responsabilité
Souvenons-nous maintenant de Jésus qui, après avoir nourri 5000 personnes avec 5 pains et deux poissons, interroge ses disciples sur ce qu’on dit de lui ; souvenons-nous de la réponse de foi de Pierre : « Le Christ de Dieu ! » Souvenons-nous aussi de la réaction de Jésus à cette réponse : il les rabroue, il les remballe (Luc 9,18 ss.) Il leur donne même – il nous donne – la raison de sa réaction : la qualité de Fils de l’homme – ou de Christ, ou de Roi des Juifs… – ne se voit pas seulement dans les actes de puissance qu’il accomplit mais aussi et surtout dans sa manière de répondre de ces actes de puissance : en apercevoir les conséquences, en accepter les suites, toutes les suites, et parmi ces suites, la mort.
Ce que nous venons de dire s’étend aussi à ses disciples : le témoin vivant du Christ vivant se reconnaît à ce qu’il confesse la seigneurie du Christ, non seulement dans de belles affirmations, mais aussi dans des actes réfléchis et conséquents, dont il aura à assumer toutes les conséquences, même les plus funestes. Pour le dire en très peu de mots, ce qui caractérise le témoin du Christ vivant, c’est la force de résistance qu’il oppose concrètement à ce qui pourrait être vu comme normal, et la soumission qui est la sienne lorsqu’il s’agit de rendre compte de son action devant ceux qui le condamnent.
A la croix donc, ce qui caractérise le Christ est qu’il répond par sa propre vie de son engagement pour ses semblables. C’est aussi ce qui caractérise celui des deux brigands qui, tout à la fois, reconnaît sa culpabilité, accepte la sentence ; c’est ce même brigand qui proclame l’innocence de Jésus.

Il règne en croix
Écoutons ce brigand dans sa dernière prière : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne.» Voici ce que Jésus répond : « Je te le dis : (deux points) aujourd’hui, (virgule) tu seras avec moi dans le paradis. » Nous pouvons évacuer la ponctuation de la réponse que fait Jésus – la ponctuation est le travail du traducteur… Voici de nouveau la réponse de Jésus, autrement ponctuée : « Je te le dis aujourd’hui ! Tu seras avec moi dans le paradis. » En donnant cette forme à la réponse de Jésus, nous voulons simplement essayer de signifier que, contrairement à ce qu’imagine le brigand, le règne de Jésus, règne du Fils de l’homme, a déjà commencé, est déjà advenu.
Conviction de l’auteur de l’évangile de Luc, Jésus ne règne, le Messie de Dieu, le Fils de l’homme… ne peut régner, que crucifié. Il règne en croix. Les humains l’ont crucifié et ils ont ainsi pleinement accompli ce que nous allons oser appeler le dessein de Dieu : il n’y a de règne de Dieu que le règne d’un Messie crucifié jusqu’à la fin des temps. Et ce n’est pas du tout pour parler paradoxalement du règne des faibles ou des petits, mais pour constituer un principe critique radical de tous les comportements ou actes de puissance par lesquels certains en asservissent d’autres et font de ces autres leurs obligés.
La déchirure
Le voile du sanctuaire fut déchiré par le milieu. Ce voile était la marque physique de la séparation entre le saint et le très-saint, séparation entre la demeure de Dieu et la demeure des humains. Ne pouvait pénétrer en ce lieu, une fois par an seulement, qu’un prêtre qualifié, purifié, et tiré au sort. Mais il semble qu’au temps de Jésus, cette fonction sacrée avait été confisquée par un petit nombre de personnes, maîtres du sanctuaire et donc, symboliquement, maîtres de Dieu. Que le voile du sanctuaire soit déchiré a une signification précise : le règne de Dieu n’est plus en ce lieu, n’est plus au cœur d’un temple, mais en tout lieu où l’humanité réside, en tout lieu où Jésus règne, et en tout lieu où des humains confessent, en parole et en actes, en intention et en responsabilité, que Jésus est le Seigneur...

Et maintenant, pour finir cette méditation – et tout une série de prédications qui a commencé il a plus d’un mois – revoici l’affirmation selon laquelle le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.
Dans cette scène de crucifixion, à la croix, ce que le Fils de l’homme sauve, c’est tout ensemble la divinité de Dieu, confisquée, et l’humanité de l’homme, bafouée.
Et il me semble que ce que fait Jésus à la croix a pour qualité essentielle d’être fait une fois pour toutes et pour toujours. Gloire lui soit rendue pour les siècles des siècles. Amen


dimanche 10 novembre 2019

Les gens de Jérusalem (Luc 20,27-40) Sauver la résurrection


Ces ossements inconnus, vont-ils revivre ? Y a-t-il une résurrection ?

Luc 20
27 Alors s'approchèrent quelques Sadducéens. Les Sadducéens contestent qu'il y ait une résurrection. Ils lui posèrent cette question:
28 «Maître, Moïse a écrit pour nous: Si un homme a un frère marié qui, ayant pris une femme, meurt sans enfants, qu'il prenne la veuve et donne une descendance à son frère.
29 Or il y avait sept frères. Le premier prit une femme et mourut sans enfant.
30 Le second, 31 puis le troisième prirent la femme, et ainsi tous les sept: ils moururent sans laisser d'enfant.
32 Finalement la femme mourut aussi.
33 Eh bien! Cette femme, à la résurrection, duquel d'entre eux sera-t-elle la femme, puisque les sept l'ont eue pour femme?»
34 Jésus leur dit: «Ceux qui appartiennent à ce monde-ci prennent une femme ou sont prises par un mari.
35 Mais ceux qui ont eu l’honneur d'avoir part au monde à venir et à la résurrection des morts ne prennent pas de femme ni ne sont prises par un mari.
36 C'est qu'ils ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils aux anges : ils sont fils de Dieu puisqu'ils sont fils de la résurrection.
37 Et que les morts doivent ressusciter, Moïse lui-même l'a indiqué dans le récit du buisson ardent, quand il appelle le Seigneur le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob.
38 Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants, car tous sont vivants en lui.»
39 Quelques scribes, prenant la parole, dirent: «Maître, tu as bien parlé.»
40 Car ils n'osaient plus l'interroger sur rien.

Prédication : 
Je vous propose de commencer notre méditation d'aujourd'hui avec le dernier verset du texte qui nous était offert dimanche dernier : « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » (Luc 19,10) Notez bien qu’il s'agit de sauver quelque chose, et non pas quelqu'un. Quelque chose était en effet perdu dans la riche ville de Jéricho. « Immédiatement, Zachée descendit (de l'arbre où il s'était perché pour voir passer Jésus) et, tout joyeux, il accueillit chez lui Jésus. » Hospitalité : décision d'accueillir chez soi, sans raison' et sans but, une personne dont les vues sont inconnues de vous. Chercher et sauver I 'hospitalité perdue, c'est ce que fait Jésus à Jéricho.
Nous pourrions poursuivre la lecture de l'évangile de Luc, un épisode après l'autre, jusqu'à la croix, en nous demandant, à la fin de chaque épisode, ce que Jésus cherche et ce qu'il sauve. Contentons-nous aujourd'hui d'interroger la rencontre entre Jésus et quelques Sadducéens. Jésus, que cherche-t-il qui était perdu ? Et que sauve-t-il ?

Pour ce faire, parlons des Sadducéens, qui niaient qu'il y ait une résurrection. Ces gens se déclaraient descendants d'un prêtre, Sadoq, qui, pour s'être rangé aux côtés de Salomon — c'est-à-dire du bon côté — dans la fratricide guerre de succession du roi David son père, avait été élevé au rang de Grand Prêtre, dignité héréditaire et perpétuelle. C'était 9 siècles — autant dire une éternité — avant Jésus. Les Sadducéens se présentaient aussi comme des héros de l'exil babylonien, pour avoir su maintenir intact, puis remettre en place à l'identique, après l'exil, dans le second Temple, le culte sacrificiel à IHVH. Ils avaient donc un millénaire d'ancienneté dans la fonction, étaient foncièrement conservateur, et assez bien vus — justement à cause de l'ancienneté de leur tradition — par les autorités romaines, et ils le leur rendaient bien. Ces gens s'en tenaient rigoureusement à la loi écrite et à sa description méticuleuse de l’ordonnancement du culte (les cinq premiers livres de la Bible), écartaient les prophètes et les autres écrits, et rejetaient toutes les interprétations de la loi orale... Ils niaient qu'il y ait une résurrection. C'est que, dans les cinq premiers livres de la Bible, personne ne se relève d'entre les morts (il n'y a pas de séjour des morts dont les morts pourraient revenir, et, une fois mort, le premier mort de l’histoire je se relève pas) ; et puis, lorsqu'on se réclame d'une continuité plus que millénaire, lorsqu'on se comprend comme gardiens perpétuels de l'intégrité du culte, la question de la résurrection ne peut même pas être posée, elle n'a pas de sens, parce que la question de la mort n'a pas de sens non plus.
Parmi les interlocuteurs — voire les ennemis — des Sadducéens, il y a les Pharisiens. Connus pour la finesse de leurs enseignements, ils, pensent qu'il y a une résurrection dans le monde à venir, et que le monde à venir est ordonné comme le monde d'ici-bas. L'histoire de la femme sept fois veuve sans enfants serait embarrassante, voire disqualifiante, pour des Pharisiens ; à vrai dire, nous ne le savons pas vraiment. Mais ce que nous savons, c’est que Jésus n'est pas d'avantage Pharisien que Sadducéen, voici ce qui arrive (nous ne faisons que lire et déployer le texte) :
1. La raison pour laquelle on prend une femme, raison pour laquelle on est prise pour femme, ici bas, est la procréation, ce qu'indique ici clairement le vocabulaire employé (c'est une affaire de gamètes). Le sens de la famille, du clan et de la tribu, le sens de la lignée, est, en ce temps-là, dans ce bien plus fort qu'il n'est aujourd'hui et chez nous. L'idée d'un individu autonome n'est guère répandue dans le monde ancien de culture sémite. Donner la vie, faire advenir la génération suivante, c'est l'assurance que la lignée ne sera pas interrompue, et donc que, s’agissant de soi-même, on ne mourra pas. C'est l'état des lieux, sur lequel Jésus ne revient pas. Et sur ce point précis, la pensée des Sadducéens et la pensée des Pharisiens ont un point commun : la continuité des générations. Ces deux pensées, l'une sans monde à venir et sans mort, et l'autre avec mort et monde à venir, sont des pensées de la continuité...
2. Or, Jésus rompt avec ces deux pensées. Il évoque un monde à venir (rupture avec les Sadducéens), et il affirme que ce monde à venir est peuplé d'individus qui ne représentent qu'eux-mêmes (qui ne représentent ni une famille, ni un clan, ni une tribu — rupture avec les Pharisiens et avec les Sadducéens). Ainsi, ceux qui auront eu l'honneur de faire l'expérience du monde à venir seront affranchis de toutes les contraintes de la vie dans ce monde-ci, celle de la mortalité des corps, et celles des structures de la parenté. Ainsi libérés, pourquoi les hommes prendraient-ils une femme, ou les femmes seraient-elles prises pour femme ?
3. Mais Jésus ne rompt pas pour autant avec les Saintes Écritures, et surtout pas avec les cinq premiers livres de la Bible. Il en donne même une interprétation nouvelle et audacieuse. Dans l'épisode du buisson ardent, Moïse — tenu pour l'auteur du texte — appelle le Seigneur-IHVH le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Ceci signifie que même s’il est transmis par des voies familiales, Dieu est toujours le dieu de quelqu'un. Ce même Dieu est celui qui se révèle à Moïse, des générations d’oubli plus tard, en étant toujours le Dieu de quelqu'un, mais en étant aussi toujours le même Dieu.
Dieu ainsi se révèle à être humain comme son propre Dieu, et demeurant Dieu. Et Dieu ne s'épuise pas dans l'alliance perpétuelle, car Dieu est celui qui brûle sans se consumer, sans s'épuiser jamais. Dieu toujours le même ne cesse de grandir en tant que Dieu de chacun de ceux qu’il appelle.
4. Il nous faut imaginer que cette interprétation de la Torah est, en son temps, totalement nouvelle et d'une audace considérable. Il nous faut imaginer qu'elle est le signe que Jésus — alias Luc — a compris qu'avec le brassage des populations dans l'Empire romain, avec l'ouverture progressive de l'ancienne foi des hébreux à tous les humains, il fallait que la pensée de la résurrection soit reprise, et pas elle seulement...
Lorsqu'entrent dans l'Alliance, à titre individuel, des gens dont aucun ancêtre n'a jamais appartenu au peuple élu, c'est la pensée toute entière de la révélation, de l'alliance, et de la résurrection, des relations à l’empire romain... qui doit faire son aggiornamento, qui doit s'ouvrir, s'ouvrir sans se trahir.
5. C'est ainsi qu'il est possible de comprendre l'affirmation finale de Jésus, à la fois synthèse inspirée de sa pensée et provocation face à ses détracteurs : Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants, des individus vivants de ce temps-ci et des individus vivant en Lui dans l’attente du monde à venir.

Je pense que nous pouvons maintenant revenir à l'observation que nous faisions à l'ouverture de notre méditation. « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » Dans cette rencontre avec les Sadducéens, ce que Jésus cherche, et sauve, c'est la résurrection, une résurrection perdue, enfouie sous des montagnes de mérites transmissibles, entravée par tous les liens du sang, contrainte par l'élection, et donc résurrection inaccessible aux nations... Avec Jésus et en Jésus, la résurrection devient pensable pour tous, y compris tous les nouveaux venus dans l'Alliance, tous ces vivants d'aujourd'hui, quelles que soient leurs origines, aussi nombreux que le Seigneur les appellera.
Nous sommes de ces vivants-là. Et ces vivants en Dieu pour toujours, c’est ce que nous sommes. Il y a quelques jours, nous parlions de sauver l’hospitalité, et aujourd’hui, nous parlons de sauver la résurrection. Telle pourrait, un jour, être notre mission. Prions que les temps ne deviennent jamais trop durs. Et pour celles et ceux que, si cela devenait nécessaire, nous répondions alors sur nos vies des promesses de Dieu. Amen

dimanche 3 novembre 2019

Les gens de Jéricho (Luc 19,1-10) Sauver l'hospitalité

Luc 10
C'est ici la traduction de la TOB ; pour apprécier certaines différences, vous pouvez lire en parallèle la traduction Parole de Vie...

1 Entré dans Jéricho, Jésus traversait la ville.
2 Survint un homme appelé Zachée; c'était un chef des collecteurs d'impôts et il était riche.
3 Il cherchait à voir qui était Jésus, et il ne pouvait y parvenir à cause de la foule, parce qu'il était de petite taille.
4 Il courut en avant et monta sur un sycomore afin de voir Jésus qui allait passer par là.
5 Quand Jésus arriva à cet endroit, levant les yeux, il lui dit: «Zachée, descends vite: il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison.»
6 Vite Zachée descendit et l'accueillit tout joyeux.
7 Voyant cela, tous murmuraient; ils disaient: «C'est chez un pécheur qu'il est allé loger.»
8 Mais Zachée, s'avançant, dit au Seigneur: «Eh bien! Seigneur, je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens et, si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rends le quadruple.»
9 Alors Jésus dit à son propos: «Aujourd'hui, le salut est venu pour cette maison, car lui aussi est un fils d'Abraham.
10 En effet, le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.»
Possiblement Zachée, mais d'une autre époque..
Prédication

Avant que nous ne parlions de Zachée le collecteur d’impôts, souvenons-nous d’une parabole : « Deux hommes montèrent au temple pour prier, l’un était Pharisien et l’autre collecteur d’impôts (…) Le collecteur d’impôts, se tenant à l’écart, n’osait même pas lever les yeux mais, se frappant la poitrine, disait “Prends pitié du pécheur que je suis”. » (Luc 18,14) Quel était le péché de ce collecteur d’impôts anonyme ? Ne réfléchissons pas trop longtemps : nous ne le savons pas, nous ne le savons pas parce que rien ne nous en est dit et nous ne le saurons jamais.
Ce que nous savons des collecteurs d’impôts, c’est qu’ils étaient détestés par leurs contemporains. Les historiens de l’époque romaine impériale, grands lecteurs d’archives – bénis soient-ils – ont appris et nous ont appris comment fonctionnait l’impôt dans l’Empire. La puissance occupante ne collectait pas l’impôt elle-même, et elle ne rétribuait personne pour collecter l’impôt. Elle vendait, fort cher, à des autochtones, le droit de collecter de l’argent. Libre ensuite à celui qui avait acheté la charge de faire de cette charge une sorte de service de la pax romana – la paix romaine – ou de faire de cette charge une occasion de s’enrichir plus encore. C’est qu’il fallait être déjà riche pour devenir collecteur d’impôts… et la vindicte, qui déteste les riches, détestait deux fois les collecteurs d’impôts, deux fois, voire trois fois, parce que sur les monnaies romaines apparaissait la face d’un Empereur qu’on appelait Seigneur, titre théophore, et auquel un culte était rendu, etc.. D’où une équation, collecteur d’impôts = pécheur. Mais cette équation ne nous dit rien du péché du collecteur d’impôts de cette parabole.
Dans cette parabole, le collecteur d’impôts anonyme fut justifié, car « qui s’élève lui-même sera abaissé, et qui s’abaisse soi-même sera élevé ». Mais quand donc le collecteur d’impôts s’est-il abaissé ? La parabole nous nous propose que deux réponses (1) Il s’est abaissé dans sa prière. (2) Il s’est abaissé en acceptant de faire le sale et nécessaire boulot de collecteur d’impôts. Mais en fait, si à l’ouverture de cette première étape de notre méditation nous ignorions quel était le péché de ce collecteur d’impôts, nous avons seulement appris que, dans la bouche de Jésus, un collecteur d’impôts peut parfaitement être justifié, nous ne savons pas d’avantage de quoi, mais nous savons que sa fonction de collecteurs d’impôts n’y fait aucunement obstacle. L’équation collecteur d’impôts = pécheur est, pour Jésus, sans valeur et sans portée.
Si les collecteurs d’impôts étaient haïs par leurs contemporains, les chefs de collecteurs d’impôts devaient être encore plus haïs. Si, pour être collecteur d’impôts il fallait être riche, pour être chef des collecteurs d’impôts, il fallait être plus riche que les riches. Zachée était cela.
Ceci étant posé, la scène de la rencontre entre Zachée et Jésus est pleine d’éléments incongrus, voire comiques. La toute petite taille de Zachée, rapportée à la densité de la foule, est le prétexte à cette course en avant, suivie de l’ascension d’un arbre, qui nous font sourire, de la part d’un homme qui, s’il voulait rencontrer Jésus, avait tous les moyens de s’offrir une escorte. Mais Zachée ne veut pas rencontrer Jésus, il veut juste le voir. Si entre eux deux apparaît une demande, le demandeur n’est pas Zachée, c’est une demande de Jésus à Zachée, une demande apparemment toute simple : « je dois aujourd’hui demeurer dans ta maison. »
C’est très simple, mais demeurer est un verbe qui a trois sens. Le premier sens, c’est venir loger ; Jésus souhaite, ce jour-là, à Jéricho, venir loger chez Zachée. Le second sens de demeurer indique que Jésus souhaite y faire un séjour d’une certaine durée. Le troisième sens, plus fort encore suggère que Jésus y est déjà depuis un certain temps et entend bien ne pas en partir ce jour-là. Et comme Jésus emploie le verbe devoir, c’est presque à comprendre qu’à Jéricho aucune mais n’est à même de le recevoir, ni ce jour-là ni tous les autres jours.
Jésus veut demeurer chez Zachée et Zachée tout joyeux le reçoit. Réaction des gens : tous, sans exception, tous murmurent, grommellent, condamnent. « Il est allé se souiller, se perdre, s’avilir, se prostituer, se polluer… chez un pécheur. » Et revoilà notre équation, l’équation des bien-pensants : collecteur d’impôts = pécheur. Cette équation, nous l’avons déjà rencontrée et méditée. Et nous n’allons pas revenir sur ce que nous avons dit déjà : pour Jésus cette équation ne tient pas. Nous ne savons rien – personne ne sait rien – du péché de Zachée. Et donc de Zachée nous ne pouvons pas, nous ne devons pas affirmer qu’il est pécheur avant d’avoir entendu ce qu’il dit de lui-même.
« Se tenant devant le Seigneur, Zachée lui dit – il faut lire ce que Zachée dit, le lire sérieusement, sans préjuger de rien : “Seigneur, voilà, je fais don aux pauvres de la moitié de tout ce qui m’appartient, et si j’ai floué quelqu’un, je lui rends le quadruple.” Et il apparaît que l’homme sans doute le plus riche de Jéricho, accusé par les gens de Jéricho d’être le plus grand pécheur de Jéricho, est en fait le plus gros pourvoyeur de charité de Jéricho… Cette extraordinaire charité, personne à Jéricho ne peut l’ignorer. Et pourtant, tous murmurent, et tous dénigrent, accréditant toujours la même équation : collecteur d’impôts = pécheur.
Cette équation, nous la retrouvons jusque chez certains traducteurs, annotateurs et commentateurs (et pas des moindres) des Saintes Ecritures. Nous la retrouvons en combinaison avec une autre équation : riche = malhonnête. Et les commentateurs parlent du « salut d’un riche », pérorent sur la conversion de Zachée au contact de Jésus, expliquent que c’est de sa conversion que vient sa décision soudaine de mieux utiliser ses richesses. Mais cette interprétation est pour le moins étonnante, parce que quelques versets auparavant (Luc 18,22) c’est le don de la totalité des richesses d’un riche qui est exigé par Jésus, et non pas la moitié… Bien étrange interprétation, alors que Luc met précisément ceci dans la bouche de Zachée « Seigneur, voilà, je donne… » et non pas « A partir de maintenant, je donnerai… » Oui, au risque d’insister, ce que Jésus entend de la bouche de Zachée, ce sont des états de service, et non pas une bonne résolution de début d’année. Pourquoi, pourquoi des traducteurs, des annotateurs, et des commentateurs s’en prennent-ils ainsi à Zachée ? Et pourquoi ne voient-ils pas que Zachée est quelqu’un qui s’abaisse, et que les habitants de Jéricho se la jouent très très haut, comme le Pharisien de la parabole de Luc 18 ?
Un visage de l'étonnement...
Ceci étant dit, l’histoire de la rencontre entre Jésus et Zachée a bien pour thème la conversion. Mais la conversion de qui ?
La conversion des gens de Jéricho. Le nom de Zachée est la prononciation francisée du nom Zakkaï. Avec ce nom, vous êtes membre du peuple de l’Alliance, vous êtes fils d’Abraham. Vous l’êtes de manière inamovible, ce qui signifie que, dans la première compréhension de la mission messianique de Jésus, Jésus est venu pour vous en tant que fils d’Abraham. C’est ce qu’annonce, ou plutôt rappelle, Jésus aux gens de Jéricho : la qualité de fils d’Abraham est généalogique et ne se perd jamais, car rien ne peut épuiser la patience et la miséricorde de Dieu, même envers un fils d’Abraham devenu collecteur d’impôts, et surtout s’il apparaît qu’il est droit et généreux. Mais cela, bien des contemporains de Jésus ne voudront jamais l’entendre, parce qu’il est plus facile, toujours, d’en rester à ce que tout le monde dit d’untel plutôt que d’aller à la rencontre d’untel ; et aussi parce que ce que cela annonce une compréhension de l’élection ouverte à l’universel, élection comprise en lien avec certains choix de vie dont ceux de Zachée sont un exemple. Jésus, donc, parle et agit pour la conversion des gens de Jéricho. Et lorsque Jésus annonce que le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu, ça n’est pas à Zachée qu’il s’adresse, mais à tous ceux de Jéricho, égarés dans leurs appréciations trop simples, leurs connivences envieuses et leurs opinions trop étroites.
Au-delà des gens de Jéricho, Luc interroge les communautés et les chrétiens de son propre temps. Peut-on être chrétien et collecteur d’impôts ? Peut-on être chrétien et simple soldat, ou chrétien et centurion ? Peut-on être chrétien et Romain ? Nous avons tout le livre des Actes pour penser à la multitude des nations pour lesquelles la messianité de Jésus le Nazaréen va devenir un motif d’engagement et un principe d’espérance… Luc parle donc pour la conversion des cœurs des humains. Non, Zachée n’est pas un homme perdu : il est un arbre et un arbre se reconnaît à ses fruits.
Et c’est en cela que Luc nous interroge, interroge nos cœurs humains, nos états de service, bien sûr, mais surtout – par-dessus tout – notre joie, paisible récollection de nous-mêmes, et par là notre foi.
Sœurs et frères, nous sommes à Jéricho, Jésus passe, et il s’en va demeurer chez l’un d’entre nous, le moins estimé de tous. Allons-nous nous élever nous-mêmes et dénigrer, ou bien, nous abaissant nous-mêmes, nous en réjouir ?
Puissions-nous nous en réjouir. Amen 
Et si quelqu'un, dans la foule de Jéricho, venait à s'en réjouir ?