samedi 24 décembre 2022

Noël, et, pourvu que la chair le veuille, le Verbe se fait chair (Jean 1,1-2)

Jean 1

1 Au commencement était le Verbe, et le Verbe était dans l’intimité de Dieu, et le Verbe était Dieu.  2 Il était au commencement dans l’intimité de Dieu.

 3 Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui.

4 En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes,

5 et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise.

6 Il y eut un homme, envoyé de Dieu: son nom était Jean.

7 Il vint en témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient par lui.

8 Il n'était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière.

9 Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme.

10 Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas reconnu.

11 Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas pleinement reçu.

12 Mais à ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné possibilité de devenir enfants de Dieu.

13 Ceux-là ne sont pas nés du sang, ni d'un vouloir de chair, ni d'un vouloir d'homme, mais de Dieu.

 14 Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, engendré de l’un, plein de grâce et de vérité, il tient du Père.

Prédication : 

            Veillée de Noël, pour certains célébration à minuit, puis culte du matin de Noël, deux célébrations qui semblent inséparables l’une de l’autre. Probablement elles se soutiennent l’une l’autre.

            Veillée de Noël, il nous est proposé de lire un récit de nativité, Matthieu, ou Luc : l’enfant naît. Et cette évocation biblique pourrait effectivement suffire, car il a un nom, déjà, et une destinée, avec chacun des deux récits. Cela devrait donc suffire, car ainsi l’histoire de Jésus commence, et la flèche du temps est déjà lancée, « de Bethléem à la Croix, de la Crèche à Golgotha, de la misère à la joie », de la naissance à la mort… il n’y a que Jésus. Et cela suffit – cela devrait suffire : Jésus de Nazareth est le message, homme envoyé de Dieu, reconnu comme Christ... fin de la veillée de Noël.

            Mais voici que, le lendemain matin, culte du matin de Noël, il nous est proposé, chaque année, de lire un autre récit, « Au commencement… », début, ou encore principe, de l’évangile de Jean. Et voici que le commencement de l’évangile de Jean semble bien vouloir commencer là où les autres évangiles ne commencent pas. Jean commence plus haut – on peut le dire ainsi – ou plus loin, ou ailleurs… Jean commence à l’origine même des temps ; « Au commencement… il y avait tout ce que le langage humain a jamais pu et pourra jamais exprimer, et cela était dans l’intimité de Dieu ». Certains proposent de parler pour cela de la Parole. Parole, ou Verbe, c’est à peu près la même chose, et c’est surtout la même idée. Cette idée, c’est que Dieu est au cœur de la Parole, au cœur du Verbe, au cœur de tout ce que l’être humain peut penser et dire. Et avec cela Dieu n’est pas à l’extérieur de ce que l’être humain fait et dit, mais à l’intérieur. Et l’intimité dont nous parlons est tellement profonde que l’auteur de l’évangile de Jean affirme ceci : « Et le Verbe était Dieu ». C’est une affirmation considérable : tout ce que l’être humain peut imaginer, penser et dire, tout ce qu’il est capable de mettre en œuvre, par des gestes et par des mots, c’est cela qui est Dieu, sans qu’il soit nécessaire de se réclamer d’une puissance extérieure, supérieure et autonome. Le langage suffit. Cette affirmation, « et le Verbe était Dieu », rend compte d’une foi totalement incarnée… Et l’on se dit que peut-être, il suffirait d’y croire et, y croyant, il suffirait d’accomplir ce qu’elle dit. A savoir que la parole de Dieu et la parole humaine se confondent absolument. Et ce serait une extraordinairement bonne nouvelle.

             Cependant – ou hélas – la chose n’est pas vraiment si simple. Déjà, pour l’approcher, nous avons dû utiliser le conditionnel… « ce serait une extraordinairement bonne nouvelle… » Ce qui laisse à penser que ça ne l’est pas. Quant à Jean, il utilise un temps du passé : « et le verbe était Dieu ». Il l’était. Et Jean revient, sur ce qu’il avait tenté d’exprimer, il reprend ce qu’il avait pu donner. Poursuivant son propos, il donne ceci : « Il était [le Verbe] au commencement dans l’intimité de Dieu » (v.2).

            Ils étaient… et ensuite ? L’intimité est-elle perdue pour toujours ? Cette unité défaite peut-elle être reconstruite ? Si l’on s’en tient à ce qui est écrit, et si l’on se tient du côté des humains, cela semble brisé, et nous devrons comprendre ici que le langage – le Verbe – ici repris par les humains est au mieux neutre, mais souvent ne sert plus qu’à la ruse et à la domination. Sauf que – message essentiel d’espérance – le Verbe – la parole – persiste. C’est un peu l’idée, qu’on pourrait qualifier d’enfantine, que la Parole, celle dont nous avons parlé, celle dont Jean parle, reste la plus forte. Ce que l’un de nos cantiques de Pâques (Mon rédempteur est vivant) ose formuler ainsi : « Mais Dieu reste le plus fort, Jésus a vaincu la mort ».

            Vaincre la mort, dans le commencement de l’évangile de Jean, c’est affirmer que les mots et le langage, résistent aux offenses que leur font subir les humains. Vaincre la mort, c’est oser dire que le langage, et donc l’âme humaine, ne peuvent être totalement corrompus. Bien sûr, nous devons hésiter un peu en affirmant cela, car nous savons bien à quels désastres les humains en arrivent parfois. Souvenons-nous seulement du premier génocide du 20ème siècle, un génocide oublié, celui perpétré par la puissance coloniale allemande, en Namibie, contre deux peuples, les Namas et les Hereros. Mais, affairés que nous sommes aujourd’hui à célébrer Noël, nous ne pouvons pas désespérer… Oui, toutes ces histoires de désagrégation du Verbe, toutes ces histoires de refus d’une lumière venue d’en-haut, du refus du témoignage de Jean sont rappelées. Mais est-ce là la fin de l’histoire ? Nous avons déjà entrevu qu’il n’en est rien et que – on peut toujours le dire ainsi sans se tromper sur ce que les mots désignent – « Jésus a vaincu la mort. » Mais Pâques, sera célébré le 9 avril, aujourd’hui c’est Noël et l’évangile de Jean nous offre ceci : « Et le Verbe s’est fait chair. »

            Bien sûr, apparemment sans hésitation, certains proposeront « La Parole est devenue un homme » et quant au nom de cet homme, ils penseront sans délai à Jésus de Nazareth. Et pourquoi pas. Ça n’est pas faux. Mais si cela est affirmé d’une manière trop massive, autre chose risque d’être perdu.

            Est-ce une fois pour toutes et en Jésus de Nazareth uniquement que le Verbe s’est fait chair ? Ou bien, est-ce que l’affirmation que le Verbe s’est fait chair est le signe que cela peut advenir encore ? Nous devons choisir. Choisissons : nous choisissons d’affirmer que pour tout ce qui est chair il n’est de salut que par le Verbe, entendons salut par la Parole, salut par ce que les humains sont capables de dire, par ces propos efficients, par des actes conséquents, salut par ce divin dont ils sont capables. Bien sur, si un homme naît, c’est une fois pour toutes. Mais pour ce qu’il en est du Verbe qui se fait chair, pour ce qu’il en est d’une résorption de la Parole réputée divine dans la Parole humaine, ça n’est jamais sans reste, et ça n’est jamais sans repousse. Et si cette vérité est perdue, la parole humaine accomplira une mutation dramatique en se transformant en parole de pouvoir…

            Raison pour laquelle on n’en a jamais fini de célébrer Noël. La proposition du calendrier chrétien est qu’il faut célébrer Noël au moins une fois par an. Il faut une fois par an  au moins s’exposer à Noël. Et penser toujours à ce qui, dans notre environnement, peut nous rappeler l’importance de ce mouvement, le Verbe qui se fait chair et rend capable de dire ce que Dieu dit et de faire ce que Dieu fait. Amen.

 

            P.S. : Et le Verbe s’est fait et se fera chair en ces enfants dont les noms suivent, nés à Vincennes entre le 1er et le 31 octobre (je n’ai pas trouvé de liste plus récente), Rose, César, Ilaï, Léa, Camille, Léonard, Orso, Maël, Nahyl, Noé, Gauvain, Lorenzo, Yumi, Émile, Basile, Amaury, Gaia, Romane, Eva, Louisa, Pierre, Gaby, Roberto, Clara, Arthur, Jeanne, Marc, Gaspard, Andrea, Gaspard, Helena, Clémence, Juliette, Hector…


samedi 17 décembre 2022

Quatrième dimanche de l'Avent (Matthieu 1,18-25 et Esaïe 7,10-16) Le presque rien d'une espérance invincible

Ésaïe 7

10 Le SEIGNEUR parla encore à Akhaz en ces termes:

 11 «Demande un signe pour toi au SEIGNEUR ton Dieu, demande-le au plus profond ou sur les sommets, là-haut.»

 12 Akhaz répondit: «Je n'en demanderai pas et je ne mettrai pas le SEIGNEUR à l'épreuve.»

 13 Il dit alors: Écoutez donc, maison de David! Est-ce trop peu pour vous de fatiguer les hommes, que vous fatiguiez aussi mon Dieu?

 14 Aussi bien le Seigneur vous donnera-t-il lui-même un signe: Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d'Emmanuel.

 15 De crème et de miel il se nourrira, sachant rejeter le mal et choisir le bien.

 16 Avant même que l'enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, elle sera abandonnée, la terre dont tu crains les deux rois.

Matthieu 1

18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit Saint.

 19 Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement.

 20 Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit: «Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse: ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit Saint,

 21 et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.»

 22 Tout cela arriva pour que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète:

 23 Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit: «Dieu avec nous».

 24 À son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit: il prit chez lui son épouse,

 25 mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

Prédication

            Je me souviens d’une exposition qui a tourné dans nos temples, dont le titre était Protestants, qui était sortie en 2000, panneaux et livrets, avec force citations intéressantes dont celle-ci : « Un nom commence généralement comme un surnom, voire une insulte. Il est repris comme un drapeau et une confession. » En avril 1529, devant l’Empereur Charles Quint, qui souhaite rétablir le catholicisme comme seule religion pour tout le Saint Empire, certains princes refusent de se soumettre : Protestamus… En latin du 16ème, protester signifie confesser sa foi. On les nommera Protestants. Et l’insulte deviendra un drapeau. Un peu comme s’ils avaient dit : Protestants ? Chiche ! Il semble qu’il y ait eu des phénomènes linguistiques un peu semblables avec Huguenots, avec Camisards, et sans-culottes. Nous sommes à peu près certains que le nom de chrétiens fut attribué, à Antioche, à ceux qui se réclamaient du Christ, christ signifiant oint, chrétien signifiant donc par dérision ceux qui sont pommadés, « sentant à dix pas le cosmétique »… Et à chaque fois, dans ces bribes d’histoire que nous partageons, le surnom et l’insulte sont repris comme un drapeau et une confession. « Chiche… » Et le plus bas, le plus vil, devient un peu comme une gloire.

            Mais cette gloire, en laquelle habitent fierté et consolation, épuise-t-elle la peine traversée et l’état de peine dans lequel on a vécu ?

 

            Si nous évoquons aujourd’hui ces questions de noms, voire d’origine, c’est parce que deux d’entre elles nous sont proposées dans les textes que nous venons de lire. Pour l’une, le surnom devenant nom c’est Esprit Saint, pour l’autre, c’est Emmanuel. Et elles sont très intimement arrimées l’une à l’autre.

            Évoquons, tout d’abord, l’Esprit Saint, et surtout l’Esprit Saint avec Marie. Et nous avons tous bien en tête l’épisode de la visite à Marie de l’ange Gabriel, lequel lui apprend qu’afin qu’elle devienne mère l’Esprit Saint la couvrira de son ombre… Évangile de Luc, le récit de la rencontre de Marie avec l’ange, et ce qui s’ensuit, a trouvé dans les traditions chrétiennes, et comment elles pensent la femme, une réception superlative, pendant que l’évangile de Matthieu est plus prosaïque, au point qu’on sent certains traducteurs gênés : ils introduisent du Luc à l’intérieur de Matthieu. Matthieu : une très jeune femme est – littéralement – trouvée enceinte – verbe trouver au passif – il y a quelque chose à l’intérieur – sans ombre  ni mystère, sauf un : mais de qui ? C’est la question des villageois et de sa famille, question qui concentre en elle tous les bonheurs, et tous les malheurs possibles pouvant arriver à une femme. Celle qui est trouvée enceinte est promise à un homme…. Cette grossesse disons précoce la met en grand danger, affaire d’honneur. Si l’homme se plaint publiquement, elle est morte.

            Or, l’homme n’en fera rien. Un ange du Seigneur lui commande d’agir autrement – nous savons comment. Mais pourquoi le commandement de l’ange est-il possible ? C’est que l’homme est juste. Joseph est – selon Matthieu – un homme juste. Mais qu’est-ce qu’un homme juste ? C’est un homme qui, sans aucunement regarder à sa propre réputation, ni d’ailleurs parfois à sa propre sécurité, fait pour autrui dans la détresse le choix de la vie (et ça ressemble pas mal à la définition de ce qu’est un juste parmi les nations). Le commencement de l’histoire de Jésus dans l’évangile de Matthieu est une généalogie assez brillante… mais le commencement de l’histoire de Jésus est aussi une affaire glauque, et tragique, très ras du sol, d’une ignominie trouvée contre une femme, mais qu’un homme rachètera. L’évangile, donc, selon Matthieu, commence avec le nom d’un juste : Joseph. Mais pas un juste seulement. Le nom du juste n’est rien s’il n’est pas le nom de la justice. Le nom du juste est le nom de la justice, le nom de toutes celles et ceux qui, inspirés par cette histoire, agiront dans la justice et pour tels de leurs semblables (27.712 personnes ont reçu – 1er janvier 2020 – le titre de juste parmi les Nations).

            L’Évangile donc, a son commencement dans l’engagement d’un homme. Non pas de l’homme Joseph exclusivement, mais d’un être humain. Le commencement de l’Évangile peut être totalement anonyme. Il n’est alors possible que sous la clause d’une espérance. Et c’est de cette espérance que nous allons parler maintenant.

 

            L’ange nous met sur la voie qui rappelle qu’Emmanuel, le nom donné à l’enfant qui doit naître, signifie Dieu avec nous. Les compétences de cet enfant devenu adulte : sauver son peuple de ses péchés… Jésus et Emmanuel, dans la  pensée de Matthieu, c’est le même. Cela devrait être le même. Pourquoi deux noms ? Nous avons vu tantôt que l’acte peut porter le nom d’une personne, mais que ce qui motive l’acte peut être épuisé par le nom d’une personne. Transmettre la mémoire de l’acte est simple, transmettre la motivation de l’acte, de sorte qu’il ait lieu de nouveau, c’est bien plus difficile.

            Pour le faire, Matthieu évoque l’un de ses prédécesseurs, qui, en son temps, a dû penser l’espérance dans les larmes, la fécondité dans l’impossible, et a inventé pour cela le nom d’Emmanuel, enfant mis au monde par une très jeune femme, enfant qui, devenu adulte, saura – entre autres – rejeter le mal et choisir le bien. En regardant en amont, Matthieu rencontre Ésaïe (7,10-16 – texte du jour), il rencontre un texte et un nom, rencontre qui est comme condition de possibilité de l’espérance et de l’engagement – de Matthieu.

            Mais Ésaïe, lui, que rencontre-t-il ? Ésaïe a-t-il un nom, ou quelque chose, à quoi il se réfère et qui soit, pour lui, inépuisable motif et de l’espérance et de son engagement ? Nous ne le savons pas. Dans nos Bibles savantes, nous ne recueillons pas de citations provenant d’autres auteurs et d’autres cultures. Mais il y a d’autres ressources pour le prophète. Emmanuel, c’est – redisons-le – Dieu avec nous. Peu de temps avant le ravage d’un pays entier, profitant d’une sorte d’accalmie, le prophète commet un jeu de mot – il s’agit bien de cela – qu’il propose comme formule de l’action de grâce, et aussi comme formule l’espérance aux temps mauvais. Un seul nom pour un seul homme, un seul nom pour un seul Dieu, quels que soient les moments de l’histoire, la douceur de vivre, ou la catastrophe. Mais où trouve-t-il ce nom ?

            Il trouve ce nom dans le langage, dans des bouts de langage qui, associés judicieusement les uns aux autre, produisent de l’inspiration et du sens. Avant donc qu’Emmanuel devienne le nom de quelqu’un, et que son sens s’épuise dans une reconnaissance trop souvent parcourue, il y a trois fragments de langage qui, pour  toujours, peuvent rester ce qu’ils sont, mais qui, associés peut-être à d’autres fragments, peuvent renouveler l’espérance et faire se recommencer l’engagement. L’espérance ainsi située repart de tout en bas, là où les mots s’élaborent, dans ces lieux humains qui sont inépuisables.

            L’espérance peut-elle repartir de plus bas encore que ces fractions de mots ? Oui. Elle peut repartir d’une lettre, comme le i, et même du point sur le i (Matthieu 5,18) comme du point sur l’iota des grecs ; et pour ceux qui sont de culture hébraïque, l’espérance peut toujours renaître d’une de ces petites cornes qui décorent les caractères avec lesquels on écrit. Ainsi, « (…) avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas une corne d’une lettre de la loi ne passera que tout ne soit arrivé » (Matthieu 5:18).

            Avant que tout ne soit arrivé ? Tout quoi ? Quelle totalité ? Des maux et des drames ? Comme si la totalité des drames possibles pouvait un jour être atteinte dans l’histoire… Non. Ou peut-être. Mais plutôt – nous le croyons – comme si la totalité des bonheurs possibles pouvait être atteinte dans l’histoire ? Et nous disons que non. Ce que nous avons dit des Écritures, nous pouvons le dire aussi de l’espérance. Rien ne les épuise, rien de l’épuisera. Un être humain s’en empare, choisit d’en vivre et de la partager. Et tout peut recommencer. Amen.

 

samedi 10 décembre 2022

Troisième dimanche de l'Avent (Matthieu 11,2-11 & Esaïe 35,1-10) Jean le Baptiste a-t-il cru ce qu'il prêchait ?


Matthieu 11

2 Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples:

 3 «Es-tu ‹Celui qui doit venir› ou devons-nous en attendre un autre?»

 4 Jésus leur répondit: «Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez:

 5 les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres;

 6 et heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi!»

 7 Comme ils s'en allaient, Jésus se mit à parler de Jean aux foules: «Qu'êtes-vous allés regarder au désert? Un roseau secoué par le vent?

 8 Alors, qu'êtes-vous allés voir? Un homme vêtu d'habits élégants? Mais ceux qui portent des habits élégants sont dans les demeures des rois.

 9 Alors, qu'êtes-vous allés voir? Un prophète? Oui, je vous le déclare, et plus qu'un prophète.

 10 C'est celui dont il est écrit: Voici, j'envoie mon messager en avant de toi; il préparera ton chemin devant toi.

 11 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d'une femme, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste; et cependant le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui.

Esaïe 35

1 Qu'ils se réjouissent, le désert et la terre aride, que la steppe exulte et fleurisse,

 2 qu'elle se couvre de fleurs des champs, qu'elle saute et danse et crie de joie! La gloire du Liban lui est donnée, la splendeur du Carmel et du Sharôn, et on verra la gloire du SEIGNEUR, la splendeur de notre Dieu.

 3 Rendez fortes les mains fatiguées, rendez fermes les genoux chancelants.

 4 Dites à ceux qui s'affolent: Soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu: c'est la vengeance qui vient, la rétribution de Dieu. Il vient lui-même vous sauver.

 5 Alors, les yeux des aveugles verront et les oreilles des sourds s'ouvriront.

 6 Alors, le boiteux bondira comme un cerf et la bouche du muet criera de joie. Des eaux jailliront dans le désert, des torrents dans la steppe.

 7 La terre brûlante se changera en lac, la région de la soif en sources jaillissantes. Dans le repaire où gîte le chacal, l'herbe deviendra roseau et papyrus.

 8 Là on construira une route qu'on appellera la voie sacrée. L'impur n'y passera pas - car le Seigneur lui-même ouvrira la voie - et les insensés ne viendront pas s'y égarer.

 9 On n'y rencontrera pas de lion, aucune bête féroce n'y accédera - on n'en trouvera pas. Ceux qui appartiennent au Seigneur prendront cette route.

 10 Ils reviendront, ceux que le SEIGNEUR a rachetés, ils arriveront à Sion avec des cris de joie. Sur leurs visages, une joie sans limite! Allégresse et joie viendront à leur rencontre, tristesse et plainte s'enfuiront.

Prédication : 

             Nous parlons souvent de la destruction de Jérusalem et du Temple de Salomon, 585 av. J.C., et de la destruction de Jérusalem et du second Temple, 70 ap. J.C., mais nous parlons rarement de la destruction de Samarie, capitale du Royaume du nord, vers 722 av. J.C. Pourquoi en parlons-nous si peu ? Parce que les auteurs – religieux – de l’ancien testament n’ont guère aimé ces gens du « nord » qu’ils considéraient comme de vils polythéistes, qui avaient mis IHVH dans leur soupe religieuse, et qu’ils considéraient comme coupables d’avoir noué de vilaines alliances avec des Rois étrangers. Les auteurs de l’ancien testament donc ont mal parlé de ces gens-là. Cependant, et pour notre culture, le Royaume du nord a connu une période de prospérité économique, et de puissance politique, l’archéologie le dit avec précision. Et ce royaume a laissé aussi une littérature originale, à une époque où, au « sud », c'est-à-dire à Jérusalem, l’écriture n’était pas encore apparue.

            Peut-on lire cette littérature ? Oui, en lisant la Bible. Les auteurs de l’ancien testament (des gens du sud) ont utilisé certains textes et fragments (des auteurs du Nord) comme matériaux. Et en exerçant un peu nos yeux, nous pouvons apercevoir des paysages que les auteurs de Jérusalem ne connaissaient probablement pas, comme le Mont Carmel, comme la Plaine du Sharôn, et vous ajouterez à ces lieux la splendeur du Liban, entre autres. Ce sont bien les auteurs du Nord qui ont choisi cela comme expression imagée de leur espérance. Et tous ces noms sont les noms de leur tristesse, de leur nostalgie, mais aussi les noms de leur joie passée et de leur joie à venir.

             Car, vous l’avez entendu – nous l’avons lu – en Ésaïe 35 les verbes sont plutôt au futur. L’espérance se conjugue au futur, qu’il s’agisse des auteurs du Royaume du Nord, qu’il s’agisse aussi des auteurs du Royaume du Sud, prophètes et scribes, le bonheur se vit par anticipation du retour de l’exil, et parfois aussi par anticipation de l’avènement d’un guide qui conduira le peuple à la pleine réalisation de la vision ; il ira les chercher jusqu’au bout du monde, il les rassemblera, il les mènera, etc.. Retenez bien que les verbes sont au futur.

            Et Jean le Baptiste ? Tel qu’il est présenté au commencement de l’évangile de Matthieu, sa prédication diffère radicalement de ce que nous venons de rappeler. Il n’évoque pas un passé glorieux, il évoque un présent, (Matthieu 3,2) le Royaume des cieux s’est approché ; c’est ce qu’il annonce et nous devons bien comprendre ce que cela signifie : ce Royaume – le Royaume des cieux, n’a jamais été aussi proche qu’il ne l’est au moment où Jean le Baptiste parle, et ce Royaume ne pourra jamais être plus proche qu’il n’est maintenant. Nous pouvons appeler cela la première intuition de Jean le Baptiste : le Royaume des cieux est déjà là ! Et voici une seconde intuition de Jean le Baptiste : le Royaume des cieux ne tient pas tant à une intervention de Dieu qu’à un libre engagement humain. Celui de Jean, d’abord, celui aussi des gens qui adhèrent à sa prédication, et bien sûr ensuite l’engagement de Jésus, etc..

             Le Royaume donc, c’est au présent la prédication et l’engagement de Jean le Baptiste, prédicateur bouillonnant, qui fut jeté en prison. Et qui envoya ses disciples vers Jésus avec la question : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »

            Je vous parle, une fois encore, des traducteurs et de leurs traductions. Le mot à mot grec ne parle pas de devoir venir, ni de devoir attendre. Beaucoup plus simplement, et sans aucune notion de devoir, cela donne « Es-tu celui qui vient ? Ou en attendons-nous un autre ? En disant devoir venir, ce qui est un présent redevient un futur, et ce qui est librement offert redevient une chose qui doit être saisie. Et alors ce que nous avons appelé les intuitions de Jean le Baptiste se trouve être effacé.

            Nous demandons, pour quelle raison le libre accomplissement de l’espérance du temps présent est ainsi effacé, par les traducteurs… mais pas par eux seulement, il l’est aussi par Jean le Baptiste lui-même, en ce qu’il s’interroge, et en ce qu’il envoie ses disciples pour interroger Jésus. Et nous nous disons que si Jean le Baptiste vient lui-même effacer sa propre espérance, c’est que la reconnaître pour ce qu’elle est et la vivre comme simple mais magnifique illumination concrète du temps présent… cela ne doit pas être si facile. Ainsi, le prédicateur prêche, il donne une forme verbale à son espérance, avec des tournures suffisamment imagées  pour que le message reste pertinent suffisamment longtemps. Et le message vit sa propre vie. Et le message trouve ses auditeurs, et ses lecteurs. Et quelque chose un jour s’accomplit, littéralement, ou pas. Il y a un écart. Comment les gens envisageront-ils l’écart entre le message et les événements ? Et comment le prédicateur, s’il est encore en vie, envisagera-t-il l’écart entre ce qu’il a prêché et ce qui arrive ?

             Et nous revoilà auprès de Jean le Baptiste… avec sa question : Es-tu celui qui vient ? Nous connaissons la réponse. Oui et trois fois oui. Mais comme souvent dans la Bible, le lecteur est plus savant que certains personnages. Nous avons, si j’ose dire, deux millénaires d’avance sur Jean le Baptiste, et nous savons donc que Jésus est celui qui vient – non pas celui qui est venu et qui reviendra, ça n’est pas le propos aujourd’hui, ça n’est peut-être même jamais le propos. Ce qui importe, c’est l’intuition de Jean le Baptiste, assumée pleinement par Jésus le Christ, « les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. » Et pour nous, femmes et hommes de 2022, il nous faut porter les yeux sur le monde qui est le nôtre, trouver là où ça a lieu, et accomplir avec grâce ce que nous pouvons accomplir : et c’est bien là qu’Il est, il n’y en a pas d’autre à attendre, là est le Royaume des cieux, et c’est bien là que se perpétue l’espérance dont nous parlons depuis tout à l’heure.

             Jean le Baptiste a eu manifestement du mal à repérer tout ça. Et nous-mêmes ? En ce troisième culte de l’Avent, revenons sur ce que nous avons exploré, le très-haut, le très bas, et cette descente spirituelle – et peut-être même éthique – qui fait que, dans une sorte de parcours de la foi, le croyant peut frayer un chemin qui soit le sien.

            Jean le Baptiste est parti de très haut, et Jésus lui-même le reconnaît : « parmi tous ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste ». Aucun n’a mieux que lui saisi ce que sont la mémoire, le présent, le temps et l’espérance. Tout ce qu’il faut une fois au moins s’entendre dire, et qu’il faut profondément méditer, Jean le Baptiste l’a pensé, et l’a formulé. En ajoutant que c’est le Christ lui-même qui le dit de Jean, nous mesurons l’importance du propos. Cependant, ajoute Jésus, « le plus petit dans le Royaume des cieux est plus grand que lui. » Jean le Baptiste n’a pas cru à ce qu’il prêchait… un moment, au moins, il n’a pas cru.

             Ce qui n’empêche pas que, dans le Royaume des cieux, les choses s’accomplissent toujours pour le plus grand bien des hommes et pour la plus grande gloire de Dieu. Et le plus petit, tout en bas, les reconnait comme telles, sans hésitation aucune, et avec la plus grande joie. A cela, à l’espérance, au Royaume plus qu’au baptême, à suivre Jésus plutôt que Jean, les premiers croyants furent invités. Il me semble que nous sommes nous aussi invités. Amen

samedi 3 décembre 2022

Deuxième dimanche de l'Avent (Matthieu 3,1-12)


 Matthieu 3

1 En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée:

 2 «Convertissez-vous: le Règne des cieux s'est approché!»

 3 C'est lui dont avait parlé le prophète Ésaïe quand il disait: «Une voix crie dans le désert: ‹Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.› »

 4 Jean avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage.

 5 Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain se rendaient auprès de lui;

 6 ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain en confessant leurs péchés.

 7 Comme il voyait beaucoup de Pharisiens et de Sadducéens venir à son baptême, il leur dit: «Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d'échapper à la colère qui vient ?

 8 Produisez donc du fruit qui témoigne de votre conversion;

 9 et ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes: ‹Nous avons pour père Abraham.› Car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham.

 10 Déjà la hache est prête à attaquer la racine des arbres; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu.

 11 «Moi, je vous baptise dans l'eau en vue de la conversion; mais celui qui vient après moi est plus fort que moi: je ne suis pas digne de lui ôter ses sandales; lui, il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu.

 12 Il a sa pelle à vanner à la main, il va nettoyer son aire et recueillir son blé dans le grenier; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s'éteint pas.»

Prédication : Vincennes, 4 décembre 2022, 2ème Dimanche de l’Avent

            Je voudrais d’abord me souvenir avec vous de cette infinie grandeur que nous avons évoquée tout récemment, celle du Christ Roi de l’Univers, très haut, plus haut que tout, grandeur qu’en pensée, dans la foi, et guidés par les Saintes Écritures, nous avons ramenée à la naissance d’un enfant, non pas l’enfant de Bethléem que nous connaissons déjà si bien, mais un enfant tout à fait anonyme. Il s’agit, dans cette méditation (pour la période de l’Avent 2022) de tâcher de rester – peut-être de retrouver – une certaine simplicité, un certain dénuement. Alors un enfant anonyme, des parents anonymes donc aussi – voire pas de parents du tout – appelé à l’existence par l’attention patiente à lui prodiguée par quelqu’un.

            Et voici que – au second dimanche de l’Avent – Jean Baptiste apparaît dans le paysage des Judaïsmes, disons vers les années 30, comme il est écrit : en ces jours-là, Jean le Baptiste parut. Il parut, soudainement, personne ne l’attendait, personne ne le connaissait. Ça n’est pas l’évangile de Luc que nous méditons, évangile dans lequel est rapporté tout le pédigrée de Jean le Baptise. Dans l’évangile de Matthieu, il apparaît (idem Marc) comme ça, et nous pourrons dire qu’il apparaît anonymement. Il n’est fils, ou petit fils, ni neveu de personne, et ne s’exprime que de sa propre autorité. Il emprunte leur look et leur verbe aux anciens prophètes d’Israël. En tout cela, en-deçà de la description que nous donnons de lui, il semble bien n’être intéressé ni par le succès ni par une postérité.

            Laissons-le là, comme une parole singulière, et intéressons-nous plutôt à ce qu’il dit. Et avant ce qu’il dit, intéressons-nous à qui il le dit. D’abord, il le dit au peuple. Il est un prédicateur de la fin des temps, et le salut dont il parle tient au repentir de la personne, associé à une confession personnelle des péchés, et à un baptême. Il semble bien que Jean le Baptiste ait rencontré un grand succès. Il nous est difficile de dire pourquoi. Nous n’avons que des conjectures… essayons.

            Les gens de ce pays avaient un besoin religieux, un besoin de pardon, besoin de sentir pardonnés par Dieu. En quel lieu, et comment, ce besoin pouvait-il être satisfait ? C’est toute une histoire. Le lieu et la manière n’ont pas toujours été uniques. Mais disons qu’à l’époque du Baptiste, il y avait le Temple de Jérusalem. Lisant l’évangile de Matthieu, nous nous limitons à ce lieu-là. Le recours à Dieu y était possible, et le pardon de Dieu y était obtenu, moyennant l’accomplissement de sacrifices compliqués, et tarifés. Le tarif des sacrifices – le prix du pardon – a dû être l’objet de bien des contestations, de contestations violentes, si l’on en juge par l’action de Jésus dans le Temple (Matthieu 21). Le repentir et l’engagement de ceux qui venaient au Temple ne sont jamais interrogés… Le succès du Baptiste était phénoménal, nous dit Matthieu… phénoménal un peu trop.

            Phénoménal un peu trop : nous avons parlé pour l’instant d’une adhésion un peu main stream, des gens du peuple, peut-être sincères, incapables de se payer les sacrifices du Temple… c'est-à-dire incapables de s’offrir par eux-mêmes les moyens de leur salut. Et ceux-ci venaient en foule. Et venaient aussi, nombreux, des Pharisiens et des Sadducéens…

             Ces deux espèces de gens, que représentent-ils ? Les premiers, les Écritures, les seconds, le Culte. Les Pharisiens sont les champions de l’observance. Faire ce qui est écrit, le faire à chaque instant de la vie, ne jamais cesser de s’y appliquer, c’est accéder à la pureté, à la sainteté, et par là, au salut, le salut des Pharisiens. Pour les Sadducéens, c’est la vie du Temple qui est tout ; le culte, celui du Temple de Jérusalem, exclusivement, sophistiqué à l’extrême, accompli de manière conforme à la révélation, par des gens élu pour cela depuis la nuit des temps, c’est ce qui fait que le monde existe, continue et continuera d’exister. Et ainsi, les Pharisiens et les Sadducéens détiennent eux-mêmes, et pour eux-mêmes, les instruments de leur propre salut.

            Et deux questions se posent. Ce salut, peuvent-ils en faire profiter leurs compatriotes ? La réponse devait pouvoir être positive. Sauf que, Sadducéen, on l’était par appartenance à une lignée, hors de laquelle il n’était point de salut. Et que Pharisien, il était possible de le devenir en fréquentant telle ou telle école, mais cette fréquentation n’était pas chose vraiment possible pour ceux qui avaient besoin de travailler dur pour manger le soir. Et voilà que Jean le Baptiste propose à ses contemporains un salut qui leur soit accessible, un salut qui ne réclame même pas l’ascèse, comme nous l’avons déjà dit.

            Deux questions se posent, avons-nous dit, celle d’abord d’un salut accessible. L’autre question est beaucoup plus fine, et incisive : Pharisiens et Sadducéens ont-ils cru en ce qu’ils pratiquaient eux-mêmes ? C’est une question redoutable. Et avec ce que nous venons de dire, nous pouvons répondre non. Ils n’y croyaient pas. Une simple observation nous permet d’être catégoriques. Ils ne croyaient pas en ce qu’ils pratiquaient ; s’ils y croyaient, pourquoi venaient-ils se présenter devant le Baptiste pour être baptisés par lui ?

            Fureur du Baptiste. Et à ces gens qui certainement se pensaient très élevés, très saints, très au-dessus des autres hommes, il adresse les invectives que vous savez. Ils sont très haut, et il va les mettre très bas. Il leur propose un abaissement considérable. D’abord il les insulte : ils sont des serpents, insulte désignant leur ruse et leur fourberie, ils sont des végétaux, du genre qui épuisent la terre et ne produisent rien ; ils sont de la balle, juste bon à brûler, et, gardons cela pour la fin, ils sont des pierres, et certainement pas de nobles pierres de construction, mais des pierres du désert de Judée, de la pierraille qui rend pour toujours impossible toute fertilité.

            C’est ce que leur dit, en substance, Jean le Baptiste. Une descente vertigineuse, leur dit-il, c’est ce que vous avez accompli.

             Mais Jean le Baptiste, fétu de paille, lui-même pierre du désert parmi les pierres du désert, croit à ce qu’il prêche. Il s’intéresse au salut des autres bien plus qu’à son propre salut. Ce qui fait qu’au terme de la descente vertigineuse dont il parle, et qu’il distingue chez les Pharisiens comme chez les Sadducéens… au plus bas de cette descente il y a la possibilité d’une remontée. De ces pierres du désert, humaines ou minérales, Dieu peut faire lever des enfants à Abraham. C’est sans doute un long chemin de conversion, c’est peut-être même le chemin d’une vie entière, mais c’est possible. Possible mais difficile ?

            Le récit que nous méditons nous enseigne qu’une ascèse rigoureuse comme celle de Jean le Baptiste n’est pas une nécessité. Plaise à Jean le Baptiste de mener cette ascèse et d’être extraordinairement libre dans ses paroles, d’interpeller dignitaires, princes et rois. Il propose à ses sœurs et frères une vie religieuse, pleine, entière, et possible.

            A bien des égards, Jésus en son temps ne fera pas autrement. Ce dont nous parlerons plus tard dans l’année. Pour l’heure, avec Jean le Baptiste, nous voyons quel chemin est possible, et en rendons grâce à Dieu. Amen

 


samedi 26 novembre 2022

Premier dimanche de l'Avent 2022 (Matthieu 24,37-44)

Matthieu 24

37 Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'homme;

 38 car de même qu'en ces jours d'avant le déluge, on mangeait et on buvait, l'on se mariait ou l'on donnait en mariage, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche,

 39 et on ne se doutait de rien jusqu'à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l'avènement du Fils de l'homme.

 40 Alors deux hommes seront aux champs: l'un est pris, l'autre laissé;

 41 deux femmes en train de moudre à la meule: l'une est prise, l'autre laissée.

 42 Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur va venir.

 43 Vous le savez: si le maître de maison connaissait l'heure de la nuit à laquelle le voleur va venir, il veillerait et ne laisserait pas percer le mur de sa maison.

 44 Voilà pourquoi, vous aussi, tenez-vous prêts, car c'est à l'heure que vous ignorez que le Fils de l'homme va venir.

Prédication : premier dimanche de l’Avent 2022

            Et voici que revient le temps de l’Avent, et pour parler de ce temps, l’on évoque Noé, l’épître aux Romains, et Ésaïe, tous des textes qui évoquent de grands chambardements – étranges – étranges dont il est difficile de dire s’ils sont finalement des fins ou des commencements.

            Pourquoi ces textes ? Pourquoi ces textes, chacun dans son site et dans son temps propres ? Et pourquoi ces textes quatre semaines avant Noël ? L’Avent revient chaque année, c’est du temps cyclique, le premier dimanche de l’Avent 2023 sera le 3 décembre. Mais avec – et pendant – ce temps, il se passera un temps linéaire, un jour passera après un autre jour, et jusqu’à la fin, ou du moins jusqu’à une fin. Cette fin n’est pas la même suivant les auteurs. La fin de l’humanité selon la Genèse (Noé) n’est pas la fin selon Ésaïe – la fin de l’humanité est un accomplissement positif – la fin selon la Genèse ; Noé est sa famille vont seuls survivre au Déluge, ce qui est un recommencement, mais le reste de l’humanité disparaît dévoré par les eaux… et l’humanité qui surgit des fils de Noé sera une humanité confuse et pécheresse sur laquelle Dieu se penchera, pour dire que l’homme est mauvais, mais que Lui, Dieu, n’en veut pas d’autre… Le récit du Déluge pourrait être le support unique de notre méditation du premier dimanche de l’Avent.

            Mais, avec Matthieu, Jésus qui parle à ses disciples – et Paul qui parle aux Romains – nous sommes invités à réfléchir en quelque manière à la première personne du singulier. Réfléchir à la première personne du singulier, mais sur quoi ?

Et bien sur cette fin, qui est peut-être un commencement, et sur la préparation (et je crois que, déjà, l’année dernière, j’ai évoqué pour vous un vieux cantique, que j’ai appris au début des années 70, « Jésus revient, Alléluia… Seras-tu prêt quand il viendra, Alléluia, Alléluia ? … »

            L’affirmation première est donc – si l’on ne fait pas attention – que Jésus va revenir, et que son retour sera précédé de signes considérables et qu’au sujet de ces signes, la question posée à chacune et chacun est : seras-« tu » prêt ? Et l’on entend alors que, au moment où nous parlons, « tu » n’es pas prêt, « tu » n’es pas prête. En avançant encore un peu dans le chant, on chantera « si tu es prêt il te prendra », sans qu’une strophe où une autre n’ait suggéré ce qu’il faudrait faire, ou ce qu’il aurait fallu faire, pour être prêt le moment venu. Si tu es prêt… mais que faire, comment faire, pour être prêt ? Et si je ne suis pas prêt maintenant, le serai-je jamais ? Ainsi envisagé, ce cantique, même s’il vous fait chanter force Alleluia peut laisser dans son sillage une sorte de parfum amer.

            Nous pouvons revenir à ceci : Jésus revient, Alleluia… Bien sûr, cela peut signifier qu’il est en train de revenir, ce que nous avons déjà envisagé. Mais cela peut signifier aussi qu’il est déjà là. Et la suite du cantique va se constituer ainsi : il est là, le reconnais-tu, maintenant ?

 

            Alors voici le premier dimanche de l’Avent, quatre semaines avant Noël et quelqu’un dit, avec audace, Il est là. Ce doit être une affirmation très belle, pleine de confiance, pleine peut-être aussi d’un enthousiasme sacré, d’une jubilation.

            Mais cette même affirmation, « Il est là », peut faire penser à Jacob (Genèse 28) et au rêve qu’il fait, à Beth El – maison Dieu – une échelle qui touche le ciel, et des anges qui montent et qui descendent… L’affirmation « Il est là » nous fait penser à ce que Jacob dit lorsqu’il se réveille, « Ouh là là, Dieu est dans ce saint lieu, et moi je ne le sais pas. » Ce saint lieu, c’est trois cailloux posés par terre au milieu de nulle part, avec l’affirmation, par un homme, que Dieu y est, et que lui, l’homme, il ne sait pas, ne peut, ou ne veut, pas le savoir. Et nous revoilà, Jacob, ou n’importe quel autre, est-il prêt lorsque Dieu est là ? Est-il prêt à voir Dieu au milieu de nulle part avec trois cailloux ? Avec le même vocabulaire, mais transporté au Temple de Jérusalem, ne serait-il pas prêt à voir Dieu, et joyeux, voire tout plein d’orgueil ? Dieu, ou Jésus, à quoi reconnaît-on lorsqu’il est là ?

            Et bien, il y a toute une série de dimanche, toute une série de textes et de sermons qui s’achèvent dans une sorte d’apothéose qu’on nomme  fête du Christ Roi, ou encore fête du Christ Roi de l’Univers. Et c’est comme si la flèche du temps – linéaire – avait atteint son but. C’est Jésus qui, ayant revêtu la toute puissance divine, l’emporte, définitivement. Ou encore c’est le plein accomplissement de l’Exode, lorsque s’effondrent les murailles de Jéricho (Josué 6), ou encore la Divine présence qui revient d’exil pour habiter le Temple restauré… Ce sont des triomphes, et il est aisé  de reconnaître là Dieu, et de reconnaître Jésus s’il s’agit de Lui. Mais est-ce lui, serons-nous prêts à le reconnaître, du point de vue par exemple des habitants de Jéricho, massacrés jusqu’au dernier, ou encore du point de vue de ceux qui seront les laissés pour compte du jugement dernier ? « Deux hommes seront aux champs, l’un sera pris et l’autre laissé » Pourquoi lui, et pas l’autre ? Pourquoi lui, et pas moi ?

            Christ Roi de l’Univers, chacun est, tous sont, prêts à le reconnaitre, évidemment, mais ça n’est pas si simple, parce que même si quelqu’un affirme  que tel est Dieu, le monde est aussi tel qu’il est. Il y a de la beauté. Et il y a – entre autres drames – celui des guerres en cours avec leur cortège infernal de dommages collatéraux. Les Christ en gloire serait-il là-dedans ? Seras-tu prêt à dire que c’est ainsi qu’il vient et que c’est ainsi que tu le reconnais ? Le dire sera, par rapport au Christ, descendre déjà d’un cran. Et ça va descendre d’un cran supplémentaire. Parler des dommages collatéraux d’une guerre, c’est encore parler avec des mots un peu abstraits. Mais il y a des corps déchirés, et il y a des gens aussi que le fer et le feu ont épargnés, mais qui ont tout vu, tout entendu, et dont la vie sera un enfer parce qu’ils ne trouveront plus jamais le sommeil… Seras-tu prêt ? Le reconnaîtras-tu, le Christ ?

            Il ne s’agit pas d’un grand consolateur que chacun veut rencontrer, mais du mal, du ravage lui-même. Et la descente continue. Elle doit continuer, car ces gens ont des noms que nous nous pouvons connaître. Cette descente doit continuer aussi parce que, parmi ces gens, sous les bombes, et en Judée occupée, il y en a qui sont en train de mettre au monde la prochaine génération. Et comment cela se passe-t-il ? Des enfants, des rien du tout. Cela se passe comme ça, avec une mortalité infantile considérable, et comme si ça ne suffisait pas, des massacres viennent compléter ce menu des horreurs (Matthieu 2). Seras-tu prêt pour que tout en bas, un enfant totalement anonyme et incroyablement faible, le Très Bas (Christian Bobin), survive, et soit reconnu juste dans sa survie – et rien d’autre – comme espérance pour l’humanité ?

            Du triomphe cosmique à la fragilité absolue d’un nouveau-né anonyme sur un terrain de guerre, peut-on descendre encore plus bas ? Nous pouvons toujours recueillir un plus affreux récit. Nous le savons mais ça n’est pas pour cela que nous méditons. Le temps cyclique passe par un certain point bas, c’est entendu, et dépouille le croyant de certitudes superflues.

            C’est de là ensuite que vient et revient la vie, dans la révolte et dans les larmes peut-être. Mais c’est la vie.


mercredi 23 novembre 2022

Christ Roi (Luc 23, 32-43)


 A la demande de plusieurs, nous ajoutons à notre liste de sermons celui donné par A. Walter le 20 novembre dernier. Merci à lui.

Luc 23

 32 On en conduisait aussi d'autres, deux malfaiteurs, pour les exécuter avec lui.

 33 Arrivés au lieu dit «le Crâne», ils l'y crucifièrent ainsi que les deux malfaiteurs, l'un à droite, et l'autre à gauche.

 34 Jésus disait: «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font.» Et, pour partager ses vêtements, ils tirèrent au sort.

 35 Le peuple restait là à regarder; les chefs, eux, ricanaient; ils disaient: «Il en a sauvé d'autres. Qu'il se sauve lui-même s'il est le Messie de Dieu, l'Élu!»

 36 Les soldats aussi se moquèrent de lui: s'approchant pour lui présenter du vinaigre, ils dirent:

 37 «Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même.»

 38 Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui: «C'est le roi des Juifs.»

 39 L'un des malfaiteurs crucifiés l'insultait: «N'es-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même et nous aussi!»

 40 Mais l'autre le reprit en disant: «Tu n'as même pas la crainte de Dieu, toi qui subis la même peine!

 41 Pour nous, c'est juste: nous recevons ce que nos actes ont mérité; mais lui n'a rien fait de mal.»

 42 Et il disait: «Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras comme roi.»

 43 Jésus lui répondit: «En vérité, je te le dis, aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis.»

Prédication 

C’est donc la fête du Christ Roi de l’univers et pourtant l’évangile du jour (Lc 23, 32-43) nous montre Jésus crucifié, donc victime d’un affreux supplice et tout proche de la mort. Comment prétendre que le Christ est roi dans de telles conditions ?

Certes, au-dessus de lui sur la croix il y a une inscription « celui-ci est le roi des Juifs » mais c’est par pure dérision.

Jésus inverse totalement les perspectives : « Les rois des nations commandent en maîtres (...) Pour vous, qu’il n’en soit pas ainsi ; au contraire, que le plus grand d’entre vous se comporte comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert » dit-il dans l’évangile de Luc (Lc 22, 25-26) mais on retrouve ce thème partout dans les évangiles. Avec le Christ, le concept de royauté change de sens.

Les quatre évangélistes Matthieu, Marc, Luc et Jean nous rapportent de façon assez semblable ces derniers instants de la vie de Jésus. Et pourtant chacun d’entre eux, selon son projet narratif et théologique, met l’accent sur des points différents.

Les quatre évangélistes s’accordent pour dire que Jésus a été crucifié entre deux malfaiteurs.

Dans les trois évangiles synoptiques, Jésus est mis par trois fois au défi de se sauver ou d’appeler Dieu son Père pour le sauver. Ce défi est lancé par les passants (Mt et Mc), les chefs des prêtres (Mt, Mc, Lc), les soldats (Lc), les malfaiteurs crucifiés (Mt, Mc, Lc). Cela fait écho aux trois tentations que Jésus a éprouvées au désert au début de son ministère de la part du diable (Lc 4, 3 et s.). Jésus rejette toutes ces tentations mais l’évangile dit « le diable s’éloigna de lui jusqu’à une autre occasion » (Lc 4, 13). Sur la croix, le diable, par l’intermédiaire des passants, des chefs des prêtres, des soldats, des malfaiteurs, trouve une nouvelle occasion mais, à nouveau, Jésus ne cédera pas à la tentation.

On dit à Jésus : « sauve-toi toi même ». La grande tentation pour chacun d’entre nous est aussi de vivre sans Dieu au cœur de notre vie et de ne compter que sur nous-mêmes. Et de croire qu'on peut se sauver par soi-même.

En rassemblant les quatre évangiles, on compte sept dernières paroles du Christ sur la croix, sept paroles qui ont été mises en musique entre autres par les compositeurs Schütz, Pergolèse, Haydn, Gounod, César Franck.

L’ordre chronologique le plus vraisemblable de ces 7 dernières paroles est celui-ci :

1. « Père, pardonne leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34) ;

2. « En vérité je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis », adressée au « bon larron » crucifié avec Jésus (Lc 23, 43) – ces deux premières paroles sont dans le texte du jour ;

3. A sa mère, « Mère, voici ton fils,» en parlant du disciple qu’il aimait, et au disciple : « Voici ta mère » (Jn 19, 26-27) ;

4. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné », (Mt 27, 46 et Mc 15, 34) ;

5. « J’ai soif » (Jn 19, 28) ;

6. « Tout est achevé » (Jn 19, 30) ;

7. « Père je remets mon esprit entre tes mains » (Lc 23, 46).

Donc le Christ pardonne (à ses bourreaux), a pitié (du larron), protège (sa mère), doute, a soif, s’abandonne et s’offre.

Plus exactement, dans la première parole, qui n’est rapportée que par Luc, Jésus ne dit pas « je vous pardonne » mais demande à son Père « pardonne-leur », peut-être parce qu’il ne se sent pas en mesure de le faire, du fait de la souffrance qu’il éprouve. Ce pardon concerne sans doute non seulement les soldats qui l’ont crucifié mais aussi ceux qui l’ont condamné.

Le pardon pour ses bourreaux consonne avec l’éthique d’amour des ennemis que Jésus a enseigné pendant son ministère (Lc 6, 27-28). Etienne, le premier martyr chrétien, adressera la même demande dans le livre des Actes des Apôtres rédigé également par Luc (Ac 7, 60).

 Jésus dit « Ils ne savent pas ce qu’ils font », c’est-à-dire ils ne savent pas qu’ils crucifient le Messie.

La deuxième parole, qui n’est également rapportée que par Luc, est le dialogue entre Jésus et les deux brigands crucifiés avec lui. Chez Matthieu et Marc, il est seulement dit que ces deux brigands l’insultaient et Jean ne dit rien à leur sujet.

Comme souvent dans l’évangile de Luc, on trouve deux personnages opposés, ici un bon et un mauvais larron, avant il y a eu Marthe et Marie, le fils prodigue et son frère aîné, Lazare et l’homme riche, le pharisien et le collecteur d’impôts, Zacharie le père de Jean-Baptiste et Marie la mère de Jésus … Deux personnages opposés ou peut-être les deux visages d’une même personne, une personne divisée comme nous le sommes tous.

Jésus dit aussi : "un sera pris et un autre laissé!" (Lc 17, 34).

Le mauvais larron n’était peut être pas si mauvais. Il dit à Jésus « sauve-toi toi-même et nous avec toi », il pense donc à ses deux compagnons d’infortune. Mais il désespère de la miséricorde divine, qu’il méprise volontairement.  

Le bon larron, dit « souviens-toi de moi quand tu viendras pour être roi ». Il ne parle donc que de lui mais ne demande même pas à être sauvé. Il accepte son sort et pense qu’il est mérité, au contraire de celui de Jésus, injustement condamné. Sans doute, le bon larron a-t-il été retourné par le pardon de Jésus.

La grâce de Dieu opère une œuvre merveilleuse dans son cœur.

Souvent dans les évangiles et notamment dans celui de Luc, la foi se manifeste chez les personnes les plus inattendues, ainsi un officier romain dont le serviteur était malade (Lc 7, 6-9), la femme qui lava les pieds de Jésus avec ses larmes (Lc 7, 36) ou encore Zachée le collecteur d’impôts (Lc 19 1-10).

La réponse de Jésus au bon larron est : « aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis ».

Le mot « paradis » est extrêmement rare dans le Nouveau Testament. Paul l’utilise une fois pour parler de sa vision sur le chemin de Damas (2 Cor 12, 3-4) et on le trouve aussi une fois dans l’Apocalypse (Ap 2, 7). Dans les évangiles c’est la seule fois où le mot est utilisé et c’est lorsque Jésus est sur la croix.

De même, le mot « aujourd’hui » est peu utilisé, notamment par Luc. L’aujourd’hui du salut renvoie à la prédication de Jésus à Nazareth au tout début de son ministère (Lc 4, 21).

Jésus prodigue le pardon d’emblée en déclarant au pécheur repenti crucifié à ses côtés qu’aujourd’hui même il sera avec lui au paradis. Il met en acte ce pardon comme il l’a toujours fait – entier, immédiat, sans conditions, fondé sur la foi et l’humilité qui saisissent toute personne mue par une conversion sincère. « Ta foi t’a sauvé, va en paix » a-t-il souvent dit au cours de ses rencontres avec des repentants. La conversion vaut au pécheur la rémission de ses péchés.

Et Luc dit par ailleurs : « il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repend que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de repentance » (Lc 15, 7). 

Mais que signifie que le Christ est mort pour nos péchés ? Et en quoi la mort du Christ sur la croix peut-elle nous sauver ?

L’interprétation de Saint Anselme de Cantorbéry au Moyen Age était que le Christ se donnait sa vie à Dieu pour racheter les fautes que nous avions commises envers celui-ci. Mais l’Ancien Testament le dit, Dieu ne veut pas de sacrifices, et certainement pas de sacrifices humains.

Or sur la croix, Jésus renverse l’image religieuse d’un Dieu violent qui est à l’image de la violence qui nous habite et que les hommes projettent parfois sur une figure divine.

 

Désormais, on ne peut plus dire que c’est Dieu qui frappe, on ne peut plus se servir de Dieu pour juger, haïr, exclure, blesser ou tuer parce que, en Jésus, c’est, au contraire, Dieu qui, sur la croix, se laisse juger, haïr, rejeter et tuer.

 

Dans les évangiles de Luc et Jean, Jésus paraît maître de son destin, il paraît assumer son sort sans faiblir ni douter. La dernière parole de Jésus, « Père entre tes mains je remets mon esprit », issue de l’évangile de Luc, est toute de confiance. On la trouve dans le Psaume 31. Chez Matthieu et Marc, sa dernière parole, sa seule parole sur la croix est « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » On pourrait croire que Jésus est en proie lui-même au péché qu’il est venu combattre, le plus grand péché, qui est celui de l’incrédulité.

Mais ces paroles de Jésus sont le début du Psaume 22, dans lequel on retrouve des détails du récit de la passion notamment le partage des vêtements de Jésus par les soldats, qui est finalement un Psaume de confiance. Jésus se tourne tout de même vers Dieu, il nous désigne encore la Bonne Nouvelle pour que nous en vivions.

Et la Bonne Nouvelle, c’est que la valeur ultime de la vie, c’est d’être accueilli et reconnu par quelqu’un qui ne tient pas compte de ce que nous sommes au regard des autres comme à nos propres yeux. C’est cela ce que Jésus a fait pour nous sur la croix.

Tout ce qui nous est arrivé de plus beau dans notre vie a toujours eu avant tout le caractère du don, de la rencontre, de l’immérité. La grâce de Dieu est ainsi, offerte, inattendue, injustifiée, à condition de la recevoir les mains vides en s’y abandonnant avec confiance et en y répondant par notre foi, comme le fit Abraham, comme le fait le bon larron à l’instant ultime de sa vie

Dieu attend de nous une réceptivité active, la confession de nos fautes et la foi en la grâce qu’il nous prodigue.

Le bon larron a compris que la mort n’aura pas le dernier mot, il a encore la force de vie qui vient maintenir vivante « la petite flamme espérance » pour reprendre le mot de Charles Péguy.

Le mauvais larron attend tout mais n’espère rien. Le bon larron n’attend rien mais espère tout.

La foi, l’espérance et l’amour, les trois vertus théologales chantées par Paul dans la 1ère épitre aux Corinthiens, au chapitre 13, celles qui ne passeront jamais. La foi qui donne l’espérance, l’espérance qui ouvre sur l’amour et l’amour qui transforme notre vie en vie éternelle, car l’amour est éternel et son message demeure. C’est cela notre Dieu.

Amen !

samedi 12 novembre 2022

Pour une invincible espérance (Luc 21,5-19)

 Luc 21

5 Comme quelques-uns parlaient du temple, de son ornementation de belles pierres et d'ex-voto, Jésus dit:

 6 «Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n'en restera pas pierre sur pierre: tout sera détruit.»

 7 Ils lui demandèrent: «Maître, quand donc cela arrivera-t-il, et quel sera le signe que cela va avoir lieu?»

 8 Il dit: «Prenez garde à ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront en prenant mon nom; ils diront: ‹C'est moi› et ‹Le moment est arrivé›; ne les suivez pas.

 9 Quand vous entendrez parler de guerres et de soulèvements, ne soyez pas effrayés. Car il faut que cela arrive d'abord, mais ce ne sera pas aussitôt la fin.»

 10 Alors il leur dit: «On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume.

 11 Il y aura de grands tremblements de terre et en divers endroits des pestes et des famines, des faits terrifiants venant du ciel et de grands signes.

 12 «Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et on vous persécutera; on vous livrera aux synagogues, on vous mettra en prison; on vous traînera devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom.

 13 Cela vous donnera une occasion de témoignage.

 14 Mettez-vous en tête que vous n'avez pas à préparer votre défense.

 15 Car, moi, je vous donnerai un langage et une sagesse que ne pourra contrarier ni contredire aucun de ceux qui seront contre vous.

 16 Vous serez livrés même par vos pères et mères, par vos frères, vos parents et vos amis, et ils feront condamner à mort plusieurs d'entre vous.

 17 Vous serez haïs de tous à cause de mon nom;

 18 mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu.

 19 C'est par votre persévérance que vous gagnerez la vie.

Prédication

            Souvenons-nous, il y a une semaine, parmi les textes biblique que nous avons lus, un grand moment merveilleux. Trois jeunes hébreux exilés en Babylonie refusent avec obstination de s’incliner devant une statue de roi. Ils sont donc condamnés à être jetés dans une fournaise. Ils sont jetés dans la fournaise mais l’ange du Seigneur vient et les protège. Ils sont sauvés, sortent du feu sans une brûlure, et son élevés par le roi à une dignité considérable. Fin de l’épisode merveilleux, de cet épisode-là en tout cas. Dans le même livre, il existe un autre épisode assez fameux. Daniel, qui prie Dieu alors que cela est interdit par le roi, se voit démasqué, et condamné à être jeté dans une fosse pleine de lions… et que croyez-vous que les lions firent ? Il y a aussi, dans le livre de la Genèse, Joseph, 11ème fils de Jacob, qui contre son grès se retrouve projeté en Égypte, où la puissance de Dieu fait qu’il accomplit une merveilleuse carrière. Et puis, il y a Esther, un de ces livres si étranges que, faisant partie de la Bible, on n’y parle même pas de Dieu.

            Dieu ou pas Dieu, ces livres ont bien des choses en commun. Parmi ces points communs, il y a une providence. Ces exilés sont pour la plupart pieux, tous droits et honnêtes, soucieux, toujours, du souverain qui règne. Dieu les protège et les bénit. Et ils réussissent. On rassemble parfois ces textes sous une même appellation : roman du Juif de l’étranger. C’est que, oui, ils ont tout du roman, et même du roman merveilleux. Ils portent un message : le Juif qui réside à l’étranger, et qui demeure fidèle à Dieu, réussit dans tout ce qu’il entreprend, même s’il était au départ un vaincu, et un déporté.

            C’est une promesse. Mais comment accueillir cette promesse ? Peut-être qu’il ne faut pas attendre de cette promesse un exaucement littéral. Car cela pourrait avoir pour conséquence un possible et grave développement de la culpabilité : si cette réussite n’arrive pas, ce doit être de ta faute. Alors peut-être vaut-il mieux penser que le roman merveilleux du juif de l’étranger est un langage de l’espérance, une exhortation à la fidélité à Dieu…

 

            Toute cette méditation après l’un des textes de la semaine dernière (Daniel 3), et nous allons poursuivre, avec l’un des textes d’évangile qui parlent de la fin, fin des temps, pour certains textes, fin de Jérusalem, pour d’autres textes.

            Nous lisons aujourd’hui Luc 21, et nous savons que les évangiles ont tous intégré des textes sur la fin, et même plusieurs textes sur la fin. Luc, dès son 17ème chapitre : « 34 Je vous le dis, cette nuit-là, deux hommes seront sur le même lit: l'un sera pris, et l'autre laissé. 35 Deux femmes seront en train de moudre ensemble: l'une sera prise, et l'autre laissée. » Il parle là de la fin de la fin, c'est-à-dire du grand tri final que Dieu opérera selon sa divine justice. La fin de la fin, parce qu’avant, autre chose se passe, que nous avons lu. C’est l’énumération de tous les malheurs possibles. Et pas seulement les belles pierres du beau Temple. Il ne suffit pas de donner à penser à la chute de Jérusalem, qui doit venir, et qui est peut-être bien déjà venue lorsqu’est écrit l’évangile de Luc. Ces pierres – celles du Temple, celles de la ville – sont infiniment plus que des pierres. Elles sont tout un programme et un projet religieux, elles sont l’écrin dans lequel Dieu demeure, elles sont aussi une histoire, écrite et orale. Et elles ne sont plus. Et elles, qui représentaient l’histoire et l’ordre de Dieu, seront dès lors et toujours un tas, des gravats, un chaos.

            Et ce qui suit, l’énumération qui est faite, après les pierres, ce sont les gens, les humains. Le chaos des pierres et le chaos des gens, c’est toujours le chaos. Et ce chaos humain détruit toutes les structures sociales, familles, et communautés religieuses.

            Et ça n’est pas comme si une puissance étrangère venait, vainquait, asservissait et déportait – ce qui est le champ pour nous connu de l’espérance du juif de l’étranger. Avec le texte que nous méditons, ça se passe pour ainsi dire sur place, c’est domestique. C’est une sorte de chaos qui, dans son développement ultime, ne laisse plus que des individus esseulés. Chacun ne compte que pour lui-même, chacun ne compte que sur lui-même. Peut-être de courts arrangements d’intérêts peuvent-ils être temporairement passés, mais pour un temps très court. Chacun pour soi… et c’est de ce reste du monde, c’est du chaos que parle Jésus…

            Avons-nous connu un tel chaos ? Les Européens que nous sommes doivent faire mémoire de la catastrophe qui eut lieu entre 1933 et 1945. Les plus anciens parmi nous ont pu être témoins de certaines horreurs, de l’arbitraire de l’occupation et de la violence des camps. Mais pour ceux qui sont plus jeunes ? Ils n’auront connu ni l’occupation ni la déportation… Nous n’avons pas non plus connu les martyrs des chrétiens des premiers siècles – n’est pas Sainte Blandine qui veut. Nous avons été épargnés par ces malheurs… mais il peut arriver que la vie soit ravagée, pour diverses raisons, au point qu’on se sente abandonné, désespérément seul, et moqué par nos plus ou moins proches, en raison parfois de la foi (même une ironie ordinaire peut meurtrir). Jésus a-t-il ici quelque chose à dire, qui ressemblerait à de l’espérance ?

 

            Jésus a quelque chose à dire, et que nous avons lu : C’est par votre persévérance que vous gagnerez la vie. C’est la proposition de la TOB. Louis Segond propose : par votre persévérance vous sauverez vos âmes.

            Grande diversité de traduction, gros enjeu… C’est que nous parlons d’existences ravagées par le chaos, des existences rendues par le malheur incapables de tout. Va-t-on prêcher l’endurance, ou la persévérance, à ceux qui sont irrémédiablement défaits ? Va-t-on leur dire qu’un salut est possible et qu’il a pour condition leurs efforts ? Et va-t-on, en fait de salut, leur promettre quelque chose dans l’au-delà, pourvu qu’ici-bas ils se soient bien tenus ?

            Rien sur l’au-delà, semble-t-il, dans ce propos de Jésus. Ni rien non plus à faire. Quelle attitude devant et dans le chaos ? La patience… dirons-nous, faute de mieux, faute d’un autre mot que nous n’avons pas ; ni la résignation. Quelle attitude ? Une certaine détente qui n’est attachée à aucune action et qui ne se réclame d’aucune puissance. Et qui peut être ressemble à la patience. Devant et dans le chaos, la patience, qui est la forme la plus subtile, la plus discrète, et finalement la forme la plus invincible de la vie.

            Jésus, semble-t-il, en évoquant la patience, en exhortant peut-être à la patience, vient suggérer ce qui est peut-être le seul chemin en temps de catastrophe. Et il reste à se demander quelle forme concrète cela peut-il prendre. Et bien l’évangile de Luc nous suggère quelque chose. Lorsque Jésus fut mort et enseveli, « 54 C'était un jour de Préparation et le sabbat approchait. 55 Les femmes qui l'avaient accompagné depuis la Galilée suivirent Joseph; elles regardèrent le tombeau et comment son corps avait été placé. 56 Puis elles s'en retournèrent et préparèrent aromates et parfums. » Devant l’irréparable, devant leur espérance anéantie, « Durant le sabbat, elles observèrent le repos selon le commandement. »  (Luc 23)

            Pensons que nous pouvons, pour notre part, célébrer le culte de l’Eglise Protestante Unie de France, ou ouvrir nos Bibles, ou chanter nos cantiques. Amen