dimanche 19 octobre 2014

A César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (Matthieu 22,15-22)

Matthieu 22
15 Alors les Pharisiens allèrent tenir conseil afin de le prendre au piège en le faisant parler.
16 Ils lui envoient leurs disciples, avec les Hérodiens, pour lui dire: «Maître, nous savons que tu es vrai, droit et honnête, et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne tiens pas compte de la condition ni du faciès des gens.
17 Dis-nous donc ton avis: Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César?»
18 Mais Jésus, s'apercevant de leur malice, dit: «Hypocrites! Pourquoi me tendez-vous un piège?
19 Montrez-moi la monnaie qui sert à payer le tribut.» Ils lui présentèrent une pièce d'argent.
20 Il leur dit: «Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles?»
21 Ils répondent: «De César.» Alors il leur dit: «Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.»
22 À ces mots, ils furent stupéfaits et, le laissant, ils s'en allèrent.

Prédication : 
        Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, cette locution est devenue proverbiale. Par exemple, elle a été reçue comme un principe de laïcité ; l’Etat (César) n’a pas de rôle déterminant à jouer dans la relation à Dieu. Cette locution a été reçue aussi comme principe d’obéissance absolue aux autorités ; on doit se soumettre à César, sans que notre soumission à Dieu, notre pratique religieuse, interfère en aucune manière. Mais tout autant, elle peut être reçue comme principe de défiance des autorités ; si l’on pose que ce qui revient à Dieu doit l’emporter sur ce qui revient à l’Etat. Et enfin, pourvu qu’on ait l’idée d’un être humain âme et corps, comme principe d’indifférence à l’égard du monde, le corps n’est rien, parce que l’essentiel, l’âme, est en Dieu… ou le contraire
            En tout cela nous reconnaissons que c’est une locution proverbiale assez bien réussie. On peut en faire bien des choses. Et surtout, chacun peut tenter de la comprendre. Qu’allons-nous en faire, nous, aujourd’hui ? Choisir entre les interprétations qui ont été déjà données ? En proposer une autre.

Repartons de la première question posée. Cette question qui est posée d’une manière perverse, flatteries à l’appui et en interrogeant sur le mode de la permission (est-il permis…) alors que le tribut s’impose comme un devoir. Prenons donc la question concrètement tout comme elle se présente : « Doit-on… » Doit-on, oui ou non, payer le tribut, demandent à Jésus des Pharisiens et des Hérodiens ? S’il répond oui, Jésus est disqualifié par les Pharisiens en tant qu’apostat, puisqu’il touche quelque chose à l’effigie de César qui est dit-on un faux dieu… S’il répond non, il est disqualifié par les Hérodiens comme séditieux, puisqu’il s’oppose à l’occupant romain.
C’est un piège dont, vous le savez, Jésus va se sortir avec brio, dans le récit. Mais en répondant comme il a répondu, qu’a-t-il voulu dire ? Et Matthieu, l’évangéliste, qu’a-t-il voulu dire à ses lecteurs ?

Pour le peuple de la Palestine occupée, la paix romaine se maintient en payant le tribut à César, un tribut que chaque habitant de l’Empire doit payer. Alors oui, dira le petit peuple, il faut payer le tribut, sinon, c’est la répression, et les Romains étaient extrêmement brutaux.
Oui, il faut payer le tribut, dit aussi celui qui est du parti du roi Hérode, et qui fait fortune sur le dos du peuple. Mais ça n’est pas le même oui. C’est un oui d’opportunisme, un oui dont le peuple paye le prix le plus fort, le prix de la misère et de la brutalité.
Cela vous fait deux réponses identiques pour une seule question. Mais ces deux réponses diffèrent considérablement. Le prix du oui des Hérodiens n’est pas payé par les Hérodiens, mais par le petit peuple. Dans notre texte donc, ce qui caractérise l’attitude des Hérodiens, c’est qu’ils reportent sur autrui le poids de leur compromission avec Rome.
Et comprenez bien que les Pharisiens sont, en cette matière, semblables aux Hérodiens. Certes, les Pharisiens, pour des raisons religieuses, entendent bien ne pas payer le tribut. Or, ils y sont assujettis comme tous les autres Palestiniens de l’époque. Et bien ils se débrouillent pour charger autrui de le payer pour eux ; ils se débrouillent pour organiser leur vies, et surtout la vie de leurs disciples, pour que leurs disciples se chargent de payer à leur place, de circuler à leur place, de commercer à leur place, et, vous le voyez bien dans le texte, ils chargent même leurs disciples de discuter à leur place. Les choix de vie des Pharisiens, sont en fait assumés par leurs disciples. Alors oui, les Pharisiens se conforment à tout ce qui est exigé par la Loi juive, mais qui paye le prix de cette conformité ? Les autres.
Doit-on payer le tribut à César ? Chaque fois qu’une question importante est posée ainsi, dans le but de piéger, de disqualifier, et chaque fois que celui qui la pose attend une réponse en terme de devoir, et de oui ou non, cela signale que le poids de la réponse sera porté par autrui…
Mais pourquoi donc autrui devrait-il porter le poids des choix d’un autre ? Et pourquoi donc autrui devrait-il assumer les choix d’un autre en matière de religion ? Lorsque les questions sont posées ainsi, en termes de « devoir », de « on » et de « oui ou non », c’est que cœur est trop petit…
Quel exemple prendrai-je pour que tout soit bien clair ? Doit-on, oui ou non, être baptisé pour être accueilli à la Sainte Cène ? Doit-on être, oui ou non, être un mâle de l’espèce humaine pour être pasteur ? Doit-on, oui ou non, être hétérosexuel et civilement marié pour être béni ? Vous pouvez sortir tous les versets bibliques que vous voulez. Là n’est pas la question. La question est celle d’un choix que l’un fait et qu’il entend imposer à tous les autres. La question est celle d’une décision que l’un prend et dont il fait peser le poids sur d’autres que lui-même. Jésus traitera d’hypocrites, quelques versets plus loin, tous ceux qui procèdent ainsi.

Cependant, il y a bien un César, c'est-à-dire un ensemble de règles que chacun respecte. Il y a des questions que la vie nous pose, pose à chacun, et pour lesquelles c’est assez simplement qu’on peut répondre par oui ou non. Rendre à César ce qui est à César, c’est, pour ces questions simples, répondre ce qui doit simplement être répondu. Et il en va avec ces questions, de la simple possibilité d’une vie commune. Pour expliquer ceci, un exemple. On doit rouler du côté gauche de la route en Grande Bretagne ; c’est rendre à César ce qui est à César que de le faire, et on doit le faire, on, tout le monde. Sauf dans certaines circonstances particulières, urgentes… nous allons y venir.
Rendre à Dieu ce qui est à Dieu, c’est tout autre chose. Lorsqu’il s’agit de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, il n’y a pas de « on », pas de « on doit » et pas de « oui ou non » ! Lorsqu’il s’agit de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, il y a l’engagement d’une personne, qui dit « je », qui, à un moment donné, fait le choix qu’elle fait, choix dont personne d’autre qu’elle ne portera le poids. Pour poursuivre mon exemple britannique et routier. Entre le landau qui se trouve soudain côté gauche de la route en Grande Bretagne, la Mini Cooper qui vient en face, côté droit de la route et le platane qui est au bord de la route, choisir le platane… Ainsi, rendre à Dieu ce qui est à Dieu n’est jamais affaire de règlements ni de convenances, mais seulement affaire de circonstances, de décision personnelle, d’amour du prochain et de responsabilité.
           
Frères et sœurs, lorsque Jésus invite ses détracteurs à rendre à César ce qui est à César ET à Dieu ce qui est à Dieu, c’est nous qui sommes invités. Invités à ne pas faire de nos choix personnels des absolus pour tous, nous transformerions alors Dieu en César. Invités aussi à ne pas transformer en absolu ce qui n’est qu’un usage ou une idée reçue, nous transformerions alors César en Dieu.
Nous devons habiter l’ordinaire pour ce qu’il est, ordinaire qui nous permet de vivre ensemble. Rendre donc à César ce qui est à César. Nous devons aussi habiter l’extraordinaire, le mystérieux, ce qui nous intrigue, étonne, non pas par attirance ou fascination, mais parce que la vie est aussi extraordinaire et étonnante ; choisir donc le l’habiter telle qu’elle s’offre parfois, c’est rendre à Dieu ce qui est à Dieu.

J’espère, je crois, que nous pouvons vraiment et concrètement rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Le monde en sera bien plus beau, l’Eglise en sera bien plus belle, et nos visages bien plus joyeux encore. «Maître, nous savons que tu es vrai, droit et honnête, et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne tiens pas compte de la condition ni du faciès des gens. » Puissions-nous vivre  comme notre maître. Que Dieu nous soit en aide.

dimanche 12 octobre 2014

Va, et, désormais, ne pèche plus ! (Jean 8,11) Mais quel péché ?

Il ne sera pas sans intérêt de relire préalablement, le 8ème chapitre de l'évangile de Jean. On connait en général assez bien la première partie de ce chapitre (v.1-11), assez bien aussi la seconde partie du même chapitre (v.12-20), où s'opposent le jugement selon la chair et le jugement selon la vérité, mais on articule rarement les deux. Je donne, dans les quelques lignes qui suivent, des indications très rapides sur cette articulation, avant de peut-être, un prochain jour, vous proposer un développement plus conséquent.

Mais c'est le péché qui m'intéresse le plus dans cette courte méditation.

Va et, désormais, ne pèche plus. (Jean 8,11)

C’est intentionnellement que je fais lecture de ce seul verset. Non pas pour le sortir d’un contexte que vous connaissez bien tous, mais pour le faire entrer d’un coup d’un seul dans un processus interprétatif.
Mais peut-être que ce contexte vous ne le connaissez pas. Il est donc question d’une femme qui a dit-on contrevenu au commandement sixième lequel enjoint de ne pas commettre l’adultère, et la Loi prévoit la mise à mort de ceux qui seraient trouvés transgresseurs. On amène une femme à Jésus… et on se demande bien où est le monsieur, tant il est vrai que, pour commettre ce genre de chose, il faut être deux. Ce qui est d’ailleurs tout à fait fou, dans les textes terrifiants qui prévoient la mise à mort de toutes sortes de gens, c’est que la question du consentement n’est jamais évoquée. En cas d’agression, on ordonne donc la mise à mort tant de l’agresseur que de la victime, pour ne pas que l’impureté se répande, sans doute… En cas de grossesse de père inconnu, qu’il s’agisse d’une coucherie de hasard ou d’un viol, la sanction est la même.
Bref, on amène une femme à Jésus, sans le monsieur, une Bethsabée sans David. Dans la bouche les versets qui tuent, dans les mains les pierres qui tuent. Et à ce jugement selon la chair, littéral, collectif, et lâche, Jésus oppose un jugement selon la vérité, interprétatif, personnel et responsable. « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier la première pierre. » Et vous savez ce qui s’ensuit.

Ça, c’est pour le contexte. La finale de l’épisode nous fait lecteurs d’une injonction : « Va et, désormais, ne pèche plus. » Et le lecteur de se demander de quel péché il est question dans cette injonction.
Alors, bien entendu, on va répondre « adultère ». Mais est-ce seulement bien certain ? Plusieurs objections.
La mise en perspective du commandement, telle que nous l’avons faite, ne nous permet pas de répondre ainsi. C’est beaucoup trop facile de projeter dans ce texte l’imaginaire occidental qui est le nôtre, celui des lecteurs de la presse people ou de Madame Bovary, première objection. Seconde objection, s’il s’agit, même après un sauvetage aussi magistral, de ne faire rien de mieux que rappeler la bonne vieille Loi que tout le monde connaît, on n’a pas besoin d’un Messie.

Alors, le lecteur se demande de quel péché il s’agit lorsqu’il lit « Va et, désormais, ne pèche plus. » Bien entendu, dans le récit, seule la femme est auditrice de l’injonction, mais le lecteur, lui, a le souvenir de la présence menaçante de ceux qui avaient déjà saisi les versets bibliques et les pierres. C’est dire que le lecteur, lui, peut se dire que cette injonction concerne la femme et ses accusateurs.
Quel péché – le même pour tous – aurait-on alors commis, dans cette affaire, qu’on soit les accusateurs, la femme qui aurait été légère, ou le lecteur ? Ce péché pourrait être le même pour tous, la légèreté. Pécher, c’est disposer pour soi-même et pour sa propre satisfaction d’un corps, d’un texte ou d’une vie, au lieu de s’offrir, de se consacrer à eux.
De ce péché Jésus a fait grâce aux accusateurs en les empêchant de le parachever dans le sang, il en fait grâce à la femme tout autant.
Et la recommandation qu’elle reçoit, et que le lecteur reçoit ne peut aller que dans un sens. Faire grâce. Apprendre le sérieux et la grâce, quoi, le travail de toute une vie.

dimanche 5 octobre 2014

Matthieu 21,33-46 (quelques considérations sur la légitimité, pour la mémoire d'Alan Henning)

Sur la photo, deux hommes, l'un, le visage masqué, vêtu de noir, l'autre visage découvert, vêtu tout en orange. De celui-ci on ne voit pas les mains, on les imagine liées dans son dos. Il est agenouillé. L'autre a les mains libres et il tient un couteau.

Peut-être d'ailleurs n'est-il pas acceptable que son nom apparaisse sur le blog de quelqu'un qui fait profession de religion. Je ne sais. Je ne sais pas... Mais je suis triste. J'ai honte, même. Je me dis qu'au point où nous en sommes, au point où j'en suis, il n'est pas de doctrine à défendre ni de foi à promouvoir. Il n'est qu'à lire ces grands textes, si l'on veut, et peu importe lesquels, il n'est que répondre à cette simple question : "Qu'as-tu fait de ton frère ?" Et tout le reste est de très peu de poids.


Que le Tout Puissant, le Miséricordieux, me vienne en aide.



Matthieu 21
33 «Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs; l'un, ils le rouèrent de coups; un autre, ils le tuèrent; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les premiers; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: ‹Ils respecteront mon fils.›
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux: ‹C'est l'héritier. Venez! Tuons-le et emparons-nous de l'héritage.›
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là?»
41 Ils lui répondirent: «Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d'autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu.»
42 Jésus leur dit: «N'avez-vous jamais lu dans les Écritures: La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire; c'est là l'oeuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux.
43 Aussi je vous le déclare: le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits.
44 Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle l'écrasera.»
45 En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c'était d'eux qu'il parlait.
46 Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur des foules, car elles avaient en lui un prophète.

Prédication
Il y a dans l’évangile de Matthieu cinq chapitres d’une incomparable violence. Cela commence par une entrée triomphale à Jérusalem, puis les tables sont culbutées, puis le ton monte, puis l’enseignement de Jésus se fait magistral, puis accusateur, puis invective et rien ni personne ne résiste. Pourtant, cela s’achève sur cette phrase étrange et scandaleuse que Jésus prononce : « Vous le savez, dans deux jours, c’est la Pâque : le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. » Vous le savez, dit-il à ses auditeurs… Non, ils ne le savent pas ! Ils ne veulent surtout pas le savoir.
Et nous, lecteurs avisés, lecteurs qui connaissons la fin, qui ne nous étonnons de rien… nous, qui en savons beaucoup, beaucoup trop sur l’Evangile, sur la volonté de Dieu... Est-ce que nous voulons le savoir ? Est-ce que nous voulons vraiment savoir que cet enseignement en puissance doit nécessairement finir par l’infamie de la croix ? Je crois que nous ne voulons pas le savoir.
Nous, ayant fini de lire la parabole des vignerons meurtriers, nous dirons que nous sommes ces autres vignerons qui remettront à leur propriétaire les fruits de la vigne et que non, nous n’aurions jamais fait violence à ceux qui seraient venus chercher le fruit de la vigne. Non, non, pas même en pensée, nous n’avons jamais battu, méprisé aucun de ceux que propriétaire nous envoya, et surtout pas son fils.
Mais, au fond de nous-mêmes, sommes-nous bien certain de tout cela ? Ce Jésus au plus fort de sa puissance nous traiterait probablement d’hypocrites.

Matthieu, chapitres 21 à 25. C’est de la haute polémique, mais qui travaille en profondeur sur seulement quelques questions, dont celle de la légitimité à parler de Dieu, légitimité à se dire de Dieu. Légitime, lui, ou nous ? Et l’on sait que ça finira avec plusieurs cadavres…
Qui donc sont les vignerons légitimes ? Des premiers nous ne savons qu’une chose, ce sont des vignerons. Quelles méthodes de taille de vigne, quelle assiduité à leur tâche, quel rendement ? Dans la parabole, leur légitimité ne tient finalement qu’à une seule chose : la manière d’accueillir ceux qui viennent au nom du propriétaire pour réclamer du fruit. Quel fruit ? Quelle quantité de fruit ? On ne le sait pas. Le seul fruit de cette vigne, c’est l’accueil. C’est le seul fruit qui apparaisse explicitement : l’accueil.
Et maintenant, si vous avez cru que nous sauriez à la fin qui est légitime, qui peut légitimement être vigneron de cette vigne, vous êtes déçus, mais vous tenez une réponse, sous la forme d’une question : comment accueille-t-on ceux qui se présentent à vous ?

Revenons au récit, et explorons-le avec ce que nous venons de mettre en évidence. Si la question de la légitimité c’est la question de l’accueil, nous devons poser deux questions. Comment ses ennemis ont-ils accueilli Jésus ? Et comment Jésus les a-t-il accueillis ?
Comment ses ennemis ont-ils accueillis Jésus, c’est tout à fait clair. Grands prêtres et pharisiens se sont approprié les Ecritures, le rituel, le pardon, le temple. Et ils n’accueillent pas. Ils dénigrent. Puis ils parlent bas, complotent et éliminent.
Comment Jésus a-t-il, lui, accueilli ses ennemis ? Là où ils complotent, Jésus parle ouvertement. Là où ses ennemis rejettent, Jésus accueille. Là où ils ferment les portes du Royaume de Dieu Jésus, lui, les ouvre toutes grandes et y accueille tous ceux que ses ennemis rejettent. Et surtout, lui, ses ennemis, il les accueille, en ennemis, mais non point en concurrents à éliminer. Car il répond, lui, de ses actes et de ses paroles sur sa propre vie. Il laisse ses ennemis l’effacer. Et laisse finalement Dieu et l’histoire juger.
            Alors, qui d’entre eux peut légitimement parler de Dieu ? Vous dites, évidemment,  Jésus. Mais dites plutôt que peut légitimement parler de Dieu celui qui accueille, sans limite, sans conditions, sans discrimination, sans même se poser lui-même la question de sa propre légitimité, sans même la réclamer et sans même la défendre. Il est légitime, celui qui dit finalement, d’une manière ou d’une autre : « Vous le savez, dans deux jours, c’est la Pâque : le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. »
            Qui a jamais vraiment accepté cela ? Qui a vraiment accepté que cet homme, qui enseignait en puissance et en bonté, finît sur l’infâme bois de la croix ? Personne… Ni lorsque cela fut raconté, ni lorsque ce fut écrit. Car jamais ne cesse de ressurgir cette prétention à être légitime, parce qu’on lit ceci ou cela, parce qu’on professe ce qu’on professe…

Ce texte très dur va nous conduire à des affirmations très dure. Quiconque affirme avoir accepté Jésus et que cela fonde sa légitimité devant Dieu l’a, de fait, déjà, rejeté. Quiconque affirme qu’untel n’est pas légitime devant Dieu, pour quelque motif que ce soit, l’a déjà rejeté aussi. S’agissant du Royaume de Dieu, dire « je bâtis » est une prétention.
Il n’en est qu’un qui l’ait jamais bâti, vraiment c'est-à-dire légitimement c'est-à-dire ici dans un engagement absolu, et un accueil infini, sans rejet ni de rien, ni de personne. Christ, seul !
Mais nous, mais moi… Qui est-ce que je rejette ? Qu’est-ce que je rejette ? Au titre de quelle légitimité ? Et ce qu’on rejette aujourd’hui ne deviendra-t-il pas la pierre angulaire, pierre essentielle, de cet édifice qu’on prétendait construire selon nos vœux et à notre propre image.
            Matthieu, depuis le chapitre 21, jusqu’au chapitre 25, ces textes sont, nous l’avons dit, d’une grande dureté. Et l’honnêteté nous impose de les prendre pour ce qu’ils sont, comme pointant vers nous le doigt de la vérité. Nous n’avons rien à faire valoir. Dieu connaît nos cœurs et la pureté de nos engagements. Nos actes et nos paroles nous précèdent et même les meilleurs de nos actes et de nos paroles ne pourront pas nous légitimer. Que chacun fasse l’inventaire de ce qu’il rejette et le bilan de sa légitimité. Et que chacun se dise que ce qu’il rejette hors de sa petite personnelle construction, cela devient la pierre d’angle sur laquelle tout reposera, et sur laquelle il trébuchera.

            Mais on peut aussi, et dès maintenant, s’ouvrir et accueillir ce qu’on rejetait. S’aventurer à ce que l’on ne connaissait pas. Ecouter qui l’on n’écoutait pas. Et marcher vers l’inconnu. Cela s’appelle croire, cela s’appelle la foi. C’est un chemin. Et quant à la merveille vers laquelle cela nous mène – que nous ne connaissons pas – que nous ne méritons pas – dont nous ne sommes pas dignes – elle est l’œuvre du Seigneur.