samedi 26 juin 2021

Une extrême simplicité (Marc 5,21-43)

Marc 5

21 Quand Jésus eut regagné en barque l'autre rive, une grande foule s'assembla près de lui. Il était au bord de la mer.

 22 Arrive l'un des chefs de la synagogue, nommé Jaïros: voyant Jésus, il tombe à ses pieds  23 et le supplie avec insistance en disant: «Ma petite fille est près de mourir; viens lui imposer les mains pour qu'elle soit sauvée et qu'elle vive.»  24 Jésus s'en alla avec lui; une foule nombreuse le suivait et l'écrasait.

 25 Une femme, qui souffrait d'hémorragies depuis douze ans  26 - elle avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout ce qu'elle possédait sans aucune amélioration; au contraire, son état avait plutôt empiré - ,  27 cette femme, donc, avait appris ce qu'on disait de Jésus. Elle vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement.  28 Elle se disait: «Si j'arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai sauvée.»  29 À l'instant, sa perte de sang s'arrêta et elle ressentit en son corps qu'elle était guérie de son mal.  30 Aussitôt Jésus s'aperçut qu'une force était sortie de lui. Il se retourna au milieu de la foule et il disait: «Qui a touché mes vêtements?»  31 Ses disciples lui disaient: «Tu vois la foule qui te presse et tu demandes: ‹Qui m'a touché?› »  32 Mais il regardait autour de lui pour voir celle qui avait fait cela.  33 Alors la femme, craintive et tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité.  34 Mais il lui dit: «Ma fille, ta foi t'a sauvée; va en paix et sois guérie de ton mal.»

 35 Il parlait encore quand arrivent, de chez le chef de la synagogue, des gens qui disent: «Ta fille est morte; pourquoi ennuyer encore le Maître?»  36 Mais, sans tenir compte de ces paroles, Jésus dit au chef de la synagogue: «Sois sans crainte, crois seulement.»  37 Et il ne laissa personne l'accompagner, sauf Pierre, Jacques et Jean, le frère de Jacques.  38 Ils arrivent à la maison du chef de la synagogue. Jésus voit de l'agitation, des gens qui pleurent et poussent de grands cris.  39 Il entre et leur dit: «Pourquoi cette agitation et ces pleurs? L'enfant n'est pas morte, elle dort.»  40 Et ils se moquaient de lui. Mais il met tout le monde dehors et prend avec lui le père et la mère de l'enfant et ceux qui l'avaient accompagné. Il entre là où se trouvait l'enfant,  41 il prend la main de l'enfant et lui dit: «Talitha qoum», ce qui veut dire: «Fillette, je te le dis, réveille-toi!»  42 Aussitôt la fillette se leva et se mit à marcher, - car elle avait douze ans. Sur le coup, ils furent tout bouleversés.  43 Et Jésus leur fit de vives recommandations pour que personne ne le sache, et il leur dit de donner à manger à la fillette.

Prédication

            Ces deux récits de guérison miraculeuse me font penser à un troisième récit, dans les Actes des Apôtres, lorsque les gens espèrent être effleurés par l’ombre de Pierre, ombre de Pierre donc supposément capable de produire des guérisons. Tout comme il est ici supposé que le vêtement de Jésus est capable de guérir. Et ce vêtement se montre effectivement capable de guérir.

            Pourquoi ce genre de miracle ? Et nous répondons que ce genre de miracle arrive lorsque le personnage crédité de la puissance divine est inaccessible. De Pierre tout le monde sait qu’une remarque de lui peut foudroyer un homme (Actes 5), ce qui suffit pour le rendre inaccessible. Mais Jésus est-il inaccessible ?

            Comme nous l’avons lu… Si c’est un chef de synagogue qui réclame, il y a de la place pour lui dans l’agenda de Jésus.

            Mais qu’en est-il si la sollicitation vient d’une femme affligée d’une perpétuelle perte de sang – ce qui fait à priori double peine ? Y a-t-il de la place dans l’agenda de Jésus pour un cas de ce genre ?

            Et force nous est faite de répondre que non, qu’il n’y a pas de place. Il n’y a pas de place parce que Jésus est déjà en route vers une autre patiente et qu’il est écrasé par la foule qui l’accompagne. La place dans l’agenda de Jésus, c’est la femme qui va la créer, et la prendre, d’elle-même, et pour elle-même, en fendant la foule, et en touchant le vêtement de Jésus.

            Ici, ouvrons une parenthèse. Toucher les vêtements de Jésus peut être suffisant pour vous guérir de maux assez graves. Et que la puissance d’un homme de Dieu soit comme imprimée dans ses vêtements est assez bien documenté. Pensez par exemple au manteau du prophète Élie. Élie sachant sa fin prochaine prit soin d’initier Élisée son successeur. Devant traverser le Jourdain, Élie roula son manteau, frappa les eaux et les eaux se séparèrent. Après la disparition d’Élie, Élisée s’en retourna et, devant traverser le Jourdain dans l’autre sens, prit le manteau d’Élie, le roula, et miracle fut réitéré. La tradition rapporte que la puissance du prophète n’était pas dans le manteau, mais dans les franges du manteau – ça, c’est pour le pittoresque. Car il y a une question sérieuse, avec le manteau du prophète, une question proche des questions posées par l’évangile de ce jour. Le prophète, est-il l’homme des actes de puissance, ou l’homme de la divine parole ? Jésus lui-même, est-il le maître des miracles, ou le maître de la parole ?

            En tout cas, si Jésus était inaccessible au premier instant, et il se rend immédiatement et totalement accessible l’instant suivant. Jésus se rend tellement accessible que, s’agissant du chef de la synagogue, Jaïros, sa fille à l’article de la mort peut attendre ; osons même le dire un peu crûment : lorsque Jésus parle aux vivants la mort peut attendre.  Jésus parle aux vivants, c’est clair, mais qu’a-t-il à leur dire ?

            Lorsque la femme s’approche et touche le vêtement de Jésus, « A l’instant – immédiatement donc – elle ressent (…) qu’elle est guérie de son mal. » Elle l’est. Mais, curieusement, quelques lignes plus tard, à la toute fin de son dialogue avec Jésus, celui-ci lui dit « Sois guérie de ton mal. » Souffrait-elle de deux maux ? Fallait-il qu’au geste de la femme soit ajouté la parole de Jésus pour que la guérison soit complète ?  Fallait-il que sa guérison soit publiquement ratifiée par la parole d’un maître, pour qu’elle soit socialement reconnue ? Ce sont des hypothèses ; il peut s’en trouver d’autres encore.

            En voici une. Elle commence par l’affirmation que la puissance divine est bien réelle, et bien présente, même dans des choses : les vêtements de Jésus sont capables de produire des guérisons. Celui qui les touche peut être guéri de sa propre initiative et par ses propres moyens (fendre une foule dense jusqu’à l’écrasement requiert des moyens physiques assez exceptionnels), et en-dehors de tout lien de parole et de tout lien communautaire. La guérison de la femme est-elle l’horizon de la foi chrétienne ? Reliques actives, et la santé au plus offrant, ou au plus costaud, l’ensemble géré par qui ?

            Marc l’évangéliste, en arrêtant tout le cortège, et en faisant se répéter « guérie de ton mal » (v.29 et v.34), signale       que même si la divine puissance est bien réelle, et, à cause de la foi des gens, disponible dans les choses aux plus audacieux et aux plus costauds, ça n’est pas là ce qu’il souhaite. Et donc, plutôt que la divine puissance agissant dans les choses, Jésus met en avant la divine puissance qui agit dans la parole, parole mise en place dans un lien communautaire. Plutôt donc que le miracle secret, muet et solitaire, Jésus (Marc) privilégie l’échange verbal, les yeux dans les yeux, parole avec parole et le tout devant quelques témoins.

            Et ainsi donc, s’agissant de guérir la fille adolescente du notable Jaïrus, Jésus, ayant cette fois-là les coudées franches, va pouvoir choisir lui-même la mise en scène des événements.

            Remarquons d’abord que, s’agissant d’un public nombreux de disciples et de sympathisants, Jésus ne conserve près de lui que Pierre, Jacques et Jean. Cela fait trois, toujours les trois mêmes. Peut-être que trois est le maximum pour que les choses qui vont se passer sous leurs yeux soient ensuite pensées et élaborées en message, plutôt qu’inscrites dans un catalogue de miracles.

            Remarquons aussi que Jésus arrivé chez Jaïrus, entendant que son diagnostic  fait rire l’assistance, flanque tout le monde dehors – j’aime cette scène – et ne conserve que les parents de l’enfant. Ils ne sont alors plus que six en plus de l’enfant.

            Mais ce mouvement de concentration ne doit pas encore être suffisant, car nous lisons « il (Jésus) entre là où se trouvait l’enfant… ». Et ainsi, au le moment même de l’effectuation de cette guérison, il n’y a personne, que Jésus et l’enfant.

            Jésus, et l’enfant, se tenant par la main, sortent de la pièce… la guérison a eu lieu.

 

            Nous pouvons donc dire que cette guérison organisée par Jésus lui-même selon son propre vœu est une guérison sans témoins. Et si l’on veut aussi sans publicité. Nous imaginons ici que Jésus veut juste, veut simplement, que des choses troublées reviennent dans l’ordre et l’ordre dans cette situation-là, c’est l’enfant bien vivante, et bien nourrie, entre ses deux parents. Rien de plus. Et nous pouvons aussi imaginer que cela ayant été acquis, Jésus file discrètement, avec ses trois disciples, et on n’en parle plus. « Jésus leur fit de vives recommandations pour que personne ne le sache (…) » (v.43) ; entendons dans ces recommandations que cela devrait, selon le cœur de Jésus, rester à part, totalement réservé à l’intimité familiale. Et si l’on s’en tient cette fois à ce qui a été écrit dans l’évangile de Marc, le secret sur cette guérison fut gardé.

            Et d’ailleurs il n’y avait rien à garder, pas de secret, pas de puissance, pas de miracle, puisque l’enfant s’était endormie et que le maître ne fit en somme que la réveiller.

            C’est ainsi par la plus simple de chose que l’Évangile fut manifesté.




samedi 19 juin 2021

Et quand personne ne calme les tempêtes ? (Job 38,1 et 38,8-11 ; Marc 4,35-41)

Job 38

1 Le SEIGNEUR répondit alors à Job du sein de l'ouragan et dit: 8 Quelqu'un ferma deux battants sur l'Océan quand il jaillissait du sein maternel,  9 quand je lui donnais les brumes pour se vêtir, et le langeais de nuées sombres.  10 J'ai brisé son élan par mon décret, j'ai verrouillé les deux battants  11 et j'ai dit: «Tu viendras jusqu'ici, pas plus loin; là s'arrêtera l'insolence de tes flots!»

Marc 4

35 Ce jour-là, le soir venu, Jésus leur dit: «Passons sur l'autre rive.»  36 Quittant la foule, ils emmènent Jésus dans la barque où il se trouvait, et il y avait d'autres barques avec lui.  37 Survient un grand tourbillon de vent. Les vagues se jetaient sur la barque, au point que déjà la barque se remplissait.  38 Et lui, à l'arrière, sur le coussin, dormait. Ils le réveillent et lui disent: «Maître, cela ne te fait rien que nous périssions?» 39 Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer: «Silence! Tais-toi!» Le vent tomba, et il se fit un grand calme. 40 Jésus leur dit: «Pourquoi avez-vous si peur? Vous n'avez pas encore de foi » 41 Ils furent saisis d'une grande crainte, et ils se disaient entre eux: «Qui donc est-il, pour que même le vent et la mer lui obéissent?»

Prédication :

            Nous sommes – je suis – un peu gêné en découvrant ces textes, proposés à notre méditation de ce jour. Gêné parce que ces textes nous montrent un Dieu s’affirmant comme grand régulateur du chaos océanique, ces mêmes textes nous montrant  aussi un Jésus dont le super pouvoir est capable de calmer la tempête – une tempête qui sans doute par erreur avait échappé au contrôle de Dieu…

            Nous pouvons être gênés avec ces deux textes, parce que le Dieu dont ils parlent ne se manifeste guère. Les gens crient à Dieu du sein de la tempête, et le drame arrive. Pas de Dieu pour avoir refermé les portes de l’Océan ; et pas de Jésus pour calmer le vent et la mer. Et c’est ainsi qu’ils périssent, pour certains après avoir dû embarquer sur des choses qui ne méritent pas le nom de navires…

            Qu’avons-nous à dire, avec ces deux textes ? A priori, rien. Rien à dire aux morts, parce qu’ils sont morts. Rien à dire ni aux survivants. Quant à mettre en avant que la foi des uns serait plus pertinente que celles des autres, c’est seulement indécent, car les disciples de Jésus, miraculeusement sauvés, n’avaient même pas de foi.

            Tout au plus pouvons-nous avancer que l’appel des disciples vers Jésus, appel du croyant vers son Dieu, n’a de signification qu’en situation, sans rien à faire valoir, sans rien à mériter, espérant contre toute espérance, comme un cri inarticulé adressé vers le néant.             Et, voyez-vous, il me semble que toute autre approche, toute dissertation sur un divin exaucement serait irrecevable, peut-être même indécente. 

             Pour autant, il y a nos versets bibliques et il y a la catastrophe. Les deux sont là. Et si nous voulons essayer de dire quelque chose au nom de Dieu, il nous faut oser penser plus sérieusement, plus profondément – on pourrait même dire que notre pensée doit oser devenir audacieuse. Notre réflexion doit se poser devant Dieu, avec Dieu, tel qu’il en est parlé dans nos textes, mais aussi sans Dieu, parce que Dieu, un certain Dieu, ne se manifeste pas. Notre réflexion ne peut pas tenir Dieu en-dehors de tout ça, qu’il s’agisse de l’ordre, ou du désordre, de la brise légère et du l’ouragan qui fracasse tout. Deux livres pourraient nous guider, et nous aider.  

            L’un, c’est Résistance et soumission (Dietrich Bonhoeffer, 1906-1945). Peut-être pourrons-nous réserver la lecture de quelques pages à l’Atelier du Samedi…

            L’autre est le livre de Job, et nous venons d’en lire quelques lignes : Dieu tient les flots sous contrôle. Mais ça n’est pas si simple. Et la proposition que fait le livre de Job, une proposition d’une audace considérable, c’est que lorsqu’il s’agit d’un monde tout bien en ordre il s’agit de Dieu, et que lorsque tout semble retourner au chaos, il s’agit aussi de Dieu, les deux sans aucunement considérer que Dieu est animé d’une volonté de bénir et de maudire, non, les deux, l’harmonie et le chaos juste parce qu’il est Dieu.

            De cette manière, il devient extrêmement difficile de penser que Dieu veut du bien pour untel, et qu’il veut la mort d’un autre. Il devient impossible de penser que Dieu fait ses petits comptes. Il devient extrêmement difficile – impossible –  de penser qu’il en va de Dieu comme d’un destin écrit depuis toujours. Toute la fin du livre de Job est une méditation décisive sur le réel, un pur réel qui se moque bien des croyances, des torts et des mérites. Méditation dans laquelle Dieu est le nom de la foi de Job, le nom que Job invoque sans jamais rien exiger de Lui. Dieu est le nom du rapport de Job à la vie, qu’il s’agisse d’une vie de bonheur ou d’une vie de malheur. Le reste de Job, de l’homme, de sa protestation et de sa piété, c’est juste l’homme qui croit.

            En plus de Bonhoeffer et de Job, nous pouvons aussi approfondir notre méditation en évoquant deux cantiques. Prends ma main dans la tienne (47/14 de Alléluia), dont la 2ème strophe commence ainsi : « Que ta main me dispense joie ou douleur. » Dieu, selon sa fantaisie ou son insondable jugement réserve-t-il joie ou douleur ? Le cantique date du tout début du 20è siècle. Les croyants du début du 20ème siècle ont-ils cru cela ? Ou Dieu est-il plutôt le nom que le croyant invoque en toutes circonstances, sans spéculer sur les bons et les mauvais points ? Réponse possible dans le cantique : « Que ta main me dispense, joie ou douleur, Paisible en ta présence Garde mon cœur. » Je me souviens d’avoir entendu une vieille personne, que la vie avait terriblement éprouvée dire de Dieu : « Sa main s’est souvent appesantie sur moi, mais je n’ai jamais douté de son amour. » Deuxième cantique nourrissant une réflexion similaire, La foi renverse devant nous (278 de Louange et Prière, 628 de Arc en Ciel ; il a été entièrement réécrit dans le recueil Alléluia). Troisième strophe : « Quand on le suit, tout est bonheur, et jamais les tempêtes, Sans la volonté du Sauveur n’éclatent sur nos têtes. » Est-ce à dire, une fois encore, que selon sa fantaisie et, pire, selon sa volonté Dieu réserve la tempête à certains, certains jours, et la distribue différemment d’autres jours ? Ou n’est-ce pas plutôt une réflexion sur la vie, sur la mort, et sur le nom de Dieu ? N’est-ce pas une réflexion sur la foi ? 

            Nous sommes maintenant suffisamment loin des écluses divines et bien étanches par lesquelles notre méditation a commencé. Nous pouvons revenir quelques instants – prudemment – vers l’évangile de Marc.

            Les disciples de Jésus réclament de leur maître un acte de puissance par lequel il changerait le cours implacable de leur navigation, et de leur vie. Et ils sont exaucés, et tant mieux… mais nous ne pouvons pas faire de cet exaucement un miracle de la foi, nous ne le pouvons pas, parce que tant et tant ont crié vers un sauveur, avec la pureté d’âme qu’on expérimente dans l’imminence de la mort, et aucun sauveur ne les a jamais secourus.

            Nous ne pouvons pas non plus faire de cet épisode un miracle de la foi, parce qu’il n’y a pas de foi. Jésus s’adresse à ses disciples pour leur demander pourquoi ils ont peur (c’est clairement une question) : « Pourquoi avez-vous peur ? », et à cette question il ajoute ceci, qui est clairement une affirmation : « Vous n’avez pas encore de foi ! »

            Entendons bien ici que si les disciples de Jésus en appellent à leur Seigneur, c’est parce qu’ils n’ont pas de foi, pas encore, ça veut dire que ça peut peut-être leur venir. S’ils avaient la foi, que feraient-ils ? Nous pouvons imaginer qu’ils rameraient, qu’ils écoperaient… Nous ne pouvons pas imaginer quoi que ce soit dans l’ordre du miraculeux, réservé au Fils de Dieu. Mais s’agissant de la prière, nous pouvons essayer d’affirmer, dans le sens des textes (Job et Marc), que s’ils avaient la foi, les disciples ne réveilleraient pas Jésus, s’en remettraient totalement à Dieu, et feraient dans le bateau ce que le Seigneur fait : dormir.

            Ce qui nous conduit à affirmer que celui qui a la foi ne demande pour lui-même jamais rien à Dieu – ni d’ailleurs au Christ Jésus. Disons cela une fois encore : prier pour soi-même c’est n’avoir pas foi. Affirmation désagréable que nous pourrions décliner de deux ou trois autres manières. Et qu’il faut prendre telle qu’elle est, et tels que nous sommes.

            Oui, nous n’avons pas encore de foi. Et nous n’allons pas nous laisser écraser par cet état qui est le nôtre. Nous ne sommes, en somme, que des apprentis. Personne ne nous interdit de prier pour nous-mêmes. Personne ne  nous interdit de demander raison à Dieu. Et il est même une prière que chacun peut faire, plein de confiance ou plein de doute, enseignée par le Christ lui-même, et dont nous garderons qu’une demande, maintenant que ce sermon s’achève : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Amen     



   


mercredi 16 juin 2021

Lire les Béatitudes (lettre pastorale du 15 juin 2021)


« Heureux… » (Lire les Béatitudes)

 

            Avec les lettres pastorales de ces derniers mois, nous avons lu les Béatitudes du 5ème chapitre de l’évangile de Matthieu. C’est une collection unique dans la Bible, même si d’autres auteurs ont pu écrire : « Heureux… » Il y a des béatitudes dans les Psaumes, il y en a aussi dans les livres de sagesse, et quelques-unes dans les Prophètes.

            Pendant tout le temps que nous avons mis à lire les Béatitudes de Matthieu, je me suis fait une observation : les Béatitudes ne sont pas des textes ordinaires, elles ne doivent pas être lues comme des textes ordinaires. Entendons-nous bien, il n’y a pas de textes ordinaires dans la Bible, et ça n’est pas sans raisons sérieuses qu’on appelle parfois la Bible Parole de Dieu. Mais pour lire la plupart des textes de la Bible nous pouvons mobiliser toutes sortes de compétences, historiques, critiques, philologiques, sémiotiques, nous pouvons apprendre bien des langues originales… nous pouvons encore et encore allonger cette liste. Et nous serons des lecteurs savants – la communauté a besoin de ce genre de lecteurs et de ce genre de lectures. Savoir s’ils sont indispensables est une autre affaire.

            Donc quantité de compétences peuvent être mobilisées pour lire les textes bibliques, mais lorsqu’il s’agit des Béatitudes de l’évangile de Matthieu, rien ne marche. Le lecteur se trouve devant son texte, devant telle Béatitude, et c’est comme si ses compétences s’étaient évaporées. L’attitude studieuse qu’on peut avoir devant les autres textes n’est pas pertinente. La quête des fins et des commencements, des pourquoi et des comment, semble n’avoir aucune portée.

            Et l’on se trouve devant chaque Béatitude comme devant une sorte de miroir, un miroir qui reflète un monde très simplifié, mais très profond, précisément le monde de cette Béatitude-là, et qui vous défie, et qui en plus de ce qu’elle déclare, vous adresse sa question, voire son défi. Son Et alors ?  C’est ce que vous demande la Béatitude. C’est si direct, c’est si profond, que le lecteur reste pantois, pantois comme devant un chef d’œuvre.

            Comment lire les Béatitudes donc ? Et l’on arrive à ceci : Les Béatitudes ne peuvent pas être lues. Bien entendu chacun pourra, avec les compétences qui sont les siennes, produire un commentaire. Mais ce qu’il nous semble, c’est que les Béatitudes appellent à une contemplation. Et c’est après ce temps de contemplation qu’un essai de transmission pourra être, peut-être, entrepris. Nous disons ici peut-être, car le lecteur garde à tout moment la liberté qui est la sienne, celle de garder pour lui-même le fruit de sa méditation.

            Sœurs et frères, je partage aujourd’hui avec vous ces quelques réflexions sur la fréquentation des Béatitudes. Pendant ces quelques mois nous avons, je l’espère, fait un bout de chemin avec l’un des textes les plus beaux, et les plus difficiles, de toute la Bible. Dans ce texte, le mot Heureux ne cesse d’être utilisé et, il me semble, il ne cesse d’être malmené. Et il l’est, jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, lorsqu’est, à la fin, assené Heureux lorsqu’on vous insulte, lorsqu’on vous persécute... Heureux parce qu’ainsi ont été traités les Prophètes ? Heureux à l’idée d’une récompense céleste ? La Béatitude (Matthieu 5:11-12) parle ici d’un monde où sont interdits les actes de contestation, où sont sanctionnés les gestes charitables, mais dans lequel vivent des hommes et des femmes qui défient ces interdits, quoi qu’on en dise et quoi qu’il en coûte.          

            Cette Béatitude est ainsi un texte d’espérance, ce qu'elles sont, aussi, toutes ensemble. 

 

Pasteur Jean DIETZ, 15 juin 2021

samedi 12 juin 2021

Il n'y a pas d'explications aux paraboles (Marc 4,26-34)

Marc 4

26 Il disait: «Il en est du Royaume de Dieu comme d'un homme qui jette la semence en terre: 27 qu'il dorme ou qu'il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment. 28 D'elle-même la terre produit d'abord l'herbe, puis l'épi, enfin du blé plein l'épi. 29 Et dès que le blé est mûr, on y met la faucille, car c'est le temps de la moisson.»

30 Il disait: «À quoi allons-nous comparer le Royaume de Dieu, ou par quelle parabole allons-nous le représenter? 31 C'est comme une graine de moutarde: quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences du monde; 32 mais quand on l'a semée, elle monte et devient plus grande que toutes les plantes potagères, et elle pousse de grandes branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leurs nids à son ombre.»

33 Par de nombreuses paraboles de ce genre, il leur parlait de  la Parole, dans la mesure où ils étaient capables de l'entendre ( de capter)34 Il ne leur parlait pas sans parabole, mais, en privé, il expliquait tout à ses disciples.

Prédication : 

            Tous les enfants, je l’espère, auront eu l’occasion de jouer avec de la pâte à modeler. D’une motte au départ essentiellement informe, l’enfant construit par modelage des animaux, dont l’inévitable serpent, des soleils, de petits sujets... Les formes que l’enfant donne à la pâte sont des formes stables. Elles peuvent sécher en demeurant ce qu’elles sont, avec quelques fissures, souvent. Mais si l’on ne souhaite pas conserver ces formes, il suffit de les retransformer en motte.

            Mon père était un jour revenu à la maison avec une pâte à modeler spéciale. Si on donnait un coup de marteau dessus, le marteau rebondissait, si on posait le marteau dessus, il s’enfonçait dedans, si on déformait rapidement cette pâte, elle cassait comme du verre, mais si on la déformait lentement, elle s’allongeait sans fin. Mise en boule, elle se comportait comme une super balle. Mais on ne pouvait conserver cette boule, ni aucun autre moulage : il s’affaissait, s’étalait, et prenait lentement la forme du plateau qui le soutenait. A la fin du jeu, il suffisait poser la pâte sur son emballage d’origine, et elle s’y rassemblait gentiment. 

            Laissons pour l’instant ces jeux d’enfants. Et prenons, dans l’évangile de Marc, les deux derniers versets  que nous venons de lire. Aux gens qui venaient vers lui, Jésus parlait en paraboles, ainsi qu’ils pouvaient l’entendre. Il leur parlait essentiellement en parabole. Mais, en privé, à ses disciples, il expliquait tout.

            Nous pouvons donc à bon droit penser qu’en privé, les disciples de Jésus ont eu droit à l’explication des deux paraboles que nous avons lues. Et nous pouvons aussi imaginer que, en tant que paroles dites par leur maître, ils ont sérieusement mémorisé ces paroles, paroles qui n’auront pas manqué d’être conservées par la tradition orale avant d’être mise par écrit au moment de la rédaction de l’évangile de Marc. Et nous posons donc une question simple : où sont les explications des deux paraboles que nous avons lues ? Elles ne sont nulle part. Peut-être, si l’on prenait d’autres paraboles, dans l’évangile de Marc, ou dans d’autres évangiles, trouverait-on les explications ? Mais en fait, pas d’avantage.

            N’y aurait-il pas, quelque part, une parabole qui serait expliquée – que nous ayons au moins un modèle ? Lisons, dans le même chapitre de l’évangile de Marc : 3 «Écoutez. Voici que le semeur est sorti pour semer.  4 Or, comme il semait, du grain est tombé au bord du chemin; les oiseaux sont venus et ont tout mangé. 5 Il en est aussi tombé dans un endroit pierreux, où il n'y avait pas beaucoup de terre; il a aussitôt levé parce qu'il n'avait pas de terre en profondeur;  6 quand le soleil fut monté, il a été brûlé et, faute de racines, il a séché. 7 Il en est aussi tombé dans les épines; les épines ont monté, elles l'ont étouffé, et il n'a pas donné de fruit. 8 D'autres grains sont tombés dans la bonne terre et, montant et se développant, ils donnaient du fruit, et ils ont rapporté trente pour un, soixante pour un, cent pour un.»

            Jésus s’exprime publiquement, et donc en parabole. Nous n’avons aucune trace de la réception publique de cette parabole. Par contre, cette parabole a une suite, en privé, que voici, dans le même chapitre : 14 « ‹Le semeur› sème la Parole.

 15 Voilà ceux qui sont ‹au bord du chemin› où la Parole est semée: quand ils ont entendu, Satan vient aussitôt et il enlève la Parole qui a été semée en eux. 16 De même, voilà ceux qui sont ensemencés ‹dans des endroits pierreux›: ceux-là, quand ils entendent la Parole, la reçoivent aussitôt avec joie; 17 mais ils n'ont pas en eux de racines, ils sont les hommes d'un moment; et dès que vient la détresse ou la persécution à cause de la Parole, ils tombent. 18 D'autres sont ensemencés ‹dans les épines›: ce sont ceux qui ont entendu la Parole, 19 mais les soucis du monde, la séduction des richesses et les autres convoitises s'introduisent et étouffent la Parole, qui reste sans fruit. 20 Et voici ceux qui ont été ensemencés ‹dans la bonne terre›: ceux-là entendent la Parole, ils l'accueillent et portent du fruit, ‹trente pour un, soixante pour un, cent pour un›.»

            C’est ce que reçoivent les disciples après qu’ils ont interrogé Jésus sur les paraboles qu’ils ne comprennent pas. Mais, ce que reçoivent les disciples, est-ce une explication ? Cette correspondance terme à terme entre la parole publique (graines semées), et la parole privée (la graine c’est la parole) est-elle une explication ? Est-elle un développement destiné à éclaircir le cours des choses ? Non seulement elle ne l’éclaircit pas, en particulier en laissant inexpliqué ce fruit que portent ceux « qui ont été ensemencés dans la bonne terre », mais en plus elle fige le cours des choses en assignant d’emblée et pour toujours une qualité à ceux qui écoutent. Cette soi-disant explication n’explique rien. Et nous pouvons même nous demander si Jésus n’a pas donné ce second récit de semailles pour bien montrer ce qu’il ne faut absolument pas faire dans le cadre d’une prédication, ou d’un travail, sur les paraboles. En fait, si nous voulions qualifier le second récit par rapport au premier, nous pourrions dire que le premier est une parabole, et le second une allégorie : la correspondance terme à terme est le propre de l’allégorie, alors que la parabole propose toujours une grande liberté dans les correspondances possibles. Nous pouvons dire aussi que l’allégorie met fin à la réflexion et à la discussion, alors que la parabole ne cesse pas de les ouvrir de nouveau. L’allégorie est un message codé, et la parabole un récit dynamique… 

            Nous revenons maintenant à nos deux petites paraboles de départ, et aux explications que, peut-être,  Jésus donna, en privé, à ses disciples. Avec ce que nous avons repéré jusqu’à maintenant, il est peu probable que nous trouvions quelque part des explications à ces deux paraboles.

            Or, il est bien dit qu’en privé, il leur expliquait tout. Ce que nous pouvons interroger maintenant, c’est « il leur expliquait tout », c’est le verbe expliquer. Le verbe grec qui a été traduit par expliquer peut signifier détacher (comme on détache un animal), il peut signifier libérer, ou relâcher. Celui qu’on délie, qu’on détache, reçoit de ce geste un surcroît de liberté.

            Ce qui signifie que Jésus, en privé, par son enseignement, déliait, ou détachait ses disciples. Il les détachait de leurs préjugés, sans doute, mais aussi des mauvaises habitudes de tout ramener à des explications figées. Il leur enseignait l’ouverture d’esprit et la liberté de parole. En peu de mots, il leur enseignait l’Évangile, parabole de la vie juste.

            Et nous comprenons maintenant pourquoi il est illusoire de chercher, avec les deux petites paraboles, des explications académiques que Jésus aurait données. Il n’y en a pas. Les disciples de Jésus ont certainement reçu quelque chose, mais dans une perspective si personnelle qu’il n’était pas possible de les transmettre. Ce qu’ils ont fait est beaucoup mieux que parler d’eux-mêmes : ils ont transmis les paraboles. En transmettant les paraboles ils ont aussi transmis l’Évangile, parabole de la vie bonne.

            Et quant à nous, nous en sommes, si l’on veut, à l’âge où l’on se réjouit que ces paraboles – que les Saintes écritures – soient offertes à nos mains pour être pétries – différentes formes sont toujours possibles – soient aussi livrées à notre émerveillement. Avant de retourner dans la boîte, dans la Bible, où elles restent toujours disponibles. Amen

 

           


samedi 5 juin 2021

Méditations sur le sacrifice (Marc 14:12-26) au jour de la fête du Saint Sacrement

 Marc 14

12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent: «Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque?» 13 Et il envoie deux de ses  disciples et leur dit: «Allez à la ville; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le 14 et, là où il entrera, dites au propriétaire: ‹Le Maître dit: Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples?› 15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous.»

16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque. 17 Le soir venu, il arrive avec les Douze. 18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit: «En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi.» 19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre: «Serait-ce moi?» 20 Il leur dit: «C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat. 21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là!» 22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit: «Prenez, ceci est mon corps.» 23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous. 24 Et il leur dit: «Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude. 25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu.»

26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

Prédication 

            Nous sommes des lecteurs de la Bible et, en tant que tels, nous sommes observateurs du paysage religieux du proche orient ancien.

            Nous gardons ainsi la mémoire d’un temps où le premier fruit d’une espèce vivante était toujours voué au Dieu et lui était dûment sacrifié (le premier fruit d’un arbre, les premiers épis d’une saison, le premier agneau d’une brebis, le premier enfant d’une femme…). Nous ne savons pas quelle était la forme rituelle de ces types de sacrifices, mais ils pouvaient bien être à la fois des sacrifices d’action de grâce, et en même temps des sacrifices propitiatoires.

            S’agissant de sacrifices d’enfants premiers nés, nous avons dans la Bible des traces importantes de leur existence, avec le récit du sacrifice d’Isaac et celui aussi de la fille de Jephté. Les écrivains bibliques ont abhorré ces pratiques. Nous avons ainsi des interdits catégoriques à ce sujet (Lévitique 18 et 20), assortis de malédictions considérables. Mais lorsqu’on se donne ainsi la peine de maudire ceux qui auraient perpétré telle ou telle horreur, c’est que cette horreur est encore bien présente, dans certains esprits, et dans les faits.

            Concernant le destin du fils premier né, plutôt que de l’offrir en sacrifice, il fut décidé qu’il serait mis au service de la Religion (1 Samuel 1ss.), et même cette forme de don fut remplacée progressivement par un don particulier, fait à la Religion,  et rachetant l’enfant.

            Ces manières de faire, qui faisaient accéder à la prêtrise des rejetons d’à peu près toutes les familles, furent concurrencées plus tard par un mode de succession familial et clanique … Un petit nombre de familles ayant le monopole du culte, vous pouvez penser que ces gens-là étaient tout à fait favorables au rachat pécuniaire du premier né, car ce rachat, en plus de les enrichir, leur permettait de rester bien entre eux.

            Suivant les moments de l’histoire d’Israël, le nombre de lieux de cultes fut variable, entre beaucoup et un seul, mais le culte restait partout un culte à sacrifice.

            Et il y a quelque chose aussi qui demeura pendant toute l’histoire d’Israël, c’est la présence, autour des lieux de culte, de personnages inspirés, prophètes, qui allaient toujours poser les mêmes questions à leurs contemporains : le sacrifice, pour quelles raisons ? Adressé à quel Dieu ? Dans quel but ? Et dans quel état d’esprit ?

            Des prophètes parlaient donc. Parfois ils se disputaient avec les dignitaires du culte. Parfois – rarement – leurs propos changeaient des cœurs. Mais le plus souvent, leurs paroles leur survivaient.

            Parfois, ce sont les événements qui parlaient et interrogeaient : quand il n’y a plus de Temple, que peut-on faire ? Quand on vit définitivement loin du pays des ancêtres, que peut-on faire ? Questions qui furent posées déjà au moment l’Exil (585…), et nous lisons avec profit les prophètes Jérémie et Ézéchiel. Questions qui furent aussi posées, avec urgence, en l’an 70 ap. J.C., lorsque le Temple de Jérusalem fut détruit et que son feu s’éteignit pour toujours.

            Dans tout le petit parcours que nous venons de faire, il y a l’idée que Dieu veut que ses fidèles lui offrent des sacrifices. Et nous nous demandons pourquoi, c'est-à-dire de quoi Dieu a-t-il besoin ? Pourquoi Dieu a-t-il besoin de sacrifices ? L’odeur de graisse qui brûle était réputée avoir le pouvoir d’apaiser le courroux de Dieu, et donc de le mettre dans de bonnes dispositions. Nous pouvons trouver cela enfantin. Mais nous n’avons pas vécu ces temps anciens. Nous pouvons aussi considérer que la religion était l’outil de domination des prêtres sur les peuples, affirmer donc que ça n’est pas Dieu qui avait besoin des sacrifices, mais plutôt les prêtres, nous le pouvons aussi. Mais une fois encore, nous n’avons pas connu ces temps là. Notre monde n’est pas structuré comme celui des temps anciens. Nous ne savons pas de quoi les fidèles eux-mêmes avaient besoin. Nous savons qu’à tout propos, on sacrifiait. Et nous ne comprenons pas que ces gens-là aient toute leur vie durant accepté de consacrer des parts si importantes de leurs productions au service d’un culte pour nous si opaque.

            Toutes ces questions étaient probablement posées lorsque Jésus de Nazareth partagea sa dernière Pâque avec ses disciples. Et à toutes ces questions Jésus répondit par « Prenez, ceci est mon corps. » et « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude. » Et il se pourrait qu’en ces deux petits tronçons de phrase, bien des choses soient dites.

            Ce pain que les fidèles mangent, c’est Son corps, et ça n’est pas la peine de se demander comment cela devient son corps – perte de temps. Le Dieu donne son corps à manger aux fidèles : c’est le renversement complet de la perspective du culte à sacrifice. Il est la victime du sacrifice. En se donnant comme nourriture, il consent à devenir, comme tout aliment, une partie de la chair humaine. Et à partir de ce moment, s’il est quelque part un temple pour Dieu, ce sera individuellement le corps de chaque fidèle, et collectivement leurs corps pris tous ensemble. S’il est enfin une présence de Dieu qui se manifeste, une parole de Dieu qui se fait entendre et une puissance de Dieu qui agit, ça sera dans les pensées, les paroles et les actes des fidèles.

            Ce vin que les fidèles boivent, c’est Son sang, et une fois encore nous n’allons pas nous demander comment ça devient ceci ou cela. Pour qu’il y eût alliance, il fallait que du sang de bêtes soit répandu, et qu’au terme d’un rituel compliqué ce sang serve à l’aspersion du peuple. Tel était le sang de l’alliance, et ce sang venait coller à la peau des fidèles. Dans ce que Jésus propose, aucun tiers n’a à pâtir de l’Alliance. Dieu lui-même offre ce sang, dans un don absolu de lui-même. Ajoutons que l’Alliance n’a plus le caractère d’extériorité quelle avait avec l’aspersion, mais qu’elle est intérieure. Ce sang offert est bu, et c’est la vie de Dieu, la vitalité de Dieu qui vient abreuver les croyants. Dieu est à l’initiative de ce cette rencontre, qui devient une rencontre et une affaire intime entre le croyant et Dieu, affaire dans laquelle Dieu est tout entier pris, abandonné à la nature humaine, si bien qu’il n’y a plus d’autre parole divine que la parole humaine. Celui qui accepte de boire ce sang devient alors comme responsable de Dieu.

            Au bilan, dans le culte à sacrifice, l’homme se hisse à Dieu par des rituels complexes et reçoit de Dieu un pardon en échange. Dieu est et reste responsable de l’homme. C’est assez simple, en somme, Dieu et l’homme sont chacun à sa place, chacun dans sa demeure, et les échanges entre eux sont convenablement réglés et tarifés.

            Avec le sacrifice volontaire de Jésus Christ, avec « Ceci est mon corps… » et « Ceci est mon sang… », Dieu s’incarne absolument, Dieu s’abaisse totalement vers l’homme, il est consommé par l’homme pour une transformation en profondeur, il devient absolument et totalement chair humaine, et tout cela pour que l’homme vive.

            Ce don absolu de Lui-même, Jésus semble ne le faire qu’une fois, dans l’évangile de Marc, au chapitre 14. Mais si l’on veut bien essayer de repérer ce don dans d’autres pages du même évangile, on verra qu’il fait ce don petit à petit, un jour après l’autre, un chapitre après l’autre. Bien sûr, il y a l’immense déclaration de la dernière Pâque, mais il y a aussi le quotidien. Puissions-nous vivre du don de Jésus Christ, chaque jour. Et puisqu’il est chaque jour d’avantage en nous, puissions-nous chaque jour  d’avantage porter et offrir ce don. Amen