samedi 27 février 2021

Et Dieu demanda à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac (Genèse 22)

 Genèse 22

1 Or, après ces événements, Dieu mit Abraham à l'épreuve et lui dit: «Abraham»; il répondit: «Me voici.» 2 Il reprit: «Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l'offriras en holocauste sur celle des montagnes que je t'indiquerai.»

3 Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit avec lui deux de ses jeunes gens et son fils Isaac. Il fendit les bûches pour l'holocauste. Il partit pour le lieu que Dieu lui avait indiqué. 4 Le troisième jour, il leva les yeux et vit de loin ce lieu. 5 Abraham dit aux jeunes gens: «Demeurez ici, vous, avec l'âne; moi et le jeune homme, nous irons là-bas pour nous prosterner; puis nous reviendrons vers vous.» 6 Abraham prit les bûches pour l'holocauste et en chargea son fils Isaac; il prit en main la pierre à feu et le couteau, et tous deux s'en allèrent ensemble. 7 Isaac parla à son père Abraham: «Mon père», dit-il, et Abraham répondit: «Me voici, mon fils.» Il reprit: «Voici le feu et les bûches; où est l'agneau pour l'holocauste?» 8 Abraham répondit: «Dieu saura voir l'agneau pour l'holocauste, mon fils.» Tous deux continuèrent à aller ensemble.

9 Lorsqu'ils furent arrivés au lieu que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva un autel et disposa les bûches. Il lia son fils Isaac et le mit sur l'autel au-dessus des bûches. 10 Abraham tendit la main pour prendre le couteau et immoler son fils. 11 Alors l'ange du SEIGNEUR l'appela du ciel et cria: «Abraham! Abraham!» Il répondit: «Me voici.» 12 Il reprit: «N'étends pas la main sur le jeune homme. Ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu, toi qui n'as pas épargné ton fils unique pour moi.»

13 Abraham leva les yeux, il regarda, et voici qu'un bélier était pris par les cornes dans un fourré. Il alla le prendre pour l'offrir en holocauste à la place de son fils. 14 Abraham nomma ce lieu «le SEIGNEUR voit»; aussi dit-on aujourd'hui: «C'est sur la montagne que le SEIGNEUR est vu.» 15 L'ange du SEIGNEUR appela Abraham du ciel une seconde fois 16 et dit: «Je le jure par moi-même, oracle du SEIGNEUR. Parce que tu as fait cela et n'as pas épargné ton fils unique, 17 je m'engage à te bénir, et à faire proliférer ta descendance autant que les étoiles du ciel et le sable au bord de la mer. Ta descendance occupera la Porte de ses ennemis; 18 c'est en elle que se béniront toutes les nations de la terre parce que tu as écouté ma voix.» 19 Abraham revint vers les jeunes gens; ils se levèrent et partirent ensemble pour Béer-Shéva. Abraham habita à Béer-Shéva.

Prédication

            Dieu, dans la Bible, est désigné par toute une collection de noms, plusieurs dizaines. Et nous tenons plus ou moins pour acquis qu’il s’agit toujours du même Dieu. Mais s’agit-il vraiment toujours du même ? Est-ce le même qui crée les cieux et la terre, qui indique au millimètre près la disposition des objets du culte, condamne à mort ceux qui auraient sacrifiés leurs enfants, et qui réclame l’extermination des peuples conquis ? Est-ce le même qui parle depuis la nuée au mont de la transfiguration et qui, selon Paul, livre son propre fils ?

            Est-ce donc le même, est-ce donc Dieu, qui réclame à Abraham le sacrifice de son fils Isaac, mais qui suspend ce sacrifice à la dernière seconde ?

            En lisant la Bible, nous pouvons remarquer qu’à ces plusieurs dizaines de noms de Dieu correspondent autant de traditions, traditions, dont chacune n’est peut-être même pas homogène, traditions qui sont par moment en discussion les unes avec les autres, pour ne pas dire en conflit.

            Par exemple, dans le 22ème chapitre de la Genèse, et dans la traduction que nous avons lue, Dieu porte deux noms. D’abord Dieu, lorsque Dieu mit Abraham à l’épreuve, puis le Seigneur, lorsqu’il s’agit d’arrêter le sacrifice et de renouveler la promesse.

            Dieu, au début du texte, c’est la traduction de Elohim, les dieux. Un collègue professeur d’Ancien Testament suggérait que c’est là le nom commun des dieux. Le Seigneur, à la fin du texte, c’est les quatre lettres (IHVH) imprononçables du nom propre de Dieu.

            Il est bien tentant alors de se dire que, dans le 22ème chapitre de la Genèse, le propos est de disqualifier les dieux communs qui réclament leur lot de chair humaine, et de se convertir au Seigneur unique et un (IHVH), qui ne cesse de renouveler son alliance avec Abraham. C’est une tentation pour le lecteur, tentation de la simplification, qui se heurterait à ceci : c’est bien le nom commun des dieux qui est utilisé dans le premier chapitre de la Genèse (Au commencement (les) dieu(x) créa les cieux et la terre), et c’est bien le Seigneur (IHVH) qui se déclarera jaloux (Exode 20) et agira ensuite tant que tel, c'est-à-dire comme un jaloux. Donc rien n’est simple ; rien ne peut être trop simple lorsqu’il s’agit de Dieu, car rien ne peut être trop simple lorsqu’il s’agit de la foi de l’homme.

             Ceci étant dit, Dieu mit Abraham à l’épreuve (Dieu tenta Abraham) en lui demandant de lui offrir en holocauste – sacrifice dans lequel tout est consumé - son fils Isaac. Et Abraham obéit, sans aucune hésitation.

            Le sacrifice humain a dû être assez courant dans des temps reculés. Les prémices, premiers fruit d’un animal ou d’une plante, étaient réservés, et offerts au dieu. Il semble bien que le premier enfant d’une femme ait dû subir le même sort. Plus tard, l’offrande des premiers fruits, végétaux et animaux, se poursuivit, et il resta des sacrifices le devoir que le premier enfant d’une femme soit voué au service de la religion, ou qu’il soit racheté par un sacrifice particulier. Mais il semble que des sacrifices d’enfants aient encore eu lieu, premier fils du roi, premier fils de prince, ou premier fils de chaque famille, en temps de siège… Les Hébreux que nous fréquentons dans l’Ancien Testament ont, semble-t-il abhorré ces sacrifices humains (Lévitique 20).

           

            Ceci dit, Abraham, disons-nous, obéit sans aucune hésitation. Ce qui nous conduit à nous poser deux questions : (1) Qui est-ce qui est l’auteur de cette tentation ? (2) Qui est cet homme qui est tenté ?

(1)  Qui est-ce qui tente ? C’est Dieu. Nous avons parlé du nom commun de Dieu, mais nous ne pouvons pas évacuer le fait que, même sous ce nom commun, nous identifions Dieu ; nous n’allons pas évacuer cet épisode au motif qu’il a Dieu (nom commun), comme sujet. Si nous le faisions, nous devrions aussi évacuer le premier chapitre de la Genèse… Aussi devons-nous faire face à Dieu qui met Abraham à l’épreuve – ou, traduction possible, Dieu qui tente Abraham. C’est bien Dieu qui est à l’origine de cette affaire – un Dieu bien inquiétant, à vrai dire.

(2)  L’homme qui est tenté, c’est Abraham. Et Abraham obéit, sans discussion aucune, exactement tout comme il avait obéi lorsque le Seigneur (IHVH) lui avait dit de quitter son pays et de partir vers la Terre Promise. A cause de cette obéissance à la promesse de Dieu, Abraham est vu comme le père de tous ceux qui croient. Sa mise à l’épreuve est mise à l’épreuve de sa foi en Dieu : Dieu lui réclame ce qu’il a de plus précieux. Abraham obéit, c’est donc que, pour de vrai, Abraham croit en Dieu ; c’est d’ailleurs ce qui sera retenu en sa faveur une fois que le Seigneur (IHVH) aura interrompu l’implacable déroulement du sacrifice. Mais le Seigneur (IHVH), s’il s’agissait de la foi d’Abraham, ne disposait-il pas d’autres moyens ou, tout simplement, parce qu’il est le Seigneur, et connaissant déjà Abraham, ne savait-il pas à quel point la foi d’Abraham était profonde ? Étrange Seigneur (IHVH) à vrai dire…

(3)  (2bis) Nous revenons à l’idée de la tentation d’Abraham. En quoi, et par quoi est-il tenté ? Et nous allons répondre qu’il est tenté exactement par ce qui fait sa grandeur et sa renommée. Abraham est tenté par la foi. La foi d’Abraham, sa grandeur, c’est obéir à Dieu. La faiblesse, la petitesse d’Abraham, c’est d’obéir à Dieu. Et donc, après avoir reçu de Dieu le commandement de sacrifier son fils Isaac, Abraham met en place tout ce qu’il faut pour le sacrifice, accompli au bon endroit (le Mont Moriyya est l’emplacement du Temple à venir), et de la bonne manière (vocabulaire technique précis).

            Or, le Seigneur (IHVH) intervient, comme nous l’avons lu et Isaac est sauvé, in extrémis. Lisons le texte à cet endroit : « …ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu, toi qui n'as pas épargné ton fils unique pour moi. »

            Ainsi traduit, nous devons comprendre que le Seigneur (IHVH) sachant désormais jusqu’à quel point Abraham craint – respecte – obéit à – Dieu, le sacrifice devient inutile. En somme, nous sommes en train avec cette phrase de nous réjouir avec Dieu de la profondeur de la foi d’Abraham. C’est un Hourra que nous sommes en train de porter sur toute cette affaire !

            Mais pouvons-nous nous réjouir de cette affaire ?

            Alors reprenons au même endroit : « …ne lui fais rien ; oui, je sais maintenant que tu crains Dieu, etc. » Sur un ordre de Dieu (nom commun), Abraham se met en demeure de mettre à mort l’enfant de la promesse… Lorsque le Seigneur (IHVH) dit à Abraham « car maintenant je sais… » ça n’est pas un Hourra ! Mais c’est un Hélas. Hélas, dit le Seigneur à Abraham, je sais jusqu’où tu peux aller lorsque, dans ta tête de croyant, il passe une idée extrême, venant de Dieu, ou n’en venant pas, mais que tu peux attribuer à Dieu, ou au Seigneur… Au fond, cher Abraham, l’existence des humains tes frères, l’existence de ton fils, sont-elles plus ou moins importantes que l’intégrité de ta soi-disant propre foi ?

            L’interrogation la plus difficile est ici atteinte : dans la foi en Dieu il faut choisir entre les humains et Dieu, et que choisirons-nous ?

             L’histoire du sacrifice d’Isaac a plein de fins possibles, portant sur le Temple de Jérusalem, portant sur les sacrifices, portant sur la foi, portant sur l’hypothétique survie d’Isaac et sur son devenir. Nous laissons en suspens toutes ces fins. Pour n’en retenir qu’une seule aujourd’hui. Une fin en creux, sur la foi. Lorsque le Seigneur (IHVH) apparaît à Abraham (Genèse 18) et qu’il annonce la prochaine destruction de Sodome et Gomorrhe, Abraham discute avec le Seigneur, en tête à tête, avec une pugnacité de marchand. Il discute pour sauver des vies, et chacun reconnaît là une manifestation de sa foi. Mais pourquoi ne discute-t-il pas avec Dieu lorsqu’il s’agit de sauver la vie de son fils ? Nous avons, il me semble, effleuré cette question. Il en va de notre foi, de la foi en Dieu que de méditer, de réfléchir, et de discuter, sur ce qui vient ou semble venir de Dieu.

            Et puis, puisqu’il arrive de par le monde que d’aucuns mettent leurs semblables à mort en invoquant tel ou tel nom de Dieu, nous prions, et nous prierons, que Dieu protège efficacement les croyants contre les excès de leur propre foi en Lui. Amen



samedi 20 février 2021

Commencement du ministère de Jésus (Marc 2:1-12)


 Marc 2

1 Quelques jours après, Jésus rentra à Capharnaüm et l'on apprit qu'il était à la maison. 2 Et tant de monde s'y rassembla qu'il n'y avait plus de place, pas même devant la porte. Et il leur annonçait la Parole.

3 Arrivent des gens qui lui amènent un paralysé porté par quatre hommes. 4 Et comme ils ne pouvaient l'amener jusqu'à lui à cause de la foule, ils ont découvert le toit au-dessus de l'endroit où il était et, faisant une ouverture, ils descendent le brancard sur lequel le paralysé était couché.

5 Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé: «Mon fils, tes péchés sont pardonnés.» 6 Quelques scribes étaient assis là et se disaient en leurs cœurs: 7 «Pourquoi cet homme parle-t-il ainsi? Il blasphème. Qui peut pardonner les péchés sinon Dieu seul?» 8 Connaissant aussitôt en son esprit qu'ils se disaient cela en eux-mêmes, Jésus leur dit: «Pourquoi vous dites-vous cela en vos cœurs? 9 Qu'y a-t-il de plus facile, de dire au paralysé: ‹Tes péchés sont pardonnés›, ou bien de dire: ‹Lève-toi, prends ton brancard et marche›? 10 Eh bien! afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a autorité pour pardonner les péchés sur la terre...» - il dit au paralysé: 11 «Je te dis: lève-toi, prends ton brancard et va dans ta maison.»

12 L'homme se leva, il prit aussitôt son brancard et il sortit devant tout le monde, si bien que tous étaient bouleversés et rendaient gloire à Dieu en disant: «Nous n'avons jamais rien vu de pareil!»

Prédication

               Selon l’évangile de Marc, Jésus, au commencement de son ministère public, se manifesta comme un prédicateur. Il annonçait : « Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s'est approché : convertissez-vous et croyez à l'Évangile. » Il prêchait avec autorité, avec puissance – c'est-à-dire sa prédication accomplissait ce qu’elle annonçait. Ainsi à Capharnaüm, il y eut une guérison publique. Si bien que Jésus ne fut plus sollicité que pour ça.

            Il quitta donc Capharnaüm pour visiter les autres bourgades de la région, avec le même résultat. Il n’entra plus dans aucune ville et fréquenta les lieux déserts, avec le même résultat. On venait à lui de toute part, avec toujours les mêmes demandes.

            Le ministère public de Jésus allait-il être entièrement absorbé par l’accomplissement de guérisons, répété à l’infini ?

            Le risque était bien là, et pour tâcher de le conjurer, Jésus ayant purifié un lépreux lui ordonna de ne rien dire. Sans succès, évidemment. Car l’intense bonheur lié à une guérison inespérée ne manque jamais de se faire largement connaître.

            Ainsi la situation, à la fin du premier chapitre de Marc, est que Jésus est vu comme un guérisseur surpuissant, sollicité, où qu’il soit, en tant que tel. Et qu’advient-il alors de la prédication de la proximité du Royaume ? Cette prédication de conversion est-elle condamnée à être perdue ?

            Il nous est très difficile de répondre à cette dernière question. Car s’il venait à passer parmi nous, au nom de Dieu, un prédicateur réputé surpuissant guérisseur, que lui demanderions-nous, nous autres, prêcher, ou guérir ?

           C’est peut-être après avoir pris acte de cette dérive de son ministère que Jésus choisit de revenir là d’où il était parti. Retour donc à Capharnaüm, où il avait déjà guéri à peu près tous les malades – ça lui donnait une chance de pouvoir prêcher. Retour aussi dans une maison privée, celle de Simon et André, ce qui lui donnait une certaine liberté, vis-à-vis de la synagogue, et vis-à-vis du sabbat.

            « Tant de monde s'y rassembla qu'il n'y avait plus de place, pas même devant la porte. Mais – au moins – il leur annonçait la Parole. » Enfin, pourrions-nous dire, la Parole est annoncée et le ministère de Jésus est réorienté. Ça ne signifie pas qu’il n’y aura plus de miracles, il y en aura encore, mais plus en masse, et pas sans réflexion, discussion, controverses. Et ça n’est pas le ministère de Jésus seulement qui va se déployer, c’est aussi le texte de l’évangile de Marc. Cessant d’être un simple récit de faits, il commence à donner à son lecteur accès à l’intériorité des personnages, et il devient pour son lecteur l’occasion de réfléchir, d’approfondir… il devient, disent certains spécialistes, un catéchisme.

            Le fragment que nous avons lu aujourd’hui semble appeler trois remarques – qui pourraient justement être de passionnantes questions de catéchisme.

 

            Première remarque : Jésus voyant leur foi (la foi des quatre porteurs) dit à l’homme (le paralysé) "Mon fils, tes péchés sont pardonnés." La foi des quatre hommes, pour ce que nous, lecteurs, nous pouvons constater, c’est d’avoir porté le brancard, de l’avoir hissé sur les toits, d’avoir démonté la toiture et d’avoir fait descendre le brancard et l’homme jusque devant Jésus. Nous pouvons bien entendu imaginer qu’il fallait, pour accomplir cela, une certaine force de conviction, conviction qu’il fallait que le paralytique se trouve devant le prédicateur, mais cela ne nous est pas dit. La foi est ce qu’on entreprend bien plus que ce qu’on ressent, en effet. Mais ça n’est pas le plus intéressant. Le plus intéressant c’est "voyant leur foi, Jésus dit au paralysé…" Et les protestants que nous sommes s’interrogent, sur les œuvres, sur le salut par les œuvres et découvrent ici, exactement dans l’évangile de Marc, que non seulement le paralysé est sauvé par des œuvres, mais qu’en plus les mérites attachés à ces œuvres sont transmissibles. Ce n’est pas cela qui va faire réagir le public de Capharnaüm, comme si cela allait de soi – et il faudrait dire en quoi ça allait de soi – et pourquoi Dieu ne me pardonnerait-il pas ainsi, juste parce que quelqu’un a bien agi en me mettant en sa présence ? et pourquoi la justification par la foi ne pourrait elle pas être la justification d’untel à cause de – ou par – l’agir de tel autre ? Car après tout, si nous sommes sauvés, n’est-ce pas à cause des œuvres du  Christ ?

            Deuxième remarque : ce qui fait réagir certains membres de l’assistance c’est que Jésus dise à l’homme "tes péchés sont pardonnés". Dieu seul peut pardonner les péchés, se disent en eux-mêmes les quelques scribes présents. Soit, mais est-ce bien sûr ? Lorsque Jean le Baptiste baptise "en vue du pardon des péchés", qui pardonne les péchés, et quand ? Dieu ? Soit, c’est Dieu qui pardonne. Mais quand pardonne-t-il ? Si nous disons avant le baptême, alors le baptême de Jean ne rime à rien. Si nous disons après, nous subordonnons le pardon de Dieu à une action humaine. Et si nous disons en même temps, nous faisons de Jean le Baptiste une sorte de coadjuteur de Dieu. Le baptême de Jean le Baptiste n’est pas, en ce temps là, le seul lieu, ni le seul moyen, d’obtenir le pardon de Dieu. Il y a aussi le temple de Jérusalem, et les sacrifices qu’on y pratique. Quand donc Dieu pardonne-t-il, à quel moment du rituel, ou sur quel geste du prêtre ? Et tout cela fonctionne-t-il (pardonnez ici la trivialité du verbe fonctionner) sans une forme de participation spirituelle du demandeur, sans que ce demandeur soit contrit ? Oui, disons-nous. Sauf que, en Marc 2, le paralysé s’entend dire que ses péchés sont pardonnés, alors que lui-même n’a rien dit ni fait qui puisse ressembler à une demande… Et les scribes pensent donc que Jésus est un blasphémateur.

 

            Troisième remarque : celui qui peut le plus difficile peut le plus facile. Avant de dire ce qui est le plus facile et ce qui est le plus difficile, il nous faut repérer qu’il y a pouvoir et pouvoir. Lorsque les scribes pensent en eux-mêmes que Dieu seul peut pardonner les péchés, ils pensent comme des théologiens qui s’intéresseraient seulement à la cohérence d’un discours particulier, leur propre discours. Dieu seul peut signifie alors à peu près Dieu seul a le droit et que c’est ce qui doit être enseigné sur Dieu. Mais lorsque Jésus enseigne avec puissance, il ne s’agit pas de pouvoir ou de permission, mais d’accomplir ce qui est dit. On peut distinguer pouvoir et puissance, le pouvoir s’autorisant d’une tradition, d’une formation et d’un certain grade, alors que la puissance s’autorise d’elle-même en accomplissant ce qu’elle proclame. Que dire à cet homme ? Pour les scribes, pour ceux qui entendent juger de ce qui est permis et de ce qui est défendu s’agissant de Dieu, il n’y a rien à dire et ils ne diront rien. Pour toutes celles et ceux qui choisiraient de faire un bout de chemin avec un grand malade, il est plus facile de dire "tes péchés sont pardonnés" (ou quelque chose de ce genre) que "lève-toi, prends ton grabat et marche". S’il s’agit de la qualité du lecteur, ou du témoin, à proclamer le pardon de Dieu, nous en avons assez dit. Mais il s’agit, pour Marc, de dire brillamment que Jésus, le Fils de l’homme, a le pouvoir – puissance agissante selon ce qu’elle dit – de pardonner les péchés. En accomplissant le plus difficile, guérir, Jésus montre son autorité, sa puissance agissante, sur ce qui était – apparemment – le plus facile, pardonner les péchés. Et l’homme se leva, pris son grabat, et sortit devant une foule stupéfaite. 

Sauvé par les œuvres d'un autre

            Mais tout ceci ayant eu lieu, il y a, dans ce fragment, une absence tout à fait remarquable. Dans cette foule stupéfaite, il n’apparaît personne qui semblerait recevoir pour lui-même la proclamation du pardon des péchés, ni qui semblerait s’interroger sur la transmission de l’autorité pour pardonner les péchés. Pas d’homme qui voudrait devenir disciple, ni même les disciples que Jésus a pourtant déjà appelés. Nous pouvons penser qu’il est juste un peu trop tôt, et que la graine de l’Évangile a besoin de temps pour germer.

            En tous ces gens étonnés, puisse la graine germer.

            Puisse-t-elle germer en nous aussi.

            Amen


mercredi 17 février 2021

Lettre pastorale du 17 février : Heureux ceux qui ont faim et soif de justice

  


« Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés »

             Dans l’Israël ancien, il existait des lieux particuliers, souvent situés sur une hauteur et sur la frontière entre des territoires tribaux, où habitait une famille qui, par tradition héréditaire, était chargée du culte à Dieu, et aussi de la justice. Les tribus se réunissaient là régulièrement, pour prier Dieu, et pour l’arbitrage de toutes sortes de différends. Silo, en plein milieu de Canaan, était l’un de ces lieux. C’est là que la terre promise fut partagée entre les Hébreux (Josué 18), sujet épineux s’il en fut. C’est à Silo que fut éduqué le prophète Samuel. C’est là qu’il reçut sa vocation (1 Samuel 3). Le prêtre de ce temps-là s’appelait Héli. Il était vieux et avait deux fils qui l’assistaient dans ses tâches… Mais ses fils tordaient la justice, et ils la vendaient aussi. Dieu est juste, professait-on à Silo. La justice, manifestation de Dieu, y était l’espérance des petits et des faibles. La justice y était aussi un horizon de paix pour la société. Bienheureux avaient été, un temps, les Enfants d’Israël et le prêtre Héli. Ce temps était passé.

            Nous n’allons pas évoquer seulement Silo. Car la justice construit aussi les relations entre les personnes. C’est la justice ordinaire, celle par laquelle peut-être tout commence et à laquelle aussi tout revient. A-t-on faim et soif de cette justice, celle de la fraternité quotidienne ?

            Il y a toujours des actes qui peuvent lui donner corps. La mettre en œuvre conduira à une forme particulière de satiété, la joie, ou la paix. Ceci étant dit, nous savons que la satiété vient après le repas, mais que la satiété n’est qu’un état transitoire. Tous les petits actes de la justice fraternelle, dont certains sont presqu’invisibles dans leur banalité, sont l’une des nourritures de la vie familiale, amicale, ou communautaire. La faim et la soif de les accomplir ne peut jamais totalement cesser. C’est en les accomplissant qu’on se rassasie d’eux.

            En élargissant un peu ce premier cadre, voici la justice qui ne regarde pas au faciès mais qui tâche de comprendre ce qu’il y a au cœur de l’homme ; la justice qui ne juge pas selon qu’on est homme ou femme, blanc ou de couleur, Capulet  ou Montaigu… L’ancien Israël était structuré en tribus, clans et familles. Et l’idée que ces tribus toutes ensemble aient constitué un seul peuple et partagé un même destin ne va absolument pas de soi, même dans la Bible qui, en matière de brouille furieuse et de réconciliation émue, explore probablement tout ce qui est possible. La question posée est très simple : « Qui est mon frère ? » Et la réponse – biblique elle aussi – est simple aussi : ton frère est celui à qui tu concèdes les mêmes droits qu’à toi.

            Retour sur les droits, retour sur la justice, mais dans un cadre plus élargi, au-delà des familles dont nous avons déjà parlé, considérons celles et ceux qui habitent un même territoire. Faim et soif de justice, assurément. Rassasiés ? Pensons à ceux qui frappent aux portes d’un pays, et à d’autres qui viennent en aide à ceux qui vivent dans la rue. Seront-ils rassasiés, un jour ? Chaque demande, et chaque engagement, même s’il relève de la même justice, demande à être évalué pour lui-même. Mais pour tous, sur l’horizon, la justice est accomplie, et la proclamation est la même.

            Même lorsque les prédicateurs de la fin prochaine et du chaos font entendre leurs voix criardes, nous espérons en une justice universelle qui rendra possible la réconciliation entre tous les peuples, et tous les humains. C’est une grande espérance, la plus grande que nous puissions imaginer sur cette terre et sous ce ciel. Nous voyons certains de nos semblables se tenir ardemment à cette tâche. Nous les disons Bienheureux. Nous leur disons aussi merci.


Pasteur Jean DIETZ, 17 février 2021

samedi 13 février 2021

Sur les débuts du ministère public de Jésus (Marc 1:40-45)

Marc 1

40 Un lépreux s'approche de lui; il le supplie et tombe à genoux en lui disant: «Si tu le veux, tu peux me purifier.» 41 Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il lui dit: «Je le veux, sois purifié.»  42 À l'instant, la lèpre le quitta et il fut purifié. 43 S'irritant contre lui, Jésus le renvoya aussitôt. 44 Il lui dit: «Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit: ils auront là un témoignage.» 45 Mais une fois parti, il se mit à proclamer bien haut et à répandre la nouvelle, si bien que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais qu'il restait dehors en des endroits déserts. Et l'on venait à lui de toute part.

Prédication

               Dans l’ancien testament, s’agissant de lèpre, tous ceux d’entre nous qui ont été à l’école du dimanche se souviennent certainement de l’histoire de Naaman, un général araméen, un homme à qui tout avait réussi, un homme très reconnu dans son propre pays… mais qui était lépreux. Sur la recommandation d’une petite esclave israélite, que ses hommes et lui-même avaient vraisemblablement razziée, il s’en alla voir – nous raccourcissons le récit – le prophète Élisée. Le remède fut d’une simplicité incroyable – lave-toi sept fois dans le Jourdain – et d’une efficacité totale (2 Rois 5).

            Toujours dans l’ancien testament, nous avons, dans le livre du Lévitique, plusieurs chapitres (13 et 14) extrêmement sophistiqués consacrés à la lèpre, diagnostic d’une part, rituel de purification en cas de guérison. La sophistication de ces deux chapitres montre à quel point toutes ces affections cutanées étaient prises au sérieux. Nécessité de prévenir la contagion, d’une part, obsession de la pureté rituelle, sans doute aussi – les deux en même temps. Mais côté thérapeutique, néant.

            Ceux qui étaient durablement atteints finissaient par vivre totalement en marge de la société – nous pouvons imaginer que des âmes charitables déposaient ici ou là de la nourriture à leur intention. Et leur espérance de guérison était faible, pour ainsi dire nulle, à moins que, par hasard, vienne à passer par là un homme habité par la puissance divine. Or, Jésus passa par là.

            « Si tu le veux, tu peux me purifier. » Il n’est pas très étonnant de constater que Jésus voulut purifier cet homme et qu’il le purifie aussitôt (disons qu’il serait incompréhensible qu’il ne veuille pas le faire ; encore que, quelques chapitres plus tard, Jésus ne se gênera pas pour envoyer promener une femme ; sauf qu’ici, c’est la forme du ministère de Jésus qui est discutée, alors qu’au chapitre 7, c’est la destination du ministère qui est discutée ; de fait, Jésus guérira aussi l’enfant de cette femme).

            Ce qui est étonnant, c’est la suite : « S’irritant contre cet homme, aussitôt, il le chassa. » C’est cette irritation qui est étonnante.

            Pour comprendre cette irritation, nous pouvons nous souvenir d’un autre récit de l’évangile de Marc, celui qui voit une femme répandre sur la tête de Jésus un parfum de grand prix. « Et les disciples s’irritaient contre elle » (Marc 14). Cette forme particulière d’irritation – et le verbe particulier qui va avec – advient lorsque quelque chose s’est passé, qui distingue et honore le divin, mais qui en même temps vient choquer les témoins de ce qui s’est passé, parce que ça n’aurait pas dû, pour eux, se passer comme ça. « À quoi bon perdre ainsi ce parfum ? 5 On aurait bien pu vendre ce parfum-là plus de trois cents deniers et les donner aux pauvres ! »

            La guérison du lépreux distingue et honore le divin. Mais il n’y a pas de témoins, ni disciples, ni foule. Il y a semble-t-il juste Jésus et l’homme. Jésus est là, comme témoin de son propre acte. Et ça n’est pas vraiment contre cet homme qu’il s’irrite, mais au sujet de cet homme. Jésus s’irrite contre la guérison de cet homme et très probablement contre les conséquences encore à venir, mais évidentes, de cette guérison.

 

            Nous lisons aujourd’hui une fois encore dans le premier chapitre de l’évangile de Marc et, dans ce premier chapitre, toutes les formes du ministère de la Parole sont envisagées : (1) avec Jean le Baptiste, le ministre de la parole est un ascète qui vit dans le désert et en sort, de temps à autre, pour délivrer son message et pratiquer son rituel ; (2) avec Jésus et la tentation, le ministre de la parole est un ascète qui sort très rarement du désert pour délivrer son message ; (3) avec Jésus le ministre de la parole peut aussi être un enseignant qui délivre régulièrement son message dans une synagogue, chaque semaine, le jour du sabbat ; (4) le ministre de la parole peut être un guérisseur opérant en ville dans la maison d’un particulier ; (5) le ministre de la parole peut être un maître qui, soucieux de pérenniser son enseignement, appelle et forme des disciples ; (6) le ministre de la parole peut être un guérisseur qui opère en dehors des villes ; (7) ajoutons à toute cette variété une alternative, sédentaire ou itinérant.

            Dans le chapitre premier de l’évangile de Marc, toutes ces formes de ministère sont mentionnées et mises en place. Telle une, ou telle autre, a-t-elle la faveur de Jésus ? Telle une, ou telle autre, est-elle celle qui convient à la proclamation de la proximité du règne de Dieu et à l’appel à la conversion ?

 

            Nos lectures nous ont conduits à remarquer que Jésus, à cette étape de son parcours, s’oriente vers la prédication hebdomadaire à la synagogue, forme ordinaire à l’époque en Galilée de la transmission du message. Cette forme ordinaire est bien celle  qui a sa faveur, mais tout autre chose se passe. Dans la synagogue, il accomplit la guérison d’un agité. En conséquence de quoi sa renommée s’étend. Cette guérison en appelant quantité d’autres, il y a changement de lieu, et de forme du ministère. Mais ça n’est pas ce ministère-là qui a la faveur de Jésus. Il a besoin de solitude, et se voit plus nomade que sédentaire. Lisons Marc, toujours dans le premier chapitre : « Et il alla par toute la Galilée; il prêchait dans leurs synagogues et chassait les démons » (Mar 1:39).

            C’est la forme que prend alors le ministère de Jésus : itinérant prédicateur dans les synagogues, et guérisseur, et s’isolant de temps à autre.

 

            Mais voici qu’arrive ce lépreux, que Jésus guérit, et voici l’irritation de Jésus. Jésus ne pouvait pas ne pas le guérir. La volonté du Fils de Dieu annonçant que le Royaume est infiniment proche ne peut pas s’effacer devant la demande d’un lépreux. Et cette guérison – une de plus – même si elle a eu lieu en tête à tête, va évidemment recevoir une publicité considérable, avec ce qui s’ensuit : « Jésus ne pouvait plus entrer publiquement dans une ville, et il restait dehors, en des endroits déserts. Mais on venait à lui de toute part. » Nouvelle forme de son ministère.

            Si Jésus s’est irrité après cette guérison, et à cause de cette guérison, à cause de l’inévitable publicité qui allait en être faite, c’est parce qu’elle remettait en question, complètement, une fois encore, la forme du ministère de la parole, telle qu’il l’avait imaginée, et surtout pratiquée jusque là. Le ministère de la parole allait être entièrement absorbé par celui de la guérison.

            Le texte qui nous est proposé pour ce dimanche s’arrête sur cette perspective un peu inquiétante.

            Mais nous n’avons pas fini. Jésus donna un ordre à l’homme qui avait été guéri, celui d’aller se montrer aux prêtres, démarche indispensable, que l’homme n’accomplit vraisemblablement pas. Cet homme désobéit à un ordre pourtant inscrit dans la Loi. Et bien, sur cette désobéissance, nous posons le nom de liberté.

            Et en reprenant les textes que nous avons lus depuis plusieurs semaines, tout le premier chapitre de l’évangile de Marc, en considérant une à une les ruptures qu’il rapporte, c’est la liberté que nous reconnaissons, et c’est l’esprit de Dieu que nous voyons agir. Car là où est l’esprit de Dieu, là est la liberté.

            Que souffle l’esprit de Dieu. Amen

samedi 6 février 2021

Les premiers moments du ministère public de Jésus (Marc 1:29-39)

Marc 1

29 Juste en sortant de la synagogue, ils allèrent, avec Jacques et Jean, dans la maison de Simon et d'André.  30 Or la belle-mère de Simon était couchée, elle avait de la fièvre; aussitôt on parle d'elle à Jésus. 31 Il s'approcha et la fit lever en lui prenant la main: la fièvre la quitta et elle se mit à les servir.

32 Le soir venu, après le coucher du soleil, on se mit à lui amener tous les malades et les démoniaques. 33 La ville entière était rassemblée à la porte. 34 Il guérit de nombreux malades souffrant de maux de toutes sortes et il chassa de nombreux démons; et il ne laissait pas parler les démons, parce que ceux-ci le connaissaient. 35 Au matin, à la nuit noire, Jésus se leva, sortit et s'en alla dans un lieu désert; là, il priait.

36 Simon se mit à sa recherche, ainsi que ses compagnons, 37 et ils le trouvèrent. Ils lui disent: «Tout le monde te cherche.» 38 Et il leur dit: «Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, pour que j'y proclame aussi l'Évangile: car c'est pour cela que je suis sorti.» 39 Et il alla par toute la Galilée; il prêchait dans leurs synagogues et chassait les démons.

Prédication :

            Nous avons la chance ces dernières semaines, de pouvoir lire et méditer les textes les plus anciens qui rapportent les débuts du ministère public de Jésus. Souvenons-nous.

            Tout d’abord, en Galilée, Jésus commença à prêcher en proclamant : « Le temps est accompli et le règne de Dieu est infiniment proche, convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » Mais nous ne savons pas en quels lieux de Galilée il fit cette première proclamation, ni avec quel succès. Puis il commença à appeler des disciples, disons-le, avec succès : aucun de ceux que Jésus appela ne semble s’être dérobé.

            Jusqu’ici les choses restent confidentielles. Mais Jésus commença à enseigner, un jour de sabbat, dans la synagogue, et y accomplit une guérison, celle d’un homme agité – ça n’était absolument pas pour accomplir cette guérison que Jésus était entré dans la synagogue de Capharnaüm, mais Jésus enseignait avec puissance, et il était donc inévitable que quelque chose advînt qui ne relevât pas seulement de l’enseignement oral… Il advint surtout que, à partir du moment où cette guérison eu lieu, la renommée de Jésus se répandit aussitôt partout, dans toute la région de Galilée.

            A ces commencements, nous ajoutons une autre guérison somatique, celle de la belle-mère de Simon, et d’autres guérisons en grand nombre. « Le soir venu, après le coucher du soleil, on se mit à lui amener tous les malades et les démoniaques – (souffrances somatiques et psychiques). La ville entière était rassemblée à la porte. » Le texte ici insiste sur la notion de totalité.

            Nous sommes bien tentés d’avancer que Jésus guérit tous ceux qu’on lui amenait, mais ça n’est pas vrai : il en guérit beaucoup, mais il ne les guérit pas tous. Il en guérit de nombreux, depuis le coucher du soleil et jusqu’à la nuit noire, puis, « le matin, à la nuit noire, Jésus se leva, sortit, et s’en alla dans un lieu désert… » (dans ce pays, on ne transporte pas un brancard le jour du sabbat, le jour finit lorsque le soleil est couché et le jour suivant commence lorsque la nuit est noire).

 

            De tous ces commencements que nous venons de mentionner, qu’est-ce que les contemporains de Jésus (peuple de Galilée et disciples de Jésus) allaient retenir ? L’enseignement oral, ou les guérisons ? Le texte nous suggère que les miracles intéressaient les contemporains de Jésus d’avantage que sa prédication.

            Mais cette préférence doit être interrogée, parce que Jésus ne les guérit pas tous… alors allait-on retenir qu’il en guérissait certains, allait-on retenir qu’il ne guérissait pas certains autres ?

            Lorsque la nuit fut noire sur Capharnaüm, Jésus s’éclipsa. Les disciples de Jésus l’ayant retrouvé lui annoncèrent « Tout le monde te cherche. ». Entendons tout le monde te cherche à Capharnaüm, parce qu’il y en a encore à guérir. Écoutons la voix de Jésus : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, pour que j’y proclame aussi l’Évangile, car c’est pour cela que je suis sorti. »

            Jésus s’exprime à cet instant comme s’il considérait que, s’agissant de Capharnaüm, la proclamation de l’Évangile, paroles et actes, y était, pour ce qui le concerne, terminée.

            Comment, à Capharnaüm, a-t-on vécu, après le passage éclair de Jésus ? Rien ne nous est dit. Mais essayons.

            Sur un mode pessimiste d’abord. Certains ont été guéris, d’autres pas. Et bien entendu se pose la question pourquoi. Pourquoi moi et pas lui ? Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi certains et pas certains autres ? Certains assurément prétendront : « Parce que je le vaux bien. » Prétention et vanité font partie des sentiments humains. L’envie et la jalousie aussi. La rumeur supposera que certains méritaient d’être guéris et que d’autres ne le méritaient pas. Le mérite pourra être lié à la moralité réelle ou supposée des uns ou des autres, à la piété, réelle ou secrète, ou à la sincérité, affichée ou pas, de la conversion à laquelle Jésus appelait. Et nous savons que, si l’on commence à s’interroger ainsi, ce ne sont pas les toutes dernières bénédictions qui sont partagées, et que ce sont les vieilles affaires, rancœurs tenaces et jalousies impitoyables qui vont ressortir. Ces choses-là n’ont pas changé au fil des siècles. Et nous pouvons bien imaginer qu’à Capharnaüm, la prédication et les guérisons accomplies par Jésus n’ont rien changé du tout, et n’ont fait qu’alimenter les envies, les jalousies, et les ragots.

            Mais nous pouvons parler aussi de Capharnaüm sur un mode optimiste. Certes, certains ont été guéris, et d’autres pas. Imaginons la bousculade au coucher du soleil. Premiers arrivés, premiers guéris, puis d’autres guérisons, mais tout à coup, à la nuit noire, Jésus, le guérisseur, s’éclipse. Qui sait pour quelle raison untel est guéri, et tel autre ne l’est pas ? Qui sait pour quelle raison untel recouvre tout son bon sens, et tel autre ne sort pas de sa déprime ou de son agitation. Dans le scénario optimiste, ces questions, ces pourquoi, sont posés, puis sont comme mis de côté. L’action de grâce l’emporte. Ceux qui se trouvent guéris se réjouissent, et se réjouit aussi leur entourage. Avoir été guéri vous rend d’emblée, vous et votre famille, plus disponible pour vos voisins et pour les voisins de vos voisins qui, eux, sont resté dans la souffrance et dans la peine et n’ont pas eu votre chance. Ceux qui ont été seulement témoins se réjouissent avec les autres. L’action de grâce se fait sans délai amour du prochain et service du prochain.

            Nous avons imaginé deux portraits opposés de Capharnaüm, bourgade de Galilée, lieu selon Marc de la première prédication de Jésus… Les habitants ont dû se souvenir des paroles de cette première prédication, se les rappeler les uns aux autres, et les méditer au regard de ce qui était arrivé en matière de guérisons et de libération. Ce travail du sens aura pu les mener à une conversion, celle dont Jésus justement parle dans sa prédication, conversion qui, semble-t-il, précède l’entrée dans le Règne de Dieu.

            Cette conversion est la décision qui, effaçant toute considération de chance ou de malchance, fait accéder l’homme, quoi qu’il arrive, à la reconnaissance de Dieu et au service du prochain. Et le Royaume de Dieu est de cette manière une réalité terrestre dès la première prédication de Jésus.

            Est-ce ainsi que les choses se sont passées ? Les trois premiers évangiles ne nous renseignent pas sur l’adhésion à l’Évangile des premiers groupes ayant entendu la première prédication chrétienne. S’il est un groupe qui intéresse les trois premiers évangiles, c’est le groupe des disciples. Et



, déjà, avec ce groupe, rien n’est simple.  Lorsque nous lisons Jean, les Actes, puis les Épîtres, nous nous rendons compte aussi que rien ne va de soi dans la réception de l’Évangile. Et lorsque nous lisons le commencement de l’Apocalypse, nous voyons que les communautés apparaissent et disparaissent… Les auteurs bibliques ont, là-dessus, été parfaitement honnêtes avec leurs lecteurs.

            Mais ils ont aussi été plein d’espérance. Ça ne s’est jamais fait simplement, c’est vrai. Mais l’Évangile n’a pas été vrai et proclamé pendant quelques temps, comme s’il y avait une unique fenêtre météo et qu’après il serait trop tard. Il a toujours été proclamé et entendu quelque part.

            Ça n’était pas hier et ailleurs. C’est ici et aujourd’hui. « C’est l’heure, le Règne de Dieu est infiniment proche, convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » Amen